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Histoires extraordinaires - 16

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  ne pourrions pas résister à l'épouvantable houle qui s'ensuivrait; mais
  cette très-juste appréhension ne semblait pas si près de se vérifier.
  Pendant cinq nuits et cinq jours entiers, durant lesquels nous vécûmes
  de quelques morceaux de sucre de palmier tirés à grand-peine du gaillard
  d'avant, notre coque fila avec une vitesse incalculable devant des
  reprises de vent qui se succédaient rapidement, et qui, sans égaler la
  première violence du simoun, étaient cependant plus terribles qu'aucune
  tempête que j'eusse essuyée jusqu'alors. Pendant les quatre premiers
  jours, notre route, sauf de très-légères variations, fut au sud-est
  quart de sud, et ainsi nous serions allés nous jeter sur la côte de la
  Nouvelle-Hollande[24].
  Le cinquième jour, le froid devint extrême, quoique le vent eût tourné
  d'un point vers le nord. Le soleil se leva avec un éclat jaune et
  maladif, et se hissa à quelques degrés à peine au-dessus de l'horizon,
  sans projeter une lumière franche. Il n'y avait aucun nuage apparent, et
  cependant le vent fraîchissait, fraîchissait et soufflait avec des accès
  de furie. Vers midi, ou à peu près, autant que nous en pûmes juger,
  notre attention fut attirée de nouveau par la physionomie du soleil. Il
  n'émettait pas de lumière, à proprement parler, mais une espèce de feu
  sombre et triste, sans réflexion, comme si tous les rayons étaient
  polarisés. Juste avant de se plonger dans la mer grossissante, son feu
  central disparut soudainement comme s'il était brusquement éteint par
  une puissance inexplicable. Ce n'était plus qu'une roue pâle et couleur
  d'argent, quand il se précipita dans l'insondable Océan.
  Nous attendîmes en vain l'arrivée du sixième jour;—ce jour n'est pas
  encore arrivé pour moi,—pour le Suédois il n'est jamais arrivé. Nous
  fûmes dès lors ensevelis dans des ténèbres de poix, si bien que nous
  n'aurions pas vu un objet à vingt pas du navire. Nous fûmes enveloppés
  d'une nuit éternelle que ne tempérait même pas l'éclat phosphorique de
  la mer auquel nous étions accoutumés sous les tropiques. Nous observâmes
  aussi que, quoique la tempête continuât à faire rage sans accalmie, nous
  ne découvrions plus aucune apparence de ce ressac et de ces moutons qui
  nous avaient accompagnés jusque-là. Autour de nous, tout n'était
  qu'horreur, épaisse obscurité, un noir désert d'ébène liquide. Une
  terreur superstitieuse s'infiltrait par degrés dans l'esprit du vieux
  Suédois, et mon âme, quant à moi, était plongée dans une muette
  stupéfaction. Nous avions abandonné tout soin du navire, comme chose
  plus qu'inutile, et nous attachant de notre mieux au tronçon du mât de
  misaine, nous promenions nos regards avec amertume sur l'immensité de
  l'Océan. Nous n'avions aucun moyen de calculer le temps et nous ne
  pouvions former aucune conjecture sur notre situation. Nous étions
  néanmoins bien sûrs d'avoir été plus loin dans le sud qu'aucun des
  navigateurs précédents, et nous éprouvions un grand étonnement de ne pas
  rencontrer les obstacles ordinaires de glaces. Cependant, chaque minute
  menaçait d'être la dernière, chaque vague se précipitait pour nous
  écraser. La houle surpassait tout ce que j'avais imaginé comme possible,
  et c'était un miracle de chaque instant que nous ne fussions pas
  engloutis. Mon camarade parlait de la légèreté de notre chargement, et
  me rappelait les excellentes qualités de notre bateau; mais je ne
  pouvais m'empêcher d'éprouver l'absolu renoncement du désespoir, et je
  me préparais mélancoliquement à cette mort que rien, selon moi, ne
  pouvait différer au delà d'une heure, puisque, à chaque nœud que filait
  le navire, la houle de cette mer noire et prodigieuse devenait plus
  lugubrement effrayante. Parfois, à une hauteur plus grande que celle de
  l'albatros, la respiration nous manquait, et d'autres fois nous étions
  pris de vertige en descendant, avec une horrible vélocité dans un enfer
  liquide où l'air devenait stagnant, et où aucun son ne pouvait troubler
  les sommeils du kraken[25].
  Nous étions au fond d'un de ces abîmes, quand un cri soudain de mon
  compagnon éclata sinistrement dans la nuit.
  —Voyez! voyez! me criait-il dans les oreilles; Dieu tout-puissant!
  Voyez! voyez!
  Comme il parlait, j'aperçus une lumière rouge, d'un éclat sombre et
  triste, qui flottait sur le versant du gouffre immense où nous étions
  ensevelis, et jetait à notre bord un reflet vacillant. En levant les
  yeux, je vis un spectacle qui glaça mon sang. À une hauteur terrifiante,
  juste au-dessus de nous et sur la crête même du précipice, planait un
  navire gigantesque, de quatre mille tonneaux peut-être. Quoique juché au
  sommet d'une vague qui avait bien cent fois sa hauteur, il paraissait
  d'une dimension beaucoup plus grande que celle d'aucun vaisseau de ligne
  ou de la Compagnie des Indes. Son énorme coque était d'un noir profond
  que ne tempérait aucun des ornements ordinaires d'un navire. Une simple
  rangée de canons s'allongeait de ses sabords ouverts et renvoyait,
  réfléchis par leurs surfaces polies, les feux d'innombrables fanaux de
  combat qui se balançaient dans le gréement. Mais ce qui nous inspira le
  plus d'horreur et d'étonnement, c'est qu'il marchait toutes voiles
  dehors, en dépit de cette mer surnaturelle et de cette tempête effrénée.
  D'abord, quand nous l'aperçûmes, nous ne pouvions voir que son avant,
  parce qu'il ne s'élevait que lentement du noir et horrible gouffre qu'il
  laissait derrière lui. Pendant un moment, moment d'intense terreur,—il
  fit une pause sur ce sommet vertigineux, comme dans l'enivrement de sa
  propre élévation,—puis trembla,—s'inclina,—et enfin—glissa sur la
  pente.
  En ce moment, je ne sais quel sang-froid soudain maîtrisa mon esprit. Me
  rejetant autant que possible vers l'arrière, j'attendis sans trembler la
  catastrophe qui devait nous écraser. Notre propre navire, à la longue,
  ne luttait plus contre la mer et plongeait de l'avant. Le choc de la
  masse précipitée le frappa conséquemment dans cette partie de la
  charpente qui était déjà sous l'eau, et eut pour résultat inévitable de
  me lancer dans le gréement de l'étranger.
  Comme je tombais, ce navire se souleva dans un temps d'arrêt, puis vira
  de bord; et c'est, je présume, à la confusion qui s'ensuivit que je dus
  d'échapper à l'attention de l'équipage. Je n'eus pas grand-peine à me
  frayer un chemin, sans être vu, jusqu'à la principale écoutille, qui
  était en partie ouverte, et je trouvai bientôt une occasion propice pour
  me cacher dans la cale. Pourquoi fis-je ainsi? je ne saurais trop le
  dire. Ce qui m'induisit à me cacher fut peut-être un sentiment vague de
  terreur qui s'était emparé tout d'abord de mon esprit à l'aspect des
  nouveaux navigateurs. Je ne me souciais pas de me confier à une race de
  gens qui, d'après le coup d'œil sommaire que j'avais jeté sur eux,
  m'avaient offert le caractère d'une indéfinissable étrangeté et tant de
  motifs de doute et d'appréhension. C'est pourquoi je jugeai à propos de
  m'arranger une cachette dans la cale. J'enlevai une partie du faux
  bordage, de manière à me ménager une retraite commode entre les énormes
  membrures du navire.
  J'avais à peine achevé ma besogne qu'un bruit de pas dans la cale me
  contraignit d'en faire usage. Un homme passa à côté de ma cachette d'un
  pas faible et mal assuré. Je ne pus pas voir son visage, mais j'eus le
  loisir d'observer son aspect général. Il y avait en lui tout le
  caractère de la faiblesse et de la caducité. Ses genoux vacillaient sous
  la charge des années, et tout son être en tremblait. Il se parlait à
  lui-même, marmottait d'une voix basse et cassée quelques mots d'une
  langue que je ne pus pas comprendre, et farfouillait dans un coin où
  l'on avait empilé des instruments d'un aspect étrange et des cartes
  marines délabrées. Ses manières étaient un singulier mélange de la
  maussaderie d'une seconde enfance et de la dignité solennelle d'un dieu.
  À la longue, il remonta sur le pont, et je ne le vis plus.
  * * * * *
  Un sentiment pour lequel je ne trouve pas de mot a pris possession de
  mon âme,—une sensation qui n'admet pas d'analyse, qui n'a pas sa
  traduction dans les lexiques du passé, et pour laquelle je crains que
  l'avenir lui-même ne trouve pas de clef.—Pour un esprit constitué comme
  le mien, cette dernière considération est un vrai supplice. Jamais je ne
  pourrai, je sens que je ne pourrai jamais être édifié relativement à la
  nature de mes idées. Toutefois, il n'est pas étonnant que ces idées
  soient indéfinissables, puisqu'elles sont puisées à des sources si
  entièrement neuves. Un nouveau sentiment—une nouvelle entité—est
  ajouté à mon âme.
  * * * * *
  Il y a bien longtemps que j'ai touché pour la première fois le pont de
  ce terrible navire, et les rayons de ma destinée vont, je crois, se
  concentrant et s'engloutissant dans un foyer. Incompréhensibles gens!
  Enveloppés dans des méditations dont je ne puis deviner la nature, ils
  passent à côté de moi sans me remarquer. Me cacher est pure folie de ma
  part, car ce monde-là _ne veut pas voir_. Il n'y a qu'un instant, je
  passais juste sous les yeux du second; peu de temps auparavant, je
  m'étais aventuré jusque dans la cabine du capitaine lui-même, et c'est
  là que je me suis procuré les moyens d'écrire ceci et tout ce qui
  précède. Je continuerai ce journal de temps en temps. Il est vrai que je
  ne puis trouver aucune occasion de le transmettre au monde; pourtant,
  j'en veux faire l'essai. Au dernier moment j'enfermerai le manuscrit
  dans une bouteille, et je jetterai le tout à la mer.
  * * * * *
  Un incident est survenu qui m'a de nouveau donné lieu à réfléchir. De
  pareilles choses sont-elles l'opération d'un hasard indiscipliné? Je
  m'étais faufilé sur le pont et m'étais étendu, sans attirer l'attention
  de personne, sur un amas d'enfléchures et de vieilles voiles, dans le
  fond de la yole. Tout en rêvant à la singularité de ma destinée, je
  barbouillais sans y penser, avec une brosse à goudron, les bords d'une
  bonnette[26] soigneusement pliée et posée à côté de moi sur un baril. La
  bonnette est maintenant tendue sur ses bouts-dehors, et les touches
  irréfléchies de la brosse figurent le mot DÉCOUVERTE.
  J'ai fait récemment plusieurs observations sur la structure du vaisseau.
  Quoique bien armé, ce n'est pas, je crois, un vaisseau de guerre. Son
  gréement, sa structure, tout son équipement repoussent une supposition
  de cette nature. Ce qu'il n'est pas, je le perçois facilement; mais ce
  qu'il est, je crains qu'il ne me soit impossible de le dire. Je ne sais
  comment cela se fait, mais, en examinant son étrange modèle et la
  singulière forme de ses espars[27], ses proportions colossales, cette
  prodigieuse collection de voiles, son avant sévèrement simple et son
  arrière d'un style suranné, il me semble parfois que la sensation
  d'objets qui ne me sont pas inconnus traverse mon esprit comme un
  éclair, et toujours à ces ombres flottantes de la mémoire est mêlé un
  inexplicable souvenir de vieilles légendes étrangères et de siècles
  très-anciens.
  * * * * *
  J'ai bien regardé la charpente du navire. Elle est faite de matériaux
  qui me sont inconnus. Il y a dans le bois un caractère qui me frappe,
  comme le rendant, ce me semble, impropre à l'usage auquel il a été
  destiné. Je veux parler de son extrême porosité, considérée
  indépendamment des dégâts faits par les vers, qui sont une conséquence
  de la navigation dans ces mers, et de la pourriture résultant de la
  vieillesse. Peut-être trouvera-t-on mon observation quelque peu subtile,
  mais il me semble que ce bois aurait tout le caractère du chêne
  espagnol, si le chêne espagnol pouvait être dilaté par des moyens
  artificiels.
  En relisant la phrase précédente, il me revient à l'esprit un curieux
  apophtegme[28] d'un vieux loup de mer hollandais.
  —Cela est positif, disait-il toujours quand on exprimait quelque doute
  sur sa véracité, comme il est positif qu'il y a une mer où le navire
  lui-même grossit comme le corps vivant d'un marin.
  * * * * *
  Il y a environ une heure, je me suis senti la hardiesse de me glisser
  dans un groupe d'hommes de l'équipage. Ils n'ont pas eu l'air de faire
  attention à moi, et quoique je me tinsse juste au milieu d'eux, ils
  paraissaient n'avoir aucune conscience de ma présence. Comme celui que
  j'avais vu le premier dans la cale, ils portaient tous les signes d'une
  vieillesse chenue. Leurs genoux tremblaient de faiblesse; leurs épaules
  étaient arquées par la décrépitude; leur peau ratatinée frissonnait au
  vent; leur voix était basse, chevrotante et cassée; leurs yeux
  distillaient les larmes brillantes de la vieillesse, et leurs cheveux
  gris fuyaient terriblement dans la tempête. Autour d'eux, de chaque côté
  du pont, gisaient éparpillés des instruments mathématiques d'une
  structure très-ancienne et tout à fait tombée en désuétude.
  * * * * *
  J'ai parlé un peu plus haut d'une bonnette qu'on avait installée. Depuis
  ce moment, le navire chassé par le vent n'a pas discontinué sa terrible
  course droit au sud, chargé de toute sa toile disponible depuis ses
  pommes de mâts jusqu'à ses bouts-dehors inférieurs, et plongeant ses
  bouts de vergues de perroquet dans le plus effrayant enfer liquide que
  jamais cervelle humaine ait pu concevoir. Je viens de quitter le pont,
  ne trouvant plus la place tenable; cependant, l'équipage ne semble pas
  souffrir beaucoup. C'est pour moi le miracle des miracles qu'une si
  énorme masse ne soit pas engloutie tout de suite et pour toujours. Nous
  sommes condamnés, sans doute, à côtoyer éternellement le bord de
  l'éternité, sans jamais faire notre plongeon définitif dans le gouffre.
  Nous glissons avec la prestesse de l'hirondelle de mer sur des vagues
  mille fois plus effrayantes qu'aucune de celles que j'ai jamais vues; et
  des ondes colossales élèvent leurs têtes au-dessus de nous comme des
  démons de l'abîme, mais comme des démons restreints aux simples menaces
  et auxquels il est défendu de détruire. Je suis porté à attribuer cette
  bonne chance perpétuelle à la seule cause naturelle qui puisse légitimer
  un pareil effet. Je suppose que le navire est soutenu par quelque fort
  courant ou remous sous-marin.
  * * * * *
  J'ai vu le capitaine face à face, et dans sa propre cabine; mais, comme
  je m'y attendais, il n'a fait aucune attention à moi. Bien qu'il n'y ait
  rien dans sa physionomie générale qui révèle, pour l'œil du premier
  venu, quelque chose de supérieur ou d'inférieur à l'homme, toutefois
  l'étonnement que j'éprouvai à son aspect se mêlait d'un sentiment de
  respect et de terreur irrésistible. Il est à peu près de ma taille,
  c'est-à-dire de cinq pieds huit pouces environ. Il est bien
  proportionné, bien pris dans son ensemble; mais cette constitution
  n'annonce ni vigueur particulière ni quoi que ce soit de remarquable.
  Mais c'est la singularité de l'expression qui règne sur sa face,—c'est
  l'intense, terrible, saisissante évidence de la vieillesse, si entière,
  si absolue, qui crée dans mon esprit un sentiment,—une sensation
  ineffable. Son front, quoique peu ridé, semble porter le sceau d'une
  myriade d'années. Ses cheveux gris sont des archives du passé, et ses
  yeux, plus gris encore, sont des sibylles de l'avenir. Le plancher de sa
  cabine était encombré d'étranges in-folio à fermoirs de fer,
  d'instruments de science usés et d'anciennes cartes d'un style
  complètement oublié. Sa tête était appuyée sur ses mains, et d'un œil
  ardent et inquiet il dévorait un papier que je pris pour une
  commission[29], et qui, en tout cas, portait une signature royale. Il se
  parlait à lui-même,—comme le premier matelot que j'avais aperçu dans la
  cale,—et marmottait d'une voix basse et chagrine quelques syllabes
  d'une langue étrangère; et, bien que je fusse tout à côté de lui, il me
  semblait que sa voix arrivait à mon oreille de la distance d'un mille.
  * * * * *
  Le navire avec tout ce qu'il contient est imprégné de l'esprit des
  anciens âges. Les hommes de l'équipage glissent çà et là comme les
  ombres des siècles enterrés; dans leurs yeux vit une pensée ardente et
  inquiète; et quand, sur mon chemin, leurs mains tombent dans la lumière
  effarée des fanaux, j'éprouve quelque chose que je n'ai jamais éprouvé
  jusqu'à présent, quoique toute ma vie j'aie eu la folie des antiquités,
  et que je me sois baigné dans l'ombre des colonnes ruinées de Balbeck,
  de Tadmor et de Persépolis, tant qu'à la fin mon âme elle-même est
  devenue une ruine.
  * * * * *
  Quand je regarde autour de moi, je suis honteux de mes premières
  terreurs. Si la tempête qui nous a poursuivis jusqu'à présent me fait
  trembler, ne devrais-je pas être frappé d'horreur devant cette bataille
  du vent et de l'Océan, dont les mots vulgaires: tourbillon et simoun ne
  peuvent pas donner la moindre idée? Le navire est littéralement enfermé
  dans les ténèbres d'une éternelle nuit et dans un chaos d'eau qui
  n'écume plus; mais, à une distance d'une lieue environ de chaque côté,
  nous pouvons apercevoir, indistinctement et par intervalles, de
  prodigieux remparts de glace qui montent vers le ciel désolé et
  ressemblent aux murailles de l'univers!
  * * * * *
  Comme je l'avais pensé, le navire est évidemment dans un courant,—si
  l'on peut proprement appeler ainsi une marée qui va mugissant et hurlant
  à travers les blancheurs de la glace, et fait entendre du côté du sud un
  tonnerre plus précipité que celui d'une cataracte tombant à pic.
  * * * * *
  Concevoir l'horreur de mes sensations est, je crois, chose absolument
  impossible; cependant, la curiosité de pénétrer les mystères de ces
  effroyables régions surplombe encore mon désespoir et suffit à me
  réconcilier avec le plus hideux aspect de la mort. Il est évident que
  nous nous précipitons vers quelque entraînante découverte,—quelque
  incommunicable secret dont la connaissance implique la mort. Peut-être
  ce courant nous conduit-il au pôle sud lui-même. Il faut avouer que
  cette supposition, si étrange en apparence, a toute probabilité pour
  elle.
  * * * * *
  L'équipage se promène sur le pont d'un pas tremblant et inquiet; mais il
  y a dans toutes les physionomies une expression qui ressemble plutôt à
  l'ardeur de l'espérance qu'à l'apathie du désespoir.
  Cependant nous avons toujours le vent arrière, et, comme nous portons
  une masse de toile, le navire s'enlève quelquefois en grand hors de la
  mer. Oh! horreur sur horreur!—la glace s'ouvre soudainement à droite et
  à gauche, et nous tournons vertigineusement dans d'immenses cercles
  concentriques, tout autour des bords d'un gigantesque amphithéâtre, dont
  les murs perdent leur sommet dans les ténèbres et l'espace. Mais il ne
  me reste que peu de temps pour rêver à ma destinée! Les cercles se
  rétrécissent rapidement,—nous plongeons follement dans l'étreinte du
  tourbillon, et, à travers le mugissement, le beuglement et le
  détonnement de l'Océan et de la tempête, le navire tremble,—ô Dieu!—il
  se dérobe...—il sombre![30]
  
  
  UNE DESCENTE DANS LE MAELSTRÖM
  Les voies de Dieu, dans la nature comme dans l'ordre de la Providence,
  ne sont point nos voies; et les types que nous concevons n'ont aucune
  mesure commune avec la vastitude, la profondeur et l'incompréhensibilité
  de ses œuvres, qui contiennent en elles un abîme plus profond que le
  puits de Démocrite.
  JOSEPH GLANVILL.
  
  Nous avions atteint le sommet du rocher le plus élevé. Le vieil homme,
  pendant quelques minutes, sembla trop épuisé pour parler.
  —Il n'y a pas encore bien longtemps,—dit-il à la fin—je vous aurais
  guidé par ici aussi bien que le plus jeune de mes fils. Mais, il y a
  trois ans, il m'est arrivé une aventure plus extraordinaire que n'en
  essuya jamais un être mortel ou du moins telle que jamais homme n'y a
  survécu pour la raconter, et les six mortelles heures que j'ai endurées
  m'ont brisé le corps et l'âme. Vous me croyez très-vieux, mais je ne le
  suis pas. Il a suffi du quart d'une journée pour blanchir ces cheveux
  noirs comme du jais, affaiblir mes membres et détendre mes nerfs au
  point de trembler après le moindre effort et d'être effrayé par une
  ombre. Savez-vous bien que je puis à peine, sans attraper le vertige,
  regarder par-dessus ce petit promontoire.
  Le petit promontoire sur le bord duquel il s'était si négligemment jeté
  pour se reposer, de façon que la partie la plus pesante de son corps
  surplombait, et qu'il n'était garanti d'une chute que par le point
  d'appui que prenait son coude sur l'arête extrême et glissante, le petit
  promontoire s'élevait à quinze ou seize cents pieds environ d'un chaos
  de rochers situés au-dessous de nous,—immense précipice de granit
  luisant et noir. Pour rien au monde je n'aurais voulu me hasarder à six
  pieds du bord. Véritablement, j'étais si profondément agité par la
  situation périlleuse de mon compagnon, que je me laissai tomber tout de
  mon long sur le sol, m'accrochant à quelques arbustes voisins, n'osant
  pas même lever les yeux vers le ciel. Je m'efforçais en vain de me
  débarrasser de l'idée que la fureur du vent mettait en danger la base
  même de la montagne. Il me fallut du temps pour me raisonner et trouver
  le courage de me mettre sur mon séant et de regarder au loin dans
  l'espace.
  —Il vous faut prendre le dessus sur ces lubies-là, me dit le guide, car
  je vous ai amené ici pour vous faire voir à loisir le théâtre de
  l'événement dont je parlais tout à l'heure, et pour vous raconter toute
  l'histoire avec la scène même sous vos yeux.
  «Nous sommes maintenant, reprit-il avec cette manière minutieuse qui le
  caractérisait, nous sommes maintenant sur la côte même de Norvège, au
  68e degré de latitude, dans la grande province de Nortland et dans le
  lugubre district de Lofoden. La montagne dont nous occupons le sommet
  est Helseggen, la Nuageuse. Maintenant, levez-vous un peu;
  accrochez-vous au gazon, si vous sentez venir le vertige,—c'est
  cela,—et regardez au delà de cette ceinture de vapeurs qui cache la mer
  à nos pieds.»
  Je regardai vertigineusement, et je vis une vaste étendue de mer, dont
  la couleur d'encre me rappela tout d'abord le tableau du géographe
  Nubien et sa _Mer des Ténèbres_. C'était un panorama plus effroyablement
  désolé qu'il n'est donné à une imagination humaine de le concevoir. À
  droite et à gauche, aussi loin que l'œil pouvait atteindre,
  s'allongeaient, comme les remparts du monde, les lignes d'une falaise
  horriblement noire et surplombante, dont le caractère sombre était
  puissamment renforcé par le ressac qui montait jusque sur sa crête
  blanche et lugubre, hurlant et mugissant éternellement. Juste en face du
  promontoire sur le sommet duquel nous étions placés, à une distance de
  cinq ou six milles en mer, on apercevait une île qui avait l'air désert,
  ou plutôt on la devinait au moutonnement énorme des brisants dont elle
  était enveloppée. À deux milles environ plus près de la terre, se
  dressait un autre îlot plus petit, horriblement pierreux et stérile, et
  entouré de groupes interrompus de roches noires.
  L'aspect de l'Océan, dans l'étendue comprise entre le rivage et l'île la
  plus éloignée, avait quelque chose d'extraordinaire. En ce moment même,
  il soufflait du côté de la terre une si forte brise, qu'un brick, tout
  au large, était à la cape avec deux ris dans sa toile et que sa coque
  disparaissait quelquefois tout entière; et pourtant il n'y avait rien
  qui ressemblât à une houle régulière, mais seulement, et en dépit du
  vent, un clapotement d'eau, bref, vif et tracassé dans tous les
  sens;—très-peu d'écume, excepté dans le voisinage immédiat des rochers.
  —L'île que vous voyez là-bas, reprit le vieil homme, est appelée par
  les Norvégiens Vurrgh. Celle qui est à moitié chemin est Moskoe. Celle
  qui est à un mille au nord est Ambaaren. Là-bas sont Islesen, Hotholm,
  Keildhelm, Suarven et Buckholm. Plus loin,—entre Moskoe et
  Vurrgh,—Otterholm, Flimen, Sandflesen et Stockholm. Tels sont les vrais
  noms de ces endroits; mais pourquoi ai-je jugé nécessaire de vous les
  nommer, je n'en sais rien, je n'y puis rien comprendre,—pas plus que
  vous.—Entendez-vous quelque chose? Voyez-vous quelque changement sur
  l'eau?
  Nous étions depuis dix minutes environ au haut de Helseggen, où nous
  étions montés en partant de l'intérieur de Lofoden, de sorte que nous
  n'avions pu apercevoir la mer que lorsqu'elle nous avait apparu tout
  d'un coup du sommet le plus élevé. Pendant que le vieil homme parlait,
  j'eus la perception d'un bruit très-fort et qui allait croissant, comme
  le mugissement d'un immense troupeau de buffles dans une prairie
  d'Amérique; et, au moment même, je vis ce que les marins appellent le
  caractère _clapoteux_ de la mer se changer rapidement en un courant qui
  se faisait vers l'est. Pendant que je regardais, ce courant prit une
  prodigieuse rapidité. Chaque instant ajoutait à sa vitesse,—à son
  impétuosité déréglée. En cinq minutes, toute la mer, jusqu'à Vurrgh, fut
  fouettée par une indomptable furie; mais c'était entre Moskoe et la côte
  que dominait principalement le vacarme. Là, le vaste lit des eaux,
  sillonné et couturé par mille courants contraires, éclatait soudainement
  en convulsions frénétiques,—haletant, bouillonnant, sifflant,
  pirouettant en gigantesques et innombrables tourbillons, et tournoyant
  et se ruant tout entier vers l'est avec une rapidité qui ne se manifeste
  que dans des chutes d'eau précipitées.
  Au bout de quelques minutes, le tableau subit un autre changement
  radical. La surface générale devint un peu plus unie, et les tourbillons
  disparurent un à un, pendant que de prodigieuses bandes d'écume
  apparurent là où je n'en avais vu aucune jusqu'alors. Ces bandes, à la
  longue, s'étendirent à une grande distance, et, se combinant entre
  elles, elles adoptèrent le mouvement giratoire des tourbillons apaisés
  et semblèrent former le germe d'un vortex[31] plus vaste. Soudainement,
  très-soudainement, celui-ci apparut et prit une existence distincte et
  définie, dans un cercle de plus d'un mille de diamètre. Le bord du
  tourbillon était marqué par une large ceinture d'écume lumineuse; mais
  pas une parcelle ne glissait dans la gueule du terrible entonnoir, dont
  l'intérieur, aussi loin que l'œil pouvait y plonger, était fait d'un
  mur liquide, poli, brillant et d'un noir de jais, faisant avec l'horizon
  un angle de 45 degrés environ, tournant sur lui-même sous l'influence
  d'un mouvement étourdissant, et projetant dans les airs une voix
  effrayante, moitié cri, moitié rugissement, telle que la puissante
  cataracte du Niagara elle-même, dans ses convulsions, n'en a jamais
  envoyé de pareille vers le ciel.
  La montagne tremblait dans sa base même, et le roc remuait. Je me jetai
  à plat ventre, et, dans un excès d'agitation nerveuse, je m'accrochai au
  maigre gazon.
  —Ceci, dis-je enfin au vieillard, ne peut pas être autre chose que le
  grand tourbillon du Maelström.
  —On l'appelle quelquefois ainsi, dit-il; mais nous autres Norvégiens,
  nous le nommons le Moskoe-Strom, de l'île de Moskoe, qui est située à
  moitié chemin.
  Les descriptions ordinaires de ce tourbillon ne m'avaient nullement
  préparé à ce que je voyais. Celle de Jonas Ramus, qui est peut-être plus
  détaillée qu'aucune autre ne donne pas la plus légère idée de la
  magnificence et de l'horreur du tableau,—ni de l'étrange et ravissante
  sensation de nouveauté qui confond le spectateur. Je ne sais pas
  précisément de quel point de vue ni à quelle heure l'a vu l'écrivain en
  question; mais ce ne peut être ni du sommet de Helseggen, ni pendant une
  tempête. Il y a néanmoins quelques passages de sa description qui
  peuvent être cités pour les détails, quoiqu'ils soient très-insuffisants
  pour donner une impression du spectacle.
  «Entre Lofoden et Moskoe, dit-il, la profondeur de l'eau est de
  trente-six à quarante brasses; mais, de l'autre côté, du côté de Ver (il
  veut dire Vurrgh), cette profondeur diminue au point qu'un navire ne
  pourrait y chercher un passage sans courir le danger de se déchirer sur
  les roches, ce qui peut arriver par le temps le plus calme. Quand vient
  la marée, le courant se jette dans l'espace compris entre Lofoden et
  Moskoe avec une tumultueuse rapidité; mais le rugissement de son
  terrible reflux est à peine égalé par celui des plus hautes et des plus
  terribles cataractes; le bruit se fait entendre à plusieurs lieues, et
  les tourbillons ou tournants creux sont d'une telle étendue et d'une
  
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