Histoires extraordinaires - 03

Total number of words is 4613
Total number of unique words is 1603
37.3 of words are in the 2000 most common words
49.0 of words are in the 5000 most common words
53.5 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
Dans ce dernier jeu, où les pièces sont douées de mouvements divers et
bizarres, et représentent des valeurs diverses et variées, la complexité
est prise—erreur fort commune—pour de la profondeur. L'attention y est
puissamment mise en jeu. Si elle se relâche d'un instant, on commet une
erreur, d'où il résulte une perte ou une défaite. Comme les mouvements
possibles sont non seulement variés, mais inégaux en _puissance_, les
chances de pareilles erreurs sont très-multipliées; et dans neuf cas sur
dix, c'est le joueur le plus attentif qui gagne et non pas le plus
habile. Dans les dames, au contraire, où le mouvement est simple dans
son espèce et ne subit que peu de variations, les probabilités
d'inadvertance sont beaucoup moindres, et l'attention n'étant pas
absolument et entièrement accaparée, tous les avantages remportés par
chacun des joueurs ne peuvent être remportés que par une perspicacité
supérieure.
Pour laisser là ces abstractions, supposons un jeu de dames où la
totalité des pièces soit réduite à quatre dames, et où naturellement il
n'y ait pas lieu de s'attendre à des étourderies. Il est évident qu'ici
la victoire ne peut être décidée,—les deux parties étant absolument
égales,—que par une tactique habile, résultat de quelque puissant
effort de l'intellect. Privé des ressources ordinaires, l'analyste entre
dans l'esprit de son adversaire, s'identifie avec lui, et souvent
découvre d'un seul coup d'œil l'unique moyen—un moyen quelquefois
absurdement simple—de l'attirer dans une faute ou de le précipiter dans
un faux calcul.
On a longtemps cité le whist pour son action sur la faculté du calcul;
et on a connu des hommes d'une haute intelligence qui semblaient y
prendre un plaisir incompréhensible et dédaigner les échecs comme un jeu
frivole. En effet, il n'y a aucun jeu analogue qui fasse plus travailler
la faculté de l'analyse. Le meilleur joueur d'échecs de la chrétienté ne
peut guère être autre chose que le meilleur joueur d'échecs; mais la
force au whist implique la puissance de réussir dans toutes les
spéculations bien autrement importantes où l'esprit lutte avec l'esprit.
Quand je dis la force, j'entends cette perfection dans le jeu qui
comprend l'intelligence de tous les cas dont on peut légitimement faire
son profit. Ils sont non seulement divers, mais complexes, et se
dérobent souvent dans des profondeurs de la pensée absolument
inaccessibles à une intelligence ordinaire.
Observer attentivement, c'est se rappeler distinctement; et, à ce point
de vue, le joueur d'échecs capable d'une attention très-intense jouera
fort bien au whist, puisque les règles de Hoyle, basées elles mêmes sur
le simple mécanisme du jeu, sont facilement et généralement
intelligibles.
Aussi, avoir une mémoire fidèle et procéder d'après le livre sont des
points qui constituent pour le vulgaire le _summum_ du bien jouer. Mais
c'est dans les cas situés au delà de la règle que le talent de
l'analyste se manifeste; il fait en silence une foule d'observations et
de déductions. Ses partenaires en font peut-être autant; et la
différence d'étendue dans les renseignements ainsi acquis ne gît pas
tant dans la validité de la déduction que dans la qualité de
l'observation. L'important, le principal est de savoir ce qu'il faut
observer. Notre joueur ne se confine pas dans son jeu, et, bien que ce
jeu soit l'objet actuel de son attention, il ne rejette pas pour cela
les déductions qui naissent d'objets étrangers au jeu. Il examine la
physionomie de son partenaire, il la compare soigneusement avec celle de
chacun de ses adversaires. Il considère la manière dont chaque
partenaire distribue ses cartes; il compte souvent, grâce aux regards
que laissent échapper les joueurs satisfaits, les atouts et les
_honneurs_, un à un. Il note chaque mouvement de la physionomie, à
mesure que le jeu marche, et recueille un capital de pensées dans les
expressions variées de certitude, de surprise, de triomphe ou de
mauvaise humeur. À la manière de ramasser une levée, il devine si la
même personne en peut faire une autre dans la suite. Il reconnaît ce qui
est joué par feinte à l'air dont c'est jeté sur la table. Une parole
accidentelle, involontaire, une carte qui tombe, ou qu'on retourne par
hasard, qu'on ramasse avec anxiété ou avec insouciance; le compte des
levées et l'ordre dans lequel elles sont rangées; l'embarras,
l'hésitation, la vivacité, la trépidation,—tout est pour lui symptôme,
diagnostic, tout rend compte de cette perception,—intuitive en
apparence,—du véritable état des choses. Quand les deux ou trois
premiers tours ont été faits, il possède à fond le jeu qui est dans
chaque main, et peut dès lors jouer ses cartes en parfaite connaissance
de cause, comme si tous les autres joueurs avaient retourné les leurs.
La faculté d'analyse ne doit pas être confondue avec la simple
ingéniosité; car, pendant que l'analyste est nécessairement ingénieux,
il arrive souvent que l'homme ingénieux est absolument incapable
d'analyse. La faculté de combinaison, ou constructivité, à laquelle les
phrénologues—ils ont tort, selon moi,—assignent un organe à part, en
supposant qu'elle soit une faculté primordiale, a paru dans des êtres
dont l'intelligence était limitrophe de l'idiotie, assez souvent pour
attirer l'attention générale des écrivains psychologistes. Entre
l'ingéniosité et l'aptitude analytique, il y a une différence beaucoup
plus grande qu'entre l'imaginative et l'imagination, mais d'un caractère
rigoureusement analogue. En somme, on verra que l'homme ingénieux est
toujours plein d'imaginative, et que l'homme _vraiment_ imaginatif n'est
jamais autre chose qu'un analyste.
Le récit qui suit sera pour le lecteur un commentaire lumineux des
propositions que je viens d'avancer.
Je demeurais à Paris,—pendant le printemps et une partie de l'été de
18..,—et j'y fis la connaissance d'un certain C. Auguste Dupin. Ce
jeune gentleman appartenait à une excellente famille, une famille
illustre même; mais, par une série d'événements malencontreux, il se
trouva réduit à une telle pauvreté, que l'énergie de son caractère y
succomba, et qu'il cessa de se pousser dans le monde et de s'occuper du
rétablissement de sa fortune. Grâce à la courtoisie de ses créanciers,
il resta en possession d'un petit reliquat de son patrimoine; et, sur la
rente qu'il en tirait, il trouva moyen, par une économie rigoureuse, de
subvenir aux nécessités de la vie, sans s'inquiéter autrement des
superfluités. Les livres étaient véritablement son seul luxe, et à Paris
on se les procure facilement.
Notre première connaissance se fit dans un obscur cabinet de lecture de
la rue Montmartre, par ce fait fortuit que nous étions tous deux à la
recherche d'un même livre, fort remarquable et fort rare; cette
coïncidence nous rapprocha. Nous nous vîmes toujours de plus en plus. Je
fus profondément intéressé par sa petite histoire de famille, qu'il me
raconta minutieusement avec cette candeur et cet abandon,—ce sans-façon
du _moi_,—qui est le propre de tout Français quand il parle de ses
propres affaires.
Je fus aussi fort étonné de la prodigieuse étendue de ses lectures, et
par-dessus tout je me sentis l'âme prise par l'étrange chaleur et la
vitale fraîcheur de son imagination. Cherchant dans Paris certains
objets qui faisaient mon unique étude, je vis que la société d'un pareil
homme serait pour moi un trésor inappréciable, et dès lors je me livrai
franchement à lui. Nous décidâmes enfin que nous vivrions ensemble tout
le temps de mon séjour dans cette ville; et, comme mes affaires étaient
un peu moins embarrassées que les siennes, je me chargeai de louer et de
meubler dans un style approprié à la mélancolie fantasque de nos deux
caractères, une maisonnette antique et bizarre que des superstitions
dont nous ne daignâmes pas nous enquérir avaient fait déserter,—tombant
presque en ruine, et située dans une partie reculée et solitaire du
faubourg Saint-Germain.
Si la routine de notre vie dans ce lieu avait été connue du monde, nous
eussions passé pour deux fous,—peut-être pour des fous d'un genre
inoffensif. Notre réclusion était complète; nous ne recevions aucune
visite. Le lieu de notre retraite était resté un secret—soigneusement
gardé—pour mes anciens camarades; il y avait plusieurs années que Dupin
avait cessé de voir du monde et de se répandre dans Paris. Nous ne
vivions qu'entre nous.
Mon ami avait une bizarrerie d'humeur,—car comment définir
cela?—c'était d'aimer la nuit pour l'amour de la nuit; la nuit était sa
passion; et je tombai moi-même tranquillement dans cette bizarrerie,
comme dans toutes les autres qui lui étaient propres, me laissant aller
au courant de toutes ses étranges originalités avec un parfait abandon.
La noire divinité ne pouvait pas toujours demeurer avec nous; mais nous
en faisions la contrefaçon. Au premier point du jour, nous fermions tous
les lourds volets de notre masure, nous allumions une couple de bougies
fortement parfumées, qui ne jetaient que des rayons très-faibles et
très-pâles. Au sein de cette débile clarté, nous livrions chacun notre
âme à ses rêves, nous lisions, nous écrivions ou nous causions, jusqu'à
ce que la pendule nous avertit du retour de la véritable obscurité.
Alors, nous nous échappions à travers les rues, bras dessus bras
dessous, continuant la conversation du jour, rôdant au hasard jusqu'à
une heure très-avancée, et cherchant à travers les lumières désordonnées
et les ténèbres de la populeuse cité ces innombrables excitations
spirituelles que l'étude paisible ne peut pas donner.
Dans ces circonstances, je ne pouvais m'empêcher de remarquer et
d'admirer,—quoique la riche idéalité dont il était doué eût dû m'y
préparer, une aptitude analytique particulière chez Dupin. Il semblait
prendre un délice âcre à l'exercer,—peut être même à l'étaler,—et
avouait sans façon tout le plaisir qu'il en tirait. Il me disait à moi,
avec un petit rire tout épanoui, que bien des hommes avaient pour lui
une fenêtre ouverte à l'endroit de leur cœur, et d'habitude il
accompagnait une pareille assertion de preuves immédiates et des plus
surprenantes, tirées d'une connaissance profonde de ma propre personne.
Dans ces moments-là, ses manières étaient glaciales et distraites; ses
yeux regardaient dans le vide, et sa voix,—une riche voix de ténor,
habituellement,—montait jusqu'à la voix de tête; c'eût été de la
pétulance, sans l'absolue délibération de son parler et la parfaite
certitude de son accentuation. Je l'observais dans ses allures, et je
rêvais souvent à la vieille philosophie de l'_âme double_,—je m'amusais
à l'idée d'un Dupin double,—un Dupin créateur et un Dupin analyste.
Qu'on ne s'imagine pas, d'après ce que je viens de dire, que je vais
dévoiler un grand mystère ou écrire un roman. Ce que j'ai remarqué dans
ce singulier Français était simplement le résultat d'une intelligence
surexcitée, malade peut-être. Mais un exemple donnera une meilleure idée
de la nature de ses observations à l'époque dont il s'agit.
Une nuit, nous flânions dans une longue rue sale, avoisinant le Palais
Royal. Nous étions plongés chacun dans nos propres pensées, en apparence
du moins, et, depuis près d'un quart d'heure, nous n'avions pas soufflé
une syllabe. Tout à coup Dupin lâcha ces paroles:
—C'est un bien petit garçon, en vérité, et il serait mieux à sa place
au théâtre des Variétés.
—Cela ne fait pas l'ombre d'un doute, répliquai-je sans y penser et
sans remarquer d'abord, tant j'étais absorbé, la singulière façon dont
l'interrupteur adaptait sa parole à ma propre rêverie.
Une minute après, je revins à moi, et mon étonnement fut profond.
—Dupin, dis-je très-gravement, voilà qui passe mon intelligence. Je
vous avoue, sans ambages, que j'en suis stupéfié et que j'en peux à
peine croire mes sens. Comment a-t-il pu se faire que vous ayez deviné
que je pensais à...?
Mais je m'arrêtai pour m'assurer indubitablement qu'il avait réellement
deviné à qui je pensais.
—À Chantilly? dit-il; pourquoi vous interrompre? Vous faisiez en
vous-même la remarque que sa petite taille le rendait impropre à la
tragédie.
C'était précisément ce qui faisait le sujet de mes réflexions. Chantilly
était un ex-savetier de la rue Saint-Denis qui avait la rage du théâtre,
et avait abordé le rôle de Xerxès dans la tragédie de Crébillon; ses
prétentions étaient dérisoires: on en faisait des gorges chaudes.
—Dites-moi, pour l'amour de Dieu! la méthode—si méthode il y a—à
l'aide de laquelle vous avez pu pénétrer mon âme, dans le cas actuel!
En réalité, j'étais encore plus étonné que je n'aurais voulu le
confesser.
—C'est le fruitier, répliqua mon ami, qui vous a amené à cette
conclusion que le raccommodeur de semelles n'était pas de taille à jouer
Xerxès et tous les rôles de ce genre.
—Le fruitier! vous m'étonnez! je ne connais de fruitier d'aucune
espèce.
—L'homme qui s'est jeté contre vous, quand nous sommes entrés dans la
rue, il y a peut-être un quart d'heure.
Je me rappelai alors qu'en effet un fruitier, portant sur sa tête un
grand panier de pommes, m'avait presque jeté par terre par maladresse,
comme nous passions de la rue C... dans l'artère principale où nous
étions alors. Mais quel rapport cela avait-il avec Chantilly? Il m'était
impossible de m'en rendre compte.
Il n'y avait pas un atome de charlatanerie dans mon ami Dupin.
—Je vais vous expliquer cela, dit-il, et, pour que vous puissiez
comprendre tout très-clairement, nous allons d'abord reprendre la série
de vos réflexions, depuis le moment dont je vous parle jusqu'à la
rencontre du fruitier en question. Les anneaux principaux de la chaîne
se suivent ainsi: _Chantilly, Orion, le docteur Nichols, Épicure, la
stéréotomie, les pavés, le fruitier._
Il est peu de personnes qui ne se soient amusées, à un moment quelconque
de leur vie, à remonter le cours de leurs idées et à rechercher par
quels chemins leur esprit était arrivé à de certaines conclusions.
Souvent cette occupation est pleine d'intérêt, et celui qui l'essaye
pour la première fois est étonné de l'incohérence et de la distance,
immense en apparence, entre le point de départ et le point d'arrivée.
Qu'on juge donc de mon étonnement quand j'entendis mon Français parler
comme il avait fait, et que je fus contraint de reconnaître qu'il avait
dit la pure vérité.
Il continua:
—Nous causions de chevaux—si ma mémoire ne me trompe pas—juste avant
de quitter la rue C... Ce fut notre dernier thème de conversation. Comme
nous passions dans cette rue-ci, un fruitier, avec un gros panier sur la
tête, passa précipitamment devant nous, vous jeta sur un tas de pavés
amoncelés dans un endroit où la voie est en réparation. Vous avez mis le
pied sur une des pierres branlantes; vous avez glissé, vous vous êtes
légèrement foulé la cheville; vous avez paru vexé, grognon; vous avez
marmotté quelques paroles; vous vous êtes retourné pour regarder le tas,
puis vous avez continué votre chemin en silence. Je n'étais pas
absolument attentif à tout ce que vous faisiez; mais, pour moi,
l'observation est devenue, de vieille date, une espèce de nécessité.
«Vos yeux sont restés attachés sur le sol,—surveillant avec une espèce
d'irritation les trous et les ornières du pavé (de façon que je voyais
bien que vous pensiez toujours aux pierres), jusqu'à ce que nous
eussions atteint le petit passage qu'on nomme le passage Lamartine[6],
où l'on vient de faire l'essai du pavé de bois, un système de blocs unis
et solidement assemblés. Ici votre physionomie s'est éclaircie, j'ai vu
vos lèvres remuer, et j'ai deviné, à n'en pas douter, que vous vous
murmuriez le mot _stéréotomie_, un terme appliqué fort prétentieusement
à ce genre de pavage. Je savais que vous ne pouviez pas dire stéréotomie
sans être induit à penser aux atomes, et de là aux théories d'Épicure;
et, comme dans la discussion que nous eûmes, il n'y a pas longtemps, à
ce sujet, je vous avais fait remarquer que les vagues conjectures de
l'illustre Grec avaient été confirmées singulièrement, sans que personne
y prît garde, par les dernières théories sur les nébuleuses et les
récentes découvertes cosmogoniques, je sentis que vous ne pourriez pas
empêcher vos yeux de se tourner vers la grande nébuleuse d'Orion; je m'y
attendais certainement. Vous n'y avez pas manqué, et je fus alors
certain d'avoir strictement emboîté le pas de votre rêverie. Or, dans
cette amère boutade sur Chantilly, qui a paru hier dans le Musée,
l'écrivain satirique, en faisant des allusions désobligeantes au
changement de nom du savetier quand il a chaussé le cothurne, citait un
vers latin dont nous avons souvent causé. Je veux parler du vers:
_Perdidit antiquum littera prima sonum._
«Je vous avais dit qu'il avait trait à Orion, qui s'écrivait
primitivement Urion; et, à cause d'une certaine acrimonie mêlée à cette
discussion, j'étais sûr que vous ne l'aviez pas oubliée. Il était clair,
dès lors, que vous ne pouviez pas manquer d'associer les deux idées
d'Orion et de Chantilly. Cette association d'idées, je la vis au style
du sourire qui traversa vos lèvres. Vous pensiez à l'immolation du
pauvre savetier. Jusque-là, vous aviez marché courbé en deux mais alors
je vous vis vous redresser de toute votre hauteur. J'étais bien sûr que
vous pensiez à la pauvre petite taille de Chantilly. C'est dans ce
moment que j'interrompis vos réflexions pour vous faire remarquer que
c'était un pauvre petit avorton que ce Chantilly, et qu'il serait bien
mieux à sa place au théâtre des Variétés.»
Peu de temps après cet entretien, nous parcourions l'édition du soir de
la _Gazette des tribunaux_, quand les paragraphes suivants attirèrent
notre attention:
«DOUBLE ASSASSINAT DES PLUS SINGULIERS.—Ce matin, vers trois heures,
les habitants du quartier Saint-Roch furent réveillés par une suite de
cris effrayants, qui semblaient venir du quatrième étage d'une maison de
la rue Morgue, que l'on savait occupée en totalité par une dame
l'Espanaye et sa fille, Mlle Camille l'Espanaye. Après quelques retards
causés par des efforts infructueux pour se faire ouvrir à l'amiable, la
grande porte fut forcée avec une pince, et huit ou dix voisins
entrèrent, accompagnés de deux gendarmes.
«Cependant, les cris avaient cessé; mais, au moment où tout ce monde
arrivait pêle-mêle au premier étage, on distingua deux fortes voix,
peut-être plus, qui semblaient se disputer violemment et venir de la
partie supérieure de la maison. Quand on arriva au second palier, ces
bruits avaient également cessé, et tout était parfaitement tranquille.
Les voisins se répandirent de chambre en chambre. Arrivés à une vaste
pièce située sur le derrière, au quatrième étage, et dont on força la
porte qui était fermée, avec la clef en dedans, ils se trouvèrent en
face d'un spectacle qui frappa tous les assistants d'une terreur non
moins grande que leur étonnement.
«La chambre était dans le plus étrange désordre; les meubles brisés et
éparpillés dans tous les sens. Il n'y avait qu'un lit, les matelas en
avaient été arrachés et jetés au milieu du parquet. Sur une chaise, on
trouva un rasoir mouillé de sang; dans l'âtre, trois longues et fortes
boucles de cheveux gris, qui semblaient avoir été violemment arrachées
avec leurs racines. Sur le parquet gisaient quatre napoléons, une boucle
d'oreille ornée d'une topaze, trois grandes cuillers d'argent, trois
plus petites en métal d'Alger, et deux sacs contenant environ quatre
mille francs en or. Dans un coin, les tiroirs d'une commode étaient
ouverts et avaient sans doute été mis au pillage, bien qu'on y ait
trouvé plusieurs articles intacts. Un petit coffret de fer fut trouvé
sous la literie (non pas sous le bois de lit); il était ouvert, avec la
clef de la serrure. Il ne contenait que quelques vieilles lettres et
d'autres papiers sans importance.
«On ne trouva aucune trace de Mme l'Espanaye; mais on remarqua une
quantité extraordinaire de suie dans le foyer; on fit une recherche dans
la cheminée, et—chose horrible à dire!—on en tira le corps de la
demoiselle, la tête en bas, qui avait été introduit de force et poussé
par l'étroite ouverture jusqu'à une distance assez considérable. Le
corps était tout chaud. En l'examinant, on découvrit de nombreuses
excoriations, occasionnées sans doute par la violence avec laquelle il y
avait été fourré et qu'il avait fallu employer pour le dégager. La
figure portait quelques fortes égratignures, et la gorge était
stigmatisée par des meurtrissures noires et de profondes traces
d'ongles, comme si la mort avait eu lieu par strangulation.
«Après un examen minutieux de chaque partie de la maison, qui n'amena
aucune découverte nouvelle, les voisins s'introduisirent dans une petite
cour pavée, située sur le derrière du bâtiment. Là, gisait le cadavre de
la vieille dame, avec la gorge si parfaitement coupée, que, quand on
essaya de le relever, la tête se détacha du tronc. Le corps, aussi bien
que la tête, était terriblement mutilé, et celui-ci à ce point qu'il
gardait à peine une apparence humaine.
«Toute cette affaire reste un horrible mystère, et jusqu'à présent on
n'a pas encore découvert, que nous sachions, le moindre fil conducteur.»
Le numéro suivant portait ces détails additionnels:
«LE DRAME DE LA RUE MORGUE.—Bon nombre d'individus ont été interrogés
relativement à ce terrible et extraordinaire événement, mais rien n'a
transpiré qui puisse jeter quelque jour sur l'affaire. Nous donnons
ci-dessous les dépositions obtenues:
«Pauline Dubourg, blanchisseuse, dépose qu'elle a connu les deux
victimes pendant trois ans, et qu'elle a blanchi pour elles pendant tout
ce temps. La vieille dame et sa fille semblaient en bonne
intelligence,—très-affectueuses l'une envers l'autre. C'étaient de
bonnes _payes_. Elle ne peut rien dire relativement à leur genre de vie
et à leurs moyens d'existence. Elle croit que Mme l'Espanaye disait la
bonne aventure pour vivre. Cette dame passait pour avoir de l'argent de
côté. Elle n'a jamais rencontré personne dans la maison, quand elle
venait rapporter ou prendre le linge. Elle est sûre que ces dames
n'avaient aucun domestique à leur service. Il lui a semblé qu'il n'y
avait de meubles dans aucune partie de la maison, excepté au quatrième
étage.
«Pierre Moreau, marchand de tabac, dépose qu'il fournissait
habituellement Mme l'Espanaye, et lui vendait de petites quantités de
tabac, quelquefois en poudre. Il est né dans le quartier et y a toujours
demeuré. La défunte et sa fille occupaient depuis plus de six ans la
maison où l'on a trouvé leurs cadavres. Primitivement elle était habitée
par un bijoutier, qui sous-louait les appartements supérieurs à
différentes personnes. La maison appartenait à Mme l'Espanaye. Elle
s'était montrée très-mécontente de son locataire, qui endommageait les
lieux; elle était venue habiter sa propre maison, refusant d'en louer
une seule partie. La bonne dame était en enfance. Le témoin a vu la
fille cinq ou six fois dans l'intervalle de ces six années. Elles
menaient toutes deux une vie excessivement retirée; elles passaient pour
avoir de quoi. Il a entendu dire chez les voisins que Mme l'Espanaye
disait la bonne aventure; il ne le croit pas. Il n'a jamais vu personne
franchir la porte, excepté la vieille dame et sa fille, un
commissionnaire une ou deux fois, et un médecin huit ou dix.
«Plusieurs autres personnes du voisinage déposent dans le même sens. On
ne cite personne comme ayant fréquenté la maison. On ne sait pas si la
dame et sa fille avaient des parents vivants. Les volets des fenêtres de
face s'ouvraient rarement. Ceux de derrière étaient toujours fermés,
excepté aux fenêtres de la grande arrière-pièce du quatrième étage. La
maison était une assez bonne maison, pas trop vieille.
«Isidore Muset, gendarme, dépose qu'il a été mis en réquisition, vers
trois heures du matin, et qu'il a trouvé à la grande porte vingt ou
trente personnes qui s'efforçaient de pénétrer dans la maison. Il l'a
forcée avec une baïonnette et non pas avec une pince. Il n'a pas eu
grand-peine à l'ouvrir, parce qu'elle était à deux battants et n'était
verrouillée ni par en haut, ni par en bas. Les cris ont continué jusqu'à
ce que la porte fût enfoncée, puis ils ont soudainement cessé. On eût
dit les cris d'une ou de plusieurs personnes en proie aux plus vives
douleurs; des cris très-hauts, très-prolongés,—non pas des cris brefs,
ni précipités. Le témoin a grimpé l'escalier. En arrivant au premier
palier, il a entendu deux voix qui se discutaient très-haut et
très-aigrement;—l'une, une voix rude, l'autre beaucoup plus aiguë, une
voix très-singulière. Il a distingué quelques mots de la première,
c'était celle d'un Français. Il est certain que ce n'est pas une voix de
femme. Il a pu distinguer les mots _sacré_ et _diable_. La voix aiguë
était celle d'un étranger. Il ne sait pas précisément si c'était une
voix d'homme ou de femme. Il n'a pu deviner ce qu'elle disait, mais il
présume qu'elle parlait espagnol. Ce témoin rend compte de l'état de la
chambre et des cadavres dans les mêmes termes que nous l'avons fait
hier.
«Henri Duval, un voisin, et orfèvre de son état, dépose qu'il faisait
partie du groupe de ceux qui sont entrés les premiers dans la maison.
Confirme généralement le témoignage de Muset. Aussitôt qu'ils se sont
introduits dans la maison, ils ont refermé la porte pour barrer le
passage à la foule qui s'amassait considérablement, malgré l'heure plus
que matinale. La voix aiguë, à en croire le témoin, était une voix
d'Italien. À coup sûr, ce n'était pas une voix française. Il ne sait pas
au juste si c'était une voix de femme; cependant, cela pourrait bien
être. Le témoin n'est pas familiarisé avec la langue italienne; il n'a
pu distinguer les paroles, mais il est convaincu d'après l'intonation
que l'individu qui parlait était un Italien. Le témoin a connu Mme
l'Espanaye et sa fille. Il a fréquemment causé avec elles. Il est
certain que la voix aiguë n'était celle d'aucune des victimes.
«Odenheimer, restaurateur. Ce témoin s'est offert de lui-même. Il ne
parle pas français, et on l'a interrogé par le canal d'un interprète. Il
est né à Amsterdam. Il passait devant la maison au moment des cris. Ils
ont duré quelques minutes, dix minutes peut-être. C'étaient des cris
prolongés, très-hauts, très-effrayants,—des cris navrants. Odenheimer
est un de ceux qui ont pénétré dans la maison. Il confirme le témoignage
précédent, à l'exception d'un seul point. Il est sûr que la voix aiguë
était celle d'un homme,—d'un Français. Il n'a pu distinguer les mots
articulés. On parlait haut et vite,—d'un ton inégal,—et qui exprimait
la crainte aussi bien que la colère. La voix était âpre, plutôt âpre
qu'aiguë. Il ne peut appeler cela précisément une voix aiguë. La grosse
voix dit à plusieurs reprises: _Sacré,—diable_,—et une fois: _Mon
Dieu!_
«Jules Mignaud, banquier, de la maison Mignaud et fils, rue Deloraine.
Il est l'aîné des Mignaud. Mme l'Espanaye avait quelque fortune. Il lui
avait ouvert un compte dans sa maison, huit ans auparavant, au
printemps. Elle a souvent déposé chez lui de petites sommes d'argent. Il
ne lui a rien délivré jusqu'au troisième jour avant sa mort, où elle est
venue lui demander en personne une somme de quatre mille francs. Cette
somme lui a été payée en or, et un commis a été chargé de la lui porter
chez elle.
«Adolphe Lebon, commis chez Mignaud et fils, dépose que, le jour en
question, vers midi, il a accompagné Mme l'Espanaye à son logis, avec
les quatre mille francs, en deux sacs. Quand la porte s'ouvrit, Mlle
l'Espanaye parut, et lui prit des mains l'un des deux sacs, pendant que
la vieille dame le déchargeait de l'autre. Il les salua et partit. Il
n'a vu personne dans la rue en ce moment. C'est une rue borgne,
très-solitaire.
«William Bird, tailleur, dépose qu'il est un de ceux qui se sont
introduits dans la maison. Il est Anglais. Il a vécu deux ans à Paris.
Il est un des premiers qui ont monté l'escalier. Il a entendu les voix
qui se disputaient. La voix rude était celle d'un Français. Il a pu
distinguer quelques mots, mais il ne se les rappelle pas. Il a entendu
You have read 1 text from French literature.
Next - Histoires extraordinaires - 04
  • Parts
  • Histoires extraordinaires - 01
    Total number of words is 4454
    Total number of unique words is 1758
    33.0 of words are in the 2000 most common words
    45.8 of words are in the 5000 most common words
    52.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 02
    Total number of words is 4517
    Total number of unique words is 1698
    33.6 of words are in the 2000 most common words
    46.1 of words are in the 5000 most common words
    51.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 03
    Total number of words is 4613
    Total number of unique words is 1603
    37.3 of words are in the 2000 most common words
    49.0 of words are in the 5000 most common words
    53.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 04
    Total number of words is 4655
    Total number of unique words is 1447
    36.5 of words are in the 2000 most common words
    48.3 of words are in the 5000 most common words
    54.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 05
    Total number of words is 4625
    Total number of unique words is 1553
    37.7 of words are in the 2000 most common words
    51.3 of words are in the 5000 most common words
    58.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 06
    Total number of words is 4557
    Total number of unique words is 1412
    38.0 of words are in the 2000 most common words
    51.1 of words are in the 5000 most common words
    56.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 07
    Total number of words is 4696
    Total number of unique words is 1615
    37.5 of words are in the 2000 most common words
    48.9 of words are in the 5000 most common words
    54.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 08
    Total number of words is 4609
    Total number of unique words is 1460
    42.5 of words are in the 2000 most common words
    54.7 of words are in the 5000 most common words
    59.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 09
    Total number of words is 4565
    Total number of unique words is 1551
    35.2 of words are in the 2000 most common words
    47.7 of words are in the 5000 most common words
    53.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 10
    Total number of words is 4492
    Total number of unique words is 1485
    33.8 of words are in the 2000 most common words
    45.6 of words are in the 5000 most common words
    50.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 11
    Total number of words is 4523
    Total number of unique words is 1581
    36.0 of words are in the 2000 most common words
    48.5 of words are in the 5000 most common words
    54.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 12
    Total number of words is 4625
    Total number of unique words is 1627
    35.1 of words are in the 2000 most common words
    46.9 of words are in the 5000 most common words
    53.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 13
    Total number of words is 4520
    Total number of unique words is 1437
    34.3 of words are in the 2000 most common words
    46.4 of words are in the 5000 most common words
    50.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 14
    Total number of words is 4513
    Total number of unique words is 1430
    33.9 of words are in the 2000 most common words
    45.3 of words are in the 5000 most common words
    50.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 15
    Total number of words is 4499
    Total number of unique words is 1651
    34.3 of words are in the 2000 most common words
    46.3 of words are in the 5000 most common words
    52.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 16
    Total number of words is 4602
    Total number of unique words is 1614
    34.6 of words are in the 2000 most common words
    47.5 of words are in the 5000 most common words
    53.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 17
    Total number of words is 4708
    Total number of unique words is 1517
    38.6 of words are in the 2000 most common words
    51.0 of words are in the 5000 most common words
    56.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 18
    Total number of words is 4486
    Total number of unique words is 1544
    35.4 of words are in the 2000 most common words
    46.4 of words are in the 5000 most common words
    51.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 19
    Total number of words is 4385
    Total number of unique words is 1364
    34.3 of words are in the 2000 most common words
    44.3 of words are in the 5000 most common words
    50.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 20
    Total number of words is 4538
    Total number of unique words is 1681
    33.9 of words are in the 2000 most common words
    45.8 of words are in the 5000 most common words
    50.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 21
    Total number of words is 4550
    Total number of unique words is 1616
    34.4 of words are in the 2000 most common words
    46.1 of words are in the 5000 most common words
    51.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 22
    Total number of words is 4463
    Total number of unique words is 1638
    34.4 of words are in the 2000 most common words
    46.7 of words are in the 5000 most common words
    52.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 23
    Total number of words is 4482
    Total number of unique words is 1783
    33.6 of words are in the 2000 most common words
    45.7 of words are in the 5000 most common words
    52.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 24
    Total number of words is 4622
    Total number of unique words is 1679
    35.0 of words are in the 2000 most common words
    46.8 of words are in the 5000 most common words
    53.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 25
    Total number of words is 4613
    Total number of unique words is 1773
    34.1 of words are in the 2000 most common words
    46.4 of words are in the 5000 most common words
    51.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 26
    Total number of words is 3987
    Total number of unique words is 1637
    32.2 of words are in the 2000 most common words
    44.2 of words are in the 5000 most common words
    50.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.