Histoires extraordinaires - 23

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—Non, dit le baron se tournant brusquement vers celui qui parlait;
mort! dis-tu?
—C'est la pure vérité, monseigneur; et je présume que, pour un seigneur
de votre nom, ce n'est pas un renseignement trop désagréable.
Un rapide sourire jaillit sur la physionomie du baron.
—Comment est-il mort?
—Dans ses efforts imprudents pour sauver la partie préférée de son
haras de chasse, il a péri misérablement dans les flammes.
—En... vé... ri... té...! exclama le baron, comme impressionné
lentement et graduellement par quelque évidence mystérieuse.
—En vérité, répéta le vassal.
—Horrible! dit le jeune homme avec beaucoup de calme.
Et il rentra tranquillement dans le palais.
À partir de cette époque, une altération marquée eut lieu dans la
conduite extérieure du jeune débauché, baron Frédérick von
Metzengerstein. Véritablement, sa conduite désappointait toutes les
espérances et déroutait les intrigues de plus d'une mère. Ses habitudes
et ses manières tranchèrent de plus en plus et, moins que jamais,
n'offrirent d'analogie sympathique quelconque avec celle de
l'aristocratie du voisinage. On ne le voyait jamais au delà des limites
de son propre domaine, et, dans le vaste monde social, il était
absolument sans compagnon, à moins que ce grand cheval impétueux, hors
nature, couleur de feu, qu'il monta continuellement à partir de cette
époque, n'eût en réalité quelque droit mystérieux au titre d'ami.
Néanmoins, de nombreuses invitations de la part du voisinage lui
arrivaient périodiquement.—«Le baron honorera-t-il notre fête de sa
présence?»—«Le baron se joindra-t-il à nous pour une chasse au
sanglier?»—«Metzengerstein ne chasse pas»,—«Metzengerstein n'ira
pas,»—telles étaient ses hautaines et laconiques réponses.
Ces insultes répétées ne pouvaient pas être endurées par une noblesse
impérieuse. De telles invitations devinrent moins cordiales,—moins
fréquentes;—avec le temps elles cessèrent tout à fait. On entendit la
veuve de l'infortuné comte Berlifitzing exprimer le vœu «que le baron
fût au logis quand il désirerait n'y pas être, puisqu'il dédaignait la
compagnie de ses égaux; et qu'il fût à cheval quand il voudrait n'y pas
être, puisqu'il leur préférait la société d'un cheval.» Ceci à coup sûr
n'était que l'explosion niaise d'une pique héréditaire et prouvait que
nos paroles deviennent singulièrement absurdes quand nous voulons leur
donner une forme extraordinairement énergique.
Les gens charitables, néanmoins, attribuaient le changement de manières
du jeune gentilhomme au chagrin naturel d'un fils privé prématurément de
ses parents,—oubliant toutefois son atroce et insouciante conduite
durant les jours qui suivirent immédiatement cette perte. Il y en eut
quelques-uns qui accusèrent simplement en lui une idée exagérée de son
importance et de sa dignité. D'autres, à leur tour (et parmi ceux-là
peut être cité le médecin de la famille), parlèrent sans hésiter d'une
mélancolie morbide et d'un mal héréditaire; cependant, des insinuations
plus ténébreuses, d'une nature plus équivoque, couraient parmi la
multitude.
En réalité, l'attachement pervers du baron pour sa monture de récente
acquisition,—attachement qui semblait prendre une nouvelle force dans
chaque nouvel exemple que l'animal donnait de ses féroces et démoniaques
inclinations,—devint à la longue, aux yeux de tous les gens
raisonnables, une tendresse horrible et contre nature. Dans
l'éblouissement du midi,—aux heures profondes de la nuit,—malade ou
bien portant,—dans le calme ou dans la tempête,—le jeune
Metzengerstein semblait cloué à la selle du cheval colossal dont les
intraitables audaces s'accordaient si bien avec son propre caractère.
Il y avait, de plus, des circonstances qui, rapprochées des événements
récents, donnaient un caractère surnaturel et monstrueux à la manie du
cavalier et aux capacités de la bête. L'espace qu'elle franchissait d'un
seul saut avait été soigneusement mesuré, et se trouva dépasser d'une
différence stupéfiante les conjectures les plus larges et les plus
exagérées. Le baron, en outre, ne se servait pour l'animal d'aucun nom
particulier, quoique tous les chevaux de son haras fussent distingués
par des appellations caractéristiques. Ce cheval-ci avait son écurie à
une certaine distance des autres; et, quant au pansement et à tout le
service nécessaire, nul, excepté le propriétaire en personne, ne s'était
risqué à remplir ces fonctions, ni même à entrer dans l'enclos où
s'élevait son écurie particulière. On observa aussi que, quoique les
trois palefreniers qui s'étaient emparés du coursier, quand il fuyait
l'incendie de Berlifitzing, eussent réussi à arrêter sa course à l'aide
d'une chaîne à nœud coulant, cependant aucun des trois ne pouvait
affirmer avec certitude que, durant cette dangereuse lutte, ou à aucun
moment depuis lors, il eût jamais posé la main sur le corps de la bête.
Des preuves d'intelligence particulière dans la conduite d'un noble
cheval plein d'ardeur ne suffiraient certainement pas à exciter une
attention déraisonnable; mais il y avait ici certaines circonstances qui
eussent violenté les esprits les plus sceptiques et les plus
flegmatiques; et l'on disait que parfois l'animal avait fait reculer
d'horreur la foule curieuse devant la profonde et frappante
signification de sa marque,—que parfois le jeune Metzengerstein était
devenu pâle et s'était dérobé devant l'expression soudaine de son œil
sérieux et quasi humain.
Parmi toute la domesticité du baron, il ne se trouva néanmoins personne
pour douter de la ferveur extraordinaire d'affection qu'excitaient dans
le jeune gentilhomme les qualités brillantes de son cheval; personne,
excepté du moins un insignifiant petit page malvenu, dont on rencontrait
partout l'offusquante laideur, et dont les opinions avaient aussi peu
d'importance qu'il est possible. Il avait l'effronterie d'affirmer,—si
toutefois ses idées valent la peine d'être mentionnées,—que son maître
ne s'était jamais mis en selle sans un inexplicable et presque
imperceptible frisson, et qu'au retour de chacune de ses longues et
habituelles promenades, une expression de triomphante méchanceté
faussait tous les muscles de sa face.
Pendant une nuit de tempête, Metzengerstein, sortant d'un lourd sommeil,
descendit comme un maniaque de sa chambre, et, montant à cheval en toute
hâte, s'élança en bondissant à travers le labyrinthe de la forêt.
Un événement aussi commun ne pouvait pas attirer particulièrement
l'attention; mais son retour fut attendu avec une intense anxiété par
tous ses domestiques, quand, après quelques heures d'absence, les
prodigieux et magnifiques bâtiments du palais Metzengerstein se mirent à
craquer et à trembler jusque dans leurs fondements, sous l'action d'un
feu immense et immaîtrisable,—une masse épaisse et livide.
Comme les flammes, quand on les aperçut pour la première fois, avaient
déjà fait un si terrible progrès que tous les efforts pour sauver une
portion quelconque des bâtiments eussent été évidemment inutiles, toute
la population du voisinage se tenait paresseusement à l'entour, dans une
stupéfaction silencieuse, sinon apathique. Mais un objet terrible et
nouveau fixa bientôt l'attention de la multitude, et démontra combien
est plus intense l'intérêt excité dans les sentiments d'une foule par la
contemplation d'une agonie humaine que celui qui est créé par les plus
effrayants spectacles de la matière inanimée.
Sur la longue avenue de vieux chênes qui commençait à la forêt et
aboutissait à l'entrée principale du palais Metzengerstein, un coursier,
portant un cavalier décoiffé et en désordre, se faisait voir bondissant
avec une impétuosité qui défiait le démon de la tempête lui-même.
Le cavalier n'était évidemment pas le maître de cette course effrénée.
L'angoisse de sa physionomie, les efforts convulsifs de tout son être,
rendaient témoignage d'une lutte surhumaine; mais aucun son, excepté un
cri unique, ne s'échappa de ses lèvres lacérées, qu'il mordait d'outre
en outre dans l'intensité de sa terreur. En un instant, le choc des
sabots retentit avec un bruit aigu et perçant, plus haut que le
mugissement des flammes et le glapissement du vent un instant encore,
et, franchissant d'un seul bond la grande porte et le fossé, le coursier
s'élança sur les escaliers branlants du palais et disparut avec son
cavalier dans le tourbillon de ce feu chaotique.
La furie de la tempête s'apaisa tout à coup et un calme absolu prit
solennellement sa place. Une flamme blanche enveloppait toujours le
bâtiment comme un suaire, et ruisselant au loin dans l'atmosphère
tranquille, dardait une lumière d'un éclat surnaturel, pendant qu'un
nuage de fumée s'abattait pesamment sur les bâtiments sous la forme
distincte d'un gigantesque _cheval_.


EDGAR ALLAN POE, SA VIE ET SES OUVRAGES[49]

I
Il existe des destinées fatales; il existe dans la littérature de chaque
pays des hommes qui portent le mot _guignon_ écrit en caractères
mystérieux dans les plis sinueux de leurs fronts. Il y a quelque temps,
on amenait devant les tribunaux un malheureux qui avait sur le front un
tatouage singulier: _pas de chance_. Il portait ainsi partout avec lui
l'étiquette de sa vie, comme un livre son titre, et l'interrogatoire
prouva que son existence s'était conformée à cet écriteau. Dans
l'histoire littéraire, il y a des fortunes analogues. On dirait que
l'Ange aveugle de l'expiation s'est emparé de certains hommes, et les
fouette à tour de bras pour l'édification des autres. Cependant, vous
parcourez attentivement leur vie, et vous leur trouvez des vertus, des
talents, de la grâce. La société les frappe d'un anathème spécial, et
argue contre eux des vices que sa persécution leur a donnés. Que ne fit
pas Hoffmann pour désarmer la destinée? Que n'entreprit pas Balzac pour
conjurer la fortune? Hoffmann fut obligé de se faire brûler l'épine
dorsale au moment tant désiré où il commençait à être à l'abri du
besoin, où les libraires se disputaient ses contes, où il possédait
enfin cette chère bibliothèque tant rêvée. Balzac avait trois rêves: une
grande édition bien ordonnée de ses œuvres, l'acquittement de ses
dettes, et un mariage depuis longtemps choyé et caressé au fond de son
esprit; grâce à des travaux dont la somme effraye l'imagination des plus
ambitieux et des plus laborieux, l'édition se fait, les dettes se
payent, le mariage s'accomplit. Balzac est heureux sans doute. Mais la
destinée malicieuse, qui lui avait permis de mettre un pied dans sa
terre promise, l'en arracha violemment tout d'abord. Balzac eut une
agonie horrible et digne de ses forces.
Y a-t-il donc une Providence diabolique qui prépare le malheur dès le
berceau? Tel homme, dont le talent sombre et désolé nous fait peur, a
été jeté avec _préméditation_ dans un milieu qui lui était hostile. Une
âme tendre et délicate, un Vauvenargues, pousse lentement ses feuilles
maladives dans l'atmosphère grossière d'une garnison. Un esprit amoureux
d'air et épris de la libre nature se débat longtemps derrière les parois
étouffantes d'un séminaire. Ce talent bouffon, ironique et
ultra-grotesque, dont le rire ressemble quelquefois à un hoquet ou à un
sanglot, a été encagé dans de vastes bureaux à cartons verts, avec des
hommes à lunettes d'or. Y a-t-il donc des âmes vouées à l'autel,
_sacrées_ pour ainsi dire, et qui doivent marcher à la mort et à la
gloire à travers un sacrifice permanent d'elles-mêmes? Le cauchemar des
_Ténèbres_ enveloppera-t-il toujours ces âmes d'élite? En vain elles se
défendent, elles prennent toutes leurs précautions, elles perfectionnent
la prudence. Bouchons toutes les issues, fermons la porte à double tour,
calfeutrons les fenêtres. Oh! nous avons oublié le trou de la serrure;
le Diable est déjà entré.
_Leur chien même les mord et leur donne la rage._
_Un ami jurera qu'ils ont trahi le roi._
Alfred de Vigny a écrit un livre pour démontrer que la place du poëte
n'est ni dans une république, ni dans une monarchie absolue, ni dans une
monarchie constitutionnelle; et personne ne lui a répondu.
C'est une lamentable tragédie que la vie d'Edgar Poe, et qui eut un
dénoûment dont l'horrible est augmenté par le trivial. Les divers
documents que je viens de lire ont créé en moi cette persuasion que les
États-Unis furent pour Poe une vaste cage, un grand établissement de
comptabilité, et qu'il fit toute sa vie de sinistres efforts pour
échapper à l'influence de cette atmosphère antipathique. Dans l'une de
ces biographies il est dit que, si M. Poe avait voulu régulariser son
génie et appliquer ses facultés créatrices d'une manière plus appropriée
au sol américain, il aurait pu être un auteur à argent, _a making-money
author;_ qu'après tout, les temps ne sont pas si durs pour l'homme de
talent, pourvu qu'il ait de l'ordre et de l'économie, et qu'il use avec
modération des biens matériels. Ailleurs, un critique affirme sans
vergogne que, quelque beau que soit le génie de M. Poe, il eût mieux
valu pour lui n'avoir que du talent, parce que le talent s'escompte plus
facilement que le génie. Dans une note que nous verrons tout à l'heure,
et qui fut écrite par un de ses amis, il est avoué qu'il était difficile
d'employer M. Poe dans une revue, et qu'on était obligé de le payer
moins que d'autres, parce qu'il écrivait dans un style trop au-dessus du
vulgaire. Tout cela me rappelle l'odieux proverbe paternel: _make money,
my son_, _honestly, if you can_, BUT MAKE MONEY.—_Quelle odeur de
magasin!_ comme disait J. de Maistre, à propos de Locke.
Si vous causez avec un Américain, et si vous lui parlez de M. Poe, il
vous avouera son génie; volontiers même, peut-être en sera-t-il fier,
mais il finira par vous dire avec un ton supérieur: «Mais moi, je suis
un homme positif»; puis, avec un petit air sardonique, il vous parlera
de ces grands esprits qui ne savent rien conserver; il vous parlera de
la vie débraillée de M. Poe, de son haleine alcoolisée, qui aurait pris
feu à la flamme d'une chandelle, de ses habitudes errantes; il vous dira
que c'était un être _erratique_, une planète _désorbitée_, qu'il roulait
sans cesse de New-York à Philadelphie, de Boston à Baltimore, de
Baltimore à Richmond. Et si, le cœur déjà ému à cette annonce d'une
existence calamiteuse, vous lui faites observer que la démocratie a bien
des inconvénients, que, malgré son masque bienveillant de liberté, elle
ne permet peut-être pas toujours l'expansion des individualités, qu'il
est souvent bien difficile de penser et d'écrire dans un pays où il y a
vingt, trente millions de souverains, que d'ailleurs _vous avez entendu
dire_ qu'aux États-Unis il existait une tyrannie bien plus cruelle et
plus inexorable que celle d'un monarque, celle de l'opinion,—alors, oh!
alors, vous verrez ses yeux s'écarquiller et jeter des éclairs, la bave
du patriotisme blessé lui monter aux lèvres, et l'Amérique, par sa
bouche, lancera des injures à la métaphysique et à l'Europe, sa vieille
mère. L'Américain est un être positif, vain de sa force industrielle, et
un peu jaloux de l'ancien continent. Quant à avoir pitié d'un poëte que
la douleur et l'isolement pouvaient rendre fou, il n'en a pas le temps.
Il est si fier de sa jeune grandeur, il a une foi si naïve dans la
toute-puissance de l'industrie, il est tellement convaincu qu'elle
finira par manger le Diable, qu'il a une certaine pitié pour toutes ces
rêvasseries. «En avant, dit-il, en avant et négligeons nos morts.» Il
passerait volontiers sur les âmes solitaires et libres, et les foulerait
aux pieds avec autant d'insouciance que ses immenses lignes de chemin de
fer les forêts abattues, et ses bateaux-monstres les débris d'un bateau
incendié la veille. Il est si pressé d'arriver. Le temps et l'argent,
tout est là.
Quelque temps avant que Balzac descendît dans le gouffre final en
poussant les nobles plaintes d'un héros qui a encore de grandes choses à
faire, Edgar Poe, qui a plus d'un rapport avec lui, tombait frappé d'une
mort affreuse. La France a perdu un de ses plus grands génies, et
l'Amérique un romancier, un critique, un philosophe qui n'était guère
fait pour elle. Beaucoup de personnes ignorent ici la mort d'Edgar Poe,
beaucoup d'autres ont cru que c'était un jeune gentleman riche, écrivant
peu, produisant ses bizarres et terribles créations dans les loisirs les
plus riants, et ne connaissant la vie littéraire que par de rares et
éclatants succès. La réalité fut le contraire.
La famille de M. Poe était une des plus respectables de Baltimore. Son
grand-père était _quartermaster-general_[50] dans la révolution, et
Lafayette l'avait en haute estime et amitié. La dernière fois qu'il vint
visiter ce pays, il pria sa veuve d'agréer les témoignages de sa
reconnaissance pour les services que lui avait rendus son mari. Son
arrière-grand-père avait épousé une fille de l'amiral anglais Mac Bride,
et par lui la famille de Poe était alliée aux plus illustres maisons
d'Angleterre. Le père d'Edgar reçut une éducation honorable. S'étant
violemment épris d'une jeune et belle actrice, il s'enfuit avec elle et
l'épousa. Pour mêler plus intimement sa destinée à la sienne, il voulut
aussi monter sur le théâtre. Mais ils n'avaient ni l'un ni l'autre le
génie du métier, et ils vivaient d'une manière fort triste et fort
précaire. Encore la jeune dame s'en tirait par sa beauté, et le public
charmé supportait son jeu médiocre. Dans une de leurs tournées, ils
vinrent à Richmond, et c'est là que tous deux moururent, à quelques
semaines de distance l'un de l'autre, tous deux pour la même cause: la
faim, le dénûment, la misère.
Ils abandonnaient ainsi au hasard, sans pain, sans abri, sans ami, un
pauvre petit malheureux que, d'ailleurs, la nature avait doué d'une
manière charmante. Un riche négociant de cette place, M. Allan, fut ému
de pitié. Il s'enthousiasma de ce joli garçon, et, comme il n'avait pas
d'enfants, il l'adopta. Edgar Poe fut ainsi élevé dans une belle
aisance, et reçut une éducation complète. En 1816 il accompagna ses
parents adoptifs dans un voyage qu'ils firent en Angleterre, en Écosse
et en Irlande. Avant de retourner dans leur pays, ils le laissèrent chez
le docteur Bransby, qui tenait une importante maison d'éducation à
Stoke-Newington, près de Londres, où il passa cinq ans.
Tous ceux qui ont réfléchi sur leur propre vie, qui ont souvent porté
leurs regards en arrière pour comparer leur passé avec leur présent,
tous ceux qui ont pris l'habitude de psychologiser facilement sur
eux-mêmes, savent quelle part immense l'adolescence tient dans le génie
définitif d'un homme. C'est alors que les objets enfoncent profondément
leurs empreintes dans l'esprit tendre et facile; c'est alors que les
couleurs sont voyantes, et que les sons parlent une langue mystérieuse.
Le caractère, le génie, le style d'un homme est formé par les
circonstances en apparence vulgaires de sa première jeunesse. Si tous
les hommes qui ont occupé la scène du monde avaient noté leurs
impressions d'enfance, quel excellent dictionnaire psychologique nous
posséderions! Les couleurs, la tournure d'esprit d'Edgar Poe tranchent
violemment sur le fond de la littérature américaine. Ses compatriotes le
trouvent à peine Américain, et cependant il n'est pas Anglais. C'est
donc une bonne fortune que de ramasser dans un de ses contes, un conte
peu connu, _William Wilson_, un singulier récit de sa vie à cette école
de Stoke-Newington. Tous les contes d'Edgar Poe sont pour ainsi dire
biographiques. On trouve l'homme dans l'œuvre. Les personnages et les
incidents sont le cadre et la draperie de ses souvenirs.
_Mes plus matineuses impressions de la vie de collège sont liées à une
vaste et extravagante maison du style d'Elisabeth, dans un village
brumeux d'Angleterre, où était un grand nombre d'arbres gigantesques et
noueux, et où toutes les maisons étaient excessivement anciennes. En
vérité, cette vénérable vieille ville avait un aspect fantasmagorique
qui enveloppait et caressait l'écrit comme un rêve. En ce moment même,
je sens en imagination le frisson rafraîchissant de ses avenues
profondément ombrées; je respire l'émanation de ses mille taillis, et je
tressaille encore, avec une indéfinissable volupté, à la note profonde
et sourde de la cloche, déchirant à chaque heure, de son rugissement
soudain et solennel, la quiétude de l'atmosphère brunissante dans
laquelle s'allongeait le clocher gothique, enseveli et endormi._
_Je trouve peut-être autant de plaisir qu'il m'est donné d'en éprouver
maintenant à m'appesantir sur ces minutieux souvenirs de collège. Plongé
dans la misère comme je le suis, misère, hélas! trop réelle, on me
pardonnera de chercher un soulagement bien léger et bien court, dans ces
mimes et fugitifs détails. D'ailleurs, quelque trivials et mesquins
qu'ils soient en eux-mêmes, ils prennent, dans mon imagination, une
importance toute particulière, à cause de leur intime connexion avec les
lieux et l'époque où je retrouve maintenant les premiers avertissements
ambigus de la Destinée, qui depuis lors m'a si profondément enveloppé de
son ombre. Laissez-moi donc me souvenir._
_La maison, je l'ai dit, était vieille et irrégulière. Les terrains
étaient vastes, et un haut et solide mur de briques, revêtu d'une couche
de mortier et de verre pilé, en faisait le circuit. Ce rempart de prison
formait la limite de notre domaine. Nos regards ne pouvaient aller au
delà que trois fois par semaine; une fois chaque samedi, dans
l'après-midi, quand, sous la conduite de deux surveillants, il nous
était accordé de faire de courtes promenades en commun à travers les
campagnes voisines; et deux fois le dimanche, quand, avec le cérémonial
formel des troupes à la parade, nous allions assister aux offices du
soir et du matin à l'unique église du village. Le principal de notre
école était pasteur de cette église. Avec quel profond sentiment
d'admiration et de perplexité je le contemplais du banc où nous étions
assis, dans le fond de la nef, quand il montait en chaire d'un pas
solennel et lent! Ce personnage vénérable, avec sa contenance douce et
composée, avec sa robe si bien lustrée et si cléricalement ondoyante,
avec sa perruque si minutieusement poudrée, si rigide et si vaste,
pouvait-il être le même homme qui, tout à l'heure, avec un visage aigre
et dans des vêtements graisseux, exécutait, férule en main, les lois
draconiennes de l'école? O gigantesque paradoxe dont la monstruosité
exclut toute solution!_
_Dans un angle du mur massif rechignait une porte massive; elle était
marquetée de clous, garnie de verrous, et surmontée d'un buisson de
ferrailles. Quels sentiments profonds de crainte elle inspirait! Elle
n'était jamais ouverte que pour les trois sorties et rentrées
périodiques déjà mentionnées; chaque craquement de ses gonds puissants
exhalait le mystère, et un monde de méditations solennelles et
mélancoliques._
_Le vaste enclos était d'une forme irrégulière et divisé en plusieurs
parties, dont trois ou quatre des plus larges constituaient le jardin de
récréation; il était aplani et recouvert d'un cailloutis propre et dur.
Je me rappelle bien qu'il ne contenait ni arbres, ni bancs, ni quoi que
ce soit d'analogue; il était situé derrière la maison. Devant la façade,
s'étendait un petit parterre semé de buis et d'autres arbustes; mais
nous ne traversions cette oasis sacrée que dans de bien rares occasions,
telles que la première arrivée à l'école ou le départ définitif; ou
peut-être quand un ami, un parent nous ayant fait appeler, nous prenions
joyeusement notre route vers le logis, à la Noël ou aux vacances de la
Saint-Jean._
_Mais la maison! quelle jolie vieille bâtisse cela faisait! Pour moi,
c'était comme un vrai palais d'illusions. Il n'y avait réellement pas de
fin à ses détours et à ses incompréhensibles subdivisions. Il était
difficile, à un moment donné, de dire avec certitude lequel de ses deux
étages s'appuyait sur l'autre. D'une chambre à la chambre voisine, on
était toujours sûr de trouver trois ou quatre marches à monter ou à
descendre. Puis les corridors latéraux étaient innombrables,
inconcevables, tournaient et retournaient si souvent sur eux-mêmes que
nos idées les plus exactes, relativement à l'ensemble du bâtiment,
n'étaient pas très-différentes de celles à l'aide desquelles nous
essayons d'opérer sur l'infini. Durant les cinq ans de ma résidence, je
n'ai jamais été capable de déterminer avec précision dans quelle
localité lointaine était situé le petit dortoir qui m'était assigné en
commun avec dix-huit ou vingt autres écoliers_[51].
_La salle d'études était la plus vaste de toute la maison, et, je ne
pouvais m'empêcher de le penser, du monde entier. Elle était
très-longue, très-étroite, et sinistrement basse, avec des fenêtres en
ogive et un plafond en chêne. Dans son angle éloigné et inspirant la
terreur était une cellule carrée de huit ou dix pieds représentant le
sanctuaire où se tenait plusieurs heures durant notre principal, le
révérend docteur Brandsby. C'était une solide construction, avec une
porte massive que nous n'aurions jamais osé ouvrir en l'absence du
maître; nous aurions tous préféré mourir de_ la peine forte et dure_. À
d'autres angles étaient deux autres loges analogues, objets d'une
vénération beaucoup moins grande, il est vrai, mais toutefois d'une
frayeur assez considérable. L'une était la chaire du maître des études
classiques; l'autre, du maître d'anglais et de mathématiques. Répandus à
travers la salle et se croisant dans une irrégularité sans fin, étaient
d'innombrables bancs et des pupitres, noirs, anciens et usés par le
temps, désespérément écrasés sous des livres, bien étrillés et si bien
agrémentés de lettres initiales, de noms entiers, de figures grotesques,
et d'autres chefs-d'œuvre du couteau, qu'ils avaient entièrement perdu
la forme qui constituait leur pauvre individualité dans les anciens
jours. À une extrémité de la salle, un énorme baquet avec de l'eau, et,
à l'autre, une horloge d'une dimension stupéfiante._
_Enfermé dans les murs massifs de cette vénérable académie, je passai,
sans trop d'ennui et de dégoût, les années du troisième lustre de ma
vie. Le cerveau fécond de l'enfance n'exige pas d'incidents du monde
extérieur pour s'occuper ou s'amuser, et la monotonie sinistre en
apparence de l'école était remplie d'excitations plus intenses que ma
jeunesse hâtive n'en tira jamais de la luxure, ou que celles que ma
pleine maturité a demandées au crime. Encore faut-il croire que mon
premier développement mental eut quelque chose de peu commun, et même
quelque chose de tout à fait extra-commun. En général les événements de
la première existence laissent rarement sur l'humanité arrivée à l'âge
mûr une impression bien définie. Tout est ombre grise, tremblotant et
irrégulier souvenir, fouillis confus de plaisirs et de peines
fantasmagoriques. Chez moi, il n'en fut point ainsi. Il faut que j'aie
senti dans mon enfance avec l'énergie d'un homme ce que je trouve
maintenant estampillé sur ma mémoire en lignes aussi vivantes, aussi
profondes et aussi durables que les exergues des médailles
carthaginoises._
_Encore, comme faits (j'entends le mot faits dans le sens restreint des
gens du monde), quelle pauvre moisson pour le souvenir! Le réveil du
matin, le soir, l'ordre du coucher; les leçons à apprendre, les
récitations, les demi-congés périodiques et les promenades, la cour de
récréation avec ses querelles, ses passe-temps, ses intrigues, tout
cela, par une magie psychique depuis longtemps oubliée, était destiné à
envelopper un débordement de sensations, un monde riche d'incidents, un
univers d'émotions variées et d'excitations les plus passionnées et les
plus fiévreuses._ Oh! le beau temps que ce siècle de fer!
Que dites-vous de ce morceau? Le caractère de ce singulier homme ne se
révèle-t-il pas déjà un peu? Pour moi, je sens s'exhaler de ce tableau
de collège comme un parfum noir. J'y sens circuler le frisson des
premières années de la claustration. Les heures de cachot, le malaise de
l'enfance chétive et abandonnée, la terreur du maître, notre ennemi, la
haine des camarades tyranniques, la solitude du cœur, toutes ces
tortures du jeune âge, Edgar Poe ne les a pas éprouvées. Tant de sujets
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