Histoires extraordinaires - 25

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monde des idées, comme un mathématicien qui démontrerait devant des
élèves déjà très-forts, et qu'il monologuait beaucoup. De fait, c'était
une conversation essentiellement nourrissante. Il n'était pas _beau
parleur,_ et d'ailleurs saparole, comme ses écrits, avait horreur de la
convention; mais un vaste savoir, la connaissance de plusieurs langues,
de fortes études, des idées ramassées dans plusieurs pays faisaient de
cette parole un excellent enseignement. Enfin, c'était un homme à
fréquenter pour les gens qui mesurent leur amitié d'après le gain
spirituel qu'ils peuvent retirer d'une fréquentation. Mais il paraît que
Poe était fort peu difficile sur le choix de son auditoire. Que ses
auditeurs fussent capables de comprendre ses abstractions ténues, ou
d'admirer les glorieuses conceptions qui coupaient incessamment de leurs
lueurs le ciel sombre de son cerveau, il ne s'en inquiétait guère. Il
s'asseyait dans une taverne, à côté d'un sordide polisson, et lui
développait gravement les grandes lignes de son terrible livre, _Eureka_,
avec un sang-froid implacable, comme s'il eût dicté à un secrétaire, ou
disputé avec Kepler, Bacon ou Swedenborg. C'est là un trait particulier
de son caractère. Jamais homme ne s'affranchit plus complètement des
règles de la société, s'inquiéta moins des passants, et pourquoi,
certains jours, on le recevait dans les cafés de bas-étage, et pourquoi
on lui refusait l'entrée des endroits où boivent les _honnêtes gens_.
Jamais aucune société n'a absous ces choses-là, encore moins une
société anglaise ou américaine. Poe avait déjà son génie à se faire
pardonner; il avait fait dans _le Messager_ une chasse terrible à la
médiocrité; sa critique avait été disciplinaire et dure, comme celle
d'un homme supérieur et solitaire qui ne s'intéresse qu'aux idées. Il
vint un moment où il prit toutes les choses humaines en dégoût, et où la
métaphysique seule lui était de quelque chose. Poe, éblouissant par son
esprit son pays jeune et informe, choquant par ses mœurs des hommes qui
se croyaient ses égaux, devenait fatalement l'un des plus malheureux
écrivains. Les rancunes s'ameutèrent, la solitude se fit autour de lui.
À Paris, en Allemagne, il eût trouvé facilement des amis qui l'auraient
compris et soulagé; en Amérique, il fallait qu'il arrachât son pain.
Ainsi s'expliquent parfaitement l'ivrognerie et le changement perpétuel
de résidence. Il traversait la vie comme un Saharah, et changeait de
place comme un Arabe.
Mais il y a encore d'autres raisons: les douleurs profondes du ménage,
par exemple. Nous avons vu que sa jeunesse précoce avait été tout d'un
coup jetée dans les hasards de la vie. Poe fut presque toujours seul; de
plus, l'effroyable contention de son cerveau et l'âpreté de son travail
devaient lui faire trouver une volupté d'oubli dans le vin et les
liqueurs. Il tirait un soulagement de ce qui fait une fatigue pour les
autres. Enfin, rancunes littéraires, vertiges de l'infini, douleurs de
ménage, insultes de la misère, Poe fuyait tout dans le noir de
l'ivresse, comme dans le noir de la tombe; car il ne buvait pas en
gourmand, mais en barbare; à peine l'alcool avait-il touché ses lèvres,
qu'il allait se planter au comptoir, et il buvait coup sur coup, jusqu'à
ce que son bon Ange fût noyé, et ses facultés anéanties. Il est un fait
prodigieux, mais qui est attesté par toutes les personnes qui l'ont
connu, c'est que ni la pureté, ni le fini de son style ni la netteté de
sa pensée, ni son ardeur au travail et à des recherches difficiles ne
furent altérés par sa terrible habitude. La confection de la plupart de
ses bons morceaux a précédé ou suivi une de ses crises. Après
l'apparition d'_Eureka_, il s'adonna à la boisson avec fureur. À New
York, le matin même où la Revue Whig publiait _le Corbeau_, pendant que
le nom de Poe était dans toutes les bouches et que tout le monde se
disputait son poëme, il traversait Broadway[54] en battant les maisons
et en trébuchant.
L'ivrognerie littéraire est un des phénomènes les plus communs et les
plus lamentables de la vie moderne; mais peut-être y a-t-il bien des
circonstances atténuantes. Du temps de Saint-Amant, de Chapelle et de
Colletet, la littérature se soûlait aussi, mais joyeusement, en
compagnie de nobles et de grands qui étaient fort lettrés, et qui ne
craignaient pas le _cabaret_. Certaines dames ou demoiselles elles-mêmes
ne rougissaient pas d'aimer un peu le vin, comme le prouve l'aventure de
celle que sa servante trouva en compagnie de Chapelle, tous deux
pleurant à chaudes larmes, après souper, sur ce pauvre Pindare, mort par
la faute des médecins ignorants. Au XVIIIe siècle, la tradition
continue, mais s'altère un peu. L'école de Rétif boit, mais c'est déjà
une école de parias, un monde souterrain. Mercier, très-vieux, est
rencontré rue du Coq-Honoré; Napoléon est monté sur le XVIIIe siècle,
Mercier est un peu ivre, et il dit _qu'il ne vit plus que par
curiosité_[55]. Aujourd'hui, l'ivrognerie littéraire a pris un
caractère sombre et sinistre. Il n'y a plus de classe spécialement
lettrée qui se fasse honneur de frayer avec des hommes de lettres. Leurs
travaux absorbants et les haines d'école les empêchent de se réunir
entre eux. Quant aux femmes, leur éducation informe, leur incompétence
politique et littéraire empêchent beaucoup d'auteurs de voir en elles
autre chose que des ustensiles de ménage ou des objets de luxure. Le
dîner absorbé et l'animal satisfait, le poëte entre dans la vaste
solitude de sa pensée; quelquefois il est très-fatigué par le métier.
Que devenir alors? Puis son esprit s'accoutume à l'idée de sa force
invincible, et il ne peut plus résister à l'espérance de retrouver dans
la boisson les visions calmes ou effrayantes qui sont déjà ses vieilles
connaissances. C'est sans doute à la même transformation de mœurs, qui
a fait du monde lettré une classe à part, qu'il faut attribuer l'immense
consommation de tabac que fait la nouvelle littérature.

III
Je vais m'appliquer à donner une idée du caractère général qui domine
les œuvres d'Edgar Poe. Quant à faire une analyse de toutes, à moins
d'écrire un volume, ce serait chose impossible, car ce singulier homme,
malgré sa vie déréglée et diabolique, a beaucoup produit. Poe se
présente sous trois aspects: critique, poëte et romancier; encore dans
le romancier y a-t-il un philosophe.
Quand il fut appelé à la direction du _Messager littéraire du Sud_, il
fut stipulé qu'il recevrait 2 500 francs par an. En échange de ces
très-médiocres appointements, il devait se charger de la lecture et du
choix des morceaux destinés à composer le numéro du mois, et de la
rédaction de la partie dite _éditorial_, c'est-à-dire de l'analyse de
tous les ouvrages parus et de l'appréciation de tous les faits
littéraires. En outre, il donnait très-souvent une nouvelle ou un
morceau de poésie. Il fit ce métier pendant deux ans à peu près. Grâce à
son active direction et à l'originalité de sa critique, le _Messager
littéraire_ attira bientôt tous les yeux, j'ai là, devant moi, la
collection des numéros de ces deux années: la partie _éditorial_ est
considérable; les articles sont très longs. Souvent, dans le même
numéro, on trouve un compte rendu d'un roman, d'un livre de poésie, d'un
livre de médecine, de physique ou d'histoire. Tous sont faits avec le
plus grand soin, et dénotent chez leur auteur une connaissance des
différentes littératures et une aptitude scientifique qui rappelle les
écrivains français du XVIIIe siècle. Il paraît que pendant ses
précédentes misères, Edgar Poe avait mis son temps à profit et remué
bien des idées. Il y a là une collection remarquable d'appréciations
critiques des principaux auteurs anglais et américains, souvent des
mémoires français. D'où partait une idée, quelle était son origine, son
but, à quelle école elle appartenait, quelle était la méthode de
l'auteur, salutaire et dangereuse, tout cela était nettement, clairement
et rapidement expliqué. Si Poe attira fortement les yeux sur lui, il se
fit aussi beaucoup d'ennemis. Profondément pénétré de ses convictions,
il fit une guerre infatigable aux faux raisonnements, aux postiches
niais, aux solécismes, aux barbarismes et à tous les délits littéraires
qui se commettent journellement dans les journaux et les livres. De ce
côté-là, on n'avait rien à lui reprocher, il prêchait l'exemple; son
style est pur, adéquat à ses idées, et en rend l'empreinte exacte. Poe
est toujours correct. C'est un fait très-remarquable qu'un homme d'une
imagination aussi vagabonde et aussi ambitieuse soit en même temps si
amoureux des règles, et capable de studieuses analyses et de patientes
recherches. On eût dit une antithèse faite chair. Sa gloire de critique
nuisit beaucoup à sa fortune littéraire. Beaucoup de gens voulurent se
venger. Il n'est sorte de reproches qu'on ne lui ait plus tard jetés à
la figure, à mesure que son œuvre grossissait. Tout le monde connaît
cette longue kyrielle banale: immoralité, manque de tendresse, absence
de conclusions, extravagance, littérature inutile. Jamais la critique
française n'a pardonné à Balzac _le Grand homme de province à Paris_.
Comme poëte, Edgar Poe est un homme à part. Il représente presque à lui
seul le mouvement romantique de l'autre côté de l'Océan. Il est le
premier Américain qui, à proprement parler, ait fait de son style un
outil. Sa poésie, profonde et plaintive, est néanmoins ouvragée, pure,
correcte et brillante comme un bijou de cristal. On voit que malgré
leurs étonnantes qualités, qui les ont fait adorer des âmes tendres et
molles, MM. Alfred de Musset et Alphonse de Lamartine n'eussent pas été
de ses amis, s'il eût vécu parmi nous. Ils n'ont pas assez de volonté et
ne sont pas assez maîtres d'eux-mêmes. Edgar Poe aimait les rhythmes
compliqués, et, quelque compliqués qu'ils fussent, il y enfermait une
harmonie profonde. Il y a un petit poëme de lui, intitulé _les Cloches_,
qui est une véritable curiosité littéraire; traduisible, cela ne l'est
pas. _Le Corbeau_ eut un vaste succès. De l'aveu de MM. Longfellow et
Emerson, c'est une merveille. Le sujet en est mince, c'est une pure
œuvre d'art. Dans une nuit de tempête et de pluie, un étudiant entend
tapoter à sa fenêtre d'abord, puis à sa porte; il ouvre, croyant à une
visite. C'est un malheureux corbeau perdu qui a été attiré par la
lumière de la lampe. Ce corbeau apprivoisé a appris à parler chez un
autre maître, et le premier mot qui tombe par hasard du bec du sinistre
corbeau frappe juste un des compartiments de l'âme de l'étudiant, et en
fait jaillir une série de tristes pensées endormies: _une femme morte,
mille aspirations trompées, mille désirs déçus, une existence brisée,_
un fleuve de souvenirs qui se répand dans la nuit froide et désolée. Le
ton est grave et quasi-surnaturel, comme les pensées de l'insomnie; les
vers tombent un à un, comme des larmes monotones. Dans _le Pays des
Songes, the Dreamland_, il a essayé de peindre la succession des rêves
et des images fantastiques qui assiègent l'âme quand l'œil du corps est
fermé. D'autres morceaux tels _qu'Ulalume, Annabel Lee,_ jouissent d'une
égale célébrité. Mais le bagage poétique d'Edgar Poe est mince. Sa
poésie, condensée et laborieuse, lui coûtait sans doute beaucoup de
peine, et il avait trop souvent besoin d'argent pour se livrer à cette
voluptueuse et infructueuse douleur.
Comme nouvelliste et romancier, Edgar Poe est unique dans son genre,
comme Maturin, Balzac, Hoffmann, chacun dans le sien. Les différents
morceaux qu'il a éparpillés dans les _Revues_ ont été réunis en deux
faisceaux, l'un _Tales of the grotesque and arabesque_, l'autre, _Edgar
A. Poe's Tales,_ édition Wiley et Putnam. Cela fait un total de
soixante-douze morceaux à peu près. Il y a là-dedans des bouffonneries
violentes, du grotesque pur, des aspirations effrénées vers l'infini, et
une grande préoccupation du magnétisme. La petite édition des contes a
eu un grand succès à Paris comme en Amérique, parce qu'elle contient des
choses très-dramatiques, mais d'un dramatique tout particulier.
Je voudrais pouvoir caractériser d'une manière très-brève et très-sûre
la littérature de Poe, car c'est une littérature toute nouvelle. Ce qui
lui imprime un caractère essentiel et la distingue entre toutes, c'est,
qu'on me pardonne ces mots singuliers, le conjecturisme et le
probabilisme. On peut vérifier mon assertion sur quelques-uns de ses
sujets.
_Le Scarabée d'or_: analyse des moyens successifs à employer pour
deviner un cryptogramme, avec lequel on peut découvrir un trésor enfoui:
Je ne puis m'empêcher de penser avec douleur que l'infortuné E. Poe a dû
plus d'une fois rêver aux moyens de découvrir des trésors. Que
l'explication de cette méthode, qui fait la curieuse et littéraire
spécialité de certains secrétaires de police, est logique et lucide! Que
la description du trésor est belle, et comme on en reçoit une bonne
sensation de chaleur et d'éblouissement! Car on le trouve, le trésor!
_ce n'était point un rêve_, comme il arrive généralement dans tous ces
romans, où l'auteur vous réveille brutalement après avoir excité votre
esprit par des espérances apéritives; cette fois, c'est un trésor _vrai_,
et le déchiffreur l'a bien gagné. En voici le compte exact: en monnaie,
quatre cent cinquante mille dollars, pas un atome d'argent, tout en or,
et d'une date très-ancienne; les pièces très-grandes et très-pesantes,
inscriptions illisibles; cent dix diamants, dix-huit rubis, trois cent
dix émeraudes, vingt et un saphirs, et une opale; deux cents bagues et
boucles d'oreilles massives, une trentaine de chaînes,
quatre-vingt-trois crucifix, cinq encensoirs, un énorme bol à punch en
or avec feuilles de vigne et bacchantes, deux poignées d'épée, cent
quatre-vingt-dix-sept montres ornées de pierreries. Le contenu du coffre
est d'abord évalué à un million et demi de dollars, mais la vente des
bijoux porte le total au delà. La description de ce trésor donne des
vertiges de grandeur et des ambitions de bienfaisance. Il y avait,
certes, dans le coffre enfoui, par le pirate Kidd de quoi soulager bien
des désespoirs inconnus.
_Le Maelslrom_: ne pourrait-on pas descendre dans un gouffre dont on n'a
pas encore trouvé le fond, en étudiant d'une manière nouvelle les lois
de la pesanteur?
_L'Assassinat de la rue Morgue_ pourrait en remontrer à des juges
d'instruction. Un assassinat a été commis. Comment? par qui? Il y a dans
cette affaire des faits inexplicables et contradictoires. La police
jette sa langue aux chiens. Un homme se présente qui va refaire
l'instruction par amour de l'art.
Par une concentration extrême de sa pensée, et par l'analyse successive
de tous les phénomènes de son entendement, il est parvenu, à surprendre
la loi de la génération des idées. Entre une parole et une autre, entre
deux idées tout à fait étrangères en apparence, il peut rétablir toute
la série intermédiaire, et combler aux yeux éblouis la lacune des idées
non exprimées et presque inconscientes. Il a étudié profondément tous
les possibles et tous les enchaînements probables des faits. Il remonte
d'induction en induction, et arrive à démontrer péremptoirement que
c'est un singe qui a fait le crime.
La _Révélation magnétique_: le point de départ de l'auteur a évidemment
été celui-ci: ne pourrait-on pas, à l'aide de la force inconnue dite
fluide magnétique, découvrir la loi qui régit les mondes ultérieurs? Le
début est plein de grandeur et de solennité. Le médecin a endormi son
malade seulement pour le soulager. «Que pensez-vous de votre mal?—J'en
mourrai.—Cela vous cause-t-il du chagrin?—Non.» Le malade se plaint
qu'on l'interroge mal. «Dirigez-moi, dit le médecin.—Commencez par le
commencement.—Qu'est-ce que le commencement?—_(À voix très-basse.)_
C'est DIEU.—Dieu est-il esprit?—Non.—Est-il donc matière?—Non.»
Suit une très-vaste théorie de la matière, des gradations de la matière
et de la hiérarchie des êtres. J'ai publié ce morceau dans un des
numéros de la _Liberté de penser_, en 1848.
Ailleurs, voici le récit d'une âme qui vivait sur une planète disparue.
Le point de départ a été: peut-on, par voie d'induction et d'analyse,
deviner quels seraient les phénomènes physiques et moraux chez les
habitants d'un monde dont s'approcherait une comète homicide?
D'autres fois, nous trouverons du fantastique pur, moulé sur nature, et
sans explication, à la manière d'Hoffmann; _l'Homme des foules_ se
plonge sans cesse au sein de la foule; il nage avec délices dans l'océan
humain. Quand descend le crépuscule plein d'ombres et de lumières
tremblantes, il fuit les quartiers pacifiés, et recherche avec ardeur
ceux où grouille vivement la matière humaine. À mesure que le cercle de
la lumière et de la vie se rétrécit, il en cherche le centre avec
inquiétude; comme les hommes du déluge, il se cramponne désespérément
aux derniers points culminants de l'agitation politique. Et voilà tout.
Est-ce un criminel qui a horreur de la solitude? Est-ce un imbécile qui
ne peut pas se supporter lui-même?
Quel est l'auteur parisien un peu lettré qui n'a pas lu _le Chat noir_?
Là, nous trouvons des qualités d'un ordre différent. Comme ce terrible
poëme du crime commence d'une manière douce et innocente! «Ma femme et
moi nous fûmes unis par une grande communauté de goûts, et par notre
bienveillance pour les animaux; nos parents nous avaient légué cette
passion. Aussi notre maison ressemblait à une ménagerie; nous avions
chez nous des bêtes de toute espèce.» Leurs affaires se dérangent. Au
lieu d'agir, l'homme s'enferme dans la rêverie noire de la taverne. Le
beau chat noir, l'aimable Pluton, qui se montrait jadis si prévenant
quand le maître rentrait, a pour lui moins d'égards et de caresses; on
dirait même qu'il le fuit et qu'il flaire les dangers de l'eau-de-vie et
du genièvre. L'homme est offensé. Sa tristesse, son humeur taciturne et
solitaire augmentent avec l'habitude du poison. Que la vie sombre de la
taverne, que les heures silencieuses de l'ivresse morne sont bien
décrites! Et pourtant c'est rapide et bref. Le reproche muet du chat
l'irrite de plus en plus. Un soir, pour je ne sais quel motif, il saisit
la bête, tire son canif et lui extirpe un œil. L'animal borgne et
sanglant le fuira désormais, et sa haine s'en accroîtra. Enfin il le
pend et l'étrangle. Ce passage mérite d'être cité.
_Cependant le chat guérit lentement. L'orbite de l'œil perdu
présentait, il est vrai, un spectacle effrayant; toutefois, il ne
paraissait plus souffrir. Il parcourait la maison comme à l'ordinaire,
mais, ainsi que cela devait être, il se sauvait dans une terreur extrême
à mon approche. Il me restait assez de cœur pour que je m'affligeasse
d'abord de cette aversion évidente d'une créature qui m'avait tant aimé.
Ce sentiment céda bientôt à l'irritation; et puis vint, pour me conduire
à une chute finale et irrévocable, l'esprit de perversité. De cette
force, la philosophie ne tient aucun compte. Cependant, aussi fermement
que je crois à l'existence de mon âme, je crois que la perversité est
une des impulsions primitives du cœur humain, l'une des facultés ou
sentiments primaires, indivisibles, qui constituent le caractère de
l'homme.—Qui n'a pas cent fois commis une action folle ou vile, par la
seule raison qu'il savait devoir s'en abstenir? N'avons-nous pas une
inclination perpétuelle, en dépit de notre jugement, à violer ce qui est
la loi, seulement parce que nous savons que c'est la loi? Cet esprit de
perversité, dis-je, causa ma dernière chute. Ce fut ce désir insondable
que l'âme éprouve de s'affliger elle-même,—de violenter sa propre
nature,—de faire mal pour le seul amour du mal,—qui me poussa à
continuer, et enfin à consommer la torture que j'avais infligée à cette
innocente bête. Un matin, de sang-froid, j'attachai une corde à son cou,
et je le pendis à une branche d'arbre.—Je le pendis en versant
d'abondantes larmes et le cœur plein du remords le plus amer;—je le
pendis,_ parce que _je savais qu'il m'avait aimé et_ parce que _je
sentais qu'il ne m'avait donné aucun sujet de colère;—je le pendis,
parce que je savais qu'en faisant ainsi je commettais un crime, un péché
mortel qui mettait en péril mon âme immortelle, au point de la placer,
si une telle chose était possible, hors de la sphère de la miséricorde
infinie du Dieu très-miséricordieux et très-terrible._
Un incendie achève de ruiner les deux époux, qui se réfugient dans un
pauvre quartier. L'homme boit toujours. Sa maladie fait d'effroyables
progrès, «_car quelle maladie est comparable à l'alcool_.» Un soir, il
aperçoit sur un des tonneaux du cabaret un fort beau chat noir,
exactement semblable au sien. L'animal se laisse approcher et lui rend
ses caresses. Il l'emporte pour consoler sa femme. Le lendemain on
découvre que le chat est borgne, et du même œil. Cette fois-ci, c'est
l'amitié de l'animal qui l'exaspérera lentement; sa fatigante
obséquiosité lui fait l'effet d'une vengeance, d'une ironie, d'un
remords incarné dans une bête mystérieuse. Il est évident que la tête du
malheureux est troublée. Un soir, comme il descendait à la cave avec sa
femme pour une besogne de ménage, le fidèle chat qui les accompagne
s'embarrasse dans ses jambes en le frôlant. Furieux, il veut s'élancer
sur lui; sa femme se jette au devant; il l'étend d'un coup de hache.
Comment fait-on disparaître un cadavre, telle est sa première pensée. La
femme est mise dans le mur, convenablement recrépi et bouché avec du
mortier sali habilement. Le chat a fui. «Il a compris ma colère, et a
jugé qu'il était prudent de s'esquiver.» Notre homme dort du sommeil des
justes, et le matin, au soleil levant, sa joie et son allégement sont
immenses de ne pas sentir son réveil assassiné par les caresses odieuses
de la bête. Cependant, la justice a fait plusieurs perquisitions chez
lui, et les magistrats découragés vont se retirer, quand tout à coup:
«Vous oubliez la cave, Messieurs», dit-il. On visite la cave, et comme
ils remontent les marches sans avoir trouvé aucun indice accusateur,
«voilà que, pris d'une idée diabolique et d'une exaltation d'orgueil
inouïe, je m'écriai: beau mur! belle construction, en vérité! On ne fait
plus de caves pareilles! Et ce disant, je frappai le mur de ma canne à
l'endroit même où était cachée la victime». Un cri profond, lointain,
plaintif se fait entendre; l'homme s'évanouit; la justice s'arrête, abat
le mur, le cadavre tombe en avant, et un chat effrayant, moitié poil,
moitié plâtre, s'élance avec son œil unique, sanglant et fou.
Ce ne sont pas seulement les probabilités et les possibilités qui ont
fortement allumé l'ardente curiosité de Poe, mais aussi les maladies de
l'esprit. _Bérénice_ est un admirable échantillon dans ce genre; quelque
invraisemblable et outrée que ma sèche analyse la fasse paraître, je
puis affirmer au lecteur que rien n'est plus logique et possible que
cette affreuse histoire. Egaeus et Bérénice sont cousins; Egaeus, pâle,
acharné à la théosophie, chétif et abusant des forces de son esprit pour
l'intelligence des choses abstruses; Bérénice, folle et joyeuse,
toujours en plein air dans les bois et les jardins, admirablement belle,
d'une beauté lumineuse et charnelle. Bérénice est attaquée d'une maladie
mystérieuse et horrible désignée quelque part sous le nom assez bizarre
de _distorsion de personnalité_. On dirait qu'il est question
d'hystérie. Elle subit aussi quelques attaques d'épilepsie, fréquemment
suivies de léthargie, tout à fait semblables à la mort, et dont le
réveil est généralement brusque et soudain. Cette admirable beauté s'en
va, pour ainsi dire, en dissolution. Quant à Egaeus, sa maladie, pour
parler, dit-il, le langage du vulgaire, est encore plus bizarre. Elle
consiste dans une exagération de la puissance méditative, une irritation
morbide des facultés _attentives._ «Perdre de longues heures les yeux
attachés à une phrase vulgaire, rester absorbé une grande journée d'été
dans la contemplation d'une ombre sur le parquet, m'oublier une nuit
entière à surveiller la flamme droite d'une lampe ou les braises du
foyer, répéter indéfiniment un mot vulgaire jusqu'à ce que le son cessât
d'apporter à mon esprit une idée distincte, perdre tout sentiment de
l'existence physique dans une immobilité obstinée, telles étaient
quelques-unes des aberrations dans lesquelles m'avait jeté une condition
intellectuelle qui, si elle n'est pas sans exemple, appelle certainement
l'étude et l'analyse.» Et il prend bien soin de nous faire remarquer que
ce n'est pas là l'exagération de la rêverie commune à tous les hommes;
car le rêveur prend un objet intéressant pour point de départ, il roule
de déduction en déduction, et, après une longue journée de rêverie, la
cause première est tout à fait envolée, l'_incitamentum_ a disparu. Dans
le cas d'Egaeus, c'est le contraire. L'objet est invariablement puéril;
mais, à travers le milieu d'une contemplation violente, il prend une
importance de réfraction. Peu de déductions, point de méditations
agréables; et, à la fin, la cause première, bien loin d'être hors de
vue, a conquis un intérêt surnaturel, elle a pris une grosseur anormale
qui est le caractère distinctif de cette maladie.
Egaeus va épouser sa cousine. Au temps de son incomparable beauté, il ne
lui a jamais adressé un seul mot d'amour; mais il éprouve pour elle une
grande amitié et une grande pitié. D'ailleurs, n'a-t-elle pas l'immense
attrait d'un problème? Et, comme il l'avoue, _dans l'étrange anomalie de
son existence, les sentiments ne lui sont jamais venus du cœur, et les
passions lui sont toujours venues de l'esprit_. Un soir, dans la
bibliothèque, Bérénice se trouve devant lui. Soit qu'il ait l'esprit
troublé, soit par l'effet du crépuscule, il la voit plus grande que de
coutume. Il contemple longtemps sans dire un mot ce fantôme aminci qui,
dans une douloureuse coquetterie de femme enlaidie, essaye un sourire,
un sourire qui veut dire: Je suis bien changée, n'est-ce pas? Et alors
elle montre entre ses pauvres lèvres tortillées toutes ses dents. «Plût
à Dieu que je ne les eusse jamais vues, ou que, les ayant vues, je fusse
mort!»
Voilà les dents installées dans la tête de l'homme. Deux jours et une
nuit il reste cloué à la même place, avec les dents flottantes autour de
lui. Les dents sont daguerréotypées dans son cerveau, longues, étroites,
comme des dents de cheval mort; pas une tache, pas une crénelure, pas
une pointe ne lui a échappé. Il frissonne d'horreur quand il s'aperçoit
qu'il en est venu à leur attribuer une faculté de sentiment et une
puissance d'expression morale indépendante même des lèvres. «On disait
de Mlle Sallé _que tous ses pas étaient des sentiments_, et de Bérénice,
je croyais plus sérieusement que toutes ses dents étaient des idées.»
Vers la fin du second jour, Bérénice est morte; Egaeus n'ose pas refuser
d'entrer dans la chambre funèbre et de dire un dernier adieu à la
dépouille de sa cousine. La bière a été déposée sur le lit. Les lourdes
courtines du lit qu'il soulève retombent sur ses épaules et l'enferment
dans la plus étroite communion avec la défunte. Chose singulière, un
bandeau qui entourait les joues s'est dénoué. Les dents reluisent
implacablement blanches et longues. Il s'arrache du lit avec énergie, et
se sauve épouvanté.
Depuis lors, les ténèbres se sont amoncelées dans son esprit, et le
récit devient trouble et confus. Il se retrouve dans la bibliothèque à
une table, avec une lampe, un livre ouvert devant lui, et ses yeux
tressaillent en tombant sur cette phrase: _Dicebant mihi sodales, si
sepulchrum amicae visitarem, curas meas aliquantulum fore levatas._ À
côté, une boîte d'ébène. Pourquoi cette boîte d'ébène? N'est-ce pas
celle du médecin de la famille? Un domestique entre pâle et troublé; il
parle bas et mal. Cependant il est question dans ses phrases
entrecoupées de violation de sépulture, de grands cris qu'on aurait
entendus, d'un cadavre encore chaud et palpitant qu'on aurait trouvé au
bord de sa fosse tout sanglant et tout mutilé. Il montre à Egaeus ses
vêtements; ils sont terreux et sanglants. Il le prend par la main; elle
porte des empreintes singulières, des déchirures d'ongles. Il dirige son
attention sur un outil qui repose contre le mur. C'est une bêche. Avec
un cri effroyable Egaeus saute sur la boîte; mais dans sa faiblesse et
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