Histoires extraordinaires - 07

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qualités; le raisonnement mathématique n'est autre que la simple logique
appliquée à la forme et à la quantité. La grande erreur consiste à
supposer que les vérités qu'on nomme _purement_ algébriques sont des
vérités abstraites ou générales. Et cette erreur est si énorme, que je
suis émerveillé de l'unanimité avec laquelle elle est accueillie. Les
axiomes mathématiques ne sont pas des axiomes d'une vérité générale. Ce
qui est vrai d'un rapport de forme ou de quantité est souvent une grosse
erreur relativement à la morale, par exemple. Dans cette dernière
science, il est très-communément faux que la somme des fractions soit
égale au tout. De même en chimie, l'axiome a tort. Dans l'appréciation
d'une force motrice, il a également tort; car deux moteurs, chacun étant
d'une puissance donnée, n'ont pas nécessairement, quand ils sont
associés, une puissance égale à la somme de leurs puissances prises
séparément. Il y a une foule d'autres vérités mathématiques qui ne sont
des vérités que dans des limites de _rapport_. Mais le mathématicien
argumente incorrigiblement d'après ses _vérités finies_, comme si elles
étaient d'une application générale et absolue,—valeur que d'ailleurs le
monde leur attribue. Bryant, dans sa très-remarquable _Mythologie_,
mentionne une source analogue d'erreurs, quand il dit que, bien que
personne ne croie aux fables du paganisme, cependant nous nous oublions
nous-mêmes sans cesse au point d'en tirer des déductions, comme si elles
étaient des réalités vivantes. Il y a d'ailleurs chez nos algébristes,
qui sont eux-mêmes des païens, de certaines fables païennes auxquelles
on ajoute foi, et dont on a tiré des conséquences, non pas tant par une
absence de mémoire que par un incompréhensible trouble du cerveau. Bref,
je n'ai jamais rencontré de pur mathématicien en qui on pût avoir
confiance en dehors de ses racines et de ses équations; je n'en ai pas
connu un seul qui ne tînt pas clandestinement pour article de foi que
_x2+px_ est absolument et inconditionnellement égal à _q_. Dites à l'un
de ces messieurs, en matière d'expérience, si cela vous amuse, que vous
croyez à la possibilité de cas où _x2+px_ ne serait pas absolument égal
à _q_; et, quand vous lui aurez fait comprendre ce que vous voulez dire,
mettez-vous hors de sa portée et le plus lestement possible; car, sans
aucun doute, il essayera de vous assommer.
«Je veux dire, continua Dupin, pendant que je me contentais de rire de
ses dernières observations, que, si le ministre n'avait été qu'un
mathématicien, le préfet n'aurait pas été dans la nécessité de me
souscrire ce billet. Je le connaissais pour un mathématicien et un
poëte, et j'avais pris mes mesures en raison de sa capacité, et en
tenant compte des circonstances où il se trouvait placé. Je savais que
c'était un homme de cour et un intrigant déterminé. Je réfléchis qu'un
pareil homme devait indubitablement être au courant des pratiques de la
police. Évidemment, il devait avoir prévu—et l'événement l'a
prouvé—les guets-apens qui lui ont été préparés. Je me dis qu'il avait
prévu les perquisitions secrètes dans son hôtel. Ces fréquentes absences
nocturnes que notre bon préfet avait saluées comme des adjuvants
positifs de son futur succès, je les regardais simplement comme des
ruses pour faciliter les libres recherches de la police et lui persuader
plus facilement que la lettre n'était pas dans l'hôtel. Je sentais aussi
que toute la série d'idées relatives aux principes invariables de
l'action policière dans le cas de perquisition,—idées que je vous
expliquerai tout à l'heure, non sans quelque peine,—je sentais, dis-je,
que toute cette série d'idées avait dû nécessairement se dérouler dans
l'esprit du ministre.
«Cela devait impérativement le conduire à dédaigner toutes les cachettes
vulgaires. Cet homme-là ne pouvait être assez faible pour ne pas deviner
que la cachette la plus compliquée, la plus profonde de son hôtel,
serait aussi peu secrète qu'une antichambre ou une armoire pour les
yeux, les sondes, les vrilles et les microscopes du préfet. Enfin je
voyais qu'il avait dû viser nécessairement à la simplicité, s'il n'y
avait pas été induit par un goût naturel. Vous vous rappelez sans doute
avec quels éclats de rire le préfet accueillit l'idée que j'exprimai
dans notre première entrevue, à savoir que si le mystère l'embarrassait
si fort, c'était peut-être en raison de son absolue simplicité.
—Oui, dis-je, je me rappelle parfaitement son hilarité. Je croyais
vraiment qu'il allait tomber dans des attaques de nerfs.
—Le monde matériel, continua Dupin, est plein d'analogies exactes avec
l'immatériel, et c'est ce qui donne une couleur de vérité à ce dogme de
rhétorique, qu'une métaphore ou une comparaison peut fortifier un
argument aussi bien qu'embellir une description.
«Le principe de la force d'inertie, par exemple, semble identique dans
les deux natures, physique et métaphysique; un gros corps est plus
difficilement mis en mouvement qu'un petit, et sa quantité de mouvement
est en proportion de cette difficulté; voilà qui est aussi positif que
cette proposition analogue: les intellects d'une vaste capacité, qui
sont en même temps plus impétueux, plus constants et plus accidentés
dans leur mouvement que ceux d'un degré inférieur, sont ceux qui se
meuvent le moins aisément, et qui sont les plus embarrassés d'hésitation
quand ils se mettent en marche. Autre exemple: avez-vous jamais remarqué
quelles sont les enseignes de boutique qui attirent le plus l'attention?
—Je n'ai jamais songé à cela, dis-je.
—Il existe, reprit Dupin, un jeu de divination, qu'on joue avec une
carte géographique. Un des joueurs prie quelqu'un de deviner un mot
donné, un nom de ville, de rivière, d'État ou d'empire, enfin un mot
quelconque compris dans l'étendue bigarrée et embrouillée de la carte.
Une personne novice dans le jeu cherche en général à embarrasser ses
adversaires en leur donnant à deviner des noms écrits en caractères
imperceptibles; mais les adeptes du jeu choisissent des mots en gros
caractères qui s'étendent d'un bout de la carte à l'autre. Ces mots-là,
comme les enseignes et les affiches à lettres énormes, échappent à
l'observateur par le fait même de leur excessive évidence; et, ici,
l'oubli matériel est précisément analogue à l'inattention morale d'un
esprit qui laisse échapper les considérations trop palpables, évidentes
jusqu'à la banalité et l'importunité. Mais c'est là un cas, à ce qu'il
semble, un peu au-dessus ou au-dessous de l'intelligence du préfet. Il
n'a jamais cru probable ou possible que le ministre eût déposé sa lettre
juste sous le nez du monde entier, comme pour mieux empêcher un individu
quelconque de l'apercevoir.
«Mais plus je réfléchissais à l'audacieux, au distinctif et brillant
esprit de D...,—à ce fait qu'il avait dû toujours avoir le document
sous la main, pour en faire immédiatement usage, si besoin était,—et à
cet autre fait que, d'après la démonstration décisive fournie par le
préfet, ce document n'était pas caché dans les limites d'une
perquisition ordinaire et en règle,—plus je me sentais convaincu que le
ministre, pour cacher sa lettre, avait eu recours à l'expédient le plus
ingénieux du monde, le plus large, qui était de ne pas même essayer de
la cacher.
«Pénétré de ces idées, j'ajustai sur mes yeux une paire de lunettes
vertes, et je me présentai un beau matin, comme par hasard, à l'hôtel du
ministre. Je trouve D... chez lui, bâillant, flânant, musant, et se
prétendant accablé d'un suprême ennui. D... est peut-être l'homme le
plus réellement énergique qui soit aujourd'hui, mais c'est seulement
quand il est sûr de n'être vu de personne.
«Pour n'être pas en reste avec lui, je me plaignais de la faiblesse de
mes yeux et de la nécessité de porter des lunettes. Mais, derrière ces
lunettes, j'inspectais soigneusement et minutieusement tout
l'appartement, en faisant semblant d'être tout à la conversation de mon
hôte.
«Je donnai une attention spéciale à un vaste bureau auprès duquel il
était assis, et sur lequel gisaient pêle-mêle des lettres diverses et
d'autres papiers, avec un ou deux instruments de musique et quelques
livres. Après un long examen, fait à loisir, je n'y vis rien qui pût
exciter particulièrement mes soupçons.
«À la longue, mes yeux, en faisant le tour de la chambre, tombèrent sur
un misérable porte-cartes, orné de clinquant, et suspendu par un ruban
bleu crasseux à un petit bouton de cuivre au-dessus du manteau de la
cheminée. Ce porte-cartes, qui avait trois ou quatre compartiments,
contenait cinq ou six cartes de visite et une lettre unique. Cette
dernière était fortement salie et chiffonnée. Elle était presque
déchirée en deux par le milieu, comme si on avait eu d'abord l'intention
de la déchirer entièrement, ainsi qu'on fait d'un objet sans valeur;
mais on avait vraisemblablement changé d'idée. Elle portait un large
sceau noir avec le chiffre de D... très en évidence, et était adressée
au ministre lui-même. La suscription était d'une écriture de femme
très-fine. On l'avait jetée négligemment, et même, à ce qu'il semblait,
assez dédaigneusement dans l'un des compartiments supérieurs du
porte-cartes.
«À peine eus-je jeté un coup d'œil sur cette lettre, que je conclus que
c'était celle dont j'étais en quête. Évidemment elle était, par son
aspect, absolument différente de celle dont le préfet nous avait lu une
description si minutieuse. Ici, le sceau était large et noir avec le
chiffre de D...; dans l'autre, il était petit et rouge, avec les armes
ducales de la famille S... Ici, la suscription était d'une écriture
menue et féminine; dans l'autre, l'adresse, portant le nom d'une
personne royale, était d'une écriture hardie, décidée et caractérisée;
les deux lettres ne se ressemblaient qu'en un point, la dimension. Mais
le caractère excessif de ces différences, fondamentales en somme, la
saleté, l'état déplorable du papier, fripé et déchiré, qui
contredisaient les véritables habitudes de D..., si méthodique, et qui
dénonçaient l'intention de dérouter un indiscret en lui offrant toutes
les apparences d'un document sans valeur,—tout cela, en y ajoutant la
situation imprudente du document mis en plein sous les yeux de tous les
visiteurs et concordant ainsi exactement avec mes conclusions
antérieures,—tout cela, dis-je, était fait pour corroborer décidément
les soupçons de quelqu'un venu avec le parti pris du soupçon.
«Je prolongeai ma visite aussi longtemps que possible, et tout en
soutenant une discussion très-vive avec le ministre sur un point que je
savais être pour lui d'un intérêt toujours nouveau, je gardais
invariablement mon attention braquée sur la lettre. Tout en faisant cet
examen, je réfléchissais sur son aspect extérieur et sur la manière dont
elle était arrangée dans le porte-cartes, et à la longue je tombai sur
une découverte qui mit à néant le léger doute qui pouvait me rester
encore. En analysant les bords du papier, je remarquai qu'ils étaient
plus éraillés que nature. Ils présentaient l'aspect cassé d'un papier
dur, qui, ayant été plié et foulé par le couteau à papier, a été replié
dans le sens inverse, mais dans les mêmes plis qui constituaient sa
forme première. Cette découverte me suffisait. Il était clair pour moi
que la lettre avait été retournée comme un gant, repliée et recachetée.
Je souhaitai le bonjour au ministre, et je pris soudainement congé de
lui, en oubliant une tabatière en or sur son bureau.
«Le matin suivant, je vins pour chercher ma tabatière, et nous reprîmes
très-vivement la conversation de la veille. Mais, pendant que la
discussion s'engageait, une détonation très-forte, comme un coup de
pistolet, se fit entendre sous les fenêtres de l'hôtel, et fut suivie
des cris et des vociférations d'une foule épouvantée. D... se précipita
vers une fenêtre, l'ouvrit, et regarda dans la rue. En même temps,
j'allai droit au porte-cartes, je pris la lettre, je la mis dans ma
poche, et je la remplaçai par une autre, une espèce de _fac-similé_
(quant à l'extérieur) que j'avais soigneusement préparé chez moi,—en
contrefaisant le chiffre de D... à l'aide d'un sceau de mie de pain.
«Le tumulte de la rue avait été causé par le caprice insensé d'un homme
armé d'un fusil. Il avait déchargé son arme au milieu d'une foule de
femmes et d'enfants. Mais comme elle n'était pas chargée à balle, on
prit ce drôle pour un lunatique ou un ivrogne, et on lui permit de
continuer son chemin. Quand il fut parti, D... se retira de la fenêtre,
où je l'avais suivi immédiatement après m'être assuré de la précieuse
lettre. Peu d'instants après, je lui dis adieu. Le prétendu fou était un
homme payé par moi.
—Mais quel était votre but, demandai-je à mon ami, en remplaçant la
lettre par une contrefaçon? N'eût-il pas été plus simple, dès votre
première visite, de vous en emparer, sans autres précautions, et de vous
en aller?
—D..., répliqua Dupin, est capable de tout, et, de plus, c'est un homme
solide. D'ailleurs, il a dans son hôtel des serviteurs à sa dévotion. Si
j'avais fait l'extravagante tentative dont vous parlez, je ne serais pas
sorti vivant de chez lui. Le bon peuple de Paris n'aurait plus entendu
parler de moi. Mais, à part ces considérations, j'avais un but
particulier. Vous connaissez mes sympathies politiques. Dans cette
affaire, j'agis comme partisan de la dame en question.
Voilà dix-huit mois que le ministre la tient en son pouvoir. C'est elle
maintenant qui le tient, puisqu'il ignore que la lettre n'est plus chez
lui, et qu'il va vouloir procéder à son chantage habituel. Il va donc
infailliblement opérer lui-même et du premier coup sa ruine politique.
Sa chute ne sera pas moins précipitée que ridicule. On parle fort
lestement du _facilis descensus Averni_; mais en matière d'escalades, on
peut dire ce que la Catalani disait du chant: il est plus facile de
monter que de descendre. Dans le cas présent, je n'ai aucune sympathie,
pas même de pitié pour celui qui va descendre. D..., c'est le vrai
_monstrum horrendum_,—un homme de génie sans principes. Je vous avoue,
cependant, que je ne serais pas fâché de connaître le caractère exact de
ses pensées, quand, mis au défi par celle que le préfet appelle une
certaine personne, il sera réduit à ouvrir la lettre que j'ai laissée
pour lui dans son porte-cartes.
—Comment! est-ce que vous y avez mis quelque chose de particulier?
—Eh mais! il ne m'a pas semblé tout à fait convenable de laisser
l'intérieur en blanc,—cela aurait eu l'air d'une insulte. Une fois, à
Vienne, D... m'a joué un vilain tour, et je lui dis d'un ton tout à fait
gai que je m'en souviendrais. Aussi, comme je savais qu'il éprouverait
une certaine curiosité relativement à la personne par qui il se trouvait
joué, je pensai que ce serait vraiment dommage de ne pas lui laisser un
indice quelconque. Il connaît fort bien mon écriture, et j'ai copié tout
au beau milieu de la page blanche ces mots:
_............... Un dessein si funeste,_
_S'il n'est digne d'Atrée, est digne de Thyeste._
Vous trouverez cela dans _l'Atrée_ de Crébillon.


LE SCARABÉE D'OR
Oh! oh! qu'est-ce que cela? Ce garçon a une folie dans les jambes? Il a
été mordu par la tarentule.
(Tout de travers.)

Il y a quelques années, je me liai intimement avec un M. William
Legrand. Il était d'une ancienne famille protestante, et jadis il avait
été riche; mais une série de malheurs l'avait réduit à la misère. Pour
éviter l'humiliation de ses désastres, il quitta la Nouvelle-Orléans, la
ville de ses aïeux, et établit sa demeure dans l'île de Sullivan, près
Charleston, dans la Caroline du Sud.
Cette île est des plus singulières. Elle n'est guère composée que de
sable de mer et a environ trois milles de long. En largeur, elle n'a
jamais plus d'un quart de mille. Elle est séparée du continent par une
crique à peine visible, qui filtre à travers une masse de roseaux et de
vase, rendez-vous habituel des poules d'eau. La végétation, comme on
peut le supposer, est pauvre, ou, pour ainsi dire, naine. On n'y trouve
pas d'arbres d'une certaine dimension. Vers l'extrémité occidentale, à
l'endroit où s'élèvent le fort Moultrie et quelques misérables bâtisses
de bois habitées pendant l'été par les gens qui fuient les poussières et
les fièvres de Charleston, on rencontre, il est vrai, le palmier nain
sétigère; mais toute l'île, à l'exception de ce point occidental et d'un
espace triste et blanchâtre qui borde la mer, est couverte d'épaisses
broussailles de myrte odoriférant, si estimé par les horticulteurs
anglais. L'arbuste y monte souvent à une hauteur de quinze ou vingt
pieds; il y forme un taillis presque impénétrable et charge l'atmosphère
de ses parfums.
Au plus profond de ce taillis, non loin de l'extrémité orientale de
l'île, c'est-à-dire de la plus éloignée, Legrand s'était bâti lui-même
une petite hutte, qu'il occupait quand, pour la première fois et par
hasard, je fis sa connaissance. Cette connaissance mûrit bien vite en
amitié,—car il y avait, certes, dans le cher reclus, de quoi exciter
l'intérêt et l'estime. Je vis qu'il avait reçu une forte éducation,
heureusement servie par des facultés spirituelles peu communes, mais
qu'il était infecté de misanthropie et sujet à de malheureuses
alternatives d'enthousiasme et de mélancolie. Bien qu'il eût chez lui
beaucoup de livres, il s'en servait rarement. Ses principaux amusements
consistaient à chasser et à pêcher, ou à flâner sur la plage et à
travers les myrtes, en quête de coquillages et d'échantillons
entomologiques;—sa collection aurait pu faire envie à un Swammerdam[9].
Dans ces excursions, il était ordinairement accompagné par un vieux
nègre nommé Jupiter, qui avait été affranchi avant les revers de la
famille, mais qu'on n'avait pu décider, ni par menaces ni par promesses,
à abandonner son jeune _massa Will_; il considérait comme son droit de
le suivre partout. Il n'est pas improbable que les parents de Legrand,
jugeant que celui-ci avait la tête un peu dérangée, se soient appliqués
à confirmer Jupiter dans son obstination, dans le but de mettre une
espèce de gardien et de surveillant auprès du fugitif.
Sous la latitude de l'île de Sullivan, les hivers sont rarement
rigoureux, et c'est un événement quand, au déclin de l'année, le feu
devient indispensable. Cependant, vers le milieu d'octobre 18.., il y
eut une journée d'un froid remarquable. Juste avant le coucher du
soleil, je me frayais un chemin à travers les taillis vers la hutte de
mon ami, que je n'avais pas vu depuis quelques semaines; je demeurais
alors à Charleston, à une distance de neuf milles de l'île, et les
facilités pour aller et revenir étaient bien moins grandes
qu'aujourd'hui. En arrivant à la hutte, je frappai selon mon habitude,
et, ne recevant pas de réponse, je cherchai la clef où je savais qu'elle
était cachée, j'ouvris la porte et j'entrai. Un beau feu flambait dans
le foyer. C'était une surprise, et, à coup sûr, une des plus agréables.
Je me débarrassai de mon paletot,—je traînai un fauteuil auprès des
bûches pétillantes, et j'attendis patiemment l'arrivée de mes hôtes.
Peu après la tombée de la nuit, ils arrivèrent et me firent un accueil
tout à fait cordial. Jupiter, tout en riant d'une oreille à l'autre, se
donnait du mouvement et préparait quelques poules d'eau pour le souper.
Legrand était dans une de ses _crises_ d'enthousiasme;—car de quel
autre nom appeler cela? Il avait trouvé un bivalve[10] inconnu, formant
un genre nouveau, et, mieux encore, il avait chassé et attrapé, avec
l'assistance de Jupiter, un scarabée qu'il croyait tout à fait nouveau
et sur lequel il désirait avoir mon opinion le lendemain matin.
—Et pourquoi pas ce soir? demandai-je en me frottant les mains devant
la flamme, et envoyant mentalement au diable toute la race des
scarabées.
—Ah! si j'avais seulement su que vous étiez ici, dit Legrand; mais il y
a si longtemps que je ne vous ai vu! Et comment pouvais-je deviner que
vous me rendriez visite justement cette nuit? En revenant au logis, j'ai
rencontré le lieutenant G..., du fort, et très-étourdiment je lui ai
prêté le scarabée; de sorte qu'il vous sera impossible de le voir avant
demain matin. Restez ici cette nuit, et j'enverrai Jupiter le chercher
au lever du soleil. C'est bien la plus ravissante chose de la création!
—Quoi? le lever du soleil?
—Eh non! que diable!—le scarabée. Il est d'une brillante couleur
d'or,—gros à peu près comme une grosse noix, avec deux taches d'un noir
de jais à une extrémité du dos, et une troisième, un peu plus allongée,
à l'autre. Les antennes sont...
—Il n'y a pas du tout d'étain sur lui[11], massa Will, je vous le
parie, interrompit Jupiter; le scarabée est un scarabée d'or, d'or
massif, d'un bout à l'autre, dedans et partout, excepté les ailes;—je
n'ai jamais vu de ma vie un scarabée à moitié aussi lourd.
—C'est bien, mettons que vous ayez raison, Jup, répliqua Legrand un peu
plus vivement, à ce qu'il me sembla, que ne le comportait la situation,
est-ce une raison pour laisser brûler les poules? La couleur de
l'insecte,—et il se tourna vers moi,—suffirait en vérité à rendre
plausible l'idée de Jupiter. Vous n'avez jamais vu un éclat métallique
plus brillant que celui de ses élytres; mais vous ne pourrez en juger
que demain matin. En attendant, j'essayerai de vous donner une idée de
sa forme.
Tout en parlant, il s'assit à une petite table sur laquelle il y avait
une plume et de l'encre, mais pas de papier. Il chercha dans un tiroir,
mais n'en trouva pas.
—N'importe, dit-il à la fin, cela suffira.
Et il tira de la poche de son gilet quelque chose qui me fit l'effet
d'un morceau de vieux vélin fort sale, et il fit dessus une espèce de
croquis à la plume. Pendant ce temps, j'avais gardé ma place auprès du
feu, car j'avais toujours très-froid. Quand son dessin fut achevé, il me
le passa, sans se lever. Comme je le recevais de sa main, un fort
grognement se fit entendre, suivi d'un grattement à la porte. Jupiter
ouvrit, et un énorme terre-neuve, appartenant à Legrand, se précipita
dans la chambre, sauta sur mes épaules et m'accabla de caresses; car je
m'étais fort occupé de lui dans mes visites précédentes. Quand il eut
fini ses gambades, je regardai le papier, et pour dire la vérité, je me
trouvai passablement intrigué par le dessin de mon ami.
—Oui! dis-je après l'avoir contemplé quelques minutes, c'est là un
étrange scarabée, je le confesse; il est nouveau pour moi; je n'ai
jamais rien vu d'approchant, à moins que ce ne soit un crâne ou une tête
de mort, à quoi il ressemble plus qu'aucune autre chose qu'il m'ait
jamais été donné d'examiner.
—Une tête de mort! répéta Legrand. Ah! oui, il y a un peu de cela sur
le papier, je comprends. Les deux taches noires supérieures font les
yeux, et la plus longue, qui est plus bas, figure une bouche, n'est-ce
pas? D'ailleurs la forme générale est ovale...
—C'est peut-être cela, dis-je; mais je crains, Legrand, que vous ne
soyez pas très-artiste. J'attendrai que j'aie vu la bête elle-même, pour
me faire une idée quelconque de sa physionomie.
—Fort bien! Je ne sais comment cela se fait, dit-il, un peu piqué, je
dessine assez joliment, ou du moins je le devrais,—car j'ai eu de bons
maîtres, et je me flatte de n'être pas tout à fait une brute.
—Mais alors, mon cher camarade, dis-je, vous plaisantez; ceci est un
crâne fort passable, je puis même dire que c'est un crâne parfait,
d'après toutes les idées reçues relativement à cette partie de
l'ostéologie, et votre scarabée serait le plus étrange de tous les
scarabées du monde, s'il ressemblait à ceci. Nous pourrions établir
là-dessus quelque petite superstition naissante. Je présume que vous
nommerez votre insecte _scarabaeus caput hominis_[12] ou quelque chose
d'approchant; il y a dans les livres d'histoire naturelle beaucoup
d'appellations de ce genre.—Mais où sont les antennes dont vous
parliez?
—Les antennes! dit Legrand, qui s'échauffait inexplicablement; vous
devez voir les antennes, j'en suis sûr. Je les ai faites aussi
distinctes qu'elles le sont dans l'original, et je présume que cela est
bien suffisant.
—À la bonne heure, dis-je; mettons que vous les ayez faites; toujours
est-il vrai que je ne les vois pas.
Et je lui tendis le papier, sans ajouter aucune remarque, ne voulant pas
le pousser à bout; mais j'étais fort étonné de la tournure que l'affaire
avait prise; sa mauvaise humeur m'intriguait,—et, quant au croquis de
l'insecte, il n'y avait positivement pas d'antennes visibles, et
l'ensemble ressemblait, à s'y méprendre, à l'image ordinaire d'une tête
de mort.
Il reprit son papier d'un air maussade, et il était au moment de le
froisser, sans doute pour le jeter dans le feu, quand, son regard étant
tombé par hasard sur le dessin, toute son attention y parut enchaînée.
En un instant, son visage devint d'un rouge intense, puis excessivement
pâle. Pendant quelques minutes, sans bouger de sa place, il continua à
examiner minutieusement le dessin. À la longue, il se leva, prit une
chandelle sur la table, et alla s'asseoir sur un coffre, à l'autre
extrémité de la chambre. Là, il recommença à examiner curieusement le
papier, le tournant dans tous les sens. Néanmoins, il ne dit rien, et sa
conduite me causait un étonnement extrême; mais je jugeai prudent de
n'exaspérer par aucun commentaire sa mauvaise humeur croissante. Enfin,
il tira de la poche de son habit un portefeuille, y serra soigneusement
le papier, et déposa le tout dans un pupitre qu'il ferma à clef. Il
revint dès lors à des allures plus calmes, mais son premier enthousiasme
avait totalement disparu. Il avait l'air plutôt concentré que boudeur. À
mesure que la soirée s'avançait, il s'absorbait de plus en plus dans sa
rêverie, et aucune de mes saillies ne put l'en arracher. Primitivement,
j'avais eu l'intention de passer la nuit dans la cabane, comme j'avais
déjà fait plus d'une fois; mais, en voyant l'humeur de mon hôte, je
jugeai plus convenable de prendre congé. Il ne fit aucun effort pour me
retenir; mais, quand je partis, il me serra la main avec une cordialité
encore plus vive que de coutume.
Un mois environ après cette aventure,—et durant cet intervalle je
n'avais pas entendu parler de Legrand,—je reçus à Charleston une visite
de son serviteur Jupiter. Je n'avais jamais vu le bon vieux nègre si
complètement abattu, et je fus pris de la crainte qu'il ne fût arrivé à
mon ami quelque sérieux malheur.
—Eh bien, Jup, dis-je, quoi de neuf? Comment va ton maître?
—Dame! pour dire la vérité, massa, il ne va pas aussi bien qu'il
devrait.
—Pas bien! Vraiment je suis navré d'apprendre cela. Mais de quoi se
plaint-il?
—Ah! voilà la question! Il ne se plaint jamais de rien, mais il est
tout de même bien malade.
—Bien malade, Jupiter!—Eh! que ne disais-tu cela tout de suite? Est-il
au lit?
—Non, non, il n'est pas au lit! Il n'est bien nulle part;—voilà
justement où le soulier me blesse;—j'ai l'esprit très-inquiet au sujet
du pauvre massa Will.
—Jupiter, je voudrais bien comprendre quelque chose à tout ce que tu me
racontes là. Tu dis que ton maître est malade. Ne t'a-t-il pas dit de
quoi il souffre?
—Oh! massa, c'est bien inutile de se creuser la tête. Massa Will dit
qu'il n'a absolument rien;—mais, alors, pourquoi donc s'en va-t-il,
deçà et delà, tout pensif, les regards sur son chemin, la tête basse,
les épaules voûtées, et pâle comme une oie? Et pourquoi donc fait-il
toujours et toujours des chiffres?
—Il fait quoi, Jupiter?
—Il fait des chiffres avec des signes sur une ardoise,—les signes les
plus bizarres que j'aie jamais vus. Je commence à avoir peur, tout de
même. Il faut que j'aie toujours un œil braqué sur lui, rien que sur
lui. L'autre jour, il m'a échappé avant le lever du soleil, et il a
décampé pour toute la sainte journée. J'avais coupé un bon bâton exprès
pour lui administrer une correction de tous les diables quand il
reviendrait: mais je suis si bête, que je n'en ai pas eu le courage; il
a l'air si malheureux!
—Ah! vraiment!—Eh bien, après tout, je crois que tu as mieux fait
d'être indulgent pour le pauvre garçon. Il ne faut pas lui donner le
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