Histoires extraordinaires - 13

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à déduire des 237 000 milles le rayon de la terre, c'est-à-dire 4 000,
et le rayon de la lune, c'est-à-dire 1 080, en tout 5 080, et qu'il ne
me resterait ainsi à franchir qu'une distance approximative de 231 920
milles. Cet espace, pensais-je, n'était pas vraiment extraordinaire. On
a fait nombre de fois sur cette terre des voyages d'une vitesse de 60
milles par heure, et, en réalité, il y a tout lieu de croire qu'on
arrivera à une plus grande vélocité; mais, même en me contentant de la
vitesse dont je parlais, il ne me faudrait pas plus de cent soixante et
un jours pour atteindre la surface de la lune.
Il y avait toutefois de nombreuses circonstances qui m'induisaient à
croire que la vitesse approximative de mon voyage dépasserait de
beaucoup celle de soixante milles à l'heure; et, comme ces
considérations produisirent sur moi une impression profonde, je les
expliquerai plus amplement par la suite.
Le second point à examiner était d'une bien autre importance. D'après
les indications fournies par le baromètre, nous savons que, lorsqu'on
s'élève, au-dessus de la surface de la terre, à une hauteur de 1 000
pieds, on laisse au-dessous de soi environ un trentième de la masse
atmosphérique; qu'à 10 000 pieds, nous arrivons à peu près à un tiers;
et qu'à 18 000 pieds, ce qui est presque la hauteur du Cotopaxi, nous
avons dépassé la moitié de la masse fluide, ou, en tout cas, la moitié
de la partie pondérable de l'air qui enveloppe notre globe. On a aussi
calculé qu'à une hauteur qui n'excède pas la centième partie du diamètre
terrestre,—c'est-à-dire 80 milles,—la raréfaction devait être telle
que la vie animale ne pouvait en aucune façon s'y maintenir; et, de
plus, que les moyens les plus subtils que nous ayons de constater la
présence de l'atmosphère devenaient alors totalement insuffisants. Mais
je ne manquai pas d'observer que ces derniers calculs étaient uniquement
basés sur notre connaissance expérimentale des propriétés de l'air et
des lois mécaniques qui régissent sa dilatation et sa compression dans
ce qu'on peut appeler, comparativement parlant, la proximité immédiate
de la terre. Et, en même temps, on regarde comme chose positive qu'à une
distance quelconque donnée, mais inaccessible, de sa surface, la vie
animale est et doit être essentiellement incapable de modification.
Maintenant, tout raisonnement de ce genre, et d'après de pareilles
données, doit évidemment être purement analogique. La plus grande
hauteur où l'homme soit jamais parvenu est de 25 000 pieds; je parle de
l'expédition aéronautique de MM. Gay-Lussac et Biot. C'est une hauteur
assez médiocre, même quand on la compare aux 80 milles en question; et
je ne pouvais m'empêcher de penser que la question laissait une place au
doute et une grande latitude aux conjectures.
Mais, en fait, en supposant une ascension opérée à une hauteur donnée
quelconque, la quantité d'air pondérable traversée dans toute période
ultérieure de l'ascension n'est nullement en proportion avec la hauteur
additionnelle acquise, comme on peut le voir d'après ce qui a été énoncé
précédemment, mais dans une raison constamment décroissante. Il est donc
évident que, nous élevant aussi haut que possible, nous ne pouvons pas,
littéralement parlant, arriver à une limite au delà de laquelle
l'atmosphère cesse absolument d'exister. Elle _doit exister_,
concluais-je, quoiqu'elle _puisse_, il est vrai, exister à un état de
raréfaction infinie.
D'un autre côté, je savais que les arguments ne manquent pas pour
prouver qu'il existe une limite réelle et déterminée de l'atmosphère, au
delà de laquelle il n'y a absolument plus d'air respirable. Mais une
circonstance a été omise par ceux qui opinent pour cette limite, qui
semblait, non pas une réfutation péremptoire de leur doctrine, mais un
point digne d'une sérieuse investigation. Comparons les intervalles
entre les retours successifs de la comète d'Encke à son périhélie, en
tenant compte de toutes les perturbations dues à l'attraction
planétaire, et nous verrons que les périodes diminuent graduellement,
c'est-à-dire que le grand axe de l'ellipse de la comète va toujours se
raccourcissant dans une proportion lente, mais parfaitement régulière.
Or, c'est précisément le cas qui doit avoir lieu, si nous supposons que
la comète subisse une résistance par le fait _d'un milieu éthéré
excessivement rare_ qui pénètre les régions de son orbite. Car il est
évident qu'un pareil milieu doit, en retardant la vitesse de la comète,
accroître sa force centripète et affaiblir sa force centrifuge. En
d'autres termes, l'attraction du soleil deviendrait de plus en plus
puissante, et la comète s'en rapprocherait davantage à chaque
révolution. Véritablement, il n'y a pas d'autre moyen de se rendre
compte de la variation en question.
Mais voici un autre fait: on observe que le diamètre réel de la partie
nébuleuse de cette comète se contracte rapidement à mesure qu'elle
approche du soleil, et se dilate avec la même rapidité quand elle repart
vers son aphélie. N'avais-je pas quelque raison de supposer avec M. Valz
que cette apparente condensation de volume prenait son origine dans la
compression de ce milieu éthéré dont je parlais tout à l'heure, et dont
la densité est en proportion de la proximité du soleil? Le phénomène qui
affecte la forme lenticulaire et qu'on appelle la lumière zodiacale
était aussi un point digne d'attention. Cette lumière si visible sous
les tropiques, et qu'il est impossible de prendre pour une lumière
météorique quelconque, s'élève obliquement de l'horizon et suit
généralement la ligne de l'équateur du soleil. Elle me semblait
évidemment provenir d'une atmosphère rare qui s'étendrait depuis le
soleil jusque par delà l'orbite de Vénus au moins, et même, selon moi,
indéfiniment plus loin. Je ne pouvais pas supposer que ce milieu fût
limité par la ligne du parcours de la comète, ou fût confiné dans le
voisinage immédiat du soleil. Il était si simple d'imaginer au contraire
qu'il envahissait toutes les régions de notre système planétaire,
condensé autour des planètes en ce que nous appelons atmosphère, et
peut-être modifié chez quelques-unes par des circonstances purement
géologiques, c'est-à-dire modifié ou varié dans ses proportions ou dans
sa nature essentielle par les matières volatilisées émanant de leurs
globes respectifs.
Ayant pris la question sous ce point de vue, je n'avais plus guère à
hésiter. En supposant que dans mon passage je trouvasse une atmosphère
_essentiellement_ semblable à celle qui enveloppe la surface de la
terre, je réfléchis qu'au moyen du très-ingénieux appareil de M. Grimm
je pourrais facilement la condenser en suffisante quantité pour les
besoins de la respiration. Voilà qui écartait le principal obstacle à un
voyage à la lune. J'avais donc dépensé quelque argent et beaucoup de
peine pour adapter l'appareil au but que je me proposais, et j'avais
pleine confiance dans son application, pourvu que je pusse accomplir le
voyage dans un espace de temps suffisamment court. Ceci me ramène à la
question de la vitesse possible.
Tout le monde sait que les ballons, dans la première période de leur
ascension, s'élèvent avec une vélocité comparativement modérée. Or la
force d'ascension consiste uniquement dans la pesanteur de l'air ambiant
relativement au gaz du ballon; et, à première vue, il ne paraît pas du
tout probable ni vraisemblable que le ballon, à mesure qu'il gagne en
élévation et arrive successivement dans des couches atmosphériques d'une
densité décroissante, puisse gagner en vitesse et accélérer sa vélocité
primitive. D'un autre côté, je n'avais pas souvenir que, dans un compte
rendu quelconque d'une expérience antérieure, l'on eût jamais constaté
une diminution apparente dans la vitesse absolue de l'ascension, quoique
tel eût pu être le cas, en raison de la fuite du gaz à travers un
aérostat mal confectionné et généralement revêtu d'un vernis
insuffisant, ou pour toute autre cause. Il me semblait donc que l'effet
de cette déperdition pouvait seulement contrebalancer l'accélération
acquise par le ballon à mesure qu'il s'éloignait du centre de
gravitation. Or, je considérai que, pourvu que dans ma traversée je
trouvasse _le milieu_ que j'avais imaginé, et pourvu qu'il fût de même
essence que ce que nous appelons l'air atmosphérique, il importait
relativement assez peu que je le trouvasse à tel ou tel degré de
raréfaction, c'est-à-dire relativement à ma force ascensionnelle; car
non seulement le gaz du ballon serait soumis à la même raréfaction (et,
dans cette occurrence, je n'avais qu'à lâcher une quantité
proportionnelle de gaz, suffisante pour prévenir une explosion), mais,
par la nature de ses parties intégrantes, il devait, en tout cas, être
toujours spécifiquement plus léger qu'un composé quelconque de pur azote
et d'oxygène. Il y avait donc une chance,—et même, en somme, une forte
probabilité, _pour qu'à aucune période de mon ascension je n'arrivasse à
un point où les différentes pesanteurs réunies de mon immense ballon, du
gaz inconcevablement rare qu'il renfermait, de sa nacelle et de son
contenu pussent égaler la pesanteur de la masse d'atmosphère ambiante
déplacée_; et l'on conçoit facilement que c'était là l'unique condition
qui pût arrêter ma fuite ascensionnelle. Mais encore, si jamais
j'atteignais ce point imaginaire, il me restait la faculté d'user de mon
lest et d'autres poids montant à peu près à un total de 300 livres.
En même temps, la force centripète devait toujours décroître en raison
du carré des distances, et ainsi je devais, avec une vélocité
prodigieusement accélérée, arriver à la longue dans ces lointaines
régions où la force d'attraction de la lune serait substituée à celle de
la terre.
Il y avait une autre difficulté qui ne laissait pas de me causer quelque
inquiétude. On a observé que dans les ascensions poussées à une hauteur
considérable, outre la gêne de la respiration, on éprouvait dans la tête
et dans tout le corps un immense malaise, souvent accompagné de
saignements de nez et d'autres symptômes passablement alarmants, et qui
devenait de plus en plus insupportable à mesure qu'on s'élevait[19].
C'était là une considération passablement effrayante. N'était-il pas
probable que ces symptômes augmenteraient jusqu'à ce qu'ils se
terminassent par la mort elle-même? Après mûre réflexion, je conclus que
non. Il fallait en chercher l'origine dans la disparition progressive de
la pression atmosphérique, à laquelle est accoutumée la surface de notre
corps, et dans la distension inévitable des vaisseaux sanguins
superficiels,—et non dans une désorganisation positive du système
animal, comme dans le cas de difficulté de respiration, où la densité
atmosphérique est chimiquement insuffisante pour la rénovation régulière
du sang dans un ventricule du cœur. Excepté dans le cas où cette
rénovation ferait défaut, je ne voyais pas de raison pour que la vie ne
se maintînt pas, même dans le vide; car l'expansion et la compression de
la poitrine, qu'on appelle communément respiration, est une action
purement musculaire; elle est la cause et non l'effet de la respiration.
En un mot, je concevais que, le corps s'habituant à l'absence de
pression atmosphérique, ces sensations douloureuses devaient diminuer
graduellement; et, pour les supporter tant qu'elles dureraient, j'avais
toute confiance dans la solidité de fer de ma constitution.
J'ai donc exposé quelques-unes des considérations—non pas toutes
certainement—qui m'induisirent à former le projet d'un voyage à la
lune. Je vais maintenant, s'il plaît à Vos Excellences, vous exposer le
résultat d'une tentative dont la conception paraît si audacieuse, et
qui, dans tous les cas, n'a pas sa pareille dans les annales de
l'humanité.
Ayant atteint la hauteur dont il a été parlé ci-dessus, c'est-à-dire
trois milles trois quarts[20], je jetai hors de la nacelle une quantité
de plumes, et je vis que je montais toujours avec une rapidité
suffisante; il n'y avait donc pas nécessité de jeter du lest. J'en fus
très-aise, car je désirais garder avec moi autant de lest que j'en
pourrais porter, par la raison bien simple que je n'avais aucune donnée
positive sur la puissance d'attraction et sur la densité atmosphérique.
Je ne souffrais jusqu'à présent d'aucun malaise physique, je respirais
avec une parfaite liberté et n'éprouvais aucune douleur dans la tête. La
chatte était couchée fort solennellement sur mon habit, que j'avais ôté,
et regardait les pigeons avec un air de nonchaloir. Ces derniers, que
j'avais attachés par la patte, pour les empêcher de s'envoler, étaient
fort occupés à piquer quelques grains de riz éparpillés pour eux au fond
de la nacelle.
À six heures vingt minutes, le baromètre donnait une élévation de 26 400
pieds, ou cinq milles, à une fraction près. La perspective semblait sans
bornes. Rien de plus facile d'ailleurs que de calculer à l'aide de la
trigonométrie sphérique l'étendue de surface terrestre qu'embrassait mon
regard. La surface convexe d'un segment de sphère est à la surface
entière de la sphère comme le sinus verse du segment est au diamètre de
la sphère. Or, dans mon cas, le sinus verse—c'est-à-dire l'épaisseur du
segment situé au-dessous de moi était à peu près égal à mon élévation,
ou à l'élévation du point de vue au-dessus de la surface. La proportion
de cinq milles à huit milles exprimerait donc l'étendue de la surface
que j'embrassais, c'est-à-dire que j'apercevais la seize centième partie
de la surface totale du globe. La mer apparaissait polie comme un
miroir, bien qu'à l'aide du télescope je découvrisse qu'elle était dans
un état de violente agitation. Le navire n'était plus visible, il avait
sans doute dérivé vers l'est. Je commençai dès lors à ressentir par
intervalles une forte douleur à la tête, bien que je continuasse à
respirer à peu près librement. La chatte et les pigeons semblaient
n'éprouver aucune incommodité.
À sept heures moins vingt, le ballon entra dans la région d'un grand et
épais nuage qui me causa beaucoup d'ennui; mon appareil condensateur en
fut endommagé, et je fus trempé jusqu'aux os. C'est, à coup sûr, une
singulière rencontre, car je n'aurais pas supposé qu'un nuage de cette
nature pût se soutenir à une si grande élévation. Je pensai faire pour
le mieux en jetant deux morceaux de lest de cinq livres chaque, ce qui
me laissait encore cent soixante-cinq livres de lest. Grâce à cette
opération, je traversai bien vite l'obstacle, et je m'aperçus
immédiatement que j'avais gagné prodigieusement en vitesse. Quelques
secondes après que j'eus quitté le nuage, un éclair éblouissant le
traversa d'un bout à l'autre et l'incendia dans toute son étendue, lui
donnant l'aspect d'une masse de charbon en ignition. Qu'on se rappelle
que ceci se passait en plein jour. Aucune pensée ne pourrait rendre la
sublimité d'un pareil phénomène se déployant dans les ténèbres de la
nuit. L'enfer lui-même aurait trouvé son image exacte. Tel que je le
vis, ce spectacle me fit dresser les cheveux. Cependant, je dardais au
loin mon regard dans les abîmes béants; je laissais mon imagination
plonger et se promener sous d'étranges et immenses voûtes dans des
gouffres empourprés, dans les abîmes rouges et sinistres d'un feu
effrayant et insondable. Je l'avais échappé belle. Si le ballon était
resté une minute de plus dans le nuage,—c'est-à-dire si l'incommodité
dont je souffrais ne m'avait pas déterminé à jeter du lest,—ma
destruction pouvait en être et en eût très-probablement été la
conséquence. De pareils dangers, quoiqu'on y fasse peu d'attention, sont
les plus grands peut-être qu'on puisse courir en ballon. J'avais pendant
ce temps atteint une hauteur assez grande pour n'avoir aucune inquiétude
à ce sujet.
Je m'élevais alors très-rapidement, et à sept heures le baromètre
donnait une hauteur qui n'était pas moindre de neuf milles et demi. Je
commençais à éprouver une grande difficulté de respiration. Ma tête
aussi me faisait excessivement souffrir; et, ayant senti depuis quelque
temps de l'humidité sur mes joues, je découvris à la fin que c'était du
sang qui suintait continuellement du tympan de mes oreilles. Mes yeux me
donnaient aussi beaucoup d'inquiétude. En passant ma main dessus, il me
sembla qu'ils étaient poussés hors de leurs orbites, et à un degré assez
considérable; et tous les objets contenus dans la nacelle et le ballon
lui-même se présentaient à ma vision sous une forme monstrueuse et
faussée. Ces symptômes dépassaient ceux auxquels je m'attendais, et me
causaient quelque alarme. Dans cette conjoncture, très-imprudemment et
sans réflexion, je jetai hors de la nacelle trois morceaux de lest de
cinq livres chaque. La vitesse dès lors accélérée de mon ascension
m'emporta, trop rapidement et sans gradation suffisante, dans une couche
d'atmosphère singulièrement raréfiée, ce qui faillit amener un résultat
fatal pour mon expédition et pour moi-même. Je fus soudainement pris par
un spasme qui dura plus de cinq minutes, et, même quand il eut en partie
cessé, il se trouva que je ne pouvais plus aspirer qu'à de longs
intervalles et d'une manière convulsive, saignant copieusement pendant
tout ce temps par le nez, par les oreilles, et même légèrement par les
yeux. Les pigeons semblaient en proie à une excessive angoisse et se
débattaient pour s'échapper, pendant que la chatte miaulait
lamentablement, chancelant çà et là à travers la nacelle comme sous
l'influence d'un poison.
Je découvris alors trop tard l'immense imprudence que j'avais commise en
jetant du lest, et mon trouble devint extrême. Je n'attendais pas moins
que la mort, et la mort dans quelques minutes. La souffrance physique
que j'éprouvais contribuait aussi à me rendre presque incapable d'un
effort quelconque pour sauver ma vie. Il me restait à peine la faculté
de réfléchir, et la violence de mon mal de tête semblait augmenter de
minute en minute. Je m'aperçus alors que mes sens allaient bientôt
m'abandonner tout à fait, et j'avais déjà empoigné une des cordes de la
soupape, quand le souvenir du mauvais tour que j'avais joué aux trois
créanciers et la crainte des conséquences qui pouvaient m'accueillir à
mon retour m'effrayèrent et m'arrêtèrent pour le moment. Je me couchai
au fond de la nacelle et m'efforçai de rassembler mes facultés. J'y
réussis un peu, et je résolus de tenter l'expérience d'une saignée.
Mais, comme je n'avais pas de lancette, je fus obligé de procéder à
cette opération tant bien que mal, et finalement j'y réussis en
m'ouvrant une veine au bras gauche avec la lame de mon canif. Le sang
avait à peine commencé à couler que j'éprouvais un soulagement notable,
et, lorsque j'en eus perdu à peu près la valeur d'une demi-cuvette de
dimension ordinaire, les plus dangereux symptômes avaient pour la
plupart entièrement disparu. Cependant, je ne jugeai pas prudent
d'essayer de me remettre immédiatement sur mes pieds; mais, ayant bandé
mon bras du mieux que je pus, je restai immobile pendant un quart
d'heure environ. Au bout de ce temps je me levai et me sentis plus
libre, plus dégagé de toute espèce de malaise que je ne l'avais été
depuis une heure un quart.
Cependant la difficulté de respiration n'avait que fort peu diminué, et
je pensai qu'il y aurait bientôt nécessité urgente à faire usage du
condensateur. En même temps, je jetai les yeux sur ma chatte qui s'était
commodément réinstallée sur mon habit, et, à ma grande surprise, je
découvris qu'elle avait jugé à propos, pendant mon indisposition, de
mettre au jour une ventrée de cinq petits chats. Certes, je ne
m'attendais pas le moins du monde à ce supplément de passagers, mais, en
somme, l'aventure me fit plaisir. Elle me fournissait l'occasion de
vérifier une conjecture qui, plus qu'aucune autre, m'avait décidé à
tenter cette ascension.
J'avais imaginé que l'_habitude_ de la pression atmosphérique à la
surface de la terre était en grande partie la cause des douleurs qui
attaquaient la vie animale à une certaine distance au-dessus de cette
surface. Si les petits chats éprouvaient du malaise _au même degré que
leur mère_, je devais considérer ma théorie comme fausse, mais je
pouvais regarder le cas contraire comme une excellente confirmation de
mon idée.
À huit heures, j'avais atteint une élévation de dix-sept milles. Ainsi
il me parut évident que ma vitesse ascensionnelle non seulement
augmentait, mais que cette augmentation eût été légèrement sensible,
même dans le cas où je n'aurais pas jeté de lest, comme je l'avais fait.
Les douleurs de tête et d'oreilles revenaient par intervalles avec
violence, et, de temps à autre, j'étais repris par mes saignements de
nez; mais, en somme, je souffrais beaucoup moins que je ne m'y étais
attendu. Cependant, de minute en minute, ma respiration devenait plus
difficile, et chaque inhalation était suivie d'un mouvement spasmodique
de la poitrine des plus fatigants. Je déployai alors l'appareil
condensateur, de manière à le faire fonctionner immédiatement.
L'aspect de la terre, à cette période de mon ascension, était vraiment
magnifique. À l'ouest, au nord et au sud, aussi loin que pénétrait mon
regard, s'étendait une nappe illimitée de mer en apparence immobile,
qui, de seconde en seconde, prenait une teinte bleue plus profonde. À
une vaste distance vers l'est, s'allongeaient très-distinctement les
îles Britanniques, les côtes occidentales de la France et de l'Espagne,
ainsi qu'une petite portion de la partie nord du continent africain. Il
était impossible de découvrir une trace des édifices particuliers, et
les plus orgueilleuses cités de l'humanité avaient absolument disparu de
la surface de la terre.
Ce qui m'étonna particulièrement dans l'aspect des choses situées
au-dessous de moi, ce fut la concavité apparente de la surface du globe.
Je m'attendais, assez sottement, à voir sa convexité réelle se
manifester plus distinctement à proportion que je m'élèverais; mais
quelques secondes de réflexion me suffirent pour expliquer cette
contradiction. Une ligne abaissée perpendiculairement sur la terre du
point où je me trouvais aurait formé la perpendiculaire d'un triangle
rectangle dont la base se serait étendue de l'angle droit à l'horizon,
et l'hypoténuse de l'horizon au point occupé par mon ballon. Mais
l'élévation où j'étais placé n'était rien ou presque rien
comparativement à l'étendue embrassée par mon regard; en d'autres
termes, la base et l'hypoténuse du triangle supposé étaient si longues,
comparées à la perpendiculaire, qu'elles pouvaient être considérées
comme deux lignes presque parallèles. De cette façon l'horizon de
l'aéronaute lui apparaît toujours au niveau de sa nacelle. Mais, comme
le point situé immédiatement au-dessous de lui lui apparaît et est, en
effet, à une immense distance, naturellement il lui paraît aussi à une
immense distance au-dessous de l'horizon. De là, l'impression de
concavité; et cette impression durera jusqu'à ce que l'élévation se
trouve relativement à l'étendue de la perspective dans une proportion
telle que le parallélisme apparent de la base et de l'hypoténuse
disparaisse.
Cependant, comme les pigeons semblaient souffrir horriblement, je
résolus de leur donner la liberté. Je déliai d'abord l'un d'eux, un
superbe pigeon gris saumoné, et le plaçai sur le bord de la nacelle. Il
semblait excessivement mal à son aise, regardait anxieusement autour de
lui, battait des ailes, faisait entendre un roucoulement très-accentué,
mais ne pouvait pas se décider à s'élancer hors de la nacelle. À la fin,
je le pris et le jetai à six yards environ du ballon. Cependant, bien
loin de descendre, comme je m'y attendais, il fit des efforts véhéments
pour rejoindre le ballon, poussant en même temps des cris très-aigus et
très-perçants. Enfin, il réussit à rattraper sa première position sur le
bord du panier; mais à peine s'y était-il posé qu'il pencha sa tête sur
sa gorge et tomba mort au fond de la nacelle. L'autre n'eut pas un sort
aussi déplorable. Pour l'empêcher de suivre l'exemple de son camarade et
d'effectuer un retour vers le ballon, je le précipitai vers la terre de
toute ma force, et vis avec plaisir qu'il continuait à descendre avec
une grande vélocité, faisant usage de ses ailes très-facilement et d'une
manière parfaitement naturelle. En très-peu de temps, il fut hors de
vue, et je ne doute pas qu'il ne soit arrivé à bon port. Quant à la
minette, qui semblait en grande partie remise de sa crise, elle se
faisait maintenant un joyeux régal de l'oiseau mort, et finit par
s'endormir avec toutes les apparences du contentement. Les petits chats
étaient parfaitement vivants et ne manifestaient pas le plus léger
symptôme de malaise.
À huit heures un quart, ne pouvant pas respirer plus longtemps sans une
douleur intolérable, je commençai immédiatement à ajuster autour de la
nacelle l'appareil attenant au condensateur. Cet appareil demande
quelques explications, et Vos Excellences voudront bien se rappeler que
mon but, en premier lieu, était de m'enfermer entièrement, moi et ma
nacelle, et de me barricader contre l'atmosphère singulièrement raréfiée
au sein de laquelle j'existais, et enfin d'introduire à l'intérieur, à
l'aide de mon condensateur, une quantité de cette même atmosphère
suffisamment condensée pour les besoins de la respiration.
Dans ce but, j'avais préparé un vaste sac de caoutchouc très-flexible,
très-solide, absolument imperméable. La nacelle tout entière se trouvait
en quelque sorte placée dans ce sac dont les dimensions avaient été
calculées pour cet objet, c'est-à-dire qu'il passait sous le fond de la
nacelle, s'étendait sur ses bords, et montait extérieurement le long des
cordes jusqu'au cerceau où le filet était attaché. Ayant ainsi déployé
le sac et fait hermétiquement la clôture de tous les côtés, il fallait
maintenant assujettir le haut ou l'ouverture du sac en faisant passer le
tissu de caoutchouc au-dessus du cerceau, en d'autres termes, entre le
filet et le cerceau. Mais, si je détachais le filet du cerceau pour
opérer ce passage, comment la nacelle pourrait-elle se soutenir? Or le
filet n'était pas ajusté au cerceau d'une manière permanente, mais
attaché par une série de brides mobiles ou de nœuds coulants. Je ne
défis donc qu'un petit nombre de ces brides à la fois, laissant la
nacelle suspendue par les autres. Ayant fait passer ce que je pus de la
partie supérieure du sac, je rattachai les brides,—non pas au cerceau,
car l'interposition de l'enveloppe de caoutchouc rendait cela
impossible,—mais à une série de gros boutons fixés à l'enveloppe
elle-même, à trois pieds environ au-dessous de l'ouverture du sac, les
intervalles des boutons correspondant aux intervalles des brides. Cela
fait, je détachai du cerceau quelques autres brides, j'introduisis une
nouvelle portion de l'enveloppe, et les brides dénouées furent à leur
tour assujetties à leurs boutons respectifs. Par ce procédé, je pouvais
faire passer toute la partie supérieure du sac entre le filet et le
cerceau.
Il est évident que le cerceau devait dès lors tomber dans la nacelle,
tout le poids de la nacelle et de son contenu n'étant plus supporté que
par la force des boutons. À première vue, ce système pouvait ne pas
offrir une garantie suffisante; mais il n'y avait aucune raison de s'en
défier, car non seulement les boutons étaient solides par eux-mêmes,
mais, de plus, ils étaient si rapprochés que chacun ne supportait en
réalité qu'une très-légère partie du poids total. La nacelle et son
contenu auraient pesé trois fois plus que je n'en aurais pas été inquiet
le moins du monde. Je relevai alors le cerceau le long de l'enveloppe de
caoutchouc et je l'étayai sur trois perches légères préparées pour cet
objet. Cela avait pour but de tenir le sac convenablement distendu par
le haut, et de maintenir la partie inférieure du filet dans la position
voulue. Tout ce qui me restait à faire maintenant était de nouer
l'ouverture du sac,—ce que j'opérai facilement en rassemblant les plis
du caoutchouc, et en les tordant étroitement ensemble au moyen d'une
espèce de tourniquet à demeure.
Sur les côtés de l'enveloppe ainsi déployée autour de la nacelle,
j'avais fait adapter trois carreaux de verre ronds, très-épais, mais
très-clairs, au travers desquels je pouvais voir facilement autour de
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