Histoires extraordinaires - 04

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distinctement _sacré_ et _mon Dieu_. C'était en ce moment un bruit comme
de plusieurs personnes qui se battent,—le tapage d'une lutte et
d'objets qu'on brise. La voix aiguë était très-forte, plus forte que la
voix rude. Il est sûr que ce n'était pas une voix d'Anglais. Elle lui
sembla une voix d'Allemand; peut-être bien une voix de femme. Le témoin
ne sait pas l'allemand.
«Quatre des témoins ci-dessus mentionnés ont été assignés de nouveau et
ont déposé que la porte de la chambre où fut trouvé le corps de Mlle
l'Espanaye était fermée en dedans quand ils y arrivèrent. Tout était
parfaitement silencieux; ni gémissements, ni bruits d'aucune espèce.
Après avoir forcé la porte, ils ne virent personne.
«Les fenêtres, dans la chambre de derrière et dans celle de face,
étaient fermées et solidement assujetties en dedans. Une porte de
communication était fermée, mais pas à clef. La porte qui conduit de la
chambre du devant au corridor était fermée à clef, et la clef en dedans;
une petite pièce sur le devant de la maison, au quatrième étage, à
l'entrée du corridor, ouverte, et la porte entrebâillée; cette pièce,
encombrée de vieux bois de lit, de malles, etc. On a soigneusement
dérangé et visité tous ces objets. Il n'y a pas un pouce d'une partie
quelconque de la maison qui n'ait été soigneusement visité. On a fait
pénétrer des ramoneurs dans les cheminées. La maison est à quatre étages
avec des mansardes. Une trappe qui donne sur le toit était condamnée et
solidement fermée avec des clous; elle ne semblait pas avoir été ouverte
depuis des années. Les témoins varient sur la durée du temps écoulé
entre le moment où l'on a entendu les voix qui se disputaient et celui
où l'on a forcé la porte de la chambre. Quelques-uns l'évaluent trop
court,—deux ou trois minutes,—d'autres, cinq minutes. La porte ne fut
ouverte qu'à grand-peine.
«Alfonso Garcio, entrepreneur des pompes funèbres, dépose qu'il demeure
rue Morgue. Il est né en Espagne. Il est un de ceux qui ont pénétré dans
la maison. Il n'a pas monté l'escalier. Il a les nerfs très-délicats, et
redoute les conséquences d'une violente agitation nerveuse. Il a entendu
les voix qui se disputaient. La grosse voix était celle d'un Français.
Il n'a pu distinguer ce qu'elle disait. La voix aiguë était celle d'un
Anglais, il en est bien sûr. Le témoin ne sait pas l'anglais, mais il
juge d'après l'intonation.
«Alberto Montani, confiseur, dépose qu'il fut des premiers qui montèrent
l'escalier. Il a entendu les voix en question. La voix rauque était
celle d'un Français. Il a distingué quelques mots. L'individu qui
parlait semblait faire des remontrances. Il n'a pas pu deviner ce que
disait la voix aiguë. Elle parlait vite et par saccades. Il l'a prise
pour la voix d'un Russe. Il confirme en général les témoignages
précédents. Il est Italien; il avoue qu'il n'a jamais causé avec un
Russe.
«Quelques témoins, rappelés, certifient que les cheminées dans toutes
les chambres, au quatrième étage, sont trop étroites pour livrer passage
à un être humain. Quand ils ont parlé de ramonage, ils voulaient parler
de ces brosses en forme de cylindres dont on se sert pour nettoyer les
cheminées. On a fait passer ces brosses du haut au bas dans tous les
tuyaux de la maison. Il n'y a sur le derrière aucun passage qui ait pu
favoriser la fuite d'un assassin, pendant que les témoins montaient
l'escalier. Le corps de Mlle l'Espanaye était si solidement engagé dans
la cheminée, qu'il a fallu, pour le retirer, que quatre ou cinq des
témoins réunissent leurs forces.
«Paul Dumas, médecin, dépose qu'il a été appelé au point du jour pour
examiner les cadavres. Ils gisaient tous les deux sur le fond de sangle
du lit dans la chambre où avait été trouvée Mlle l'Espanaye. Le corps de
la jeune dame était fortement meurtri et excorié. Ces particularités
s'expliquent suffisamment par le fait de son introduction dans la
cheminée. La gorge était singulièrement écorchée. Il y avait, juste
au-dessous du menton, plusieurs égratignures profondes, avec une rangée
de taches livides, résultant évidemment de la pression des doigts. La
face était affreusement décolorée, et les globes des yeux sortaient de
la tête. La langue était coupée à moitié. Une large meurtrissure se
manifestait au creux de l'estomac, produite, selon toute apparence, par
la pression d'un genou. Dans l'opinion de M. Dumas, Mlle l'Espanaye
avait été étranglée par un ou par plusieurs individus inconnus.
«Le corps de la mère était horriblement mutilé. Tous les os de la jambe
et du bras gauche plus ou moins fracassés; le tibia gauche brisé en
esquilles, ainsi que les côtes du même côté. Tout le corps affreusement
meurtri et décoloré. Il était impossible de dire comment de pareils
coups avaient été portés. Une lourde massue de bois ou une large pince
de fer, une arme grosse, pesante et contondante aurait pu produire de
pareils résultats, et encore, maniée par les mains d'un homme
excessivement robuste. Avec n'importe quelle arme, aucune femme n'aurait
pu frapper de tels coups. La tête de la défunte, quand le témoin la vit,
était entièrement séparée du tronc, et, comme le reste, singulièrement
broyée. La gorge évidemment avait été tranchée avec un instrument
très-affilé, très-probablement un rasoir.
«Alexandre Étienne, chirurgien, a été appelé en même temps que M. Dumas
pour visiter les cadavres; il confirme le témoignage et l'opinion de M.
Dumas.
«Quoique plusieurs autres personnes aient été interrogées, on n'a pu
obtenir aucun autre renseignement d'une valeur quelconque. Jamais
assassinat si mystérieux, si embrouillé, n'a été commis à Paris, si
toutefois il y a eu assassinat.
«La police est absolument déroutée,—cas fort usité dans les affaires de
cette nature. Il est vraiment impossible de retrouver le fil de cette
affaire.»
L'édition du soir constatait qu'il régnait une agitation permanente dans
le quartier Saint-Roch; que les lieux avaient été l'objet d'un second
examen, que les témoins avaient été interrogés de nouveau, mais tout
cela sans résultat. Cependant, un post-scriptum annonçait qu'Adolphe
Lebon, le commis de la maison de banque, avait été arrêté et incarcéré,
bien que rien dans les faits déjà connus ne parût suffisant pour
l'incriminer.
Dupin semblait s'intéresser singulièrement à la marche de cette affaire,
autant, du moins, que j'en pouvais juger par ses manières, car il ne
faisait aucun commentaire. Ce fut seulement après que le journal eut
annoncé l'emprisonnement de Lebon qu'il me demanda quelle opinion
j'avais relativement à ce double meurtre.
Je ne pus que lui confesser que j'étais comme tout Paris, et que je le
considérais comme un mystère insoluble. Je ne voyais aucun moyen
d'attraper la trace du meurtrier.
—Nous ne devons pas juger des moyens possibles, dit Dupin, par une
instruction embryonnaire. La police parisienne, si vantée pour sa
pénétration, est très-rusée, rien de plus. Elle procède sans méthode,
elle n'a pas d'autre méthode que celle du moment. On fait ici un grand
étalage de mesures, mais il arrive souvent qu'elles sont si
intempestives et si mal appropriées au but, qu'elles font penser à M.
Jourdain, qui demandait _sa robe de chambre_—_pour mieux entendre la
musique_. Les résultats obtenus sont quelquefois surprenants, mais ils
sont, pour la plus grande partie, simplement dus à la diligence et à
l'activité. Dans le cas où ces facultés sont insuffisantes, les plans
ratent. Vidocq, par exemple, était bon pour deviner; c'était un homme de
patience mais sa pensée n'étant pas suffisamment éduquée, il faisait
continuellement fausse route, par l'ardeur même de ses investigations.
Il diminuait la force de sa vision en regardant l'objet de trop près. Il
pouvait peut-être voir un ou deux points avec une netteté singulière,
mais, par le fait même de son procédé, il perdait l'aspect de l'affaire
prise dans son ensemble. Cela peut s'appeler le moyen d'être trop
profond. La vérité n'est pas toujours dans un puits. En somme, quant à
ce qui regarde les notions qui nous intéressent de plus près, je crois
qu'elle est invariablement à la surface. Nous la cherchons dans la
profondeur de la vallée: c'est au sommet des montagnes que nous la
découvrirons.
«On trouve dans la contemplation des corps célestes des exemples et des
échantillons excellents de ce genre d'erreur. Jetez sur une étoile un
rapide coup d'œil, regardez-la obliquement, en tournant vers elle la
partie latérale de la rétine (beaucoup plus sensible à une lumière
faible que la partie centrale), et vous verrez l'étoile distinctement;
vous aurez l'appréciation la plus juste de son éclat, éclat qui
s'obscurcit à proportion que vous dirigez votre point de vue en plein
sur elle.
«Dans le dernier cas, il tombe sur l'œil un plus grand nombre de
rayons; mais, dans le premier, il y a une réceptibilité plus complète,
une susceptibilité beaucoup plus vive. Une profondeur outrée affaiblit
la pensée et la rend perplexe; et il est possible de faire disparaître
Vénus elle-même du firmament par une attention trop soutenue, trop
concentrée, trop directe.
«Quant à cet assassinat, faisons nous-mêmes un examen avant de nous
former une opinion. Une enquête nous procurera de l'amusement (je
trouvai cette expression bizarre, appliquée au cas en question, mais je
ne dis mot); et, en outre, Lebon m'a rendu un service pour lequel je ne
veux pas me montrer ingrat. Nous irons sur les lieux, nous les
examinerons de nos propres yeux. Je connais G..., le préfet de police,
et nous obtiendrons sans peine l'autorisation nécessaire.»
L'autorisation fut accordée, et nous allâmes tout droit à la rue Morgue.
C'est un de ces misérables passages qui relient la rue Richelieu à la
rue Saint-Roch. C'était dans l'après-midi, et il était déjà tard quand
nous y arrivâmes, car ce quartier est situé à une grande distance de
celui que nous habitions. Nous trouvâmes bien vite la maison, car il y
avait une multitude de gens qui contemplaient de l'autre côté de la rue
les volets fermés, avec une curiosité badaude. C'était une maison comme
toutes les maisons de Paris, avec une porte cochère, et sur l'un des
côtés une niche vitrée avec un carreau mobile, représentant la loge du
concierge. Avant d'entrer, nous remontâmes la rue, nous tournâmes dans
une allée, et nous passâmes ainsi sur les derrières de la maison. Dupin,
pendant ce temps, examinait tous les alentours, aussi bien que la
maison, avec une attention minutieuse dont je ne pouvais pas deviner
l'objet.
Nous revînmes sur nos pas vers la façade de la maison; nous sonnâmes,
nous montrâmes notre pouvoir, et les agents nous permirent d'entrer.
Nous montâmes jusqu'à la chambre où on avait trouvé le corps de Mlle
l'Espanaye, et où gisaient encore les deux cadavres. Le désordre de la
chambre avait été respecté, comme cela se pratique en pareil cas. Je ne
vis rien de plus que ce qu'avait constaté la _Gazette des tribunaux_.
Dupin analysait minutieusement toutes choses, sans en excepter les corps
des victimes. Nous passâmes ensuite dans les autres chambres, et nous
descendîmes dans les cours, toujours accompagnés par un gendarme. Cet
examen dura fort longtemps, et il était nuit quand nous quittâmes la
maison. En retournant chez nous, mon camarade s'arrêta quelques minutes
dans les bureaux d'un journal quotidien.
J'ai dit que mon ami avait toutes sortes de bizarreries, et que _je les
ménageais_ (car ce mot n'a pas d'équivalent en anglais). Il entrait
maintenant dans sa fantaisie de se refuser à toute conversation
relativement à l'assassinat, jusqu'au lendemain à midi. Ce fut alors
qu'il me demanda brusquement si j'avais remarqué quelque chose de
_particulier_ sur le théâtre du crime.
Il y eut dans sa manière de prononcer le mot _particulier_ un accent qui
me donna le frisson sans que je susse pourquoi.
—Non, rien de particulier, dis-je, rien d'autre, du moins, que ce que
nous avons lu tous deux dans le journal.
«La _Gazette_, reprit-il, n'a pas, je le crains, pénétré l'horreur
insolite de l'affaire. Mais laissons là les opinions niaises de ce
papier. Il me semble que le mystère est considéré comme insoluble, par
la raison même qui devrait le faire regarder comme facile à résoudre, je
veux parler du caractère excessif sous lequel il apparaît. Les gens de
police sont confondus par l'absence apparente de motifs légitimant, non
le meurtre en lui-même, mais l'atrocité du meurtre. Ils sont embarrassés
aussi par l'impossibilité apparente de concilier les voix qui se
disputaient avec ce fait qu'on n'a trouvé en haut de l'escalier d'autre
personne que Mlle l'Espanaye, assassinée, et qu'il n'y avait aucun moyen
de sortir sans être vu des gens qui montaient l'escalier. L'étrange
désordre de la chambre,—le corps fourré, la tête en bas, dans la
cheminée,—l'effrayante mutilation du corps de la vieille dame,—ces
considérations, jointes à celles que j'ai mentionnées et à d'autres dont
je n'ai pas besoin de parler, ont suffi pour paralyser l'action des
agents du ministère et pour dérouter complètement leur perspicacité si
vantée. Ils ont commis la très-grosse et très-commune faute de confondre
l'extraordinaire avec l'abstrus. Mais c'est justement en suivant ces
déviations du cours ordinaire de la nature que la raison trouvera son
chemin, si la chose est possible, et marchera vers la vérité. Dans les
investigations du genre de celle qui nous occupe, il ne faut pas tant se
demander comment les choses se sont passées, qu'étudier en quoi elles se
distinguent de tout ce qui est arrivé jusqu'à présent. Bref, la facilité
avec laquelle j'arriverai,—ou je suis déjà arrivé,—à la solution du
mystère, est en raison directe de son insolubilité apparente aux yeux de
la police.
Je fixai mon homme avec un étonnement muet.
—J'attends maintenant, continua-t-il en jetant un regard sur la porte
de notre chambre, j'attends un individu qui, bien qu'il ne soit
peut-être pas l'auteur de cette boucherie, doit se trouver en partie
impliqué dans sa perpétration. Il est probable qu'il est innocent de la
partie atroce du crime. J'espère ne pas me tromper dans cette hypothèse;
car c'est sur cette hypothèse que je fonde l'espérance de déchiffrer
l'énigme entière. J'attends l'homme ici,—dans cette chambre,—d'une
minute à l'autre. Il est vrai qu'il peut fort bien ne pas venir, mais il
y a quelques probabilités pour qu'il vienne. S'il vient, il sera
nécessaire de le garder. Voici des pistolets, et nous savons tous deux à
quoi ils servent quand l'occasion l'exige.
Je pris les pistolets, sans trop savoir ce que je faisais, pouvant à
peine en croire mes oreilles,—pendant que Dupin continuait, à peu près
comme dans un monologue. J'ai déjà parlé de ses manières distraites dans
ces moments-là. Son discours s'adressait à moi; mais sa voix, quoique
montée à un diapason fort ordinaire, avait cette intonation que l'on
prend d'habitude en parlant à quelqu'un placé à une grande distance. Ses
yeux, d'une expression vague, ne regardaient que le mur.
—Les voix qui se disputaient, disait-il, les voix entendues par les
gens qui montaient l'escalier n'étaient pas celles de ces malheureuses
femmes,—cela est plus que prouvé par l'évidence. Cela nous débarrasse
pleinement de la question de savoir si la vieille dame aurait assassiné
sa fille et se serait ensuite suicidée.
«Je ne parle de ce cas que par amour de la méthode; car la force de Mme
l'Espanaye eût été absolument insuffisante pour introduire le corps de
sa fille dans la cheminée, de la façon où on l'a découvert; et la nature
des blessures trouvées sur sa propre personne exclut entièrement l'idée
de suicide. Le meurtre a donc été commis par des tiers, et les voix de
ces tiers sont celles qu'on a entendues se quereller.
«Permettez-moi maintenant d'appeler votre attention,—non pas sur les
dépositions relatives à ces voix,—mais sur ce qu'il y a de
_particulier_ dans ces dépositions. Y avez-vous remarqué quelque chose
de particulier?
—Je remarquai que, pendant que tous les témoins s'accordaient à
considérer la grosse voix comme étant celle d'un Français, il y avait un
grand désaccord relativement à la voix aiguë, ou, comme l'avait définie
un seul individu, à la voix âpre.
—Cela constitue l'évidence, dit Dupin, mais non la particularité de
l'évidence. Vous n'avez rien observé de distinctif;—cependant il y
avait _quelque chose_ à observer. Les témoins, remarquez-le bien, sont
d'accord sur la grosse voix; là-dessus, il y a unanimité. Mais
relativement à la voix aiguë, il y a une particularité,—elle ne
consiste pas dans leur désaccord,—mais en ceci que, quand un Italien,
un Anglais, un Espagnol, un Hollandais, essayent de la décrire, chacun
en parle comme d'une voix d'_étranger_, chacun est sûr que ce n'était
pas la voix d'un de ses compatriotes.
«Chacun la compare, non pas à la voix d'un individu dont la langue lui
serait familière, mais justement au contraire. Le Français présume que
c'était une voix d'Espagnol, _et il aurait pu distinguer quelques mots
s'il était familiarisé avec l'espagnol_. Le Hollandais affirme que
c'était la voix d'un Français; mais il est établi que le témoin, ne
sachant pas le français, a été interrogé par le canal d'un interprète.
L'Anglais pense que c'était la voix d'un Allemand, et _il n'entend pas
l'allemand_. L'Espagnol est positivement sûr que c'était la voix d'un
Anglais, mais il en juge uniquement par l'intonation, car il n'a aucune
connaissance de l'anglais. L'Italien croit à une voix de Russe, mais _il
n'a jamais causé avec une personne native de Russie_. Un autre Français,
cependant, diffère du premier, et il est certain que c'était une voix
d'Italien; mais, n'ayant pas la connaissance de cette langue, il fait
comme l'Espagnol, _il tire sa certitude de l'intonation_. Or, cette voix
était donc bien insolite et bien étrange, qu'on ne pût obtenir à son
égard que de pareils témoignages? Une voix dans les intonations de
laquelle des citoyens des cinq grandes parties de l'Europe n'ont rien pu
reconnaître qui leur fût familier! Vous me direz que c'était peut-être
la voix d'un Asiatique ou d'un Africain. Les Africains et les Asiatiques
n'abondent pas à Paris; mais, sans nier la possibilité du cas
j'appellerai simplement votre attention sur trois points.
«Un témoin dépeint la voix ainsi: _plutôt âpre qu'aiguë_. Deux autres en
parlent comme d'une voix _brève et saccadée_. Ces témoins n'ont
distingué aucune parole,—aucun son ressemblant à des paroles.
«Je ne sais pas, continua Dupin, quelle impression j'ai pu faire sur
votre entendement; mais je n'hésite pas à affirmer qu'on peut tirer des
déductions légitimes de cette partie même des dépositions,—la partie
relative aux deux voix,—la grosse voix et la voix
aiguë—très-suffisantes en elles-mêmes pour créer un soupçon qui
indiquerait la route dans toute investigation ultérieure du mystère.
«J'ai dit: déductions légitimes, mais cette expression ne rend pas
complètement ma pensée. Je voulais faire entendre que ces déductions
sont les seules convenables, et que ce soupçon en surgit inévitablement
comme le seul résultat possible. Cependant, de quelle nature est ce
soupçon, je ne vous le dirai pas immédiatement. Je désire simplement
vous démontrer que ce soupçon était plus que suffisant pour donner un
caractère décidé, une tendance positive à l'enquête que je voulais faire
dans la chambre.
«Maintenant, transportons-nous en imagination dans cette chambre. Quel
sera le premier objet de notre recherche? Les moyens d'évasion employés
par les meurtriers. Nous pouvons affirmer,—n'est-ce pas,—que nous ne
croyons ni l'un ni l'autre aux événements surnaturels? Mesdames
l'Espanaye n'ont pas été assassinées par les esprits. Les auteurs du
meurtre étaient des êtres matériels, et ils ont fui matériellement.
«Or, comment? Heureusement, il n'y a qu'une manière de raisonner sur ce
point, et cette manière nous conduira à une conclusion positive.
Examinons donc un à un les moyens possibles d'évasion. Il est clair que
les assassins étaient dans la chambre où l'on a trouvé Mlle l'Espanaye,
ou au moins dans la chambre adjacente quand la foule a monté l'escalier.
Ce n'est donc que dans ces deux chambres que nous avons à chercher des
issues. La police a levé les parquets, ouvert les plafonds, sondé la
maçonnerie des murs. Aucune issue secrète n'a pu échapper à sa
perspicacité. Mais je ne me suis pas fié à ses yeux, et j'ai examiné
avec les miens; il n'y a réellement pas d'issue secrète. Les deux portes
qui conduisent des chambres dans le corridor étaient solidement fermées
et les clefs en dedans. Voyons les cheminées. Celles-ci, qui sont d'une
largeur ordinaire jusqu'à une distance de huit ou dix pieds au-dessus du
foyer, ne livreraient pas au delà un passage suffisant à un gros chat.
«L'impossibilité de la fuite, du moins par les voies ci-dessus
indiquées, étant donc absolument établie, nous en sommes réduits aux
fenêtres. Personne n'a pu fuir par celles de la chambre du devant sans
être vu par la foule du dehors. Il a donc _fallu_ que les meurtriers
s'échappassent par celles de la chambre de derrière.
«Maintenant, amenés, comme nous le sommes, à cette conclusion par des
déductions aussi irréfragables, nous n'avons pas le droit, en tant que
raisonneurs, de la rejeter en raison de son apparente impossibilité. Il
ne nous reste donc qu'à démontrer que cette impossibilité apparente
n'existe pas en réalité.
«Il y a deux fenêtres dans la chambre. L'une des deux n'est pas obstruée
par l'ameublement, et est restée entièrement visible. La partie
inférieure de l'autre est cachée par le chevet du lit, qui est fort
massif et qui est poussé tout contre. On a constaté que la première
était solidement assujettie en dedans. Elle a résisté aux efforts les
plus violents de ceux qui ont essayé de la lever. On avait percé dans
son châssis, à gauche, un grand trou avec une vrille, et on y trouva un
gros clou enfoncé presque jusqu'à la tête. En examinant l'autre fenêtre,
on y a trouvé fiché un clou semblable; et un vigoureux effort pour lever
le châssis n'a pas eu plus de succès que de l'autre côté. La police
était dès lors pleinement convaincue qu'aucune fuite n'avait pu
s'effectuer par ce chemin. Il fut donc considéré comme superflu de
retirer les clous et d'ouvrir les fenêtres.
«Mon examen fut un peu plus minutieux, et cela par la raison que je vous
ai donnée tout à l'heure. C'était le cas, je le savais, où il _fallait_
démontrer que l'impossibilité n'était qu'apparente.
«Je continuai à raisonner ainsi,—_a posteriori_.—Les meurtriers
s'étaient évadés par l'une de ces fenêtres. Cela étant, ils ne pouvaient
pas avoir réassujetti les châssis en dedans, comme on les a trouvés;
considération qui, par son évidence, a borné les recherches de la police
dans ce sens-là. Cependant, ces châssis étaient bien fermés. Il _faut_
donc qu'ils puissent se fermer d'eux-mêmes. Il n'y avait pas moyen
d'échapper à cette conclusion. J'allai droit à la fenêtre non bouchée,
je retirai le clou avec quelque difficulté, et j'essayai de lever le
châssis. Il a résisté à tous mes efforts, comme je m'y attendais. Il y
avait donc, j'en étais sûr maintenant, un ressort caché; et ce fait,
corroborant mon idée, me convainquit au moins de la justesse de mes
prémisses, quelques mystérieuses que m'apparussent toujours les
circonstances relatives aux clous. Un examen minutieux me fit bientôt
découvrir le ressort secret. Je le poussai, et, satisfait de ma
découverte, je m'abstins de lever le châssis.
«Je remis alors le clou en place et l'examinai attentivement. Une
personne passant par la fenêtre pouvait l'avoir refermée, et le ressort
aurait fait son office mais le clou n'aurait pas été replacé. Cette
conclusion était nette et rétrécissait encore le champ de mes
investigations. Il _fallait_ que les assassins se fussent enfuis par
l'autre fenêtre. En supposant donc que les ressorts des deux croisées
fussent semblables, comme il était probable, il _fallait_ cependant
trouver une différence dans les clous, ou au moins dans la manière dont
ils avaient été fixés. Je montai sur le fond de sangle du lit, et je
regardai minutieusement l'autre fenêtre par-dessus le chevet du lit. Je
passai ma main derrière, je découvris aisément le ressort, et je le fis
jouer;—il était, comme je l'avais deviné, identique au premier. Alors,
j'examinai le clou. Il était aussi gros que l'autre, et fixé de la même
manière, enfoncé presque jusqu'à la tête.
«Vous direz que j'étais embarrassé; mais, si vous avez une pareille
pensée, c'est que vous vous êtes mépris sur la nature de mes inductions.
Pour me servir d'un terme de jeu, je n'avais pas commis une seule faute;
je n'avais pas perdu la piste un seul instant; il n'y avait pas une
lacune d'un anneau à la chaîne. J'avais suivi le secret jusque dans sa
dernière phase, et cette phase, c'était le clou. Il ressemblait, dis-je,
sous tous les rapports, à son voisin de l'autre fenêtre; mais ce fait,
quelque concluant qu'il fût en apparence, devenait absolument nul, en
face de cette considération dominante, à savoir que là, à ce clou,
finissait le fil conducteur. Il faut, me dis-je, qu'il y ait dans ce
clou quelque chose de défectueux. Je le touchai, et la tête, avec un
petit morceau de la tige, un quart de pouce environ, me resta dans les
doigts. Le reste de la tige était dans le trou, où elle s'était cassée.
Cette fracture était fort ancienne, car les bords étaient incrustés de
rouille, et elle avait été opérée par un coup de marteau, qui avait
enfoncé en partie la tête du clou dans le fond du châssis. Je rajustai
soigneusement la tête avec le morceau qui la continuait, et le tout
figura un clou intact; la fissure était inappréciable. Je pressai le
ressort, je levai doucement la croisée de quelques pouces; la tête du
clou vint avec elle, sans bouger de son trou. Je refermai la croisée, et
le clou offrit de nouveau le semblant d'un clou complet.
«Jusqu'ici l'énigme était débrouillée. L'assassin avait fui par la
fenêtre qui touchait au lit. Qu'elle fût retombée d'elle-même après la
fuite ou qu'elle eût été fermée par une main humaine, elle était retenue
par le ressort, et la police avait attribué cette résistance au clou;
aussi toute enquête ultérieure avait été jugée superflue.
«La question, maintenant, était celle du mode de descente. Sur ce point,
j'avais satisfait mon esprit dans notre promenade autour du bâtiment. À
cinq pieds et demi environ de la fenêtre en question court une chaîne de
paratonnerre. De cette chaîne, il eût été impossible à n'importe qui
d'atteindre la fenêtre, à plus forte raison, d'entrer.
«Toutefois, j'ai remarqué que les volets du quatrième étage étaient du
genre particulier que les menuisiers parisiens appellent _ferrades_,
genre de volets fort peu usité aujourd'hui, mais qu'on rencontre
fréquemment dans de vieilles maisons de Lyon et de Bordeaux. Ils sont
faits comme une porte ordinaire (porte simple, et non pas à double
battant), à l'exception que la partie inférieure est façonnée à jour et
treillissée, ce qui donne aux mains une excellente prise.
«Dans le cas en question, ces volets sont larges de trois bons pieds et
demi. Quand nous les avons examinés du derrière de la maison, ils
étaient tous les deux ouverts à moitié, c'est-à-dire qu'ils faisaient
angle droit avec le mur. Il est présumable que la police a examiné comme
moi les derrières du bâtiment; mais, en regardant ces _ferrades_ dans le
sens de leur largeur (comme elle les a vues inévitablement), elle n'a
sans doute pas pris garde à cette largeur même, ou du moins elle n'y a
pas attaché l'importance nécessaire. En somme, les agents, quand il a
été démontré pour eux que la fuite n'avait pu s'effectuer de ce côté, ne
leur ont appliqué qu'un examen succinct.
«Toutefois, il était évident pour moi que le volet appartenant à la
fenêtre située au chevet du lit, si on le supposait rabattu contre le
mur, se trouverait à deux pieds de la chaîne du paratonnerre. Il était
clair aussi que, par l'effort d'une énergie et d'un courage insolites,
on pouvait, à l'aide de la chaîne, avoir opéré une invasion par la
fenêtre. Arrivé à cette distance de deux pieds et demi (je suppose
maintenant le volet complètement ouvert), un voleur aurait pu trouver
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