Histoires extraordinaires - 22

dans le style indien,—bas, sculpté en bois d'ébène massif, et surmonté
d'un baldaquin qui avait l'air d'un drap mortuaire. À chacun des angles
de la chambre se dressait un gigantesque sarcophage de granit noir, tiré
des tombes des rois en face de Louqsor, avec son antique couvercle
chargé de sculptures immémoriales. Mais c'était dans la tenture de
l'appartement, hélas! qu'éclatait la fantaisie capitale. Les murs,
prodigieusement hauts,—au delà même de toute proportion,—étaient
tendus du haut jusqu'en bas d'une tapisserie lourde et d'apparence
massive qui tombait pas vastes nappes,—tapisserie faite avec la même
matière qui avait été employée pour le tapis du parquet, les ottomanes,
le lit d'ébène, le baldaquin du lit et les somptueux rideaux qui
cachaient en partie la fenêtre. Cette matière était un tissu d'or des
plus riches, tacheté, par intervalles réguliers, de figures arabesques,
d'un pied de diamètre environ, qui enlevaient sur le fond leurs dessins
d'un noir de jais. Mais ces figures ne participaient du caractère
arabesque que quand on les examinait à un seul point de vue. Par un
procédé aujourd'hui fort commun, et dont on retrouve la trace dans la
plus lointaine antiquité, elles étaient faites de manière à changer
d'aspect. Pour une personne qui entrait dans la chambre, elles avaient
l'air de simples monstruosités; mais, à mesure qu'on avançait, ce
caractère disparaissait graduellement, et, pas à pas, le visiteur
changeant de place se voyait entouré d'une procession continue de formes
affreuses, comme celles qui sont nées de la superstition du Nord, ou
celles qui se dressent dans les sommeils coupables des moines. L'effet
fantasmagorique était grandement accru par l'introduction artificielle
d'un fort courant d'air continu derrière la tenture,—qui donnait au
tout une hideuse et inquiétante animation.
Telle était la demeure, telle était la chambre nuptiale où je passai
avec la dame de Tremaine les heures impies du premier mois de notre
mariage,—et je les passai sans trop d'inquiétude.
Que ma femme redoutât mon humeur farouche, qu'elle m'évitât, qu'elle ne
m'aimât que très-médiocrement,—je ne pouvais pas me le dissimuler; mais
cela me faisait presque plaisir. Je la haïssais d'une haine qui
appartient moins à l'homme qu'au démon. Ma mémoire se retournait,—oh!
avec quelle intensité de regret!—vers Ligeia, l'aimée, l'auguste, la
belle, la morte. Je faisais des orgies de souvenirs, je me délectais
dans sa pureté, dans sa sagesse, dans sa haute nature éthéréenne, dans
son amour passionné, idolâtrique. Maintenant, mon esprit brûlait
pleinement et largement d'une flamme plus ardente que n'avait été la
sienne. Dans l'enthousiasme de mes rêves opiacés,—car j'étais
habituellement sous l'empire du poison,—je criais son nom à haute voix
durant le silence de la nuit, et, le jour, dans les retraites ombreuses
des vallées, comme si, par l'énergie sauvage, la passion solennelle,
l'ardeur dévorante de ma passion pour la défunte je pouvais la
ressusciter dans les sentiers de cette vie qu'elle avait abandonnée;
pour _toujours_? était-ce vraiment _possible_?
Au commencement du second mois de notre mariage, lady Rowena fut
attaquée d'un mal soudain dont elle ne se releva que lentement. La
fièvre qui la consumait rendait ses nuits pénibles, et, dans
l'inquiétude d'un demi-sommeil, elle parlait de sons et de mouvements
qui se produisaient çà et là dans la chambre de la tour, et que je ne
pouvais vraiment attribuer qu'au dérangement de ses idées ou peut-être
aux influences fantasmagoriques de la chambre. À la longue, elle entra
en convalescence, et finalement elle se rétablit.
Toutefois, il ne s'était écoulé qu'un laps de temps fort court quand une
nouvelle attaque plus violente la rejeta sur son lit de douleur, et,
depuis cet accès, sa constitution, qui avait toujours été faible, ne put
jamais se relever complètement. Sa maladie montra, dès cette époque, un
caractère alarmant et des rechutes plus alarmantes encore, qui défiaient
toute la science et tous les efforts de ses médecins. À mesure
qu'augmentait ce mal chronique qui, dès lors sans doute, s'était trop
bien emparé de sa constitution pour en être arraché par des mains
humaines, je ne pouvais m'empêcher de remarquer une irritation nerveuse
croissante dans son tempérament et une excitabilité telle que les causes
les plus vulgaires lui étaient des sujets de peur. Elle parla encore, et
plus souvent alors, avec plus d'opiniâtreté, des bruits,—des légers
bruits,—et des mouvements insolites dans les rideaux, dont elle avait,
disait-elle, déjà souffert.
Une nuit,—vers la fin de septembre,—elle attira mon attention sur ce
sujet désolant avec une énergie plus vive que de coutume. Elle venait
justement de se réveiller d'un sommeil agité, et j'avais épié, avec un
sentiment moitié d'anxiété moitié de vague terreur, le jeu de sa
physionomie amaigrie. J'étais assis au chevet du lit d'ébène, sur un des
divans indiens. Elle se dressa à moitié, et me parla à voix basse, dans
un chuchotement anxieux, de sons qu'elle venait d'entendre, mais que je
ne pouvais pas entendre,—de mouvements qu'elle venait d'apercevoir,
mais que je ne pouvais apercevoir. Le vent courait activement derrière
les tapisseries, et je m'appliquai à lui démontrer—ce que, je le
confesse, je ne pouvais pas croire entièrement,—que ces soupirs à peine
articulés et ces changements presque insensibles dans les figures du mur
n'étaient que les effets naturels du courant d'air habituel. Mais une
pâleur mortelle qui inonda sa face me prouva que mes efforts pour la
rassurer seraient inutiles. Elle semblait s'évanouir, et je n'avais pas
de domestiques à ma portée. Je me souvins de l'endroit où avait été
déposé un flacon de vin léger ordonné par les médecins, et je traversai
vivement la chambre pour me le procurer. Mais, comme je passais sous la
lumière de la lampe, deux circonstances d'une nature saisissante
attirèrent mon attention. J'avais senti que quelque chose de palpable,
quoique invisible, avait frôlé légèrement ma personne, et je vis sur le
tapis d'or, au centre même du riche rayonnement projeté par l'encensoir,
une ombre,—une ombre faible, indéfinie, d'un aspect angélique,—telle
qu'on peut se figurer l'ombre d'une Ombre. Mais, comme j'étais en proie
à une dose exagérée d'opium, je ne fis que peu d'attention à ces choses,
et je n'en parlai point à Rowena.
Je trouvai le vin, je traversai de nouveau la chambre, et je remplis un
verre que je portai aux lèvres de ma femme défaillante. Cependant, elle
était un peu remise, et elle prit le verre elle-même, pendant que je me
laissais tomber sur l'ottomane, les yeux fixés sur sa personne.
Ce fut alors que j'entendis distinctement un léger bruit de pas sur le
tapis et près du lit; et, une seconde après, comme Rowena allait porter
le vin à ses lèvres, je vis,—je puis l'avoir rêvé,—je vis tomber dans
le verre, comme de quelque source invisible suspendue dans l'atmosphère
de la chambre, trois ou quatre grosses gouttes d'un fluide brillant et
couleur de rubis. Si je le vis,—Rowena ne le vit pas. Elle avala le vin
sans hésitation, et je me gardai bien de lui parler d'une circonstance
que je devais, après tout, regarder comme la suggestion d'une
imagination surexcitée, et dont tout, les terreurs de ma femme, l'opium
et l'heure, augmentait l'activité morbide.
Cependant, je ne puis pas me dissimuler qu'immédiatement après la chute
des gouttes rouges un rapide changement—en mal—s'opéra dans la maladie
de ma femme; si bien que, la troisième nuit, les mains de ses serviteurs
la préparaient pour la tombe, et que j'étais assis seul, son corps
enveloppé dans le suaire, dans cette chambre fantastique qui avait reçu
la jeune épouse.—D'étranges visions, engendrées par l'opium,
voltigeaient autour de moi comme des ombres. Je promenais un œil
inquiet sur les sarcophages, dans les coins de la chambre, sur les
figures mobiles de la tenture et sur les lueurs vermiculaires et
changeantes de la lampe du plafond. Mes yeux tombèrent alors,—comme je
cherchais à me rappeler les circonstances d'une nuit précédente,—sur le
même point du cercle lumineux, là où j'avais vu les traces légères d'une
ombre. Mais elle n'y était plus; et, respirant avec plus de liberté, je
tournai mes regards vers la pâle et rigide figure allongée sur le lit.
Alors, je sentis fondre sur moi mille souvenirs de Ligeia,—je sentis
refluer vers mon cœur, avec la tumultueuse violence d'une marée, toute
cette ineffable douleur que j'avais sentie quand je l'avais vue, _elle_
aussi, dans son suaire.—La nuit avançait, et toujours,—le cœur plein
des pensées les plus amères dont _elle_ était l'objet, _elle_, mon
unique, mon suprême amour,—je restais les yeux fixés sur le corps de
Rowena.
Il pouvait bien être minuit, peut-être plus tôt, peut-être plus tard,
car je n'avais pas pris garde au temps, quand un sanglot, très-bas,
très-léger, mais très-distinct, me tira en sursaut de ma rêverie. Je
_sentis_ qu'il venait du lit d'ébène,—du lit de mort. Je tendis
l'oreille, dans une angoisse de terreur superstitieuse, mais le bruit ne
se répéta pas. Je forçai mes yeux à découvrir un mouvement quelconque
dans le corps, mais je n'en aperçus pas le moindre. Cependant, il était
impossible que je me fusse trompé. J'avais entendu le bruit, faible à la
vérité, et mon esprit était bien éveillé en moi. Je maintins résolument
et opiniâtrement mon attention clouée au cadavre. Quelques minutes
s'écoulèrent sans aucun incident qui pût jeter un peu de jour sur ce
mystère. À la longue, il devint évident qu'une coloration légère,
très-faible, à peine sensible, était montée aux joues et avait filtré le
long des petites veines déprimées des paupières. Sous la pression d'une
horreur et d'une terreur inexplicables, pour lesquelles le langage de
l'humanité n'a pas d'expression suffisamment énergique, je sentis les
pulsations de mon cœur s'arrêter et mes membres se roidir sur place.
Cependant, le sentiment du devoir me rendit finalement mon sang-froid.
Je ne pouvais pas douter plus longtemps que nous n'eussions fait
prématurément nos apprêts funèbres;—Rowena vivait encore. Il était
nécessaire de pratiquer immédiatement quelques tentatives; mais la tour
était tout à fait séparée de la partie de l'abbaye habitée par les
domestiques,—il n'y en avait aucun à portée de la voix,—je n'avais
aucun moyen de les appeler à mon aide, à moins de quitter la chambre
pendant quelques minutes,—et, quant à cela, je ne pouvais m'y hasarder.
Je m'efforçai donc de rappeler à moi seul et de fixer l'âme voltigeante.
Mais, au bout d'un laps de temps très court, il y eut une rechute
évidente; la couleur disparut de la joue et de la paupière, laissant une
pâleur plus que marmoréenne; les lèvres se serrèrent doublement et se
recroquevillèrent dans l'expression spectrale de la mort; une froideur
et une viscosité répulsives se répandirent rapidement sur toute la
surface du corps, et la complète rigidité cadavérique survint
immédiatement. Je retombai en frissonnant sur le lit de repos d'où
j'avais été arraché si soudainement, et je m'abandonnai de nouveau à mes
rêves, à mes contemplations passionnées de Ligeia.
Une heure s'écoula ainsi, quand—était-ce, grand Dieu! possible?—j'eus
de nouveau la perception d'un bruit vague qui partait de la région du
lit. J'écoutai, au comble de l'horreur. Le son se fit entendre de
nouveau, c'était un soupir. Je me précipitai vers le corps, je vis,—je
vis distinctement un tremblement sur les lèvres. Une minute après, elles
se relâchaient, découvrant une ligne brillante de dents de nacre. La
stupéfaction lutta alors dans mon esprit avec la profonde terreur qui
jusque-là l'avait dominé. Je sentis que ma vue s'obscurcissait, que ma
raison s'enfuyait: et ce ne fut que par un violent effort que je trouvai
à la longue le courage de me roidir à la tâche que le devoir m'imposait
de nouveau. Il y avait maintenant une carnation imparfaite sur le front,
la joue et la gorge; une chaleur sensible pénétrait tout le corps; et
même une légère pulsation remuait imperceptiblement la région du cœur.
_Ma_ femme _vivait_; et, avec un redoublement d'ardeur, je me mis en
devoir de la ressusciter. Je frictionnai et je bassinai les tempes et
les mains, et j'usai de tous les procédés que l'expérience et de
nombreuses lectures médicales pouvaient me suggérer. Mais ce fut en
vain. Soudainement, la couleur disparut, la pulsation cessa,
l'expression de mort revint aux lèvres, et, un instant après, tout le
corps reprenait sa froideur de glace, son ton livide, sa rigidité
complète, son contour amorti, et toute la hideuse caractéristique de ce
qui a habité la tombe pendant plusieurs jours.
Et puis je retombai dans mes rêves de Ligeia,—et de
nouveau—s'étonnera-t-on que je frissonne en écrivant ces lignes?—_de
nouveau_ un sanglot étouffé vint à mon oreille de la région du lit
d'ébène. Mais à quoi bon détailler minutieusement les ineffables
horreurs de cette nuit? Raconterai-je combien de fois, coup sur coup,
presque jusqu'au petit jour, se répéta ce hideux drame de
ressuscitation; que chaque effrayante rechute se changeait en une mort
plus rigide et plus irrémédiable; que chaque nouvelle agonie ressemblait
à une lutte contre quelque invisible adversaire, et que chaque lutte
était suivie de je ne sais quelle étrange altération dans la physionomie
du corps? Je me hâte d'en finir.
La plus grande partie de la terrible nuit était passée, et celle qui
était morte remua de nouveau,—et cette fois-ci, plus énergiquement que
jamais quoique se réveillant d'une mort plus effrayante et plus
irréparable. J'avais depuis longtemps cessé tout effort et tout
mouvement et je restais cloué sur l'ottomane, désespérément englouti
dans un tourbillon d'émotions violentes, dont la moins terrible
peut-être, la moins dévorante, était un suprême effroi. Le corps, je le
répète, remuait, et, maintenant plus activement qu'il n'avait fait
jusque-là. Les couleurs de la vie montaient à la face avec une énergie
singulière,—les membres se relâchaient,—et, sauf que les paupières
restaient toujours lourdement fermées, et que les bandeaux et les
draperies funèbres communiquaient encore à la figure leur caractère
sépulcral, j'aurais rêvé que Rowena avait entièrement secoué les chaînes
de la Mort. Mais si, dès lors, je n'acceptai pas entièrement cette idée,
je ne pus pas douter plus longtemps, quand, se levant du lit,—et
vacillant,—d'un pas faible,—les yeux fermés,—à la manière d'une
personne égarée dans un rêve,—l'être qui était enveloppé du suaire
s'avança audacieusement et palpablement dans le milieu de la chambre.
Je ne tremblai pas,—je ne bougeai pas,—car une foule de pensées
inexprimables, causées par l'air, la stature, l'allure du fantôme, se
ruèrent à l'improviste dans mon cerveau, et me paralysèrent,—me
pétrifièrent. Je ne bougeais pas, je contemplais l'apparition. C'était
dans mes pensées un désordre fou, un tumulte inapaisable. Était-ce bien
la _vivante_ Rowena que j'avais en face de moi? _cela_ pouvait-il être
vraiment Rowena,—lady Rowena Trevanion de Tremaine, à la chevelure
blonde, aux yeux bleus? Pourquoi, oui, _pourquoi_ en doutais-je?—Le
lourd bandeau oppressait la bouche;—pourquoi donc cela n'eût-il pas été
la bouche respirante de la dame de Tremaine?—Et les joues?—oui,
c'étaient bien là les roses du midi de sa vie;—oui, ce pouvait être les
belles joues de la vivante lady de Tremaine.—Et le menton, avec les
fossettes de la santé, ne pouvait-il pas être le sien? Mais _avait-elle
donc grandi depuis sa maladie?_ Quel inexprimable délire s'empara de moi
à cette idée! D'un bond, j'étais à ses pieds! Elle se retira à mon
contact, et elle dégagea sa tête de l'horrible suaire qui l'enveloppait;
et alors déborda dans l'atmosphère fouettée de la chambre une masse
énorme de longs cheveux désordonnés; _ils étaient plus noirs que les
ailes de minuit, l'heure au plumage de corbeau!_ Et alors je vis la
figure qui se tenait devant moi ouvrir lentement, lentement _les yeux_.
—Enfin, les voilà donc! criai-je d'une voix retentissante; pourrais-je
jamais m'y tromper?—Voilà bien les yeux adorablement fendus, les yeux
noirs, les yeux étranges de mon amour perdu,—de lady,—de LADY LIGEIA!


METZENGERSTEIN
_Pestis eram vivus,—moriens tua mors ero._
MARTIN LUTHER.

L'horreur et la fatalité se sont donné carrière dans tous les siècles. À
quoi bon mettre une date à l'histoire que j'ai à raconter? Qu'il me
suffise de dire qu'à l'époque dont je parle existait dans le centre de
la Hongrie une croyance secrète, mais bien établie, aux doctrines de la
métempsycose. De ces doctrines elles-mêmes, de leur fausseté ou de leur
probabilité,—je ne dirai rien. J'affirme, toutefois, qu'une bonne
partie de notre crédulité vient,—comme dit La Bruyère, qui attribue
tout notre malheur à cette cause unique—_de ne pouvoir être
seuls_[47].
Mais il y avait quelques points dans la superstition hongroise qui
tendaient fortement à l'absurde. Les Hongrois différaient
très-essentiellement de leurs autorités d'Orient. Par exemple,—_l'âme_,
à ce qu'ils croyaient,—je cite les termes d'un subtil et intelligent
Parisien,—_ne demeure qu'une seule fois dans un corps sensible. Ainsi,
un cheval, un chien, un homme même, ne sont que la ressemblance
illusoire de ces êtres_[48].
Les familles Berlifitzing et Metzengerstein avaient été en discorde
pendant des siècles. Jamais on ne vit deux maisons aussi illustres
réciproquement aigries par une inimitié aussi mortelle. Cette haine
pouvait tirer son origine des paroles d'une ancienne prophétie:—_Un
grand nom tombera d'une chute terrible, quand, comme le cavalier sur son
cheval, la mortalité de Metzengerstein triomphera de l'immortalité de
Berlifitzing_.
Certes, les termes n'avaient que peu ou point de sens. Mais des causes
plus vulgaires ont donné naissance—et cela, sans remonter bien haut,—à
des conséquences également grosses d'événements. En outre, les deux
maisons, qui étaient voisines, avaient longtemps exercé une influence
rivale dans les affaires d'un gouvernement tumultueux. De plus, des
voisins aussi rapprochés sont rarement amis; et, du haut de leurs
terrasses massives, les habitants du château Berlifitzing pouvaient
plonger leurs regards dans les fenêtres mêmes du palais Metzengerstein.
Enfin, le déploiement d'une magnificence plus que féodale était peu fait
pour calmer les sentiments irritables des Berlifitzing, moins anciens et
moins riches. Y a-t-il donc lieu de s'étonner que les termes de cette
prédiction, bien que tout à fait saugrenus, aient si bien créé et
entretenu la discorde entre deux familles déjà prédisposées aux
querelles par toutes les instigations d'une jalousie héréditaire? La
prophétie semblait impliquer,—si elle impliquait quelque chose,—un
triomphe final du côté de la maison déjà plus puissante, et
naturellement vivait dans la mémoire de la plus faible et de la moins
influente, et la remplissait d'une aigre animosité.
Wilhelm, comte Berlifitzing, bien qu'il fût d'une haute origine,
n'était, à l'époque de ce récit, qu'un vieux radoteur infirme, et
n'avait rien de remarquable, si ce n'est une antipathie invétérée et
folle contre la famille de son rival, et une passion si vive pour les
chevaux et la chasse, que rien, ni ses infirmités physiques, ni son
grand âge, ni l'affaiblissement de son esprit, ne pouvait l'empêcher de
prendre journellement sa part des dangers de cet exercice. De l'autre
côté, Frédérick, baron Metzengerstein, n'était pas encore majeur. Son
père, le ministre G..., était mort jeune. Sa mère, madame Marie, le
suivit bientôt. Frédérick était à cette époque dans sa dix-huitième
année. Dans une ville, dix-huit ans ne sont pas une longue période de
temps; mais dans une solitude, dans une aussi magnifique solitude que
cette vieille seigneurie, le pendule vibre avec une plus profonde et
plus significative solennité.
Par suite de certaines circonstances résultant de l'administration de
son père, le jeune baron, aussitôt après la mort de celui-ci, entra en
possession de ses vastes domaines. Rarement on avait vu un noble de
Hongrie posséder un tel patrimoine. Ses châteaux étaient innombrables.
Le plus splendide et le plus vaste était le palais Metzengerstein. La
ligne frontière de ses domaines n'avait jamais été clairement définie;
mais son parc principal embrassait un circuit de cinquante milles.
L'avènement d'un propriétaire si jeune, et d'un caractère si bien connu,
à une fortune si incomparable laissait peu de place aux conjectures
relativement à sa ligne probable de conduite. Et, en vérité, dans
l'espace de trois jours, la conduite de l'héritier fit pâlir le renom
d'Hérode et dépassa magnifiquement les espérances de ses plus
enthousiastes admirateurs. De honteuses débauches, de flagrantes
perfidies, des atrocités inouïes, firent bientôt comprendre à ses
vassaux tremblants que rien,—ni soumission servile de leur part, ni
scrupules de conscience de la sienne,—ne leur garantirait désormais de
sécurité contre les griffes sans remords de ce petit Caligula. Vers la
nuit du quatrième jour, on s'aperçut que le feu avait pris aux écuries
du château Berlifitzing, et l'opinion unanime du voisinage ajouta le
crime d'incendie à la liste déjà horrible des délits et des atrocités du
baron.
Quant au jeune gentilhomme, pendant le tumulte occasionné par cet
accident, il se tenait, en apparence plongé dans une méditation, au haut
du palais de famille des Metzengerstein, dans un vaste appartement
solitaire. La tenture de tapisserie, riche, quoique fanée, qui pendait
mélancoliquement aux murs, représentait les figures fantastiques et
majestueuses de mille ancêtres illustres. Ici des prêtres richement
vêtus d'hermine, des dignitaires pontificaux, siégeaient familièrement
avec l'autocrate et le souverain, opposaient leur veto aux caprices d'un
roi temporel, ou contenaient avec le _fiat_ de la toute-puissance papale
le sceptre rebelle du Grand Ennemi, prince des ténèbres. Là, les sombres
et grandes figures des princes Metzengerstein—leurs musculeux chevaux
de guerre piétinant les cadavres des ennemis tombés—ébranlaient les
nerfs les plus fermes par leur forte expression; et ici, à leur tour,
voluptueuses et blanches comme des cygnes, les images des dames des
anciens jours flottaient au loin dans les méandres d'une danse
fantastique aux accents d'une mélodie imaginaire.
Mais, pendant que le baron prêtait l'oreille ou affectait de prêter
l'oreille au vacarme toujours croissant des écuries de Berlifitzing,—et
peut-être méditait quelque trait nouveau, quelque trait décidé
d'audace,—ses yeux se tournèrent machinalement vers l'image d'un cheval
énorme, d'une couleur hors nature, et représenté dans la tapisserie
comme appartenant à un ancêtre sarrasin de la famille de son rival. Le
cheval se tenait sur le premier plan du tableau,—immobile comme une
statue,—pendant qu'un peu plus loin, derrière lui, son cavalier
déconfit mourait sous le poignard d'un Metzengerstein.
Sur la lèvre de Frédérick surgit une expression diabolique, comme s'il
s'apercevait de la direction que son regard avait pris involontairement.
Cependant, il ne détourna pas les yeux. Bien loin de là, il ne pouvait
d'aucune façon avoir raison de l'anxiété accablante qui semblait tomber
sur ses sens comme un drap mortuaire. Il conciliait difficilement ses
sensations incohérentes comme celles des rêves avec la certitude d'être
éveillé. Plus il contemplait, plus absorbant devenait le charme,—plus
il lui paraissait impossible d'arracher son regard à la fascination de
cette tapisserie. Mais le tumulte du dehors devenant soudainement plus
violent, il fit enfin un effort, comme à regret, et tourna son attention
vers une explosion de lumière rouge, projetée en plein des écuries
enflammées sur les fenêtres de l'appartement.
L'action toutefois ne fut que momentanée; son regard retourna
machinalement au mur. À son grand étonnement, la tête du gigantesque
coursier—chose horrible!—avait pendant ce temps changé de position. Le
cou de l'animal, d'abord incliné comme par la compassion vers le corps
terrassé de son seigneur, était maintenant étendu, roide et dans toute
sa longueur, dans la direction du baron. Les yeux, tout à l'heure
invisibles, contenaient maintenant une expression énergique et humaine,
et ils brillaient d'un rouge ardent et extraordinaire; et les lèvres
distendues de ce cheval à la physionomie enragée laissaient pleinement
apercevoir ses dents sépulcrales et dégoûtantes.
Stupéfié par la terreur, le jeune seigneur gagna la porte en chancelant.
Comme il l'ouvrait, un éclat de lumière rouge jaillit au loin dans la
salle, qui dessina nettement son reflet sur la tapisserie frissonnante;
et, comme le baron hésitait un instant sur le seuil, il tressaillit en
voyant que ce reflet prenait la position exacte et remplissait
précisément le contour de l'implacable et triomphant meurtrier du
Berlifitzing sarrasin.
Pour alléger ses esprits affaissés, le baron Frédérick chercha
précipitamment le plein air. À la porte principale du palais, il
rencontra trois écuyers. Ceux-ci, avec beaucoup de difficulté et au
péril de leur vie, comprimaient les bonds convulsifs d'un cheval
gigantesque couleur de feu.
—À qui est ce cheval? Où l'avez-vous trouvé? demanda le jeune homme
d'une voix querelleuse et rauque, reconnaissant immédiatement que le
mystérieux coursier de la tapisserie était le parfait pendant du furieux
animal qu'il avait devant lui.
—C'est votre propriété, monseigneur, répliqua l'un des écuyers, du
moins il n'est réclamé par aucun autre propriétaire. Nous l'avons pris
comme il s'échappait, tout fumant et écumant de rage, des écuries
brûlantes du château Berlifitzing. Supposant qu'il appartenait au haras
des chevaux étrangers du vieux comte, nous l'avons ramené comme épave.
Mais les domestiques désavouent tout droit sur la bête; ce qui est
étrange, puisqu'il porte des traces évidentes du feu, qui prouvent qu'il
l'a échappé belle.
—Les lettres W. V. B. sont également marquées au fer très-distinctement
sur son front, interrompit un second écuyer; je supposais donc qu'elles
étaient les initiales de Wilhelm von Berlifitzing, mais tout le monde au
château affirme positivement n'avoir aucune connaissance du cheval.
—Extrêmement singulier! dit le jeune baron, avec un air rêveur et comme
n'ayant aucune conscience du sens de ses paroles. C'est, comme vous
dites, un remarquable cheval,—un prodigieux cheval! bien qu'il soit,
comme vous le remarquez avec justesse, d'un caractère ombrageux et
intraitable; allons! qu'il soit à moi, je le veux bien, ajouta-t-il
après une pause; peut-être un cavalier tel que Frédérick de
Metzengerstein pourra-t-il dompter le diable même des écuries de
Berlifitzing.
—Vous vous trompez, monseigneur; le cheval, comme nous vous l'avons
dit, je crois, n'appartient pas aux écuries du comte. Si tel eût été le
cas, nous connaissons trop bien notre devoir pour l'amener en présence
d'une noble personne de votre famille.
—C'est vrai! observa le baron sèchement.
Et, à ce moment, un jeune valet de chambre arriva du palais, le teint
échauffé et à pas précipités. Il chuchota à l'oreille de son maître
l'histoire de la disparition soudaine d'un morceau de la tapisserie,
dans une chambre qu'il désigna, entrant alors dans des détails d'un
caractère minutieux et circonstancié; mais, comme tout cela fut
communiqué d'une voix très-basse, pas un mot ne transpira qui pût
satisfaire la curiosité excitée des écuyers.
Le jeune Frédérick, pendant l'entretien, semblait agité d'émotions
variées. Néanmoins, il recouvra bientôt son calme, et une expression de
méchanceté décidée était déjà fixée sur sa physionomie, quand il donna
des ordres péremptoires pour que l'appartement en question fût
immédiatement condamné et la clef remise entre ses mains propres.
—Avez-vous appris la mort déplorable de Berlifitzing, le vieux
chasseur? dit au baron un de ses vassaux, après le départ du page,
pendant que l'énorme coursier que le gentilhomme venait d'adopter comme
sien s'élançait et bondissait avec une furie redoublée à travers la
longue avenue qui s'étendait du palais aux écuries de Metzengerstein.