Histoires extraordinaires - 17

Total number of words is 4708
Total number of unique words is 1517
38.6 of words are in the 2000 most common words
51.0 of words are in the 5000 most common words
56.5 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
telle profondeur, que, si un navire entre dans la région de son
attraction, il est inévitablement absorbé et entraîné au fond, et, là,
déchiré en morceaux contre les rochers; et, quand le courant se relâche,
les débris sont rejetés à la surface. Mais ces intervalles de
tranquillité n'ont lieu qu'entre le reflux et le flux, par un temps
calme, et ne durent qu'un quart d'heure; puis la violence du courant
revient graduellement.
«Quand il bouillonne le plus et quand sa force est accrue par une
tempête, il est dangereux d'en approcher, même d'un mille norvégien. Des
barques, des yachts, des navires ont été entraînés pour n'y avoir pas
pris garde avant de se trouver à portée de son attraction. Il arrive
assez fréquemment que des baleines viennent trop près du courant et sont
maîtrisées par sa violence; et il est impossible de décrire leurs
mugissements et leurs beuglements dans leur inutile effort pour se
dégager.
«Une fois, un ours, essayant de passer à la nage le détroit entre
Lofoden et Moskoe, fut saisi par le courant et emporté au fond; il
rugissait si effroyablement qu'on l'entendait du rivage. De vastes
troncs de pins et de sapins, engloutis par le courant, reparaissent
brisés et déchirés, au point qu'on dirait qu'il leur a poussé des poils.
Cela démontre clairement que le fond est fait de roches pointues sur
lesquelles ils ont été roulés çà et là. Ce courant est réglé par le flux
et le reflux de la mer, qui a constamment lieu de six en six heures.
Dans l'année 1645, le dimanche de la Sexagésime, de fort grand matin, il
se précipita avec un tel fracas et une telle impétuosité, que des
pierres se détachaient des maisons de la côte...»
En ce qui concerne la profondeur de l'eau, je ne comprends pas comment
on a pu s'en assurer dans la proximité immédiate du tourbillon. Les
_quarante brasses_ doivent avoir trait seulement aux parties du canal
qui sont tout près du rivage, soit de Moskoe, soit de Lofoden. La
profondeur au centre du Moskoe-Strom doit être incommensurablement plus
grande, et il suffit, pour en acquérir la certitude, de jeter un coup
d'œil oblique dans l'abîme du tourbillon, quand on est sur le sommet le
plus élevé de Helseggen. En plongeant mon regard du haut de ce pic dans
le Phlégéthon[32] hurlant, je ne pouvais m'empêcher de sourire de la
simplicité avec laquelle le bon Jonas Ramus raconte, comme choses
difficiles à croire, ses anecdotes d'ours et de baleines; car il me
semblait que c'était chose évidente de soi que le plus grand vaisseau de
ligne possible arrivant dans le rayon de cette mortelle attraction,
devait y résister aussi peu qu'une plume à un coup de vent et
disparaître tout en grand et tout d'un coup.
Les explications qu'on a données du phénomène,—dont quelques-unes, je
me le rappelle, me paraissaient suffisamment plausibles à la
lecture,—avaient maintenant un aspect très-différent et très-peu
satisfaisant. L'explication généralement reçue est que, comme les trois
petits tourbillons des îles Féroë, celui-ci «n'a pas d'autre cause que
le choc des vagues montant et retombant, au flux et au reflux, le long
d'un banc de roches qui endigue les eaux et les rejette en cataracte; et
qu'ainsi, plus la marée s'élève, plus la chute est profonde, et que le
résultat naturel est un tourbillon ou vortex, dont la prodigieuse
puissance de succion est suffisamment démontrée par de moindres
exemples». Tels sont les termes de l'_Encyclopédie britannique_. Kircher
et d'autres imaginent qu'au milieu du canal du Maelström est un abîme
qui traverse le globe et aboutit dans quelque région très-éloignée;—le
golfe de Bothnie a même été désigné une fois un peu légèrement. Cette
opinion assez puérile était celle à laquelle, pendant que je contemplais
le lieu, mon imagination donnait le plus volontiers son assentiment; et,
comme j'en faisais part au guide, je fus assez surpris de l'entendre me
dire que, bien que telle fût l'opinion presque générale des Norvégiens à
ce sujet, ce n'était néanmoins pas la sienne. Quant à cette idée, il
confessa qu'il était incapable de la comprendre, et je finis par être
d'accord avec lui; car, pour concluante qu'elle soit sur le papier, elle
devient absolument inintelligible et absurde à côté du tonnerre de
l'abîme.
—Maintenant que vous avez bien vu le tourbillon, me dit le vieil homme,
si vous voulez que nous nous glissions derrière cette roche, sous le
vent, de manière qu'elle amortisse le vacarme de l'eau, je vous conterai
une histoire qui vous convaincra que je dois en savoir quelque chose, du
Moskoe-Strom!
Je me plaçai comme il le désirait, et il commença:
—Moi et mes deux frères, nous possédions autrefois un semaque gréé en
goélette, de soixante et dix tonneaux à peu près, avec lequel nous
pêchions habituellement parmi les îles au delà de Moskoe, près de
Vurrgh. Tous les violents remous de mer donnent une bonne pêche, pourvu
qu'on s'y prenne en temps opportun et qu'on ait le courage de tenter
l'aventure; mais, parmi tous les hommes de la côte de Lofoden, nous
trois seuls, nous faisions notre métier ordinaire d'aller aux îles,
comme je vous dis. Les pêcheries ordinaires sont beaucoup plus bas vers
le sud. On y peut prendre du poisson à toute heure, sans courir grand
risque, et naturellement ces endroits-là sont préférés; mais les places
de choix, par ici, entre les rochers, donnent non seulement le poisson
de la plus belle qualité, mais aussi en bien plus grande abondance; si
bien que nous prenions souvent en un seul jour ce que les timides dans
le métier n'auraient pas pu attraper tous ensemble en une semaine. En
somme, nous faisions de cela une espèce de spéculation désespérée,—le
risque de la vie remplaçait le travail, et le courage tenait lieu de
capital.
«Nous abritions notre semaque dans une anse à cinq milles sur la côte
au-dessus de celle-ci; et c'était notre habitude, par le beau temps, de
profiter du répit de quinze minutes pour nous lancer à travers le canal
principal du Moskoe-Strom, bien au-dessus du trou, et d'aller jeter
l'ancre quelque part dans la proximité d'Otterholm ou de Sandflesen, où
les remous ne sont pas aussi violents qu'ailleurs. Là, nous attendions
ordinairement, pour lever l'ancre et retourner chez nous, à peu près
jusqu'à l'heure de l'apaisement des eaux. Nous ne nous aventurions
jamais dans cette expédition sans un bon vent arrière pour aller et
revenir,—un vent dont nous pouvions être sûrs pour notre retour,—et
nous nous sommes rarement trompés sur ce point. Deux fois, en six ans,
nous avons été forcés de passer la nuit à l'ancre par suite d'un calme
plat, ce qui est un cas bien rare dans ces parages; et, une autre fois,
nous sommes restés à terre près d'une semaine, affamés jusqu'à la mort,
grâce à un coup de vent qui se mit à souffler peu de temps après notre
arrivée et rendit le canal trop orageux pour songer à le traverser. Dans
cette occasion, nous aurions été entraînés au large en dépit de tout
(car les tourbillons nous ballottaient çà et là avec une telle violence,
qu'à la fin nous avions chassé sur notre ancre faussée), si nous
n'avions dérivé dans un de ces innombrables courants qui se forment, ici
aujourd'hui, et demain ailleurs, et qui nous conduisit sous le vent de
Flimen, où, par bonheur, nous pûmes mouiller.
«Je ne vous dirai pas la vingtième partie des dangers que nous essuyâmes
dans les pêcheries,—c'est un mauvais parage, même par le beau
temps,—mais nous trouvions toujours moyen de défier le Moskoe-Strom
sans accident; parfois pourtant le cœur me montait aux lèvres quand
nous étions d'une minute en avance ou en retard sur l'accalmie.
Quelquefois, le vent n'était pas aussi vif que nous l'espérions en
mettant à la voile, et alors nous allions moins vite que nous ne
l'aurions voulu, pendant que le courant rendait le semaque plus
difficile à gouverner.
«Mon frère aîné avait un fils âgé de dix-huit ans, et j'avais pour mon
compte deux grands garçons. Ils nous eussent été d'un grand secours dans
de pareils cas, soit qu'ils eussent pris les avirons, soit qu'ils
eussent pêché à l'arrière mais, vraiment, bien que nous consentissions à
risquer notre vie, nous n'avions pas le cœur de laisser ces jeunesses
affronter le danger; car, tout bien considéré, c'était un horrible
danger, c'est la pure vérité.
«Il y a maintenant trois ans moins quelques jours qu'arriva ce que je
vais vous raconter. C'était le 10 juillet 18.., un jour que les gens de
ce pays n'oublieront jamais,—car ce fut un jour où souffla la plus
horrible tempête qui soit jamais tombée de la calotte des cieux.
Cependant, toute la matinée et même fort avant dans l'après-midi, nous
avions eu une jolie brise bien faite du sud-ouest, le soleil était
superbe, si bien que le plus vieux loup de mer n'aurait pas pu prévoir
ce qui allait arriver.
«Nous étions passés tous les trois, mes deux frères et moi, à travers
les îles à deux heures de l'après-midi environ, et nous eûmes bientôt
chargé le semaque de fort beau poisson, qui—nous l'avions remarqué tous
trois—était plus abondant ce jour-là que nous ne l'avions jamais vu. Il
était juste sept heures à ma montre quand nous levâmes l'ancre pour
retourner chez nous, de manière à faire le plus dangereux du Strom dans
l'intervalle des eaux tranquilles, que nous savions avoir lieu à huit
heures.
«Nous partîmes avec une bonne brise à tribord, et, pendant quelque
temps, nous filâmes très-rondement, sans songer le moins du monde au
danger; car, en réalité, nous ne voyions pas la moindre cause
d'appréhension. Tout à coup nous fûmes masqués par une saute de vent qui
venait de Helseggen. Cela était tout à fait extraordinaire,—c'était une
chose qui ne nous était jamais arrivée—et je commençais à être un peu
inquiet, sans savoir exactement pourquoi. Nous fîmes arriver au vent,
mais nous ne pûmes jamais fendre les remous, et j'étais sur le point de
proposer de retourner au mouillage, quand, regardant à l'arrière, nous
vîmes tout l'horizon enveloppé d'un nuage singulier, couleur de cuivre,
qui montait avec la plus étonnante vélocité.
«En même temps, la brise qui nous avait pris en tête tomba, et, surpris
alors par un calme plat, nous dérivâmes à la merci de tous les courants.
Mais cet état de choses ne dura pas assez longtemps pour nous donner le
temps d'y réfléchir. En moins d'une minute, la tempête était sur
nous,—une minute après, le ciel était entièrement chargé,—et il devint
soudainement si noir, qu'avec les embruns qui nous sautaient aux yeux
nous ne pouvions plus nous voir l'un l'autre à bord.
«Vouloir décrire un pareil coup de vent, ce serait folie. Le plus vieux
marin de Norvège n'en a jamais essuyé de pareil. Nous avions amené toute
la toile avant que le coup de vent nous surprît; mais, dès la première
rafale, nos deux mâts vinrent par-dessus bord, comme s'ils avaient été
sciés par le pied,—le grand mât emportant avec lui mon plus jeune frère
qui s'y était accroché par prudence.
«Notre bateau était bien le plus léger joujou qui eût jamais glissé sur
la mer. Il avait un pont effleuré avec une seule petite écoutille à
l'avant, et nous avions toujours eu pour habitude de la fermer
solidement en traversant le Strom, bonne précaution dans une mer
clapoteuse. Mais, dans cette circonstance présente, nous aurions sombré
du premier coup,—car, pendant quelques instants, nous fûmes
littéralement ensevelis sous l'eau. Comment mon frère aîné échappa-t-il
à la mort? je ne puis le dire, je n'ai jamais pu me l'expliquer. Pour ma
part, à peine avais-je lâché la misaine, que je m'étais jeté sur le pont
à plat ventre, les pieds contre l'étroit plat-bord de l'avant, et les
mains accrochées à un boulon, auprès du pied du mât de misaine. Le pur
instinct m'avait fait agir ainsi, c'était indubitablement ce que j'avais
de mieux à faire,—car j'étais trop ahuri pour penser.
«Pendant quelques minutes, nous fûmes complètement inondés, comme je
vous le disais, et, pendant tout ce temps, je retins ma respiration et
me cramponnai à l'anneau. Quand je sentis que je ne pouvais pas rester
ainsi plus longtemps sans être suffoqué, je me dressai sur mes genoux,
tenant toujours bon avec mes mains, et je dégageai ma tête. Alors, notre
petit bateau donna de lui-même une secousse, juste comme un chien qui
sort de l'eau, et se leva en partie au-dessus de la mer. Je m'efforçais
alors de secouer de mon mieux la stupeur qui m'avait envahi et de
recouvrer suffisamment mes esprits pour voir ce qu'il y avait à faire,
quand je sentis quelqu'un qui me saisissait le bras. C'était mon frère
aîné, et mon cœur en sauta de joie, car je le croyais parti par-dessus
bord;—mais, un moment après, toute cette joie se changea en horreur,
quand, appliquant sa bouche à mon oreille, il vociféra ce simple mot:
_Le Moskoe-Strom_!
«Personne ne saura jamais ce que furent en ce moment mes pensées. Je
frissonnai de la tête aux pieds, comme pris du plus violent accès de
fièvre. Je comprenais suffisamment ce qu'il entendait par ce seul
mot,—je savais bien ce qu'il voulait me faire entendre! Avec le vent
qui nous poussait maintenant, nous étions destinés au tourbillon du
Strom, et rien ne pouvait nous sauver!
«Vous avez bien compris qu'en traversant le canal de Strom, nous
faisions toujours notre route bien au-dessus du tourbillon, même par le
temps le plus calme, et encore avions-nous bien soin d'attendre et
d'épier le répit de la marée; mais, maintenant, nous courions droit sur
le gouffre lui-même, et avec une pareille tempête! «À coup sûr,
pensai-je, nous y serons juste au moment de l'accalmie, il y a là encore
un petit espoir.» Mais, une minute après, je me maudissais d'avoir été
assez fou pour rêver d'une espérance quelconque. Je voyais parfaitement
que nous étions condamnés, eussions-nous été un vaisseau de je ne sais
combien de canons!
«En ce moment, la première fureur de la tempête était passée, ou
peut-être ne la sentions-nous pas autant parce que nous fuyions devant;
mais, en tout cas, la mer, que le vent avait d'abord maîtrisée, plane et
écumeuse, se dressait maintenant en véritables montagnes. Un changement
singulier avait eu lieu aussi dans le ciel. Autour de nous, dans toutes
les directions, il était toujours noir comme de la poix, mais presque
au-dessus de nous il s'était fait une ouverture circulaire,—un ciel
clair,—clair comme je ne l'ai jamais vu,—d'un bleu brillant et
foncé,—et à travers ce trou resplendissait la pleine lune avec un éclat
que je ne lui avais jamais connu. Elle éclairait toutes choses autour de
nous avec la plus grande netteté,—mais, grand Dieu! quelle scène à
éclairer!
«Je fis un ou deux efforts pour parler à mon frère; mais le vacarme,
sans que je pusse m'expliquer comment, s'était accru à un tel point, que
je ne pus lui faire entendre un seul mot, bien que je criasse dans son
oreille de toute la force de mes poumons. Tout à coup il secoua la tête,
devint pâle comme la mort, et leva un de ses doigts comme pour me dire:
_Écoute_!
«D'abord, je ne compris pas ce qu'il voulait dire,—mais bientôt une
épouvantable pensée se fit jour en moi. Je tirai ma montre de mon
gousset. Elle ne marchait pas. Je regardai le cadran au clair de la
lune, et je fondis en larmes en la jetant au loin dans l'Océan. _Elle
s'était arrêtée à sept heures! Nous avions laissé passer le répit de la
marée, et le tourbillon du Strom était dans sa pleine furie!_
«Quand un navire est bien construit, proprement équipé et pas trop
chargé, les lames, par une grande brise, et quand il est au large,
semblent toujours s'échapper de dessous sa quille,—ce qui parait
très-étrange à un homme de terre,—et ce qu'on appelle, en langage de
bord, chevaucher (_riding_.) Cela allait bien, tant que nous grimpions
lestement sur la houle; mais, actuellement, une mer gigantesque venait
nous prendre par notre arrière et nous enlevait avec elle,—haut,
haut,—comme pour nous pousser jusqu'au ciel. Je n'aurais jamais cru
qu'une lame pût monter si haut. Puis nous descendions en faisant une
courbe, une glissade, un plongeon, qui me donnait la nausée et le
vertige, comme si je tombais en rêve du haut d'une immense montagne.
Mais, du haut de la lame, j'avais jeté un rapide coup d'œil autour de
moi,—et ce seul coup d'œil avait suffi. Je vis exactement notre
position en une seconde. Le tourbillon de Moskoe-Strom était à un quart
de mille environ, droit devant nous, mais il ressemblait aussi peu au
Moskoe-Strom de tous les jours que ce tourbillon que vous voyez
maintenant ressemble à un remous de moulin. Si je n'avais pas su où nous
étions et ce que nous avions à attendre, je n'aurais pas reconnu
l'endroit. Tel que je le vis, je fermai involontairement les yeux
d'horreur; mes paupières se collèrent comme dans un spasme.
«Moins de deux minutes après, nous sentîmes tout à coup la vague
s'apaiser, et nous fûmes enveloppés d'écume. Le bateau fit un brusque
demi-tour par bâbord, et partit dans cette nouvelle direction comme la
foudre. Au même instant, le rugissement de l'eau se perdit dans une
espèce de clameur aiguë,—un son tel que vous pouvez le concevoir en
imaginant les soupapes de plusieurs milliers de steamers lâchant à la
fois leur vapeur. Nous étions alors dans la ceinture moutonneuse qui
cercle toujours le tourbillon; et je croyais naturellement qu'en une
seconde nous allions plonger dans le gouffre, au fond duquel nous ne
pouvions pas voir distinctement, en raison de la prodigieuse vélocité
avec laquelle nous y étions entraînés. Le bateau ne semblait pas plonger
dans l'eau, mais la raser, comme une bulle d'air qui voltige sur la
surface de la lame. Nous avions le tourbillon à tribord, et à bâbord se
dressait le vaste Océan que nous venions de quitter. Il s'élevait comme
un mur gigantesque se tordant entre nous et l'horizon.
«Cela peut paraître étrange; mais alors, quand nous fûmes dans la gueule
même de l'abîme, je me sentis plus de sang-froid que quand nous en
approchions. Ayant fait mon deuil de toute espérance, je fus délivré
d'une grande partie de cette terreur qui m'avait d'abord écrasé. Je
suppose que c'était le désespoir qui raidissait mes nerfs.
«Vous prendrez peut-être cela pour une fanfaronnade, mais ce que je vous
dis est la vérité: je commençai à songer quelle magnifique chose c'était
de mourir d'une pareille manière, et combien il était sot à moi de
m'occuper d'un aussi vulgaire intérêt que ma conservation individuelle,
en face d'une si prodigieuse manifestation de la puissance de Dieu. Je
crois que je rougis de honte quand cette idée traversa mon esprit. Peu
d'instants après, je fus possédé de la plus ardente curiosité
relativement au tourbillon lui-même. Je sentis positivement le _désir_
d'explorer ses profondeurs, même au prix du sacrifice que j'allais
faire; mon principal chagrin était de penser que je ne pourrais jamais
raconter à mes vieux camarades les mystères que j'allais connaître.
C'étaient là, sans doute, de singulières pensées pour occuper l'esprit
d'un homme dans une pareille extrémité,—et j'ai souvent eu l'idée
depuis lors que les évolutions du bateau autour du gouffre m'avaient un
peu étourdi la tête.
«Il y eut une autre circonstance qui contribua à me rendre maître de
moi-même; ce fut la complète cessation du vent, qui ne pouvait plus nous
atteindre dans notre situation actuelle:—car, comme vous pouvez en
juger par vous-même, la ceinture d'écume est considérablement au-dessous
du niveau général de l'Océan, et ce dernier nous dominait maintenant
comme la crête d'une haute et noire montagne. Si vous ne vous êtes
jamais trouvé en mer par une grosse tempête, vous ne pouvez vous faire
une idée du trouble d'esprit occasionné par l'action simultanée du vent
et des embruns. Cela vous aveugle, vous étourdit, vous étrangle et vous
ôte toute faculté d'action ou de réflexion. Mais nous étions maintenant
grandement soulagés de tous ces embarras,—comme ces misérables
condamnés à mort, à qui on accorde dans leur prison quelques petites
faveurs qu'on leur refusait tant que l'arrêt n'était pas prononcé.
«Combien de fois fîmes-nous le tour de cette ceinture, il m'est
impossible de le dire. Nous courûmes tout autour, pendant une heure à
peu près; nous volions plutôt que nous ne flottions, et nous nous
rapprochions toujours de plus en plus du centre du tourbillon, et
toujours plus près, toujours plus près de son épouvantable arête
intérieure.
«Pendant tout ce temps, je n'avais pas lâché le boulon. Mon frère était
à l'arrière, se tenant à une petite barrique vide, solidement attachée
sous l'échauguette, derrière l'habitacle; c'était le seul objet du bord
qui n'eût pas été balayé quand le coup de temps nous avait surpris.
«Comme nous approchions de la margelle de ce puits mouvant, il lâcha le
baril et tâcha de saisir l'anneau, que, dans l'agonie de sa terreur, il
s'efforçait d'arracher de mes mains, et qui n'était pas assez large pour
nous donner sûrement prise à tous deux. Je n'ai jamais éprouvé de
douleur plus profonde que quand je le vis tenter une pareille
action,—quoique je visse bien qu'alors il était insensé et que la pure
frayeur en avait fait un fou furieux.
«Néanmoins, je ne cherchai pas à lui disputer la place. Je savais bien
qu'il importait fort peu à qui appartiendrait l'anneau; je lui laissai
le boulon, et m'en allai au baril de l'arrière. Il n'y avait pas grande
difficulté à opérer cette manœuvre; car le semaque filait en rond avec
assez d'aplomb et assez droit sur sa quille, poussé quelquefois çà et là
par les immenses houles et les bouillonnements du tourbillon. À peine
m'étais-je arrangé dans ma nouvelle position, que nous donnâmes une
violente embardée à tribord, et que nous piquâmes la tête la première
dans l'abîme. Je murmurai une rapide prière à Dieu, et je pensai que
tout était fini.
«Comme je subissais l'effet douloureusement nauséabond de la descente,
je m'étais instinctivement cramponné au baril avec plus d'énergie, et
j'avais fermé les yeux. Pendant quelque secondes, je n'osai pas les
ouvrir,—m'attendant à une destruction instantanée et m'étonnant de ne
pas déjà en être aux angoisses suprêmes de l'immersion. Mais les
secondes s'écoulaient; je vivais encore. La sensation de chute avait
cessé, et le mouvement du navire ressemblait beaucoup à ce qu'il était
déjà, quand nous étions pris dans la ceinture d'écume, à l'exception que
maintenant nous donnions davantage de la bande. Je repris courage et
regardai une fois encore le tableau.
«Jamais je n'oublierai les sensations d'effroi, d'horreur et
d'admiration que j'éprouvai en jetant les yeux autour de moi. Le bateau
semblait suspendu comme par magie, à mi-chemin de sa chute, sur la
surface intérieure d'un entonnoir d'une vaste circonférence, d'une
profondeur prodigieuse, et dont les parois, admirablement polies,
auraient pu être prises pour de l'ébène, sans l'éblouissante vélocité
avec laquelle elles pirouettaient et l'étincelante et horrible clarté
qu'elles répercutaient sous les rayons de la pleine lune, qui, de ce
trou circulaire que j'ai déjà décrit, ruisselaient en un fleuve d'or et
de splendeur le long des murs noirs et pénétraient jusque dans les plus
intimes profondeurs de l'abîme.
«D'abord, j'étais trop troublé pour observer n'importe quoi avec quelque
exactitude. L'explosion générale de cette magnificence terrifique était
tout ce que je pouvais voir. Néanmoins, quand je revins un peu à moi,
mon regard se dirigea instinctivement vers le fond. Dans cette
direction, je pouvais plonger ma vue sans obstacle à cause de la
situation de notre semaque qui était suspendu sur la surface inclinée du
gouffre; il courait toujours sur sa quille, c'est-à-dire que son pont
formait un plan parallèle à celui de l'eau, qui faisait comme un talus
incliné à plus de 45 degrés, de sorte que nous avions l'air de nous
soutenir sur notre côté. Je ne pouvais m'empêcher de remarquer,
toutefois, que je n'avais guère plus de peine à me retenir des mains et
des pieds, dans cette situation, que si nous avions été sur un plan
horizontal; et cela tenait, je suppose, à la vélocité avec laquelle nous
tournions.
«Les rayons de la lune semblaient chercher le fin fond de l'immense
gouffre; cependant, je ne pouvais rien distinguer nettement, à cause
d'un épais brouillard qui enveloppait toutes choses, et sur lequel
planait un magnifique arc-en-ciel, semblable à ce pont étroit et
vacillant que les musulmans affirment être le seul passage entre le
Temps et l'Éternité. Ce brouillard ou cette écume était sans doute
occasionné par le conflit des grands murs de l'entonnoir, quand ils se
rencontraient et se brisaient au fond;—quant au hurlement qui montait
de ce brouillard vers le ciel, je n'essayerai pas de le décrire.
«Notre première glissade dans l'abîme, à partir de la ceinture d'écume,
nous avait portés à une grande distance sur la pente; mais
postérieurement notre descente ne s'effectua pas aussi rapidement, à
beaucoup près. Nous filions toujours, toujours circulairement, non plus
avec un mouvement uniforme, mais avec des élans qui parfois ne nous
projetaient qu'à une centaine de yards, et d'autres fois nous faisaient
accomplir une évolution complète autour du tourbillon. À chaque tour,
nous nous rapprochions du gouffre, lentement, il est vrai, mais d'une
manière très-sensible.
«Je regardai au large sur le vaste désert d'ébène qui nous portait, et
je m'aperçus que notre barque n'était pas le seul objet qui fût tombé
dans l'étreinte du tourbillon. Au-dessus et au-dessous de nous, on
voyait des débris de navires, de gros morceaux de charpente, des troncs
d'arbres, ainsi que bon nombre d'articles plus petits, tels que des
pièces de mobilier, des malles brisées, des barils et des douves. J'ai
déjà décrit la curiosité surnaturelle qui s'était substituée à mes
primitives terreurs. Il me sembla qu'elle augmentait à mesure que je me
rapprochais de mon épouvantable destinée. Je commençai alors à épier
avec un étrange intérêt les nombreux objets qui flottaient en notre
compagnie. Il _fallait_ que j'eusse le délire,—car je trouvais même une
sorte d'_amusement_ à calculer les vitesses relatives de leur descente
vers le tourbillon d'écume.
«—Ce sapin, me surpris-je une fois à dire, sera certainement la
première chose qui fera le terrible plongeon et qui disparaîtra;—et je
fus fort désappointé de voir qu'un bâtiment de commerce hollandais avait
pris les devants et s'était engouffré le premier. À la longue, après
avoir fait quelques conjectures de cette nature, et m'être toujours
trompé,—ce fait,—le fait de mon invariable mécompte,—me jeta dans un
ordre de réflexions qui firent de nouveau trembler mes membres et battre
mon cœur encore plus lourdement.
«Ce n'était pas une nouvelle terreur qui m'affectait ainsi, mais l'aube
d'une espérance bien plus émouvante. Cette espérance surgissait en
partie de la mémoire, en partie de l'observation présente. Je me
rappelai l'immense variété d'épaves qui jonchaient la côte de Lofoden,
et qui avaient toutes été absorbées et revomies par le Moskoe-Strom. Ces
articles, pour la plus grande partie, étaient déchirés de la manière la
plus extraordinaire,—éraillés, écorchés, au point qu'ils avaient l'air
d'être tout garnis de pointes et d'esquilles.—Mais je me rappelais
distinctement alors qu'il y en avait quelques-uns qui n'étaient pas
défigurés du tout. Je ne pouvais maintenant me rendre compte de cette
différence qu'en supposant que les fragments écorchés fussent les seuls
qui eussent été complètement absorbés,—les autres étant entrés dans le
tourbillon à une période assez avancée de la marée, ou, après y être
entrés, étant, pour une raison ou pour une autre, descendus assez
lentement pour ne pas atteindre le fond avant le retour du flux ou du
reflux,—suivant le cas. Je concevais qu'il était possible, dans les
deux cas, qu'ils eussent remonté, en tourbillonnant de nouveau jusqu'au
niveau de l'Océan, sans subir le sort de ceux qui avaient été entraînés
de meilleure heure ou absorbés plus rapidement.
«Je fis aussi trois observations importantes: la première, que,—règle
générale,—plus les corps étaient gros, plus leur descente était
rapide;—la seconde, que, deux masses étant données, d'une égale
étendue, l'une sphérique et l'autre de _n'importe quelle autre forme_,
You have read 1 text from French literature.
Next - Histoires extraordinaires - 18
  • Parts
  • Histoires extraordinaires - 01
    Total number of words is 4454
    Total number of unique words is 1758
    33.0 of words are in the 2000 most common words
    45.8 of words are in the 5000 most common words
    52.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 02
    Total number of words is 4517
    Total number of unique words is 1698
    33.6 of words are in the 2000 most common words
    46.1 of words are in the 5000 most common words
    51.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 03
    Total number of words is 4613
    Total number of unique words is 1603
    37.3 of words are in the 2000 most common words
    49.0 of words are in the 5000 most common words
    53.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 04
    Total number of words is 4655
    Total number of unique words is 1447
    36.5 of words are in the 2000 most common words
    48.3 of words are in the 5000 most common words
    54.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 05
    Total number of words is 4625
    Total number of unique words is 1553
    37.7 of words are in the 2000 most common words
    51.3 of words are in the 5000 most common words
    58.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 06
    Total number of words is 4557
    Total number of unique words is 1412
    38.0 of words are in the 2000 most common words
    51.1 of words are in the 5000 most common words
    56.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 07
    Total number of words is 4696
    Total number of unique words is 1615
    37.5 of words are in the 2000 most common words
    48.9 of words are in the 5000 most common words
    54.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 08
    Total number of words is 4609
    Total number of unique words is 1460
    42.5 of words are in the 2000 most common words
    54.7 of words are in the 5000 most common words
    59.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 09
    Total number of words is 4565
    Total number of unique words is 1551
    35.2 of words are in the 2000 most common words
    47.7 of words are in the 5000 most common words
    53.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 10
    Total number of words is 4492
    Total number of unique words is 1485
    33.8 of words are in the 2000 most common words
    45.6 of words are in the 5000 most common words
    50.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 11
    Total number of words is 4523
    Total number of unique words is 1581
    36.0 of words are in the 2000 most common words
    48.5 of words are in the 5000 most common words
    54.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 12
    Total number of words is 4625
    Total number of unique words is 1627
    35.1 of words are in the 2000 most common words
    46.9 of words are in the 5000 most common words
    53.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 13
    Total number of words is 4520
    Total number of unique words is 1437
    34.3 of words are in the 2000 most common words
    46.4 of words are in the 5000 most common words
    50.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 14
    Total number of words is 4513
    Total number of unique words is 1430
    33.9 of words are in the 2000 most common words
    45.3 of words are in the 5000 most common words
    50.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 15
    Total number of words is 4499
    Total number of unique words is 1651
    34.3 of words are in the 2000 most common words
    46.3 of words are in the 5000 most common words
    52.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 16
    Total number of words is 4602
    Total number of unique words is 1614
    34.6 of words are in the 2000 most common words
    47.5 of words are in the 5000 most common words
    53.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 17
    Total number of words is 4708
    Total number of unique words is 1517
    38.6 of words are in the 2000 most common words
    51.0 of words are in the 5000 most common words
    56.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 18
    Total number of words is 4486
    Total number of unique words is 1544
    35.4 of words are in the 2000 most common words
    46.4 of words are in the 5000 most common words
    51.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 19
    Total number of words is 4385
    Total number of unique words is 1364
    34.3 of words are in the 2000 most common words
    44.3 of words are in the 5000 most common words
    50.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 20
    Total number of words is 4538
    Total number of unique words is 1681
    33.9 of words are in the 2000 most common words
    45.8 of words are in the 5000 most common words
    50.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 21
    Total number of words is 4550
    Total number of unique words is 1616
    34.4 of words are in the 2000 most common words
    46.1 of words are in the 5000 most common words
    51.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 22
    Total number of words is 4463
    Total number of unique words is 1638
    34.4 of words are in the 2000 most common words
    46.7 of words are in the 5000 most common words
    52.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 23
    Total number of words is 4482
    Total number of unique words is 1783
    33.6 of words are in the 2000 most common words
    45.7 of words are in the 5000 most common words
    52.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 24
    Total number of words is 4622
    Total number of unique words is 1679
    35.0 of words are in the 2000 most common words
    46.8 of words are in the 5000 most common words
    53.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 25
    Total number of words is 4613
    Total number of unique words is 1773
    34.1 of words are in the 2000 most common words
    46.4 of words are in the 5000 most common words
    51.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Histoires extraordinaires - 26
    Total number of words is 3987
    Total number of unique words is 1637
    32.2 of words are in the 2000 most common words
    44.2 of words are in the 5000 most common words
    50.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.