Histoires extraordinaires - 20

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presque instantanément par un pur acte de volition de l'opérateur, même
quand le malade n'avait pas conscience de sa présence. C'est seulement
maintenant, en l'an 1845, quand de semblables miracles ont été
journellement attestés par des milliers d'hommes, que je me hasarde à
citer cette apparente impossibilité comme un fait positif.
Le tempérament de Bedloe était au plus haut degré sensitif, excitable,
enthousiaste. Son imagination, singulièrement vigoureuse et créatrice,
tirait sans doute une force additionnelle de l'usage habituel de
l'opium, qu'il consommait en grande quantité, et sans lequel l'existence
lui eût été impossible. C'était son habitude d'en prendre une bonne dose
immédiatement après son déjeuner, chaque matin,—ou plutôt immédiatement
après une tasse de fort café, car il ne mangeait rien dans
l'avant-midi,—et alors il partait seul, ou seulement accompagné d'un
chien, pour une longue promenade à travers la chaîne de sauvages et
lugubres hauteurs qui courent à l'ouest et au sud de Charlottesville, et
qui sont décorées ici du nom de _Ragged Mountains_[39].
Par un jour sombre, chaud et brumeux, vers la fin de novembre, et durant
l'étrange interrègne de saisons que nous appelons en Amérique l'été
indien, M. Bedloe partit, suivant son habitude, pour les montagnes. Le
jour s'écoula, et il ne revint pas.
Vers huit heures du soir, étant sérieusement alarmés par cette absence
prolongée, nous allions nous mettre à sa recherche, quand il reparut
inopinément, ni mieux ni plus mal portant, et plus animé que de coutume.
Le récit qu'il fit de son expédition et des événements qui l'avaient
retenu fut en vérité des plus singuliers:
—Vous vous rappelez, dit-il, qu'il était environ neuf heures du matin
quand je quittai Charlottesville. Je dirigeai immédiatement mes pas vers
la montagne et, vers dix heures, j'entrai dans une gorge qui était
entièrement nouvelle pour moi. Je suivis toutes les sinuosités de cette
passe avec beaucoup d'intérêt.—Le théâtre qui se présentait de tous
côtés, quoique ne méritant peut-être pas l'appellation de sublime,
portait en soi un caractère indescriptible, et pour moi délicieux, de
lugubre désolation. La solitude semblait absolument vierge. Je ne
pouvais m'empêcher de croire que les gazons verts et les roches grises
que je foulais n'avaient jamais été foulés par un pied humain. L'entrée
du ravin est si complètement cachée, et de fait inaccessible, excepté à
travers une série d'accidents, qu'il n'était pas du tout impossible que
je fusse en vérité le premier aventurier,—le premier et le seul qui eût
jamais pénétré ces solitudes.
«L'épais et singulier brouillard ou fumée qui distingue l'été indien, et
qui s'étendait alors pesamment sur tous les objets, approfondissait sans
doute les impressions vagues que ces objets créaient en moi. Cette brume
poétique était si dense que je ne pouvais jamais voir au delà d'une
douzaine de yards de ma route. Ce chemin était excessivement sinueux et,
comme il était impossible de voir le soleil, j'avais perdu toute idée de
la direction dans laquelle je marchais. Cependant, l'opium avait produit
son effet accoutumé, qui est de revêtir tout le monde extérieur d'une
intensité d'intérêt. Dans le tremblement d'une feuille,—dans la couleur
d'un brin d'herbe,—dans la forme d'un trèfle,—dans le bourdonnement
d'une abeille,—dans l'éclat d'une goutte de rosée,—dans le soupir du
vent,—dans les vagues odeurs qui venaient de la forêt,—se produisait
tout un monde d'inspirations,—une procession magnifique et bigarrée de
pensées désordonnées et rapsodiques.
«Tout occupé par ces rêveries, je marchai plusieurs heures, durant
lesquelles le brouillard s'épaissit autour de moi à un degré tel que je
fus réduit à chercher mon chemin à tâtons. Et alors un indéfinissable
malaise s'empara de moi. Je craignais d'avancer, de peur d'être
précipité dans quelque abîme. Je me souvins aussi d'étranges histoires
sur ces _Ragged Mountains_, et de races d'hommes bizarres et sauvages
qui habitaient leurs bois et leurs cavernes. Mille pensées vagues me
pressaient et me déconcertaient,—pensées que leur vague rendait encore
plus douloureuses. Tout à coup mon attention fut arrêtée par un fort
battement de tambour.
«Ma stupéfaction, naturellement, fut extrême. Un tambour, dans ces
montagnes, était chose inconnue. Je n'aurais pas été plus surpris par le
son de la trompette de l'Archange. Mais une nouvelle et bien plus
extraordinaire cause d'intérêt et de perplexité se manifesta.
J'entendais s'approcher un bruissement sauvage, un cliquetis, comme d'un
trousseau de grosses clefs,—et à l'instant même un homme à moitié nu,
au visage basané, passa devant moi en poussant un cri aigu. Il passa si
près de ma personne que je sentis le chaud de son haleine sur ma figure.
Il tenait dans sa main un instrument composé d'une série d'anneaux de
fer et les secouait vigoureusement en courant. À peine avait-il disparu
dans le brouillard que, haletante derrière lui, la gueule ouverte et les
yeux étincelants, s'élança une énorme bête. Je ne pouvais pas me
méprendre sur son espèce: c'était une hyène.
«La vue de ce monstre soulagea plutôt qu'elle n'augmenta mes
terreurs;—car j'étais bien sûr maintenant que je rêvais, et je
m'efforçai, je m'excitai moi-même à réveiller ma conscience. Je marchai
délibérément et lestement en avant. Je me frottai les yeux. Je criai
très-haut. Je me pinçai les membres. Une petite source s'étant présentée
à ma vue, je m'y arrêtai, et je m'y lavai les mains, la tête et le cou.
Je crus sentir se dissiper les sensations équivoques qui m'avaient
tourmenté jusque-là. Il me parut, quand je me relevai, que j'étais un
nouvel homme, et je poursuivis fermement et complaisamment ma route
inconnue.
«À la longue, tout à fait épuisé par l'exercice et par la lourdeur
oppressive de l'atmosphère, je m'assis sous un arbre. En ce moment parut
un faible rayon de soleil, et l'ombre des feuilles de l'arbre tomba sur
le gazon, légèrement mais suffisamment définie. Pendant quelques
minutes, je fixai cette ombre avec étonnement. Sa forme me comblait de
stupeur. Je levai les yeux. L'arbre était un palmier.
«Je me levai précipitamment et dans un état d'agitation terrible,—car
l'idée que je rêvais n'était plus désormais suffisante. Je vis,—je
sentis que j'avais le parfait gouvernement de mes sens,—et ces sens
apportaient maintenant à mon âme un monde de sensations nouvelles et
singulières. La chaleur devint tout d'un coup intolérable. Une étrange
odeur chargeait la brise.—Un murmure profond et continuel, comme celui
qui s'élève d'une rivière abondante, mais coulant régulièrement, vint à
mes oreilles, entremêlé du bourdonnement particulier d'une multitude de
voix humaines.
«Pendant que j'écoutais, avec un étonnement qu'il est bien inutile de
vous décrire, un fort et bref coup de vent enleva, comme une baguette de
magicien, le brouillard qui chargeait la terre.
«Je me trouvai au pied d'une haute montagne dominant une vaste plaine, à
travers laquelle coulait une majestueuse rivière. Au bord de cette
rivière s'élevait une ville d'un aspect oriental, telle que nous en
voyons dans _Les Mille et Une Nuits_, mais d'un caractère encore plus
singulier qu'aucune de celles qui y sont décrites. De ma position, qui
était bien au-dessus du niveau de la ville, je pouvais apercevoir tous
ses recoins et tous ses angles, comme s'ils eussent été dessinés sur une
carte. Les rues paraissaient innombrables et se croisaient
irrégulièrement dans toutes les directions, mais ressemblaient moins à
des rues qu'à de longues allées contournées, et fourmillaient
littéralement d'habitants. Les maisons étaient étrangement pittoresques.
De chaque côté, c'était une véritable débauche de balcons, de vérandas,
de minarets, de niches et de tourelles fantastiquement découpées. Les
bazars abondaient; les plus riches marchandises s'y déployaient avec une
variété et une profusion infinie: soies, mousselines, la plus
éblouissante coutellerie, diamants et bijoux des plus magnifiques. À
côté de ces choses, on voyait de tous côtés des pavillons, des
palanquins, des litières où se trouvaient de magnifiques dames
sévèrement voilées, des éléphants fastueusement caparaçonnés, des idoles
grotesquement taillées, des tambours, des bannières et des gongs, des
lances, des casse-tête dorés et argentés. Et parmi la foule, la clameur,
la mêlée et la confusion générales, parmi un million d'hommes noirs et
jaunes, en turban et en robe, avec la barbe flottante, circulait une
multitude innombrable de bœufs saintement enrubannés, pendant que des
légions de singes malpropres et sacrés grimpaient, jacassant et
piaillant, après les corniches des mosquées, ou se suspendaient aux
minarets et aux tourelles. Des rues fourmillantes aux quais de la
rivière descendaient d'innombrables escaliers qui conduisaient à des
bains, pendant que la rivière elle-même semblait avec peine se frayer un
passage à travers les vastes flottes de bâtiments surchargés qui
tourmentaient sa surface en tous sens. Au delà des murs de la ville
s'élevaient fréquemment en groupes majestueux, le palmier et le
cocotier, avec d'autres arbres d'un grand âge, gigantesques et
solennels; et çà et là on pouvait apercevoir un champ de riz, la hutte
de chaume d'un paysan, une citerne, un temple isolé, un camp de gypsies,
ou une gracieuse fille solitaire prenant sa route, avec une cruche sur
sa tête, vers les bords de la magnifique rivière.
«Maintenant, sans doute, vous direz que je rêvais; mais nullement. Ce
que je voyais,—ce que j'entendais,—ce que je sentais,—ce que je
pensais n'avait rien en soi de l'idiosyncrasie non méconnaissable du
rêve. Tout se tenait logiquement et faisait corps. D'abord, doutant si
j'étais réellement éveillé, je me soumis à une série d'épreuves qui me
convainquirent bien vite, que je l'étais réellement. Or, quand quelqu'un
rêve, et que dans son rêve il soupçonne qu'il rêve, le soupçon ne manque
jamais de se confirmer et le dormeur est presque immédiatement réveillé.
Ainsi, Novalis[40] ne se trompe pas en disant que _nous sommes près de
nous réveiller quand nous rêvons que nous rêvons_. Si la vision s'était
offerte à moi telle que je l'eusse soupçonnée d'être un rêve, alors elle
eût pu être purement un rêve; mais, se présentant comme je l'ai dit, et
suspectée et vérifiée comme elle le fut, je suis forcé de la classer
parmi d'autres phénomènes.
—En cela, je n'affirme pas que vous ayez tort, remarqua le docteur
Templeton. Mais poursuivez. Vous vous levâtes, et vous descendîtes dans
la cité.
—Je me levai, continua Bedloe regardant le docteur avec un air de
profond étonnement; je me levai, comme vous dîtes, et descendis dans la
cité. Sur ma route, je tombai au milieu d'une immense populace qui
encombrait chaque avenue, se dirigeant toute dans le même sens et
montrant dans son action la plus violente animation. Très-soudainement,
et sous je ne sais quelle pression inconcevable, je me sentis
profondément pénétré d'un intérêt personnel dans ce qui allait arriver.
Je croyais sentir que j'avais un rôle important à jouer, sans comprendre
exactement quel il était. Contre la foule qui m'environnait j'éprouvai
toutefois un profond sentiment d'animosité. Je m'arrachai du milieu de
cette cohue, et rapidement, par un chemin circulaire, j'arrivai à la
ville, et j'y entrai. Elle était en proie au tumulte et à la plus
violente discorde. Un petit détachement d'hommes ajustés moitié à
l'indienne, moitié à l'européenne, et commandés par des gentlemen qui
portaient un uniforme en partie anglais, soutenait un combat très-inégal
contre la populace fourmillante des avenues. Je rejoignis cette faible
troupe, je me saisis des armes d'un officier tué, et je frappai au
hasard avec la férocité nerveuse du désespoir. Nous fûmes bientôt
écrasés par le nombre et contraints de chercher un refuge dans une
espèce de kiosque. Nous nous y barricadâmes, et nous fûmes pour le
moment en sûreté. Par une meurtrière, près du sommet du kiosque,
j'aperçus une vaste foule dans une agitation furieuse, entourant et
assaillant un beau palais qui dominait la rivière. Alors, par une
fenêtre supérieure du palais, descendit un personnage d'une apparence
efféminée, au moyen d'une corde faite avec les turbans de ses
domestiques. Un bateau était tout près, dans lequel il s'échappa vers le
bord opposé de la rivière.
«Et alors un nouvel objet prit possession de mon âme. J'adressai à mes
compagnons quelques paroles précipitées, mais énergiques, et, ayant
réussi à en rallier quelques-uns à mon dessein, je fis une sortie
furieuse hors du kiosque. Nous nous précipitâmes sur la foule qui
l'assiégeait. Ils s'enfuirent d'abord devant nous. Ils se rallièrent,
combattirent comme des enragés, et firent une nouvelle retraite.
Cependant, nous avions été emportés loin du kiosque, et nous étions
perdus et embarrassés dans des rues étroites, étouffées par de hautes
maisons, dans le fond desquelles le soleil n'avait jamais envoyé sa
lumière. La populace se pressait impétueusement sur nous, nous harcelait
avec ses lances, et nous accablait de ses volées de flèches. Ces
dernières étaient remarquables et ressemblaient en quelque sorte au
kriss tortillé des Malais;—imitant le mouvement d'un serpent qui
rampe,—longues et noires, avec une pointe empoisonnée. L'une d'elles me
frappa à la tempe droite. Je pirouettai, je tombai. Un mal instantané et
terrible s'empara de moi. Je m'agitai,—je m'efforçai de respirer,—je
mourus.
—Vous ne vous obstinerez plus sans doute, dis-je en souriant, à croire
que toute votre aventure n'est pas un rêve? Êtes-vous décidé à soutenir
que vous êtes mort?
Quand j'eus prononcé ces mots, je m'attendais à quelque heureuse saillie
de Bedloe, en manière de réplique; mais, à mon grand étonnement, il
hésita, trembla, devint terriblement pâle et garda le silence. Je levai
les yeux sur Templeton. Il se tenait droit et roide sur sa chaise;—ses
dents claquaient et ses yeux s'élançaient de leurs orbites.
—Continuez, dit-il enfin à Bedloe d'une voix rauque.
Pendant quelques minutes, poursuivit ce dernier, ma seule
impression,—ma seule sensation,—fut celle de la nuit et du non-être,
avec la conscience de la mort. À la longue, il me sembla qu'une secousse
violente et soudaine comme l'électricité traversait mon âme. Avec cette
secousse vint le sens de l'élasticité et de la lumière. Quant à cette
dernière, je la sentis, je ne la vis pas. En un instant, il me sembla
que je m'élevais de terre; mais je ne possédais pas ma présence
corporelle, visible, audible, ou palpable. La foule s'était retirée. Le
tumulte avait cessé. La ville était comparativement calme. Au-dessous de
moi gisait mon corps, avec la flèche dans ma tempe, toute la tête
grandement enflée et défigurée. Mais toutes ces choses, je les
sentis,—je ne les vis pas. Je ne pris d'intérêt à rien. Et même le
cadavre me semblait un objet avec lequel je n'avais rien de commun. Je
n'avais aucune volonté, mais il me sembla que j'étais mis en mouvement
et que je m'envolais légèrement hors de l'enceinte de la ville par le
même circuit que j'avais pris pour y entrer. Quand j'eus atteint, dans
la montagne, l'endroit du ravin où j'avais rencontré l'hyène, j'éprouvai
de nouveau un choc comme celui d'une pile galvanique; le sentiment de la
pesanteur, celui de substance rentrèrent en moi. Je redevins moi-même,
mon propre individu, et je dirigeai vivement mes pas vers mon
logis;—mais le passé n'avait pas perdu l'énergie vivante de la
réalité,—et maintenant encore je ne puis contraindre mon intelligence,
même pour une minute, à considérer tout cela comme un songe.
—Ce n'en était pas un, dit Templeton, avec un air de profonde
solennité; mais il serait difficile de dire quel autre terme définirait
le mieux le cas en question. Supposons que l'âme de l'homme moderne est
sur le bord de quelques prodigieuses découvertes psychiques.
Contentons-nous de cette hypothèse. Quant au reste, j'ai quelques
éclaircissements à donner. Voici une peinture à l'aquarelle que je vous
aurais déjà montrée si un indéfinissable sentiment d'horreur ne m'en
avait pas empêché jusqu'à présent.
Nous regardâmes la peinture qu'il nous présentait. Je n'y vis aucun
caractère bien extraordinaire; mais son effet sur Bedloe fut prodigieux.
À peine l'eut-il regardée qu'il faillit s'évanouir. Et cependant, ce
n'était qu'un portrait à la miniature, un portrait merveilleusement
fini, à vrai dire, de sa propre physionomie si originale. Du moins,
telle fut ma pensée en la regardant.
—Vous apercevez la date de la peinture, dit Templeton; elle est là, à
peine visible, dans ce coin,—1780. C'est dans cette année que cette
peinture fut faite. C'est le portrait d'un ami défunt,—un M. Oldeb,—à
qui je m'attachai très-vivement à Calcutta, durant l'administration de
Warren Hastings. Je n'avais alors que vingt ans. Quand je vous vis pour
la première fois, monsieur Bedloe, à Saratoga, ce fut la miraculeuse
similitude qui existait entre vous et le portrait qui me détermina à
vous aborder, à rechercher votre amitié et à amener ces arrangements qui
firent de moi votre compagnon perpétuel. En agissant ainsi, j'étais
poussé en partie, et peut-être principalement, par les souvenirs pleins
de regrets du défunt, mais d'une autre part aussi par une curiosité
inquiète à votre endroit, et qui n'était pas dénuée d'une certaine
terreur.
«Dans votre récit de la vision qui s'est présentée à vous dans les
montagnes, vous avez décrit, avec le plus minutieux détail, la ville
indienne de Bénarès, sur la Rivière-Sainte. Les rassemblements, les
combats, le massacre, c'étaient les épisodes réels de l'insurrection de
Cheyte-Sing, qui eut lieu en 1780, alors que Hastings courut les plus
grands dangers pour sa vie. L'homme qui s'est échappé par la corde faite
de turbans, c'était Cheyte-Sing lui-même. La troupe du kiosque était
composée de cipayes et d'officiers anglais, Hastings à leur tête. Je
faisais partie de cette troupe, et je fis tous mes efforts pour empêcher
cette imprudente et fatale sortie de l'officier qui tomba dans la
bagarre sous la flèche empoisonnée d'un Bengali. Cet officier était mon
plus cher ami. C'était Oldeb. Vous verrez par ce manuscrit,—ici le
narrateur produisit un livre de notes, dans lequel quelques pages
paraissaient d'une date toute fraîche,—que, pendant que vous _pensiez_
ces choses au milieu de la montagne, j'étais occupé ici, à la maison, à
les _décrire_ sur le papier.»
Une semaine environ après cette conversation, l'article suivant parut
dans un journal de Charlottesville:
«C'est pour nous un devoir douloureux d'annoncer la mort de M. Auguste
Bedlo, un gentleman que ses manières charmantes et ses nombreuses vertus
avaient depuis longtemps rendu cher aux citoyens de Charlottesville.
«M. B., depuis quelques années, souffrait d'une névralgie qui avait
souvent menacé d'aboutir fatalement; mais elle ne peut être regardée que
comme la cause indirecte de sa mort. La cause immédiate fut d'un
caractère singulier et spécial. Dans une excursion qu'il fit dans les
_Ragged Mountains_, il y a quelques jours, il contracta un léger rhume
avec de la fièvre, qui fut suivi d'un grand mouvement du sang à la tête.
Pour le soulager, le docteur Templeton eut recours à la saignée locale.
Des sangsues furent appliquées aux tempes. Dans un délai effroyablement
court, le malade mourut, et l'on s'aperçut que, dans le bocal qui
contenait les sangsues, avait été introduite par hasard une de ces
sangsues vermiculaires venimeuses qui se rencontrent çà et là dans les
étangs circonvoisins. Cette bête se fixa d'elle-même sur une petite
artère de la tempe droite. Son extrême ressemblance avec la sangsue
médicinale fit que la méprise fut découverte trop tard.
«_N.-B._—La sangsue venimeuse de Charlottesville peut toujours se
distinguer de la sangsue médicinale par sa noirceur et spécialement par
ses tortillements, ou mouvements vermiculaires, qui ressemblent beaucoup
à ceux d'un serpent.»
Je me trouvais avec l'éditeur du journal en question, et nous causions
de ce singulier accident, quand il me vint à l'idée de lui demander
pourquoi l'on avait imprimé le nom du défunt avec l'orthographe:
_Bedlo_.
—Je présume, dis-je, que vous avez quelque autorité pour
l'orthographier ainsi; j'ai toujours cru que le nom devait s'écrire avec
un _e_ à la fin.
—Autorité? non, répliqua-t-il. C'est une simple erreur du typographe.
Le nom est Bedloe avec un _e_; c'est connu de tout le monde, et je ne
l'ai jamais vu écrit autrement.
—Il peut donc se faire, murmurai-je en moi-même, comme je tournai sur
mes talons, qu'une vérité soit plus étrange que toutes les
fictions;—car qu'est-ce que Bedlo sans _e_, si ce n'est Oldeb retourné?
Et cet homme me dit que c'est une faute typographique!


MORELLA
Lui-même, par lui-même, avec lui-même homogène éternel.
PLATON.

Ce que j'éprouvais relativement à mon amie Morella était une profonde
mais très-singulière affection. Ayant fait sa connaissance par hasard,
il y a nombre d'années, mon âme, dès notre première rencontre, brûla de
feux qu'elle n'avait jamais connus;—mais ces feux n'étaient point ceux
d'Éros et ce fut pour mon esprit un amer tourment que la conviction
croissante que je ne pourrais jamais définir leur caractère insolite, ni
régulariser leur intensité errante. Cependant, nous nous convînmes, et
la destinée nous fit nous unir à l'autel. Jamais je ne parlai de
passion, jamais je ne songeai à l'amour. Néanmoins, elle fuyait la
société, et, s'attachant à moi seul, elle me rendit heureux. Être
étonné, c'est un bonheur;—et rêver, n'est-ce pas un bonheur aussi?
L'érudition de Morella était profonde. Comme j'espère le montrer, ses
talents n'étaient pas d'un ordre secondaire; la puissance de son esprit
était gigantesque. Je le sentis, et dans mainte occasion, je devins son
écolier. Toutefois, je m'aperçus bientôt que Morella, en raison de son
éducation faite à Presbourg, étalait devant moi bon nombre de ces écrits
mystiques qui sont généralement considérés comme l'écume de la première
littérature allemande. Ces livres, pour des raisons que je ne pouvais
concevoir, faisaient son étude constante et favorite;—et si avec le
temps ils devinrent aussi la mienne, il ne faut attribuer cela qu'à la
simple mais très-efficace influence de l'habitude et de l'exemple.
En toutes ces choses, si je ne me trompe, ma raison n'avait presque rien
à faire. Mes convictions, ou je ne me connais plus moi-même, n'étaient
en aucune façon basées sur l'idéal et on n'aurait pu découvrir, à moins
que je ne m'abuse grandement, aucune teinture du mysticisme de mes
lectures, soit dans mes actions, soit dans mes pensées. Persuadé de
cela, je m'abandonnai aveuglément à la direction de ma femme, et
j'entrai avec un cœur imperturbé dans le labyrinthe de ses études. Et
alors,—quand, me plongeant dans des pages maudites, je sentais un
esprit maudit qui s'allumait en moi,—Morella venait, posant sa main
froide sur la mienne et ramassant dans les cendres d'une philosophie
morte quelques graves et singulières paroles qui, par leur sens bizarre,
s'incrustaient dans ma mémoire. Et alors, pendant des heures, je
m'étendais, rêveur, à son côté, et je me plongeais dans la musique de sa
voix,—jusqu'à ce que cette mélodie à la longue s'infectât de
terreur;—et une ombre tombait sur mon âme, et je devenais pâle, et je
frissonnais intérieurement à ces sons trop extraterrestres. Et ainsi, la
jouissance s'évanouissait soudainement dans l'horreur, et l'idéal du
beau devenait l'idéal de la hideur, comme la vallée de Hinnom est
devenue la Géhenne[41].
Il est inutile d'établir le caractère exact des problèmes qui,
jaillissant des volumes dont j'ai parlé, furent pendant longtemps
presque le seul objet de conversation entre Morella et moi. Les gens
instruits dans ce que l'on peut appeler la morale théologique les
concevront facilement, et ceux qui sont illettrés n'y comprendraient que
peu de chose en tout cas. L'étrange panthéisme de Fichte, la
Palingénésie modifiée des Pythagoriciens, et, par-dessus tout, la
doctrine de _l'identité_ telle qu'elle est présentée par Schelling,
étaient généralement les points de discussion qui offraient le plus de
charmes à l'imaginative Morella[42]. Cette identité, dite personnelle,
M. Locke, je crois, la fait judicieusement consister dans la permanence
de l'être rationnel. En tant que par personne nous entendons une essence
pensante, douée de raison, et en tant qu'il existe une conscience qui
accompagne toujours la pensée, c'est elle,—cette conscience,—qui nous
fait tous être ce que nous appelons _nous-même_,—nous distinguant ainsi
des autres êtres pensants, et nous donnant notre identité personnelle.
Mais le _principium individuationis_,—la notion de cette identité _qui,
à la mort, est, ou n'est pas perdue à jamais_, fut pour moi, en tout
temps, un problème du plus intense intérêt, non seulement à cause de la
nature inquiétante et embarrassante de ses conséquences, mais aussi à
cause de la façon singulière et agitée dont en parlait Morella.
Mais, en vérité, le temps était maintenant arrivé où le mystère de la
nature de ma femme m'oppressait comme un charme. Je ne pouvais plus
supporter l'attouchement de ses doigts pâles, ni le timbre profond de sa
parole musicale, ni l'éclat de ses yeux mélancoliques. Et elle savait
tout cela, mais ne m'en faisait aucun reproche; elle semblait avoir
conscience de ma faiblesse ou de ma folie, et, tout en souriant, elle
appelait cela la Destinée. Elle semblait aussi avoir conscience de la
cause, à moi inconnue, de l'altération graduelle de mon amitié; mais
elle ne me donnait aucune explication et ne faisait aucune allusion à la
nature de cette cause. Morella toutefois n'était qu'une femme, et elle
dépérissait journellement. À la longue, une tache pourpre se fixa
immuablement sur sa joue, et les veines bleues de son front pâle
devinrent proéminentes. Et ma nature se fondait parfois en pitié; mais,
un moment après, je rencontrais l'éclair de ses yeux chargés de pensées,
et alors mon âme se trouvait mal et éprouvait le vertige de celui dont
le regard a plongé dans quelque lugubre et insondable abîme.
Dirai-je que j'aspirais, avec un désir intense et dévorant au moment de
la mort de Morella? Cela fut ainsi; mais le fragile esprit se cramponna
à son habitacle d'argile pendant bien des jours, bien des semaines et
bien des mois fastidieux, si bien qu'à la fin mes nerfs torturés
remportèrent la victoire sur ma raison; et je devins furieux de tous ces
retards, et avec un cœur de démon je maudis les jours, et les heures,
et les minutes amères qui semblaient s'allonger et s'allonger sans
cesse, à mesure que sa noble vie déclinait, comme les ombres dans
l'agonie du jour.
Mais, un soir d'automne, comme l'air dormait immobile dans le ciel,
Morella m'appela à son chevet. Il y avait un voile de brume sur toute la
terre, et un chaud embrasement sur les eaux, et, à voir les splendeurs
d'octobre dans le feuillage de la forêt, on eût dit qu'un bel
arc-en-ciel s'était laissé choir du firmament.
—Voici le jour des jours, dit-elle quand j'approchai, le plus beau des
jours pour vivre ou pour mourir. C'est un beau jour pour les fils de la
terre et de la vie,—ah! plus beau encore pour les filles du ciel et de
la mort!
Je baisai son front, et elle continua:
—Je vais mourir, cependant je vivrai.
—Morella!
—Ils n'ont jamais été, ces jours où il t'aurait été permis de
m'aimer;—mais celle que, dans la vie, tu abhorras, dans la mort tu
l'adoreras.
—Morella!
—Je répète que je vais mourir. Mais en moi est un gage de cette
affection—ah! quelle mince affection!—que tu as éprouvée pour moi,
Morella. Et, quand mon esprit partira, l'enfant vivra,—ton enfant, mon
enfant à moi, Morella. Mais tes jours seront des jours pleins de
chagrin,—de ce chagrin qui est la plus durable des impressions, comme
le cyprès est le plus vivace des arbres; car les heures de ton bonheur
sont passées, et la joie ne se cueille pas deux fois dans une vie, comme
les roses de Paestum deux fois dans une année. Tu ne joueras plus avec
le temps le jeu de l'homme de Téos[43], le myrte et la vigne te seront
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