Histoires extraordinaires - 24

Total number of words is 4622
Total number of unique words is 1679
35.0 of words are in the 2000 most common words
46.8 of words are in the 5000 most common words
53.4 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
de mélancolie ne l'ont pas vaincu. Jeune, il aime la solitude, ou plutôt
il ne se sent pas seul; il aime ses passions. _Le cerveau fécond de
l'enfance_ rend tout agréable, illumine tout. On voit déjà que
l'exercice de la volonté et l'orgueil solitaire joueront un grand rôle
dans sa vie. Eh quoi! ne dirait-on pas qu'il aime un peu la douleur,
qu'il pressent la future compagne inséparable de sa vie, et qu'il
l'appelle avec une âpreté lubrique, comme un jeune gladiateur? Le pauvre
enfant n'a ni père ni mère, mais il est heureux: il se glorifie d'être
marqué profondément _comme une médaille carthaginoise_.
Edgar Poe revint de la maison du docteur Brandsby à Richmond en 1822, et
continua ses études sous la direction des meilleurs maîtres. Il était
alors un jeune homme très-remarquable par son agilité physique, ses
tours de souplesse, et aux séductions d'une beauté singulière il
joignait une puissance de mémoire poétique merveilleuse avec la faculté
précoce d'improviser des contes. En 1825, il entra à l'université de
Virginie, qui était alors un des établissements où régnait la plus
grande dissipation. M. Edgar Poe se distingua parmi tous ses
condisciples par une ardeur encore plus vive pour le plaisir. Il était
déjà un élève très-recommandable et faisait d'incroyables progrès dans
les mathématiques; il avait une aptitude singulière pour la physique et
les sciences naturelles ce qui est bon à noter en passant, car, dans
plusieurs de ses ouvrages, on retrouve une grande préoccupation
scientifique; mais en même temps déjà, il buvait, jouait et faisait tant
de fredaines que finalement, il fut expulsé. Sur le refus de M. Allan de
payer quelques dettes de jeu, il fit un coup de tête, rompit avec lui et
reprit son vol vers la Grèce. C'était le temps de Botzaris et de la
révolution des Hellènes. Arrivé à Saint-Pétersbourg, sa bourse et son
enthousiasme étaient un peu épuisés; il se fit une méchante querelle
avec les autorités russes, dont on ignore le motif. La chose alla si
loin, qu'on affirme qu'Edgar Poe fut au moment d'ajouter l'expérience
des brutalités sibériennes à la connaissance précoce qu'il avait des
hommes et des choses[52]. Enfin, il se trouva fort heureux d'accepter
l'intervention et le secours du consul américain Henry Middleton, pour
retourner chez lui. En 1829, il entra à l'école militaire de West-Point.
Dans l'intervalle, M. Allan, dont la première femme était morte, avait
épousé une dame plus jeune que lui d'un grand nombre d'années. Il avait
alors soixante-cinq ans. On dit que M. Poe se conduisit malhonnêtement
avec la dame et qu'il ridiculisa le mariage. Le vieux gentleman lui
écrivit une lettre fort dure, à laquelle celui-ci répondit par une
lettre encore plus amère. La blessure était inguérissable et peu de
temps après, M. Allan mourait sans laisser un sou à son fils adoptif.
Ici je trouve, dans des notes biographiques, des paroles
très-mystérieuses, des allusions très-obscures et très-bizarres sur la
conduite de notre futur écrivain. Très-hypocritement et tout en jurant
qu'il ne veut absolument rien dire, qu'il y a des choses qu'il faut
toujours cacher (pourquoi?), que dans de certains cas énormes le silence
doit primer l'histoire, le biographe jette sur M. Poe une défaveur
très-grave. Le coup est d'autant plus dangereux qu'il reste suspendu
dans les ténèbres. Que diable veut-il dire? Veut-il insinuer que Poe
chercha à séduire la femme de son père adoptif? Il est réellement
impossible de le deviner. Mais je crois avoir déjà suffisamment mis le
lecteur en défiance contre les biographes américains. Il sont trop bons
démocrates pour ne pas haïr leurs grands hommes, et la malveillance qui
poursuit Poe après la conclusion lamentable de sa triste existence,
rappelle la haine britannique qui persécuta Byron.
M. Poe quitta West-Point sans prendre ses grades, et commença sa
désastreuse bataille de la vie. En 1831, il publia un petit volume de
poésies qui fut favorablement accueilli par les revues, mais qu'on
n'acheta pas. C'est l'éternelle histoire du premier livre. M. Lowell, un
critique américain, dit qu'il y a dans une de ces pièces, adressées _à
Hélène,_ «un parfum d'ambroisie», et qu'elle ne déparerait pas
l'Anthologie grecque. Il est question dans cette pièce des barques de
Nicée, de naïades, de la gloire et de la beauté grecques, et de la lampe
de Psyché. Remarquons en passant le faible américain, littérature trop
jeune, pour le pastiche. Il est vrai que, par son rhythme harmonieux, et
ses rimes sonores, cinq vers, deux masculines et trois féminines, elle
rappelle les heureuses tentatives du romantisme français. Mais on voit
qu'Edgar Poe était encore bien loin de son excentrique et fulgurante
destinée littéraire.
Cependant le malheureux écrivait pour les journaux, compilait et
traduisait pour les libraires, faisait de brillants articles et des
contes pour les revues. Les éditeurs les inséraient volontiers, mais ils
payaient si mal le pauvre jeune homme qu'il tomba dans une misère
affreuse. Il descendit même si bas, qu'il put entendre _crier les gonds
des portes de la mort._ Un jour, un journal de Baltimore proposa deux
prix pour le meilleur poëme et le meilleur conte en prose. Un comité de
littérateurs, dont faisait partie M. John Kennedy, fut chargé de juger
les productions. Toutefois, ils ne s'occupaient guère de les lire; la
sanction de leurs noms était tout ce que leur demandait l'éditeur. Tout
en causant de choses et d'autres, l'un d'eux fut attiré par un manuscrit
qui se distinguait par la beauté, la propreté et la netteté de ses
caractères. À la fin de sa vie, Edgar Poe possédait encore une écriture
incomparablement belle. (Je trouve cette remarque bien américaine.) M.
Kennedy lut une page seul, et ayant été frappé par le style, il lut la
composition à haute voix. Le comité vota le prix par acclamation au
premier des génies qui sût écrire lisiblement. L'enveloppe secrète fut
brisée, et livra le nom alors inconnu de Poe.
L'éditeur parla du jeune auteur à M. Kennedy dans des termes qui lui
donnèrent l'envie de le connaître. La fortune cruelle avait donné à M.
Poe la physionomie classique du poëte à jeun. Elle l'avait aussi bien
grimé que possible pour l'emploi. M. Kennedy raconta qu'il trouva un
jeune homme que les privations avaient aminci comme un squelette, vêtu
d'une redingote dont on voyait la grosse trame, et qui était, suivant
une tactique bien connue, boutonnée jusqu'au menton, de culottes en
guenilles, de bottes déchirées sous lesquelles il n'y avait évidemment
pas de bas, et avec tout cela un air fier, de grandes manières, et des
yeux éclatants d'intelligence. Kennedy lui parla comme un ami, et le mit
à son aise. Poe lui ouvrit son cœur, lui raconta toute son histoire,
son ambition et ses grands projets. Kennedy alla au plus pressé, le
conduisit dans un magasin d'habits, chez un fripier, aurait dit Lesage,
et lui donna des vêtements convenables; puis il lui fit faire des
connaissances.
C'est à cette époque qu'un M. Thomas White, qui achetait la propriété du
_Messager littéraire du Sud_, choisit M. Poe pour le diriger et lui
donna 2 500 francs par an. Immédiatement celui-ci épousa une jeune fille
qui n'avait pas un sol. (Cette phrase n'est pas de moi; je prie le
lecteur de remarquer le petit ton de dédain qu'il y a dans cet
_immédiatement_, le malheureux se croyait donc riche, et, dans ce
laconisme, cette sécheresse avec laquelle est annoncé un événement
important; mais aussi, une jeune fille sans le sol! _a girl without a
cent!_). On dit qu'alors l'intempérance prenait déjà une certaine part
dans sa vie, mais le fait est qu'il trouva le temps d'écrire un
très-grand nombre d'articles et de beaux morceaux de critique pour _le
Messager._ Après l'avoir dirigé un an et demi, il se retira à
Philadelphie, et dirigea le _Gentleman's Magazine_. Ce recueil
périodique se fondit un jour dans le _Graham's Magazine_, et Poe
continua à écrire pour celui-ci. En 1840, il publia _The Tales of the
grotesque and arabesque_. En 1844, nous le trouvons à New-York dirigeant
le _Broadway-journal_. En 1845, parut la petite édition, bien connue, de
Wiley et Putnam, qui renferme une partie poétique et une série de
contes. C'est de cette édition que les traducteurs français ont tiré
presque tous les échantillons du talent d'Edgar Poe qui ont paru dans
les journaux de Paris. Jusqu'en 1847, il publia successivement
différents ouvrages dont nous parlerons tout à l'heure. Ici nous
apprenons que sa femme meurt dans un état de dénûment profond dans une
ville appelée Fordham, près New-York. Il se fait une souscription parmi
les littérateurs de New-York, pour soulager Edgar Poe. Peu de temps
après, les journaux parlent de nouveau de lui comme un homme aux portes
de la mort. Mais cette fois, c'est chose plus grave, il a le _delirium
tremens._ Une note cruelle, insérée dans un journal de cette époque,
accuse son mépris envers tous ceux qui se disaient ses amis, et son
dégoût général du monde. Cependant il gagnait de l'argent, et ses
travaux littéraires pouvaient à peu près sustenter sa vie; mais j'ai
trouvé, dans quelques aveux des biographes, la preuve qu'il eut de
dégoûtantes difficultés à surmonter. Il paraît que durant les deux
dernières années où on le vit de temps à autre à Richmond, il scandalisa
fort les gens par ses habitudes d'ivrognerie. À entendre les
récriminations sempiternelles à ce sujet, on dirait que tous les
écrivains des États-Unis sont des modèles de sobriété. Mais, à sa
dernière visite, qui dura près de deux mois, on le vit tout d'un coup
propre, élégant, correct, avec des manières charmantes, et beau comme le
génie. Il est évident que je manque de renseignements, et que les notes
que j'ai sous les yeux ne sont pas suffisamment intelligentes pour
rendre compte de ces singulières transformations. Peut-être en
trouverons-nous l'explication dans une admirable protection maternelle
qui enveloppait le sombre écrivain, et combattait avec des armes
angéliques le mauvais démon né de son sang et de ses douleurs
antécédentes.
À cette dernière visite à Richmond, il fit _deux lectures publiques_. Il
faut dire un mot de ces lectures qui jouent un grand rôle dans la vie
littéraire aux États-Unis. Aucune loi ne s'oppose à ce qu'un écrivain,
un philosophe, un poëte, quiconque sait parler, annonce une lecture, une
dissertation publique sur un objet littéraire ou philosophique. Il faut
la location d'une salle. Chacun paye une rétribution pour le plaisir
d'entendre émettre des idées et phraser des phrases telles quelles. Le
public vient ou ne vient pas. Dans ce dernier cas, c'est une spéculation
manquée comme toute autre spéculation commerciale aventureuse.
Seulement, quand la _lecture_ doit être faite par un écrivain célèbre,
il y a affluence, et c'est une espèce de solennité littéraire. On voit
que ce sont les chaires du Collège de France mises à la disposition de
tout le monde. Cela fait penser à Andrieux, à La Harpe, à Baour-Lormian,
et rappelle cette espèce de restauration littéraire qui se fit après
l'apaisement de la Révolution française dans les lycées, les athénées et
les casinos.
Edgar Poe choisit pour sujet de son discours un thème qui est toujours
intéressant, et qui a été fort débattu chez nous. Il annonça qu'il
parlerait _du principe de la poésie_. Il y a, depuis longtemps déjà aux
États-Unis, un mouvement utilitaire qui veut entraîner la poésie comme
le reste. Il y a là des poëtes humanitaires, des poëtes du suffrage
universel, des poëtes abolitionnistes des lois sur les céréales, et des
poëtes qui veulent faire bâtir des _work-houses_. Je jure que je ne fais
aucune allusion à des gens de ce pays-ci. Ce n'est pas ma faute si les
mêmes disputes et les mêmes théories agitent différentes nations. Dans
ses lectures, Poe leur déclara la guerre. Il ne soutenait pas, comme
certains sectaires fanatiques insensés de Goethe et autres poëtes
marmoréens et anti-humains, que toute chose belle est essentiellement
inutile; mais il se proposait surtout pour objet la réfutation de ce
qu'il appelait spirituellement _la grande hérésie poétique des temps
modernes._ Cette hérésie, c'est l'idée d'utilité directe. On voit qu'à
un certain point de vue, Edgar Poe donnait raison au mouvement
romantique français. Il disait: notre esprit possède des facultés
élémentaires dont le but est différent. Les unes s'appliquent à
satisfaire la rationalité, les autres perçoivent les couleurs et les
formes, les autres remplissent un but de construction. La logique, la
peinture, la mécanique sont les produits de ces facultés. Et comme nous
avons des nerfs pour aspirer les bonnes odeurs, des nerfs pour sentir
les belles couleurs, et pour nous délecter au contact des corps polis,
nous avons une faculté élémentaire pour percevoir le beau; elle a son
but à elle et ses moyens à elle. La poésie est le produit de cette
faculté; elle s'adresse au sens du beau et non à un autre. _C'est lui
faire injure que de la soumettre au critérium des autres facultés_, et
elle ne s'applique jamais à d'autres matières qu'à celles qui sont
nécessairement la pâture de l'organe intellectuel auquel elle doit sa
naissance. Que la poésie soit subséquemment et conséquemment utile, cela
est hors de doute, mais ce n'est pas son but; cela vient _par-dessus le
marché!_ Personne ne s'étonne qu'une halle, un embarcadère ou toute
autre construction industrielle, satisfasse aux conditions du beau, bien
que ce ne fût pas là le but principal et l'ambition première de
l'ingénieur ou de l'architecte. Poe _illustra_ sa thèse par différents
morceaux de critique appliqués aux poëtes, ses compatriotes, et par des
récitations de poëtes anglais. On lui demanda la lecture de son
_Corbeau_. C'est un poëme dont les critiques américains font grand cas.
Ils en parlent comme d'une très-remarquable pièce de versification, au
rhythme vaste et compliqué, un savant entrelacement de rimes
chatouillant leur orgueil national un peu jaloux des tours de force
européens. Mais il paraît que l'auditoire fut désappointé par la
déclamation de son auteur, qui ne savait pas faire briller son œuvre.
Une diction pure, mais une voix sourde, une mélopée monotone, une assez
grande insouciance des effets musicaux que sa plume savante avait pour
ainsi dire indiqués, satisfirent médiocrement ceux qui s'étaient promis
comme une fête de comparer le lecteur avec l'auteur. Je ne m'en étonne
pas du tout. J'ai remarqué souvent que des poëtes admirables étaient
d'exécrables comédiens. Cela arrive souvent aux esprits sérieux et
concentrés. Les écrivains profonds ne sont pas orateurs, et c'est bien
heureux.
Un très vaste auditoire encombrait la salle. Tous ceux qui n'avaient pas
vu Edgar Poe depuis les jours de son obscurité accouraient en foule pour
contempler leur compatriote devenu illustre. Cette belle réception
inonda son pauvre cœur de joie. Il s'enfla d'un orgueil bien légitime
et bien excusable. Il se montrait tellement enchanté qu'il parlait de
s'établir définitivement à Richmond. Le bruit courait qu'il allait se
remarier. Tous les yeux se tournaient vers une dame veuve, aussi riche
que belle, qui était une ancienne passion de Poe et que l'on soupçonne
d'être le modèle original de sa _Lénore_. Cependant il fallait qu'il
allât quelque temps à New-York pour publier une nouvelle édition de ses
_Contes_. De plus, le mari d'une dame fort riche de cette ville
l'appelait pour mettre en ordre les poésies de sa femme, écrire des
notes, une préface, etc.
Poe quitta donc Richmond, mais lorsqu'il se mit en route, il se plaignit
de frissons et de faiblesses. Se sentant toujours assez mal en arrivant
à Baltimore, il prit une petite quantité d'alcool pour se remonter.
C'était la première fois que cet alcool maudit effleurait ses lèvres
depuis plusieurs mois; mais cela suffit pour réveiller le Diable qui
dormait en lui. Une journée de débauche amena une nouvelle attaque de
_delirium tremens_, sa vieille connaissance. Le matin, des hommes de
police le ramassèrent par terre, dans un état de stupeur. Comme il était
sans argent, sans amis et sans domicile, ils le portèrent à l'hôpital,
et c'est dans un de ces lits que mourut l'auteur du _Chat noir_ et
d'_Eureka_, le 7 octobre 1849, à l'âge de 37 ans.
Edgar Poe ne laissait aucun parent, excepté une sœur qui demeure à
Richmond. Sa femme était morte quelque temps avant lui, et ils n'avaient
pas d'enfants. C'était une demoiselle Clemm, et elle était un peu
cousine de son mari. Sa mère était profondément attachée à Poe. Elle
l'accompagna à travers toutes ses misères, et elle fut effroyablement
frappée par sa fin prématurée. Le lien qui unissait leurs âmes ne fut
point relâché par la mort de sa fille. Un si grand dévouement, une
affection si noble, si inébranlable, fait le plus grand honneur à Edgar
Poe. Certes, celui qui a pu inspirer une si immense amitié avait des
vertus, et sa personne spirituelle devait être bien séduisante.
M. Willis a publié une petite notice sur Poe; j'en tire le morceau
suivant:
«La première connaissance que nous eûmes de la retraite de M. Poe dans
cette ville nous vint d'un appel qui nous fut fait par une dame qui se
présenta à nous comme la mère de sa femme. Elle était à la recherche
d'un emploi pour lui. Elle motiva sa conduite en nous expliquant qu'il
était malade, que sa fille était tout à fait infirme, et que leur
situation était telle, qu'elle avait cru devoir prendre sur elle-même de
faire cette démarche. La contenance de cette dame, que son dévouement,
que le complet abandon de sa vie chétive à une tendresse pleine de
chagrins rendait belle et sainte, la voix douce et triste avec laquelle
elle pressait son plaidoyer, ses manières d'un autre âge, mais
habituellement et involontairement grandes et distinguées, l'éloge et
l'appréciation qu'elle faisait des droits et des talents de son fils,
tout nous révéla la présence d'un de ces Anges qui se font femmes dans
les adversités humaines. C'était une rude destinée que celle qu'elle
surveillait et protégeait. M. Poe écrivait avec une fastidieuse
difficulté et _dans un style trop au-dessus du niveau intellectuel
commun pour qu'on pût le payer cher_. Il était toujours plongé dans des
embarras d'argent, et souvent, avec sa femme malade, manquant des
premières nécessités de la vie. Chaque hiver, pendant des années, le
spectacle le plus touchant que nous ayons vu dans cette ville a été cet
infatigable serviteur du génie, pauvrement et insuffisamment vêtu, et
allant de journal en journal avec un poëme à vendre ou un article sur un
sujet littéraire; quelquefois expliquant souvent d'une voix entrecoupée
qu'il était malade, et demandant pour lui, ne disant pas autre chose que
cela: _il est malade_, quelles que fussent les raisons qu'il avait de ne
rien écrire, et jamais, à travers ses larmes et ses récits de détresse,
ne permettant à ses lèvres de lâcher une syllabe qui pût être
interprétée comme un doute, une accusation, ou un amoindrissement de
confiance dans le génie et les bonnes intentions de son fils. Elle ne
l'abandonna pas après la mort de sa fille. Elle continua son ministère
d'Ange, vivant avec lui, prenant soin de lui, le surveillant, le
protégeant, et quand il était emporté au-dehors par les tentations, à
travers son chagrin et la solitude de ses sentiments refoulés, et son
abnégation se réveillant dans l'abandon, les privations et les
souffrances, elle _demandait_ encore pour lui. Si le dévouement de la
femme né avec un premier amour, et entretenu par la pensée humaine,
glorifie et consacre son objet, comme cela est généralement reconnu et
avoué, que ne dit pas en faveur de celui qui l'inspira un dévouement
comme celui-ci; pur, désintéressé et sain comme la garde d'un esprit.
«Nous avons sous les yeux une lettre, écrite par cette dame, Mistress
Clemm, le matin où elle apprit la mort de l'objet de cet amour
infatigable. Ce serait la meilleure requête que nous pourrions faire
pour elle, mais nous n'en copierons que quelques mots,—cette lettre est
sacrée comme la solitude—pour garantir l'exactitude du tableau que nous
venons de tracer, et pour ajouter de la force à l'appel que nous
désirons faire en sa faveur:
«J'ai appris ce matin la mort de mon bien-aimé Eddie[53]...Pouvez-vous
me transmettre quelques détails, quelques circonstances?... Oh!
n'abandonnez pas votre pauvre amie dans cette amère affliction... Dites
à M*** de venir; j'ai à m'acquitter d'une commission envers lui de la
part de mon pauvre Eddie... Je n'ai pas besoin de vous prier d'annoncer
sa mort et _de bien parler de lui_. Je sais que vous le ferez. _Mais
dites bien quel affectueux fils il était pour moi_, sa pauvre mère
désolée!...»
Comme cette pauvre femme se préoccupe de la réputation de son fils! Que
c'est beau! que c'est grand! Admirable créature, autant ce qui est libre
domine ce qui est fatal, autant l'esprit est au-dessus de la chair,
autant son affection plane sur toute les affections humaines! Puissent
nos larmes traverser l'Océan, les larmes de tous ceux qui, comme ton
pauvre Eddie, sont malheureux, inquiets, et que la misère et la douleur
ont souvent traînés à la débauche, puissent-elles aller rejoindre ton
cœur! Puissent ces lignes, empreintes de la plus sincère et de la plus
respectueuse admiration, plaire à tes yeux maternels! Ton image quasi
divine voltigera incessamment au-dessus du martyrologe de la
littérature!
La mort de M. Poe causa en Amérique une réelle émotion De différentes
parties de l'Union s'élevèrent de véritables témoignages de douleur. La
mort fait quelquefois pardonner bien des choses. Nous sommes heureux de
mentionner une lettre de M Longfellow qui lui fait d'autant plus
d'honneur qu'Edgar Poe l'avait fort maltraité. «Quelle mélancolique fin,
que celle de M. Poe, un homme si richement doué de génie! Je ne l'ai
jamais connu personnellement, mais j'ai toujours eu une haute estime
pour sa puissance de prosateur et de poëte. Sa prose est remarquablement
vigoureuse, directe, _et néanmoins abondante_, et son vers exhale un
charme particulier de mélodie, une atmosphère de vraie poésie qui est
tout à fait envahissante. L'âpreté de sa critique, je ne l'ai jamais
attribuée qu'à l'irritabilité d'une nature ultra-sensible, exaspérée par
toute manifestation du faux.»
Il est plaisant, avec son _abondance_, le prolixe auteur d'_Évangéline_.
Prend-il donc Edgar Poe pour un miroir?

II
C'est un plaisir très-grand et très-utile que de comparer les traits
d'un grand homme avec ses œuvres. Les biographies, les notes sur les
mœurs, les habitudes, le physique des artistes et des écrivains ont
toujours excité une curiosité bien légitime. Qui n'a cherché quelquefois
l'acuité du style et la netteté des idées d'Érasme dans le coupant de
son profil, la chaleur et le tapage de leurs œuvres dans la tête de
Diderot et dans celle de Mercier, où un peu de fanfaronnade se mêle à la
bonhomie, l'ironie opiniâtre dans le sourire persistant de Voltaire, sa
grimace de combat, la puissance de commandement et de prophétie dans
l'œil jeté à l'horizon, et la solide figure de Joseph de Maistre, aigle
et bœuf tout à la fois? Qui ne s'est ingénié à déchiffrer _la Comédie
humaine_ dans le front et le visage puissants et compliqués de Balzac?
M. Edgar Poe était d'une taille un peu au-dessous de la moyenne, mais
toute sa personne solidement bâtie; ses pieds et ses mains petits. Avant
que sa constitution fût attaquée, il était capable de merveilleux traits
de force. On dirait que la Nature, et je crois qu'on l'a souvent
remarqué, fait à ceux dont elle veut tirer de grandes choses la vie
très-dure. Avec des apparences quelquefois chétives, ils sont taillés en
athlètes, ils sont bons pour le plaisir comme pour la souffrance.
Balzac, en assistant aux répétitions des _Ressources de Quinola_, les
dirigeant et jouant lui-même tous les rôles, corrigeait des épreuves de
ses livres; il soupait avec les acteurs, et quand tout le monde fatigué
allait au sommeil, il retournait légèrement au travail. Chacun sait
qu'il a fait de grands excès d'insomnie et de sobriété. Edgar Poe, dans
sa jeunesse, s'était fort distingué à tous les exercices d'adresse et de
force; cela rentrait un peu dans son talent: calculs et problèmes. Un
jour il paria qu'il partirait d'un des quais de Richmond, qu'il
remonterait à la nage jusqu'à sept milles dans la rivière James, et
qu'il reviendrait à pied dans le même jour. Et il le fit. C'était une
journée brûlante d'été, et il ne s'en porta pas plus mal. Contenance,
gestes, démarche, airs de tête, tout le désignait, quand il était dans
ses bons jours, comme un homme de haute distinction. Il était _marqué_
par la Nature, comme ces gens qui, dans un cercle, au café, dans la
rue, _tirent_ l'œil de l'observateur et le préoccupent. Si jamais le
mot: étrange, dont on a tant abusé dans les descriptions modernes, s'est
bien appliqué à quelque chose, c'est certainement au genre de beauté de
M. Poe. Ses traits n'étaient pas grands, mais assez réguliers, le teint
brun clair, la physionomie triste et distraite, et quoiqu'elle ne portât
ni le caractère de la colère, ni de l'insolence, elle avait quelque
chose de pénible. Ses yeux, singulièrement beaux, semblaient être au
premier aspect d'un gris sombre, mais à un meilleur examen ils
apparaissaient glacés d'une légère teinte violette indéfinissable. Quant
au front, il était superbe, non qu'il rappelât les proportions ridicules
qu'inventent les mauvais artistes, quand, pour flatter le génie, ils le
transforment en hydrocéphale, mais on eût dit qu'une force intérieure
débordante poussait en avant les organes de la perfection et de la
construction. Les parties auxquelles les craniologistes attribuent le
sens du pittoresque n'étaient cependant pas absentes, mais elles
semblaient dérangées, opprimées, coudoyées par la tyrannie hautaine et
usurpatrice de la comparaison, de la construction et de la causalité.
Sur ce front trônait aussi, dans un orgueil calme, le sens de l'idéalité
et du beau absolu, le sens esthétique par excellence. Malgré toutes ces
qualités, cette tête n'offrait pas un ensemble agréable et harmonieux.
Vue de face, elle frappait et commandait l'attention par l'expression
dominatrice et inquisitoriale du front, mais le profil dévoilait
certaines absences; il y avait une immense masse de cervelle devant et
derrière, et une quantité médiocre au milieu; enfin une énorme puissance
animale et intellectuelle, et un manque à l'endroit de la vénérabilité
et des qualités affectives. Les échos désespérés de la mélancolie qui
traversent les ouvrages de Poe ont un accent pénétrant, il est vrai,
mais il faut dire aussi que c'est une mélancolie bien solitaire et peu
sympathique au commun des hommes. Je ne puis m'empêcher de rire en
pensant aux quelques lignes qu'un écrivain fort estimé aux États-Unis,
et dont j'ai oublié le nom, a écrites sur Poe, quelque temps après sa
mort. Je cite de mémoire, mais je réponds du sens: «Je viens de relire
les ouvrages du regrettable Poe. Quel poëte admirable! Quel conteur
surprenant! Quel esprit prodigieux et surnaturel! C'est bien la tête
forte de notre pays! Eh bien! je donnerais ses soixante-dix contes
mystiques, analytiques et grotesques, tous si brillants et pleins
d'idées, pour un bon petit livre du foyer, un livre de famille, qu'il
aurait pu écrire avec ce style merveilleusement pur qui lui donnait une
si grande supériorité sur nous. Combien M. Poe serait plus grand»!
Demander un livre de famille à Edgar Poe! Il est donc vrai que la
sottise humaine sera la même sous tous les climats, et que le critique
voudra toujours arracher de lourds légumes à des arbustes de
délectation.
Poe avait des cheveux noirs, traversés de quelques fils blancs, une
grosse moustache hérissée, et qu'il oubliait de mettre en ordre et de
lisser proprement. Il s'habillait avec bon goût mais négligemment, comme
un gentleman qui a bien autre chose à faire. Ses manières étaient
excellentes, très-polies et pleines de certitude. Mais sa conversation
mérite une mention particulière. La première fois que je questionnai un
Américain là-dessus, il me répondit en riant beaucoup: «Oh! oh! il avait
une conversation _qui n'était pas du tout consécutive_!». Après quelques
explications, je compris que M. Poe faisait de vastes enjambées dans le
You have read 1 text from French literature.
Next - Histoires extraordinaires - 25
  • Parts
  • Histoires extraordinaires - 01
    Total number of words is 4454
    Total number of unique words is 1758
    33.0 of words are in the 2000 most common words
    45.8 of words are in the 5000 most common words
    52.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 02
    Total number of words is 4517
    Total number of unique words is 1698
    33.6 of words are in the 2000 most common words
    46.1 of words are in the 5000 most common words
    51.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 03
    Total number of words is 4613
    Total number of unique words is 1603
    37.3 of words are in the 2000 most common words
    49.0 of words are in the 5000 most common words
    53.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 04
    Total number of words is 4655
    Total number of unique words is 1447
    36.5 of words are in the 2000 most common words
    48.3 of words are in the 5000 most common words
    54.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 05
    Total number of words is 4625
    Total number of unique words is 1553
    37.7 of words are in the 2000 most common words
    51.3 of words are in the 5000 most common words
    58.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 06
    Total number of words is 4557
    Total number of unique words is 1412
    38.0 of words are in the 2000 most common words
    51.1 of words are in the 5000 most common words
    56.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 07
    Total number of words is 4696
    Total number of unique words is 1615
    37.5 of words are in the 2000 most common words
    48.9 of words are in the 5000 most common words
    54.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 08
    Total number of words is 4609
    Total number of unique words is 1460
    42.5 of words are in the 2000 most common words
    54.7 of words are in the 5000 most common words
    59.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 09
    Total number of words is 4565
    Total number of unique words is 1551
    35.2 of words are in the 2000 most common words
    47.7 of words are in the 5000 most common words
    53.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 10
    Total number of words is 4492
    Total number of unique words is 1485
    33.8 of words are in the 2000 most common words
    45.6 of words are in the 5000 most common words
    50.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 11
    Total number of words is 4523
    Total number of unique words is 1581
    36.0 of words are in the 2000 most common words
    48.5 of words are in the 5000 most common words
    54.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 12
    Total number of words is 4625
    Total number of unique words is 1627
    35.1 of words are in the 2000 most common words
    46.9 of words are in the 5000 most common words
    53.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 13
    Total number of words is 4520
    Total number of unique words is 1437
    34.3 of words are in the 2000 most common words
    46.4 of words are in the 5000 most common words
    50.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 14
    Total number of words is 4513
    Total number of unique words is 1430
    33.9 of words are in the 2000 most common words
    45.3 of words are in the 5000 most common words
    50.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 15
    Total number of words is 4499
    Total number of unique words is 1651
    34.3 of words are in the 2000 most common words
    46.3 of words are in the 5000 most common words
    52.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 16
    Total number of words is 4602
    Total number of unique words is 1614
    34.6 of words are in the 2000 most common words
    47.5 of words are in the 5000 most common words
    53.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 17
    Total number of words is 4708
    Total number of unique words is 1517
    38.6 of words are in the 2000 most common words
    51.0 of words are in the 5000 most common words
    56.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 18
    Total number of words is 4486
    Total number of unique words is 1544
    35.4 of words are in the 2000 most common words
    46.4 of words are in the 5000 most common words
    51.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 19
    Total number of words is 4385
    Total number of unique words is 1364
    34.3 of words are in the 2000 most common words
    44.3 of words are in the 5000 most common words
    50.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 20
    Total number of words is 4538
    Total number of unique words is 1681
    33.9 of words are in the 2000 most common words
    45.8 of words are in the 5000 most common words
    50.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 21
    Total number of words is 4550
    Total number of unique words is 1616
    34.4 of words are in the 2000 most common words
    46.1 of words are in the 5000 most common words
    51.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 22
    Total number of words is 4463
    Total number of unique words is 1638
    34.4 of words are in the 2000 most common words
    46.7 of words are in the 5000 most common words
    52.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 23
    Total number of words is 4482
    Total number of unique words is 1783
    33.6 of words are in the 2000 most common words
    45.7 of words are in the 5000 most common words
    52.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 24
    Total number of words is 4622
    Total number of unique words is 1679
    35.0 of words are in the 2000 most common words
    46.8 of words are in the 5000 most common words
    53.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 25
    Total number of words is 4613
    Total number of unique words is 1773
    34.1 of words are in the 2000 most common words
    46.4 of words are in the 5000 most common words
    51.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 26
    Total number of words is 3987
    Total number of unique words is 1637
    32.2 of words are in the 2000 most common words
    44.2 of words are in the 5000 most common words
    50.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.