Histoires extraordinaires - 02

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ces stérilités que connaissent les écrivains nerveux,—et ne permettant
jamais à ses lèvres de lâcher une syllabe qui pût être interprétée comme
un doute, comme un amoindrissement de confiance dans le génie et la
volonté de son bien-aimé. Quand sa fille mourut, elle s'attacha au
survivant de la désastreuse bataille avec une ardeur maternelle
renforcée, elle vécut avec lui, prit soin de lui, le surveillant, le
défendant contre la vie et contre lui-même. Certes,—conclut Willis avec
une haute et impartiale raison,—si le dévouement de la femme, né avec
un premier amour et entretenu par la passion humaine, glorifie et
consacre son objet, que ne dit pas en faveur de celui qui l'inspira un
dévouement comme celui-ci, pur, désintéressé et saint comme une
sentinelle divine? Les détracteurs de Poe auraient dû en effet remarquer
qu'il est des séductions si puissantes qu'elles ne peuvent être que des
vertus.
On devine combien terrible fut la nouvelle pour la malheureuse femme.
Elle écrivit à Willis une lettre dont voici quelques lignes:
«J'ai appris ce matin la mort de mon bien-aimé Eddie... Pouvez-vous me
transmettre quelques détails, quelques circonstances?... Oh!
n'abandonnez pas votre pauvre amie dans cette amère affliction... Dites
à M... de venir me voir; j'ai à m'acquitter envers lui d'une commission
de la part de mon pauvre Eddie... Je n'ai pas besoin de vous prier
d'annoncer sa mort, et de parler bien de lui. Je sais que vous le ferez.
_Mais dites bien quel fils affectueux il était pour moi_, sa pauvre mère
désolée...»
Cette femme m'apparaît grande et plus qu'antique. Frappée d'un coup
irréparable, elle ne pense qu'à la réputation de celui qui était tout
pour elle, et il ne suffit pas, pour la contenter, qu'on dise qu'il
était un génie, il faut qu'on sache qu'il était un homme de devoir et
d'affection. Il est évident que cette mère—flambeau et foyer allumés
par un rayon du plus haut ciel—a été donnée en exemple à nos races trop
peu soigneuses du dévouement, de l'héroïsme, et de tout ce qui est plus
que le devoir. N'était-ce pas justice d'inscrire au-dessus des ouvrages
du poëte le nom de celle qui fut le soleil moral de sa vie? Il embaumera
dans sa gloire le nom de la femme dont la tendresse savait panser ses
plaies, et dont l'image voltigera incessamment au-dessus du martyrologe
de la littérature.

III
La vie de Poe, ses mœurs, ses manières, son être physique, tout ce qui
constitue l'ensemble de son personnage, nous apparaissent comme quelque
chose de ténébreux et de brillant à la fois. Sa personne était
singulière, séduisante et, comme ses ouvrages, marquée d'un
indéfinissable cachet de mélancolie. Du reste, il avait montré une rare
aptitude pour tous les exercices physiques, et bien qu'il fût petit,
avec des pieds et des mains de femme, tout son être portant d'ailleurs
ce caractère de délicatesse féminine, il était plus que robuste et
capable de merveilleux traits de force. Il a, dans sa jeunesse, gagné un
pari de nageur qui dépasse la mesure ordinaire du possible. On dirait
que la Nature fait à ceux dont elle veut tirer de grandes choses un
tempérament énergique, comme elle donne une puissante vitalité aux
arbres qui sont chargés de symboliser le deuil et la douleur. Ces
hommes-là, avec des apparences quelquefois chétives, sont taillés en
athlètes, bons pour l'orgie et pour le travail, prompts aux excès et
capables d'étonnantes sobriétés.
Il est quelques points relatifs à Edgar Poe, sur lesquels il y a un
accord unanime, par exemple sa haute distinction naturelle, son
éloquence et sa beauté, dont, à ce qu'on dit, il tirait un peu de
vanité. Ses manières, mélange singulier de hauteur avec une douceur
exquise, étaient pleines de certitude. Physionomie, démarche, gestes,
air de tête, tout le désignait, surtout dans ses bons jours, comme une
créature d'élection. Tout son être respirait une solennité pénétrante.
Il était réellement marqué par la nature, comme ces figures de passants
qui tirent l'œil de l'observateur et préoccupent sa mémoire. Le pédant
et aigre Griswold lui-même avoue que, lorsqu'il alla rendre visite à
Poe, et qu'il le trouva pâle et malade encore de la mort et de la
maladie de sa femme, il fut frappé outre mesure non seulement de la
perfection de ses manières, mais encore de la physionomie
aristocratique, de l'atmosphère parfumée de son appartement, d'ailleurs
assez modestement meublé. Griswold ignore que le poëte a plus que tous
les hommes ce merveilleux privilège attribué à la femme parisienne et à
l'Espagnole, de savoir se parer avec un rien, et que Poe, amoureux du
beau en toutes choses, aurait trouvé l'art de transformer une chaumière
en un palais d'une espèce nouvelle. N'a-t-il pas écrit, avec l'esprit le
plus original et le plus curieux, des projets de mobiliers, des plans de
maisons de campagne, de jardins et de réformes de paysages?
Il existe une lettre charmante de Mme Frances Osgood, qui fut une des
amies de Poe, et qui nous donne sur ses mœurs, sur sa personne et sur
sa vie de ménage, les plus curieux détails. Cette femme, qui était
elle-même un littérateur distingué, nie courageusement tous les vices et
toutes les fautes reprochées au poëte.
«Avec les hommes, dit-elle à Griswold, peut-être était-il tel que vous
le dépeignez, et comme homme vous pouvez avoir raison. Mais je pose en
fait qu'avec les femmes il était tout autre, et que jamais femme n'a pu
connaître M. Poe sans éprouver pour lui un profond intérêt. Il ne m'a
jamais apparu que comme un modèle d'élégance, de distinction et de
générosité...
«La première fois que nous nous vîmes, ce fut à _Astor-House_. Willis
m'avait fait passer à table d'hôte _le corbeau_, sur lequel l'auteur, me
dit-il, désirait connaître mon opinion. La musique mystérieuse et
surnaturelle de ce poëme étrange me pénétra si intimement, que, lorsque
j'appris que Poe désirait m'être présenté, j'éprouvai un sentiment
singulier et qui ressemblait à de l'effroi. Il parut avec sa belle et
orgueilleuse tête, ses yeux sombres qui dardaient une lumière
d'élection, une lumière de sentiment et de pensée, avec ses manières qui
étaient un mélange intraduisible de hauteur et de suavité—il me salua,
calme, grave, presque froid; mais sous cette froideur vibrait une
sympathie si marquée, que je ne pus m'empêcher d'en être profondément
impressionnée. À partir de ce moment jusqu'à sa mort, nous fûmes
amis..., et je sais que, dans ses dernières paroles, j'ai eu ma part de
souvenir, et qu'il m'a donné, avant que sa raison ne fût culbutée de son
trône de souveraine, une preuve suprême de sa fidélité en amitié.
«C'était surtout dans son intérieur, à la fois simple et poétique, que
le caractère d'Edgar Poe, apparaissait pour moi, dans sa plus belle
lumière. Folâtre, affectueux, spirituel, tantôt docile et tantôt méchant
comme un enfant gâté, il avait toujours pour sa jeune, douce et adorée
femme, et pour tous ceux qui venaient, même au milieu de ses plus
fatigantes besognes littéraires, un mot aimable, un sourire
bienveillant, des attentions gracieuses et courtoises. Il passait
d'interminables heures à son pupitre, sous le portrait de sa _Lénore_,
l'aimée et la morte, toujours assidu, toujours résigné et fixant avec
son admirable écriture les brillantes fantaisies qui traversaient son
étonnant cerveau incessamment en éveil.—Je me rappelle l'avoir vu un
matin plus joyeux et plus allègre que de coutume. Virginia, sa douce
femme, m'avait priée d'aller les voir et il m'était impossible de
résister à ces sollicitations... Je le trouvai travaillant à la série
d'articles qu'il a publiées sous le titre: _the Literati of New-York_.
«Voyez—me dit-il, en déployant avec un rire de triomphe plusieurs
petits rouleaux de papier (il écrivait sur des bandes étroites, sans
doute pour conformer sa copie à la _justification_ des journaux),—je
vais vous montrer par la différence des longueurs les divers degrés
d'estime que j'ai pour chaque membre de votre gent littéraire. Dans
chacun de ces papiers, l'un de vous est peloté et proprement
discuté.—Venez ici, Virginia, et aidez-moi!» Et il les déroulèrent tous
un à un. À la fin, il y en avait un qui semblait interminable. Virginia,
tout en riant, reculait jusqu'à un coin de la chambre le tenant par un
bout, et son mari vers un autre coin avec l'autre bout. «Et quel est
l'heureux, dis-je, que vous avez jugé digne de cette incommensurable
douceur?—L'entendez-vous, s'écria-t-il, comme si son vaniteux petit
cœur ne lui avait pas déjà dit que c'est elle-même!»
«Quand je fus obligée de voyager pour ma santé, j'entretins une
correspondance régulière avec Poe, obéissant en cela aux vives
sollicitations de sa femme, qui croyait que je pouvais obtenir sur lui
une influence et un ascendant salutaires... Quant à l'amour et à la
confiance qui existaient entre sa femme et lui, et qui étaient pour moi
un spectacle délicieux, je n'en saurais parler avec trop de conviction,
avec trop de chaleur. Je néglige quelques petits épisodes poétiques dans
lesquels le jeta son tempérament romanesque. Je pense qu'elle était la
seule femme qu'il ait toujours véritablement aimée...»
Dans les _Nouvelles_ de Poe, il n'y a jamais d'amour. Du moins _Ligeia,
Éleonora_, ne sont pas, à proprement parler, des histoires d'amour,
l'idée principale sur laquelle pivote l'œuvre étant tout autre.
Peut-être croyait-il que la prose n'est pas une langue à la hauteur de
ce bizarre et presque intraduisible sentiment; car ses poésies, en
revanche, en sont fortement saturées. La divine passion y apparaît
magnifique, étoilée d'une irrémédiable mélancolie. Dans ses articles, il
parle quelque fois de l'amour, et même comme d'une chose dont le nom
fait frémir la plume. Dans _the Domain of Arnheim_, il affirmera que les
quatre conditions élémentaires du bonheur sont: la vie en plein air,
_l'amour d'une femme_, le détachement de toute ambition et la création
d'un Beau nouveau.—Ce qui corrobore l'idée de Mme Frances Osgood
relativement au respect chevaleresque de Poe pour les femmes, c'est que,
malgré son prodigieux talent pour le grotesque et l'horrible, il n'y a
pas dans toute son œuvre un seul passage qui ait trait à la lubricité
ou même aux jouissances sensuelles. Ses portraits de femmes sont, pour
ainsi dire, auréolés; ils brillent au sein d'une vapeur surnaturelle et
sont peints à la manière emphatique d'un adorateur.—Quant aux _petits
épisodes romanesques,_ y a-t-il lieu de s'étonner qu'un être aussi
nerveux, dont la soif du Beau était peut-être le trait principal, ait
parfois, avec une ardeur passionnée, cultivé la galanterie, cette fleur
volcanique et musquée, pour qui le cerveau bouillonnant des poëtes est
un terrain de prédilection?
De sa beauté personnelle singulière dont parlent plusieurs biographes,
l'esprit peut, je crois, se faire une idée approximative en appelant à
son secours toutes les notions vagues, mais cependant caractéristiques,
contenues dans le mot _romantique_, mot qui sert généralement à rendre
les genres de beauté consistant surtout dans l'expression. Poe avait un
front vaste, dominateur, où certaines protubérances trahissaient les
facultés débordantes qu'elles sont chargées de
représenter,—construction, comparaison, causalité,—et où trônait dans
un orgueil calme le sens de l'idéalité, le sens esthétique par
excellence. Cependant, malgré ces dons, ou même à cause de ces
privilèges exorbitants, cette tête vue de profil n'offrait peut-être pas
un aspect agréable. Comme dans toutes les choses excessives par un sens,
un déficit pouvait résulter de l'abondance, une pauvreté de
l'usurpation. Il avait de grands yeux à la fois sombres et pleins de
lumière, d'une couleur indécise et ténébreuse, poussée au violet, le nez
noble et solide, la bouche fine et triste, quoique légèrement souriante,
le teint brun clair, la face généralement pâle, la physionomie un peu
distraite et imperceptiblement grimée par une mélancolie habituelle.
Sa conversation était des plus remarquables et essentiellement
nourrissante. Il n'était pas ce qu'on appelle un beau parleur,—une
chose horrible,—et d'ailleurs sa parole comme sa plume avaient horreur
du convenu; mais un vaste savoir, une linguistique puissante, de fortes
études, des impressions ramassées dans plusieurs pays faisaient de cette
parole un enseignement. Son éloquence, essentiellement poétique, pleine
de méthode, et se mouvant toutefois hors de toute méthode connue, un
arsenal d'images tirées d'un monde peu fréquenté par la foule des
esprits, un art prodigieux à déduire d'une proposition évidente et
absolument acceptable, des aperçus secrets et nouveaux, à ouvrir
d'étonnantes perspectives, et, en un mot, l'art de ravir, de faire
penser, de faire rêver, d'arracher les âmes des bourbes de la routine,
telles étaient les éblouissantes facultés dont beaucoup de gens ont
gardé le souvenir. Mais il arrivait parfois—on le dit, du moins,—que
le poëte, se complaisant dans un caprice destructeur, rappelait
brusquement ses amis à la terre par un cynisme affligeant et démolissait
brutalement son œuvre de spiritualité. C'est d'ailleurs une chose à
noter, qu'il était fort peu difficile dans le choix de ses auditeurs, et
je crois que le lecteur trouvera sans peine dans l'histoire d'autres
intelligences grandes et originales, pour qui toute compagnie était
bonne. Certains esprits, solitaires au milieu de la foule, et qui se
repaissent dans le monologue, n'ont que faire de la délicatesse en
matière de public. C'est, en somme, une espèce de fraternité basée sur
le mépris.
De cette ivrognerie,—célébrée et reprochée avec une insistance qui
pourrait donner à croire que tous les écrivains des États-Unis, excepté
Poe, sont des anges de sobriété,—il faut cependant en parler. Plusieurs
versions sont plausibles, et aucune n'exclut les autres. Avant tout, je
suis obligé de remarquer que Willis et Mme Osgood affirment qu'une
quantité fort minime de vin ou de liqueur suffisait pour perturber
complètement son organisation. Il est d'ailleurs facile de supposer
qu'un homme aussi réellement solitaire, aussi profondément malheureux,
et qui a pu souvent envisager tout le système social comme un paradoxe
et une imposture, un homme qui, harcelé par une destinée sans pitié,
répétait souvent que la société n'est qu'une cohue de misérables (c'est
Griswold qui rapporte cela, aussi scandalisé qu'un homme qui peut penser
la même chose, mais qui ne la dira jamais),—il est naturel, dis-je, de
supposer que ce poëte jeté tout enfant dans les hasards de la vie libre,
le cerveau cerclé par un travail âpre et continu, ait cherché parfois
une volupté d'oubli dans les bouteilles. Rancunes littéraires, vertiges
de l'infini, douleurs de ménage, insultes de la misère, Poe fuyait tout
dans le noir de l'ivresse comme dans une tombe préparatoire. Mais,
quelque bonne que paraisse cette explication, je ne la trouve pas
suffisamment large, et je m'en défie à cause de sa déplorable
simplicité.
J'apprends qu'il ne buvait pas en gourmand, mais en barbare, avec une
activité et une économie de temps tout à fait américaines, comme
accomplissant une fonction homicide, comme ayant en lui _quelque chose_
à tuer, _a worm that would not die_. On raconte d'ailleurs qu'un jour,
au moment de se remarier (les bans étaient publiés, et comme on le
félicitait sur une union qui mettait dans ses mains les plus hautes
conditions de bonheur et de bien-être, il avait dit «Il est possible que
vous ayez vu des bans, mais notez bien ceci: je ne me marierai pas!»),
il alla, épouvantablement ivre, scandaliser le voisinage de celle qui
devait être sa femme, ayant ainsi recours à son vice, pour se
débarrasser d'un parjure envers la pauvre morte dont l'image vivait
toujours en lui et qu'il avait admirablement chantée dans son _Annabel
Lee_. Je considère donc, dans un grand nombre de cas, le fait infiniment
précieux de préméditation comme acquis et constaté.
Je lis d'autre part, dans un long article du _Southern Literary
Messenger_,—cette même revue dont il avait commencé la fortune,—que
jamais la pureté, le fini de son style, jamais la netteté de sa pensée,
jamais son ardeur au travail, ne furent altérés par cette terrible
habitude; que la confection de la plupart de ses excellents morceaux a
précédé ou suivi une de ses crises; qu'après la publication d'_Eureka_,
il sacrifia déplorablement à son penchant, et qu'à New-York, le matin
même où paraissait _le Corbeau_, pendant que le nom du poëte était dans
toutes les bouches, il traversait Broadway en trébuchant outrageusement.
Remarquez que les mots: _précédé_ ou _suivi_, impliquent que l'ivresse
pouvait servir d'excitant aussi bien que de repos.
Or, il est incontestable que—semblables à ces impressions fugitives et
frappantes, d'autant plus frappantes dans leurs retours qu'elles sont
fugitives, qui suivent quelquefois un symptôme extérieur, une espèce
d'avertissement comme un son de cloche, une note musicale ou un parfum
oublié, et qui sont elles-mêmes suivies d'un événement semblable à un
événement déjà connu et qui occupait la même place dans une chaîne
antérieurement révélée,—semblables à ces singuliers rêves périodiques
qui fréquentent nos sommeils,—il existe dans l'ivresse non seulement
des enchaînements de rêves, mais des séries de raisonnements, qui ont
besoin, pour se reproduire, du milieu qui leur a donné naissance. Si le
lecteur m'a suivi sans répugnance, il a déjà deviné ma conclusion: Je
crois que, dans beaucoup de cas, non pas certainement dans tous,
l'ivrognerie de Poe était un moyen mnémonique, une méthode de travail,
méthode énergique et mortelle, mais appropriée à sa nature passionnée.
Le poëte avait appris à boire, comme un littérateur soigneux s'exerce à
faire des cahiers de note. Il ne pouvait résister au désir de retrouver
les visions merveilleuses ou effrayantes, les conceptions subtiles qu'il
avait rencontrées dans une tempête précédente: c'étaient de vieilles
connaissances qui l'attiraient impérativement, et, pour renouer avec
elles, il prenait le chemin le plus dangereux, mais le plus direct. Une
partie de ce qui fait aujourd'hui notre jouissance est ce qui l'a tué.

IV
Des ouvrages de ce singulier génie, j'ai peu de chose à dire; le public
fera voir ce qu'il en pense. Il me serait difficile, peut-être, mais non
pas impossible de débrouiller sa méthode, d'expliquer son procédé,
surtout dans la partie de ses œuvres dont le principal effet gît dans
une analyse bien ménagée. Je pourrais introduire le lecteur dans les
mystères de sa fabrication, m'étendre longuement sur cette portion de
génie américain qui le fait se réjouir d'une difficulté vaincue, d'une
énigme expliquée, d'un tour de force réussi,—qui le pousse à se jouer
avec une volupté enfantine et presque perverse dans le monde des
probabilités et des conjectures, et à créer des _canards_ auxquels son
art subtil a donné une vie vraisemblable. Personne ne niera que Poe ne
soit un jongleur merveilleux, et je sais qu'il donnait surtout son
estime à une autre partie de ses œuvres. J'ai quelques remarques plus
importantes à faire, d'ailleurs très-brèves.
Ce n'est pas par ses miracles matériels, qui pourtant ont fait sa
renommée, qu'il lui sera donné de conquérir l'admiration des gens qui
pensent, c'est par son amour du Beau, par sa connaissance des conditions
harmoniques de la beauté, par sa poésie profonde et plaintive, ouvragée
néanmoins, transparente et correcte comme un bijou de cristal,—par son
admirable style, pur et bizarre,—serré comme les mailles d'une
armure,—complaisant et minutieux,—et dont la plus légère intention
sert à pousser doucement le lecteur vers un but voulu,—et enfin surtout
par ce génie tout spécial, par ce tempérament unique qui lui a permis de
peindre et d'expliquer, d'une manière impeccable, saisissante, terrible,
l'_exception dans l'ordre moral_.—Diderot, pour prendre un exemple
entre cent, est un auteur sanguin; Poe est l'écrivain des nerfs, et même
de quelque chose de plus,—et le meilleur que je connaisse.
Chez lui, toute entrée en matière est attirante sans violence, comme un
tourbillon. Sa solennité surprend et tient l'esprit en éveil. On sent
tout d'abord qu'il s'agit de quelque chose de grave. Et lentement, peu à
peu, se déroule une histoire dont tout l'intérêt repose sur une
imperceptible déviation de l'intellect, sur une hypothèse audacieuse,
sur un dosage imprudent de la Nature dans l'amalgame des facultés. Le
lecteur, lié par le vertige, est contraint de suivre l'auteur dans ses
entraînantes déductions.
Aucun homme, je le répète, n'a raconté avec plus de magie les
_exceptions_ de la vie humaine et de la nature,—les ardeurs de
curiosité de la convalescence;—les fins de saisons chargées de
splendeurs énervantes, les temps chauds, humides et brumeux, où le vent
du sud amollit et détend les nerfs comme les cordes d'un instrument, où
les yeux se remplissent de larmes qui ne viennent pas du
cœur;—l'hallucination laissant d'abord place au doute, bientôt
convaincue et raisonneuse comme un livre;—l'absurde s'installant dans
l'intelligence et la gouvernant avec une épouvantable
logique;—l'hystérie usurpant la place de la volonté, la contradiction
établie entre les nerfs et l'esprit, et l'homme désaccordé au point
d'exprimer la douleur par le rire. Il analyse ce qu'il y a de plus
fugitif, il soupèse l'impondérable et décrit, avec cette manière
minutieuse et scientifique dont les effets sont terribles, tout cet
imaginaire qui flotte autour de l'homme nerveux et le conduit à mal.
L'ardeur même avec laquelle il se jette dans le grotesque pour l'amour
du grotesque et dans l'horrible pour l'amour de l'horrible, me sert à
vérifier la sincérité de son œuvre et l'accord de l'homme avec le
poëte.—J'ai déjà remarqué que, chez plusieurs hommes, cette ardeur
était souvent le résultat d'une vaste énergie vitale inoccupée, et aussi
d'une profonde sensibilité refoulée. La volupté surnaturelle que l'homme
peut éprouver à voir couler son propre sang, les mouvements soudains,
violents, inutiles, les grands cris jetés en l'air, sans que l'esprit
ait commandé au gosier, sont des phénomènes à ranger dans le même ordre.
Au sein de cette littérature où l'air est raréfié, l'esprit peut
éprouver cette vague angoisse, cette peur prompte aux larmes et ce
malaise du cœur qui habitent les lieux immenses et singuliers. Mais
l'admiration est la plus forte, et d'ailleurs l'art est si grand! Les
fonds et les accessoires y sont appropriés au sentiment des personnages.
Solitude de la Nature ou agitation des villes, tout y est décrit
nerveusement et fantastiquement. Comme notre Eugène Delacroix, qui a
élevé son art à la hauteur de la grande poésie, Edgar Poe aime à agiter
ses figures sur des fonds violâtres et verdâtres où se révèlent la
phosphorescence de la pourriture et la senteur de l'orage. La nature
dite inanimée participe de la nature des êtres vivants, et, comme eux,
frissonne d'un frisson surnaturel et galvanique.
Quelquefois, des échappées magnifiques, gorgées de lumière et de
couleur, s'ouvrent soudainement dans ses paysages, et l'on voit
apparaître au fond de leurs horizons des villes orientales et des
architectures, vaporisées par la distance, où le soleil jette des pluies
d'or.
Les personnages de Poe, ou plutôt le personnage de Poe, l'homme aux
facultés suraiguës, l'homme aux nerfs relâchés, l'homme dont la volonté
ardente et patiente jette un défi aux difficultés, celui dont le regard
est tendu avec la roideur d'une épée sur des objets qui grandissent à
mesure qu'il les regarde,—c'est Poe lui-même.—Et ses femmes, toutes
lumineuses et malades, mourant de maux bizarres et parlant avec une voix
qui ressemble à une musique, c'est encore lui; ou du moins, par leurs
aspirations étranges, par leur savoir, par leur mélancolie
inguérissable, elles participent fortement de la nature de leur
créateur. Quant à sa femme idéale, à sa Titanide, elle se révèle sous
différents portraits éparpillés dans ses poésies trop peu nombreuses,
portraits ou plutôt manières de sentir la beauté, que le tempérament de
l'auteur rapproche et confond dans une unité vague mais sensible, et où
vit plus délicatement peut-être qu'ailleurs cet amour insatiable du
Beau, qui est son grand titre, c'est-à-dire le résumé de ses titres à
l'affection et au respect des poëtes.
Nous rassemblons sous le titre _Histoires extraordinaires_ divers contes
choisis dans l'œuvre générale de Poe. Cette œuvre se compose d'un
nombre considérable de nouvelles, d'une quantité non moins forte
d'articles critiques et d'articles divers, d'un poëme philosophique
(Eureka), de poésies et d'un roman purement humain (_la Relation
d'Arthur Gordon Pym_). Si je trouve encore, comme je l'espère,
l'occasion de parler de ce poëte, je donnerai l'analyse de ses opinions
philosophiques et littéraires, ainsi que généralement des œuvres dont
la traduction complète aurait peu de chances de succès auprès d'un
public qui préfère de beaucoup l'amusement et l'émotion à la plus
importante vérité philosophique.
CHARLES BAUDELAIRE.
* * * * *
Cette traduction est dédiée à Maria Clemm
À LA MÈRE ENTHOUSIASTE ET DÉVOUÉE
À CELLE POUR QUI LE POËTE A ÉCRIT CES VERS
Parce que je sens que, là-haut dans les Cieux,
Les Anges, quand ils se parlent doucement à l'oreille,
Ne trouvent pas, parmi leurs termes brûlants d'amour,
D'expression plus fervente que celle de _Mère_,
Je vous ai dès longtemps justement appelée de ce grand nom,
Vous qui êtes plus qu'une mère pour moi
Et remplissez le sanctuaire de mon cœur où la Mort vous a installée
En affranchissant l'âme de ma Virginia.
Ma mère, ma propre mère, qui mourut de bonne heure,
N'était que ma mère, à moi; mais vous,
Vous êtes la mère de celle que j'aimais si tendrement,
Et ainsi vous m'êtes plus chère que la mère que j'ai connue
De tout un infini,—juste comme ma femme
Était plus chère à mon âme que celle-ci à sa propre essence.
C. B.


DOUBLE ASSASSINAT DANS LA RUE MORGUE
Quelle chanson chantaient les sirènes? quel nom Achille avait-il pris,
quand il se cachait parmi les femmes?—Questions embarrassantes, il est
vrai, mais qui ne sont pas situées au delà de toute conjecture.
SIR THOMAS BROWNE.

Les facultés de l'esprit qu'on définit par le terme _analytiques_ sont
en elles-mêmes fort peu susceptibles d'analyse. Nous ne les apprécions
que par leurs résultats. Ce que nous en savons, entre autres choses,
c'est qu'elles sont pour celui qui les possède à un degré extraordinaire
une source de jouissances des plus vives. De même que l'homme fort se
réjouit dans son aptitude physique, se complaît dans les exercices qui
provoquent les muscles à l'action, de même l'analyse prend sa gloire
dans cette activité spirituelle dont la fonction est de débrouiller. Il
tire du plaisir même des plus triviales occasions qui mettent ses
talents en jeu. Il raffole des énigmes, des rébus, des hiéroglyphes; il
déploie dans chacune des solutions une puissance de perspicacité qui,
dans l'opinion vulgaire, prend un caractère surnaturel. Les résultats,
habilement déduits par l'âme même et l'essence de sa méthode, ont
réellement tout l'air d'une intuition.
Cette faculté de _résolution_ tire peut-être une grande force de l'étude
des mathématiques, et particulièrement de la très-haute branche de cette
science, qui, fort improprement et simplement en raison de ses
opérations rétrogrades, a été nommée l'analyse, comme si elle était
l'analyse par excellence. Car, en somme, tout calcul n'est pas en soi
une analyse. Un joueur d'échecs, par exemple, fait fort bien l'un sans
l'autre. Il suit de là que le jeu d'échecs, dans ses effets sur la
nature spirituelle, est fort mal apprécié. Je ne veux pas écrire ici un
traité de l'analyse, mais simplement mettre en tête d'un récit
passablement singulier quelques observations jetées tout à fait à
l'abandon et qui lui serviront de préface.
Je prends donc cette occasion de proclamer que la haute puissance de la
réflexion est bien plus activement et plus profitablement exploitée par
le modeste jeu de dames que par toute la laborieuse futilité des échecs.
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