Histoires extraordinaires - 05

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dans le treillage une prise solide. Il aurait pu dès lors, en lâchant la
chaîne, en assurant bien ses pieds contre le mur et en s'élançant
vivement, tomber dans la chambre, et attirer violemment le volet avec
lui de manière à le fermer,—en supposant, toutefois, la fenêtre ouverte
à ce moment-là.
«Remarquez bien, je vous prie, que j'ai parlé d'une énergie très-peu
commune, nécessaire pour réussir dans une entreprise aussi difficile,
aussi hasardeuse. Mon but est de vous prouver d'abord que la chose a pu
se faire,—en second lieu et _principalement_, d'attirer votre attention
sur le caractère _très-extraordinaire_, presque surnaturel, de l'agilité
nécessaire pour l'accomplir.
«Vous direz sans doute, en vous servant de la langue judiciaire, que,
pour donner ma preuve _a fortiori_, je devrais plutôt _sous-évaluer_
l'énergie nécessaire dans ce cas que réclamer son exacte estimation.
C'est peut-être la pratique des tribunaux, mais cela ne rentre pas dans
les us de la raison. Mon objet final, c'est la vérité. Mon but actuel,
c'est de vous induire à rapprocher cette énergie tout à fait insolite de
cette voix particulière, de cette voix aiguë (ou âpre), de cette voix
saccadée, dont la nationalité n'a pu être constatée par l'accord de deux
témoins, et dans laquelle personne n'a saisi de mots articulés, de
syllabisation.»
À ces mots, une conception vague et embryonnaire de la pensée de Dupin
passa dans mon esprit. Il me semblait être sur la limite de la
compréhension sans pouvoir comprendre; comme les gens qui sont
quelquefois sur le bord du souvenir, et qui cependant ne parviennent pas
à se rappeler. Mon ami continua son argumentation:
«Vous voyez, dit-il, que j'ai transporté la question du mode de sortie
au mode d'entrée. Il était dans mon plan de démontrer qu'elles se sont
effectuées de la même manière et sur le même point. Retournons
maintenant dans l'intérieur de la chambre. Examinons toutes les
particularités. Les tiroirs de la commode, dit-on, ont été mis au
pillage, et cependant on y a trouvé plusieurs articles de toilette
intacts. Cette conclusion est absurde; c'est une simple conjecture,—une
conjecture passablement niaise, et rien de plus. Comment pouvons-nous
savoir que les articles trouvés dans les tiroirs ne représentent pas
tout ce que les tiroirs contenaient? Mme l'Espanaye et sa fille menaient
une vie excessivement retirée, ne voyaient pas le monde, sortaient
rarement, avaient donc peu d'occasions de changer de toilette. Ceux
qu'on a trouvés étaient au moins d'aussi bonne qualité qu'aucun de ceux
que possédaient vraisemblablement ces dames. Et si un voleur en avait
pris quelques-uns, pourquoi n'aurait-il pas pris les
meilleurs,—pourquoi ne les aurait-il pas tous pris? Bref, pourquoi
aurait-il abandonné les quatre mille francs en or pour s'empêtrer d'un
paquet de linge? L'or a été abandonné. La presque totalité de la somme
désignée par le banquier Mignaud a été trouvée sur le parquet, dans les
sacs. Je tiens donc à écarter de votre pensée l'idée saugrenue d'un
_intérêt_, idée engendrée dans le cerveau de la police par les
dépositions qui parlent d'argent délivré à la porte même de la maison.
Des coïncidences dix fois plus remarquables que celle-ci (la livraison
de l'argent et le meurtre commis trois jours après sur le propriétaire)
se présentent dans chaque heure de notre vie sans attirer notre
attention, même une minute. En général, les coïncidences sont de grosses
pierres d'achoppement dans la route de ces pauvres penseurs mal éduqués
qui ne savent pas le premier mot de la théorie des probabilités, théorie
à laquelle le savoir humain doit ses plus glorieuses conquêtes et ses
plus belles découvertes. Dans le cas présent, si l'or avait disparu, le
fait qu'il avait été délivré trois jours auparavant créerait quelque
chose de plus qu'une coïncidence. Cela corroborerait l'idée d'intérêt.
Mais, dans les circonstances réelles où nous sommes placés, si nous
supposons que l'or a été le mobile de l'attaque, il nous faut supposer
ce criminel assez indécis et assez idiot pour oublier à la fois son or
et le mobile qui l'a fait agir.
«Mettez donc bien dans votre esprit les points sur lesquels j'ai attiré
votre attention,—cette voix particulière, cette agilité sans pareille,
et cette absence frappante d'intérêt dans un meurtre aussi
singulièrement atroce que celui-ci.—Maintenant, examinons la boucherie
en elle-même. Voilà une femme étranglée par la force des mains, et
introduite dans une cheminée, la tête en bas. Des assassins ordinaires
n'emploient pas de pareils procédés pour tuer. Encore moins cachent-ils
ainsi les cadavres de leurs victimes. Dans cette façon de fourrer le
corps dans la cheminée, vous admettrez qu'il y a quelque chose
d'excessif et de bizarre,—quelque chose d'absolument inconciliable avec
tout ce que nous connaissons en général des actions humaines, même en
supposant que les auteurs fussent les plus pervertis des hommes. Songez
aussi quelle force prodigieuse il a fallu pour pousser ce corps dans une
pareille ouverture, et l'y pousser si puissamment, que les efforts
réunis de plusieurs personnes furent à peine suffisants pour l'en
retirer.
«Portons maintenant notre attention sur d'autres indices de cette
vigueur merveilleuse. Dans le foyer, on a trouvé des mèches de
cheveux,—des mèches très-épaisses de cheveux gris. Ils ont été arrachés
avec leurs racines. Vous savez quelle puissante force il faut pour
arracher seulement de la tête vingt ou trente cheveux à la fois. Vous
avez vu les mèches en question aussi bien que moi. À leurs racines
grumelées—affreux spectacle!—adhéraient des fragments de cuir
chevelu,—preuve certaine de la prodigieuse puissance qu'il a fallu
déployer pour déraciner peut-être cinq cent mille cheveux d'un seul
coup.
«Non seulement le cou de la vieille dame était coupé, mais la tête
absolument séparée du corps: l'instrument était un simple rasoir. Je
vous prie de remarquer cette férocité _bestiale_. Je ne parle pas des
meurtrissures du corps de Mme l'Espanaye; M. Dumas et son honorable
confrère, M. Étienne, ont affirmé qu'elles avaient été produites par un
instrument contondant; et en cela ces messieurs furent tout à fait dans
le vrai. L'instrument contondant a été évidemment le pavé de la cour sur
laquelle la victime est tombée de la fenêtre qui donne sur le lit. Cette
idée, quelque simple qu'elle apparaisse maintenant, a échappé à la
police par la même raison qui l'a empêchée de remarquer la largeur des
volets; parce que, grâce à la circonstance des clous, sa perception
était hermétiquement bouchée à l'idée que les fenêtres eussent jamais pu
être ouvertes.
«Si maintenant,—subsidiairement,—vous avez convenablement réfléchi au
désordre bizarre de la chambre, nous sommes allés assez avant pour
combiner les idées d'une agilité merveilleuse, d'une férocité bestiale,
d'une boucherie sans motif, d'une _grotesquerie_ dans l'horrible
absolument étrangère à l'humanité, et d'une voix dont l'accent est
inconnu à l'oreille d'hommes de plusieurs nations, d'une voix dénuée de
toute syllabisation distincte et intelligible. Or, pour vous, qu'en
ressort-il? Quelle impression ai-je faite sur votre imagination?»
Je sentis un frisson courir dans ma chair quand Dupin me fit cette
question.
—Un fou, dis-je, aura commis ce meurtre,—quelque maniaque furieux
échappé à une maison de santé du voisinage.
—Pas trop mal, répliqua-t-il, votre idée est presque applicable. Mais
les voix des fous, même dans leurs plus sauvages paroxysmes, ne se sont
jamais accordées avec ce qu'on dit de cette singulière voix entendue
dans l'escalier. Les fous font partie d'une nation quelconque, et leur
langage, pour incohérent qu'il soit dans les paroles, est toujours
syllabifié. En outre, le cheveu d'un fou ne ressemble pas à celui que je
tiens maintenant dans ma main. J'ai dégagé cette petite touffe des
doigts rigides et crispés de Mme l'Espanaye. Dites-moi ce que vous en
pensez.
—Dupin! dis-je, complètement bouleversé, ces cheveux sont bien
extraordinaires,—ce ne sont pas là des cheveux humains!
—Je n'ai pas affirmé qu'ils fussent tels, dit-il; mais, avant de nous
décider sur ce point, je désire que vous jetiez un coup d'œil sur le
petit dessin que j'ai tracé sur ce bout de papier. C'est un _fac-similé_
qui représente ce que certaines dépositions définissent les
_meurtrissures noirâtres et les profondes marques d'ongles_ trouvées sur
le cou de Mlle l'Espanaye, et que MM. Dumas et Étienne appellent _une
série de taches livides, évidemment causées par l'impression des
doigts._
—Vous voyez, continua mon ami en déployant le papier sur la table, que
ce dessin donne l'idée d'une poigne solide et ferme. Il n'y a pas
d'apparence que les doigts aient glissé. Chaque doigt a gardé, peut-être
jusqu'à la mort de la victime, la terrible prise qu'il s'était faite, et
dans laquelle il s'est moulé. Essayez maintenant de placer tous vos
doigts, en même temps, chacun dans la marque analogue que vous voyez.
J'essayai, mais inutilement.
—Il est possible, dit Dupin, que nous ne fassions pas cette expérience
d'une manière décisive. Le papier est déployé sur une surface plane, et
la gorge humaine est cylindrique. Voici un rouleau de bois dont la
circonférence est à peu près celle d'un cou. Étalez le dessin tout
autour, et recommencez l'expérience.
J'obéis; mais la difficulté fut encore plus évidente que la première
fois.
—Ceci, dis-je, n'est pas la trace d'une main humaine.
—Maintenant, dit Dupin, lisez ce passage de Cuvier.
C'était l'histoire minutieuse, anatomique et descriptive, du grand
orang-outang fauve des îles de l'Inde orientale. Tout le monde connaît
suffisamment la gigantesque stature, la force et l'agilité prodigieuses,
la férocité sauvage et les facultés d'imitation de ce mammifère. Je
compris d'un seul coup tout l'horrible du meurtre.
—La description des doigts, dis-je, quand j'eus fini la lecture,
s'accorde parfaitement avec le dessin. Je vois qu'aucun animal,—excepté
un orang-outang, et de l'espèce en question,—n'aurait pu faire des
marques telles que celles que vous avez dessinées. Cette touffe de poils
fauves est aussi d'un caractère identique à celui de l'animal de Cuvier.
Mais je ne me rends pas facilement compte des détails de cet effroyable
mystère. D'ailleurs, on a entendu _deux_ voix se disputer, et l'une
d'elles était incontestablement la voix d'un Français.
—C'est vrai; et vous vous rappellerez une expression attribuée presque
unanimement à cette voix,—l'expression _Mon Dieu_! Ces mots, dans les
circonstances présentes, ont été caractérisés par l'un des témoins
(Montani, le confiseur) comme exprimant un reproche et une remontrance.
C'est donc sur ces deux mots que j'ai fondé l'espérance de débrouiller
complètement l'énigme. Un Français a eu connaissance du meurtre. Il est
possible,—il est même plus que probable qu'il est innocent de toute
participation à cette sanglante affaire. L'orang-outang a pu lui
échapper. Il est possible qu'il ait suivi sa trace jusqu'à la chambre,
mais que, dans les circonstances terribles qui ont suivi, il n'ait pu
s'emparer de lui. L'animal est encore libre. Je ne poursuivrai pas ces
conjectures, je n'ai pas le droit d'appeler ces idées d'un autre nom,
puisque les ombres de réflexions qui leur servent de base sont d'une
profondeur à peine suffisante pour être appréciées par ma propre raison,
et que je ne prétendrais pas qu'elles fussent appréciables pour une
autre intelligence. Nous les nommerons donc des conjectures, et nous ne
les prendrons que pour telles. Si le Français en question est, comme je
le suppose, innocent de cette atrocité, cette annonce que j'ai laissée
hier au soir, pendant que nous retournions au logis dans les bureaux du
journal _le Monde_ (feuille consacrée aux intérêts maritimes, et très
recherchée par les marins), l'amènera chez nous.
Il me tendit un papier, et je lus:
_AVIS.—On a trouvé dans le bois de Boulogne, le matin du... courant
(c'était le matin de l'assassinat), de fort bonne heure, un énorme
orang-outang fauve de l'espèce de Bornéo. Le propriétaire (qu'on sait
être un marin appartenant à l'équipage d'un navire maltais) peut
retrouver l'animal, après en avoir donné un signalement satisfaisant et
remboursé quelques frais à la personne qui s'en est emparée et qui l'a
gardé. S'adresser rue..., n°..., faubourg Saint-Germain, au troisième._
—Comment avez-vous pu, demandai-je à Dupin, savoir que l'homme était un
marin, et qu'il appartenait à un navire maltais?
—Je ne le sais pas, dit-il, je n'en suis pas sûr. Voici toutefois un
petit morceau de ruban qui, si j'en juge par sa forme et son aspect
graisseux a évidemment servi à nouer les cheveux en une de ces longues
queues qui rendent les marins si fiers et si farauds. En outre, ce nœud
est un de ceux que peu de personnes savent faire, excepté les marins, et
il est particulier aux Maltais. J'ai ramassé le ruban au bas de la
chaîne du paratonnerre. Il est impossible qu'il ait appartenu à l'une
des deux victimes. Après tout, si je me suis trompé en induisant de ce
ruban que le Français est un marin appartenant à un navire maltais, je
n'aurai fait de mal à personne avec mon annonce. Si je suis dans
l'erreur, il supposera simplement que j'ai été fourvoyé par quelque
circonstance dont il ne prendra pas la peine de s'enquérir. Mais, si je
suis dans le vrai, il y a un grand point de gagné. Le Français, qui a
connaissance du meurtre, bien qu'il en soit innocent, hésitera
naturellement à répondre à l'annonce,—à réclamer son orang-outang. Il
raisonnera ainsi: «Je suis innocent; je suis pauvre; mon orang-outang
est d'un grand prix;—c'est presque une fortune dans une situation comme
la mienne;—pourquoi le perdrais-je par quelques niaises appréhensions
de danger? Le voilà, il est sous ma main. On l'a trouvé dans le bois de
Boulogne,—à une grande distance du théâtre du meurtre. Soupçonnera-t-on
jamais qu'une bête brute ait pu faire le coup? La police est
dépistée,—elle n'a pu retrouver le plus petit fil conducteur. Quand
même on serait sur la piste de l'animal, il serait impossible de me
prouver que j'aie eu connaissance de ce meurtre, ou de m'incriminer en
raison de cette connaissance. Enfin, et avant tout, je suis connu. Le
rédacteur de l'annonce me désigne comme le propriétaire de la bête. Mais
je ne sais pas jusqu'à quel point s'étend sa certitude. Si j'évite de
réclamer une propriété d'une aussi grosse valeur, qui est connue pour
m'appartenir, je puis attirer sur l'animal un dangereux soupçon. Ce
serait de ma part une mauvaise politique d'appeler l'attention sur moi
ou sur la bête. Je répondrai décidément à l'avis du journal, je
reprendrai mon orang-outang, et je l'enfermerai solidement jusqu'à ce
que cette affaire soit oubliée.»
En ce moment, nous entendîmes un pas qui montait l'escalier.
—Apprêtez-vous, dit Dupin, prenez vos pistolets, mais ne vous en servez
pas,—ne les montrez pas avant un signal de moi.
On avait laissé ouverte la porte cochère, et le visiteur était entré
sans sonner et avait gravi plusieurs marches de l'escalier. Mais on eût
dit maintenant qu'il hésitait. Nous l'entendions redescendre. Dupin se
dirigea vivement vers la porte, quand nous l'entendîmes qui remontait.
Cette fois, il ne battit pas en retraite, mais s'avança délibérément et
frappa à la porte de notre chambre.
—Entrez, dit Dupin d'une voix gaie et cordiale.
Un homme se présenta. C'était évidemment un marin,—un grand, robuste et
musculeux individu, avec une expression d'audace de tous les diables qui
n'était pas du tout déplaisante. Sa figure, fortement hâlée, était plus
qu'à moitié cachée par les favoris et les moustaches. Il portait un gros
bâton de chêne, mais ne semblait pas autrement armé. Il nous salua
gauchement, et nous souhaita le bonsoir avec un accent français qui,
bien que légèrement bâtardé de suisse, rappelait suffisamment une
origine parisienne.
—Asseyez-vous, mon ami, dit Dupin; je suppose que vous venez pour votre
orang-outang. Sur ma parole, je vous l'envie presque; il est
remarquablement beau et c'est sans doute une bête d'un grand prix. Quel
âge lui donnez-vous bien?
Le matelot aspira longuement, de l'air d'un homme qui se trouve soulagé
d'un poids intolérable, et répliqua d'une voix assurée:
—Je ne saurais trop vous dire; cependant, il ne peut guère avoir plus
de quatre ou cinq ans. Est-ce que vous l'avez ici?
—Oh! non; nous n'avions pas de lieu commode pour l'enfermer. Il est
dans une écurie de manège près d'ici, rue Dubourg. Vous pourrez l'avoir
demain matin. Ainsi vous êtes en mesure de prouver votre droit de
propriété?
—Oui, monsieur, certainement.
—Je serais vraiment peiné de m'en séparer, dit Dupin.
—Je n'entends pas, dit l'homme, que vous ayez pris tant de peine pour
rien; je n'y ai pas compté. Je payerai volontiers une récompense à la
personne qui a retrouvé l'animal, une récompense raisonnable s'entend.
—Fort bien, répliqua mon ami, tout cela est fort juste, en vérité.
Voyons,—que donneriez-vous bien? Ah! je vais vous le dire. Voici quelle
sera ma récompense: vous me raconterez tout ce que vous savez
relativement aux assassinats de la rue Morgue.
Dupin prononça ces derniers mots d'une voix très-basse et fort
tranquillement. Il se dirigea vers la porte avec la même placidité, la
ferma, et mit la clef dans sa poche. Il tira alors un pistolet de son
sein, et le posa sans le moindre émoi sur la table.
La figure du marin devint pourpre, comme s'il en était aux agonies d'une
suffocation. Il se dressa sur ses pieds et saisit son bâton; mais, une
seconde après, il se laissa retomber sur son siège, tremblant violemment
et la mort sur le visage. Il ne pouvait articuler une parole. Je le
plaignais du plus profond de mon cœur.
—Mon ami, dit Dupin d'une voix pleine de bonté, vous vous alarmez sans
motif,—je vous assure. Nous ne voulons vous faire aucun mal. Sur mon
honneur de galant homme et de Français, nous n'avons aucun mauvais
dessein contre vous. Je sais parfaitement que vous êtes innocent des
horreurs de la rue Morgue. Cependant, cela ne veut pas dire que vous n'y
soyez pas quelque peu impliqué. Le peu que je vous ai dit doit vous
prouver que j'ai eu sur cette affaire des moyens d'information dont vous
ne vous seriez jamais douté. Maintenant, la chose est claire pour nous.
Vous n'avez rien fait que vous ayez pu éviter,—rien, à coup sûr, qui
vous rende coupable. Vous auriez pu voler impunément; vous n'avez même
pas été coupable de vol. Vous n'avez rien à cacher; vous n'avez aucune
raison de cacher quoi que ce soit. D'un autre côté, vous êtes contraint
par tous les principes de l'honneur à confesser tout ce que vous savez.
Un homme innocent est actuellement en prison, accusé du crime dont vous
pouvez indiquer l'auteur.
Pendant que Dupin prononçait ces mots, le matelot avait recouvré, en
grande partie, sa présence d'esprit; mais toute sa première hardiesse
avait disparu.
—Que Dieu me soit en aide! dit-il après une petite pause, je vous dirai
tout ce que je sais sur cette affaire; mais je n'espère pas que vous en
croyiez la moitié,—je serais vraiment un sot, si je l'espérais!
Cependant, je suis innocent, et je dirai tout ce que j'ai sur le cœur,
quand même il m'en coûterait la vie.
Voici en substance ce qu'il nous raconta: il avait fait dernièrement un
voyage dans l'archipel indien. Une bande de matelots, dont il faisait
partie, débarqua à Bornéo et pénétra dans l'intérieur pour y faire une
excursion d'amateurs. Lui et un de ses camarades avaient pris
l'orang-outang. Ce camarade mourut, et l'animal devint donc sa propriété
exclusive, à lui. Après bien des embarras causés par l'indomptable
férocité du captif pendant la traversée, il réussit à la longue à le
loger sûrement dans sa propre demeure à Paris, et, pour ne pas attirer
sur lui-même l'insupportable curiosité des voisins, il avait
soigneusement enfermé l'animal, jusqu'à ce qu'il l'eût guéri d'une
blessure au pied qu'il s'était faite à bord avec une esquille. Son
projet, finalement, était de le vendre.
Comme il revenait, une nuit, ou plutôt un matin—le matin du
meurtre,—d'une petite orgie de matelots, il trouva la bête installée
dans sa chambre à coucher; elle s'était échappée du cabinet voisin, où
il la croyait solidement enfermée. Un rasoir à la main et toute
barbouillée de savon, elle était assise devant un miroir, et essayait de
se raser, comme sans doute elle l'avait vu faire à son maître en
l'épiant par le trou de la serrure. Terrifié en voyant une arme si
dangereuse dans les mains d'un animal aussi féroce, parfaitement capable
de s'en servir, l'homme, pendant quelques instants, n'avait su quel
parti prendre. D'habitude, il avait dompté l'animal, même dans ses accès
les plus furieux, par des coups de fouet, et il voulut y recourir cette
fois encore. Mais, en voyant le fouet, l'orang-outang bondit à travers
la porte de la chambre, dégringola par les escaliers, et, profitant
d'une fenêtre ouverte par malheur, il se jeta dans la rue.
Le Français, désespéré, poursuivit le singe; celui-ci, tenant toujours
son rasoir d'une main, s'arrêtait de temps en temps, se retournait, et
faisait des grimaces à l'homme qui le poursuivait, jusqu'à ce qu'il se
vît près d'être atteint, puis il reprenait sa course. Cette chasse dura
ainsi un bon bout de temps. Les rues étaient profondément tranquilles,
et il pouvait être trois heures du matin. En traversant un passage
derrière la rue Morgue, l'attention du fugitif fut attirée par une
lumière qui partait de la fenêtre de Mme l'Espanaye, au quatrième étage
de sa maison. Il se précipita vers le mur, il aperçut la chaîne du
paratonnerre, y grimpa avec une inconcevable agilité, saisit le volet,
qui était complètement rabattu contre le mur, et, en s'appuyant dessus,
il s'élança droit sur le chevet du lit.
Toute cette gymnastique ne dura pas une minute. Le volet avait été
repoussé contre le mur par le bond que l'orang-outang avait fait en se
jetant dans la chambre.
Cependant, le matelot était à la fois joyeux et inquiet. Il avait donc
bonne espérance de ressaisir l'animal, qui pouvait difficilement
s'échapper de la trappe où il s'était aventuré, et d'où on pouvait lui
barrer la fuite. D'un autre côté il y avait lieu d'être fort inquiet de
ce qu'il pouvait faire dans la maison. Cette dernière réflexion incita
l'homme à se remettre à la poursuite de son fugitif. Il n'est pas
difficile pour un marin de grimper à une chaîne de paratonnerre; mais,
quand il fut arrivé à la hauteur de la fenêtre, située assez loin sur sa
gauche, il se trouva fort empêché; tout ce qu'il put faire de mieux fut
de se dresser de manière à jeter un coup d'œil dans l'intérieur de la
chambre. Mais ce qu'il vit lui fit presque lâcher prise dans l'excès de
sa terreur. C'était alors que s'élevaient les horribles cris qui, à
travers le silence de la nuit, réveillèrent en sursaut les habitants de
la rue Morgue.
Mme l'Espanaye et sa fille, vêtus de leurs toilettes de nuit, étaient
sans doute occupées à ranger quelques papiers dans le coffret de fer
dont il a été fait mention, et qui avait été traîné au milieu de la
chambre. Il était ouvert, et tout son contenu était éparpillé sur le
parquet. Les victimes avaient sans doute le dos tourné à la fenêtre; et,
à en juger par le temps qui s'écoula entre l'invasion de la bête et les
premiers cris, il est probable qu'elles ne l'aperçurent pas tout de
suite. Le claquement du volet a pu être vraisemblablement attribué au
vent.
Quand le matelot regarda dans la chambre, le terrible animal avait
empoigné Mme l'Espanaye par ses cheveux qui étaient épars et qu'elle
peignait, et il agitait le rasoir autour de sa figure, en imitant les
gestes d'un barbier. La fille était par terre, immobile; elle s'était
évanouie. Les cris et les efforts de la vieille dame, pendant lesquels
les cheveux lui furent arrachés de la tête, eurent pour effet de changer
en fureur les dispositions probablement pacifiques de l'orang-outang.
D'un coup rapide de son bras musculeux, il sépara presque la tête du
corps. La vue du sang transforma sa fureur en frénésie. Il grinçait des
dents, il lançait du feu par les yeux. Il se jeta sur le corps de la
jeune personne, il lui ensevelit ses griffes dans la gorge, et les y
laissa jusqu'à ce qu'elle fût morte. Ses yeux égarés et sauvages
tombèrent en ce moment sur le chevet du lit, au-dessus duquel il put
apercevoir la face de son maître, paralysée par l'horreur.
La furie de la bête, qui sans aucun doute se souvenait du terrible
fouet, se changea immédiatement en frayeur. Sachant bien qu'elle avait
mérité un châtiment, elle semblait vouloir cacher les traces sanglantes
de son action, et bondissait à travers la chambre dans un accès
d'agitation nerveuse, bousculant et brisant les meubles à chacun de ses
mouvements, et arrachant les matelas du lit. Finalement, elle s'empara
du corps de la fille, et le poussa dans la cheminée, dans la posture où
elle fut trouvée, puis de celui de la vieille dame qu'elle précipita la
tête la première à travers la fenêtre.
Comme le singe s'approchait de la fenêtre avec son fardeau tout mutilé,
le matelot épouvanté se baissa, et, se laissant couler le long de la
chaîne sans précautions, il s'enfuit tout d'un trait jusque chez lui,
redoutant les conséquences de cette atroce boucherie, et, dans sa
terreur, abandonnant volontiers tout souci de la destinée de son
orang-outang. Les voix entendues par les gens de l'escalier étaient ses
exclamations d'horreur et d'effroi mêlées aux glapissements diaboliques
de la bête.
Je n'ai presque rien à ajouter. L'orang-outang s'était sans doute
échappé de la chambre par la chaîne du paratonnerre, juste avant que la
porte fût enfoncée. En passant par la fenêtre, il l'avait évidemment
refermée. Il fut rattrapé plus tard par le propriétaire lui-même, qui le
vendit pour un bon prix au Jardin des Plantes.
Lebon fut immédiatement relâché, après que nous eûmes raconté toutes les
circonstances de l'affaire, assaisonnées de quelques commentaires de
Dupin, dans le cabinet même du préfet de police. Ce fonctionnaire,
quelque bien disposé qu'il fût envers mon ami, ne pouvait pas absolument
déguiser sa mauvaise humeur en voyant l'affaire prendre cette tournure,
et se laissa aller à un ou deux sarcasmes sur la manie des personnes qui
se mêlaient de ses fonctions.
—Laissez-le parler, dit Dupin, qui n'avait pas jugé à propos de
répliquer. Laissez-le jaser, cela allégera sa conscience. Je suis
content de l'avoir battu sur son propre terrain. Néanmoins, qu'il n'ait
pas pu débrouiller ce mystère, il n'y a nullement lieu de s'en étonner,
et cela est moins singulier qu'il ne le croit; car, en vérité, notre ami
le préfet est un peu trop fin pour être profond. Sa science n'a pas de
base. Elle est tout en tête et n'a pas de corps, comme les portraits de
la déesse Laverna,—ou, si vous aimez mieux, tout en tête et en épaules,
comme une morue. Mais, après tout, c'est un brave homme. Je l'adore
particulièrement pour un merveilleux genre de _cant_ auquel il doit sa
réputation de génie. Je veux parler de sa manie _de nier ce qui est, et
d'expliquer ce qui n'est pas_[7].


LA LETTRE VOLÉE
_Nil sapientiae odiosius acumine nimio._
SÉNÈQUE

J'étais à Paris en 18... Après une sombre et orageuse soirée d'automne,
je jouissais de la double volupté de la méditation et d'une pipe d'écume
de mer, en compagnie de mon ami Dupin, dans sa petite bibliothèque ou
cabinet d'étude, rue Dunot, n° 33, au troisième, faubourg Saint-Germain.
Pendant une bonne heure, nous avions gardé le silence; chacun de nous,
pour le premier observateur venu, aurait paru profondément et
exclusivement occupé des tourbillons frisés de fumée qui chargeaient
l'atmosphère de la chambre. Pour mon compte, je discutais en moi-même
certains points, qui avaient été dans la première partie de la soirée
l'objet de notre conversation; je veux parler de l'affaire de la rue
Morgue, et du mystère relatif à l'assassinat de Marie Roget. Je rêvais
donc à l'espèce d'analogie qui reliait ces deux affaires, quand la porte
de notre appartement s'ouvrit et donna passage à notre vieille
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