Histoires extraordinaires - 06

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connaissance, à M. G..., le préfet de police de Paris.
Nous lui souhaitâmes cordialement la bienvenue; car l'homme avait son
côté charmant comme son côté méprisable, et nous ne l'avions pas vu
depuis quelques années. Comme nous étions assis dans les ténèbres, Dupin
se leva pour allumer une lampe; mais il se rassit et n'en fit rien, en
entendant G... dire qu'il était venu pour nous consulter, ou plutôt pour
demander l'opinion de mon ami relativement à une affaire qui lui avait
causé une masse d'embarras.
—Si c'est un cas qui demande de la réflexion, observa Dupin,
s'abstenant d'allumer la mèche, nous l'examinerons plus convenablement
dans les ténèbres.
—Voilà encore une de vos idées bizarres, dit le préfet, qui avait la
manie d'appeler bizarres toutes les choses situées au delà de sa
compréhension, et qui vivait ainsi au milieu d'une immense légion de
bizarreries.
—C'est, ma foi, vrai! dit Dupin en présentant une pipe à notre
visiteur, et roulant vers lui un excellent fauteuil.
—Et maintenant, quel est le cas embarrassant? demandai-je; j'espère
bien que ce n'est pas encore dans le genre assassinat.
—Oh! non. Rien de pareil. Le fait est que l'affaire est vraiment
très-simple, et je ne doute pas que nous ne puissions nous en tirer fort
bien nous mêmes; mais j'ai pensé que Dupin ne serait pas fâché
d'apprendre les détails de cette affaire, parce qu'elle est
excessivement _bizarre_.
—Simple et bizarre, dit Dupin.
—Mais oui; et cette expression n'est pourtant pas exacte; l'un ou
l'autre, si vous aimez mieux. Le fait est que nous avons été tous là-bas
fortement embarrassés par cette affaire; car, toute simple qu'elle est,
elle nous déroute complètement.
—Peut-être est-ce la simplicité même de la chose qui vous induit en
erreur, dit mon ami.
—Quel non-sens nous dites-vous là! répliqua le préfet, en riant de bon
cœur.
—Peut-être le mystère est-il un peu _trop_ clair, dit Dupin.
—Oh! bonté du ciel! qui a jamais ouï parler d'une idée pareille.
—Un peu _trop_ évident.
—Ha! ha!—ha! ha!—oh! oh! criait notre hôte, qui se divertissait
profondément. Oh! Dupin, vous me ferez mourir de joie, voyez-vous.
—Et enfin, demandai-je, quelle est la chose en question?
—Mais, je vous la dirai, répliqua le préfet, en lâchant une longue,
solide et contemplative bouffée de fumée et s'établissant dans son
fauteuil. Je vous la dirai en peu de mots. Mais, avant de commencer,
laissez-moi vous avertir que c'est une affaire qui demande le plus grand
secret, et que je perdrais très-probablement le poste que j'occupe, si
l'on savait que je l'ai confiée à qui que ce soit.
—Commencez, dis-je.
—Ou ne commencez pas, dit Dupin.
—C'est bien; je commence. J'ai été informé personnellement, et en
très-haut lieu, qu'un certain document de la plus grande importance
avait été soustrait dans les appartements royaux. On sait quel est
l'individu qui l'a volé; cela est hors de doute; on l'a vu s'en emparer.
On sait aussi que ce document est toujours en sa possession.
—Comment sait-on cela? demanda Dupin.
—Cela est clairement déduit de la nature du document et de la
non-apparition de certains résultats qui surgiraient immédiatement s'il
sortait des mains du voleur; en d'autres termes, s'il était employé en
vue du but que celui-ci doit évidemment se proposer.
—Veuillez être un peu plus clair, dis-je.
—Eh bien, j'irai jusqu'à vous dire que ce papier confère à son
détenteur un certain pouvoir dans un certain lieu où ce pouvoir est
d'une valeur inappréciable.—Le préfet raffolait du _cant_ diplomatique.
—Je continue à ne rien comprendre, dit Dupin.
—Rien, vraiment? Allons! Ce document, révélé à un troisième personnage,
dont je tairai le nom, mettrait en question l'honneur d'une personne du
plus haut rang; et voilà ce qui donne au détenteur du document un
ascendant sur l'illustre personne dont l'honneur et la sécurité sont
ainsi mis en péril.
—Mais cet ascendant, interrompis-je, dépend de ceci: le voleur sait-il
que la personne volée connaît son voleur? Qui oserait...?
—Le voleur, dit G..., c'est D..., qui ose tout ce qui est indigne d'un
homme, aussi bien que ce qui est digne de lui. Le procédé du vol a été
aussi ingénieux que hardi. Le document en question, une lettre, pour
être franc, a été reçu par la personne volée pendant qu'elle était seule
dans le boudoir royal. Pendant qu'elle le lisait, elle fut soudainement
interrompue par l'entrée de l'illustre personnage à qui elle désirait
particulièrement le cacher. Après avoir essayé en vain de le jeter
rapidement dans un tiroir, elle fut obligée de le déposer tout ouvert
sur une table. La lettre, toutefois, était retournée, la suscription en
dessus, et, le contenu étant ainsi caché, elle n'attira pas l'attention.
Sur ces entrefaites arriva le ministre D... Son œil de lynx perçoit
immédiatement le papier, reconnaît l'écriture de la suscription,
remarque l'embarras de la personne à qui elle était adressée, et pénètre
son secret.
«Après avoir traité quelques affaires, expédiées tambour battant, à sa
manière habituelle, il tire de sa poche une lettre à peu près semblable
à la lettre en question, l'ouvre, fait semblant de la lire, et la place
juste à côté de l'autre. Il se remet à causer, pendant un quart d'heure
environ, des affaires publiques. À la longue, il prend congé, et met la
main sur la lettre à laquelle il n'a aucun droit. La personne volée le
vit, mais, naturellement, n'osa pas attirer l'attention sur ce fait, en
présence du troisième personnage qui était à son côté. Le ministre
décampa, laissant sur la table sa propre lettre, une lettre sans
importance.
—Ainsi, dit Dupin en se tournant à moitié vers moi, voilà précisément
le cas demandé pour rendre l'ascendant complet: le voleur sait que la
personne volée connaît son voleur.
—Oui, répliqua le préfet, et, depuis quelques mois, il a été largement
usé, dans un but politique, de l'empire conquis par ce stratagème, et
jusqu'à un point fort dangereux. La personne volée est de jour en jour
plus convaincue de la nécessité de retirer sa lettre. Mais,
naturellement, cela ne peut pas se faire ouvertement. Enfin, poussée au
désespoir, elle m'a chargé de la commission.
—Il n'était pas possible, je suppose, dit Dupin dans une auréole de
fumée, de choisir ou même d'imaginer un agent plus sagace.
—Vous me flattez, répliqua le préfet; mais il est bien possible qu'on
ait conçu de moi quelque opinion de ce genre.
—Il est clair, dis-je, comme vous l'avez remarqué, que la lettre est
toujours entre les mains du ministre; puisque c'est le fait de la
possession et non l'usage de la lettre qui crée l'ascendant. Avec
l'usage, l'ascendant s'évanouit.
—C'est vrai, dit G..., et c'est d'après cette conviction que j'ai
marché. Mon premier soin a été de faire une recherche minutieuse à
l'hôtel du ministre; et, là, mon principal embarras fut de chercher à
son insu. Par-dessus tout, j'étais en garde contre le danger qu'il y
aurait eu à lui donner un motif de soupçonner notre dessein.
—Mais, dis-je, vous êtes tout à fait à votre affaire, dans ces espèces
d'investigations. La police parisienne a pratiqué la chose plus d'une
fois.
—Oh! sans doute;—et c'est pourquoi j'avais bonne espérance. Les
habitudes du ministre me donnaient d'ailleurs un grand avantage. Il est
souvent absent de chez lui toute la nuit. Ses domestiques ne sont pas
nombreux. Ils couchent à une certaine distance de l'appartement de leur
maître, et, comme ils sont Napolitains avant tout, ils mettent de la
bonne volonté à se laisser enivrer. J'ai, comme vous savez, des clefs
avec lesquelles je puis ouvrir toutes les chambres et tous les cabinets
de Paris. Pendant trois mois, il ne s'est pas passé une nuit, dont je
n'aie employé la plus grande partie à fouiller, en personne, l'hôtel
D... Mon honneur y est intéressé, et, pour vous confier un grand secret,
la récompense est énorme. Aussi je n'ai abandonné les recherches que
lorsque j'ai été pleinement convaincu que le voleur était encore plus
fin que moi. Je crois que j'ai scruté tous les coins et recoins de la
maison dans lesquels il était possible de cacher un papier.
—Mais ne serait-il pas possible, insinuai-je, que, bien que la lettre
fût au pouvoir du ministre,—elle y est indubitablement,—il l'eût
cachée ailleurs que dans sa propre maison?
—Cela n'est guère possible, dit Dupin. La situation particulière,
actuelle, des affaires de la cour, spécialement la nature de l'intrigue
dans laquelle D... a pénétré, comme on sait, font de l'efficacité
immédiate du document,—de la possibilité de le produire à la
minute,—un point d'une importance presque égale à sa possession.
—La possibilité de le produire? dis-je.
—Ou, si vous aimez mieux, de l'annihiler, dit Dupin.
—C'est vrai, remarquai-je. Le papier est donc évidemment dans l'hôtel.
Quant au cas où il serait sur la personne même du ministre, nous le
considérons comme tout à fait hors de question.
—Absolument, dit le préfet. Je l'ai fait arrêter deux fois par de faux
voleurs, et sa personne a été scrupuleusement fouillée sous mes propres
yeux.
—Vous auriez pu vous épargner cette peine, dit Dupin.—D... n'est pas
absolument fou, je présume, et dès lors il a dû prévoir ces guets-apens
comme choses naturelles.
—Pas _absolument_ fou, c'est vrai, dit G...,—toutefois, c'est un
poëte, ce qui, je crois, n'en est pas fort éloigné.
—C'est vrai, dit Dupin, après avoir longuement et pensivement poussé la
fumée de sa pipe d'écume, bien que je me sois rendu moi-même coupable de
certaine rapsodie.
—Voyons, dis-je, racontez-nous les détails précis de votre recherche.
—Le fait est que nous avons pris notre temps, et que nous avons cherché
_partout_. J'ai une vieille expérience de ces sortes d'affaires. Nous
avons entrepris la maison de chambre en chambre; nous avons consacré à
chacune les nuits de toute une semaine. Nous avons d'abord examiné les
meubles de chaque appartement. Nous avons ouvert tous les tiroirs
possibles; et je présume que vous n'ignorez pas que, pour un agent de
police bien dressé, un tiroir secret est une chose qui n'existe pas.
Tout homme qui, dans une perquisition de cette nature, permet à un
tiroir secret de lui échapper est une brute. La besogne est si facile!
Il y a dans chaque pièce une certaine quantité de volumes et de surfaces
dont on peut se rendre compte. Nous avons pour cela des règles exactes.
La cinquième partie d'une ligne ne peut pas nous échapper.
«Après les chambres, nous avons pris les sièges. Les coussins ont été
sondés avec ces longues et fines aiguilles que vous m'avez vu employer.
Nous avons enlevé les dessus des tables.
—Et pourquoi?
—Quelquefois le dessus d'une table ou de toute autre pièce
d'ameublement analogue est enlevé par une personne qui désire cacher
quelque chose; elle creuse le pied de la table; l'objet est déposé dans
la cavité, et le dessus replacé. On se sert de la même manière des
montants d'un lit.
—Mais ne pourrait-on pas deviner la cavité par l'auscultation?
demandai-je.
—Pas le moins du monde, si, en déposant l'objet, on a eu soin de
l'entourer d'une bourre de coton suffisante. D'ailleurs, dans notre cas,
nous étions obligés de procéder sans bruit.
—Mais vous n'avez pas pu défaire,—vous n'avez pas pu démonter toutes
les pièces d'ameublement dans lesquelles on aurait pu cacher un dépôt de
la façon dont vous parlez. Une lettre peut être roulée en une spirale
très-mince, ressemblant beaucoup par sa forme et son volume à une grosse
aiguille à tricoter, et être ainsi insérée dans un bâton de chaise, par
exemple. Avez-vous démonté toutes les chaises?
—Non, certainement, mais nous avons fait mieux, nous avons examiné les
bâtons de toutes les chaises de l'hôtel, et même les jointures de toutes
les pièces de l'ameublement, à l'aide d'un puissant microscope. S'il y
avait eu la moindre trace d'un désordre récent, nous l'aurions
infailliblement découvert à l'instant. Un seul grain de poussière causée
par la vrille, par exemple, nous aurait sauté aux yeux comme une pomme.
La moindre altération dans la colle,—un simple bâillement dans les
jointures aurait suffi pour nous révéler la cachette.
—Je présume que vous avez examiné les glaces entre la glace et le
planchéiage, et que vous avez fouillé les lits et les courtines des
lits, aussi bien que les rideaux et les tapis.
—Naturellement; et quand nous eûmes absolument passé en revue tous les
articles de ce genre, nous avons examiné la maison elle-même. Nous avons
divisé la totalité de sa surface en compartiments, que nous avons
numérotés, pour être sûrs de n'en omettre aucun; nous avons fait de
chaque pouce carré l'objet d'un nouvel examen au microscope, et nous y
avons compris les deux maisons adjacentes.
—Les deux maisons adjacentes! m'écriai-je; vous avez dû vous donner
bien du mal.
—Oui, ma foi! mais la récompense offerte est énorme.
—Dans les maisons, comprenez-vous le sol?
—Le sol est partout pavé de briques. Comparativement, cela ne nous a
pas donné grand mal. Nous avons examiné la mousse entre les briques,
elle était intacte.
—Vous avez sans doute visité les papiers de D..., et les livres de la
bibliothèque?
—Certainement; nous avons ouvert chaque paquet et chaque article; nous
n'avons pas seulement ouvert les livres, mais nous les avons parcourus
feuillet par feuillet, ne nous contentant pas de les secouer simplement
comme font plusieurs de nos officiers de police. Nous avons aussi mesuré
l'épaisseur de chaque reliure avec la plus exacte minutie, et nous avons
appliqué à chacune la curiosité jalouse du microscope. Si l'on avait
récemment inséré quelque chose dans une des reliures, il eût été
absolument impossible que le fait échappât à notre observation. Cinq ou
six volumes qui sortaient des mains du relieur ont été soigneusement
sondés longitudinalement avec les aiguilles.
—Vous avez exploré les parquets, sous les tapis?
—Sans doute. Nous avons enlevé chaque tapis, et nous avons examiné les
planches au microscope.
—Et les papiers des murs?
—Aussi.
—Vous avez visité les caves?
—Nous avons visité les caves.
—Ainsi, dis-je, vous avez fait fausse route, et la lettre n'est pas
dans l'hôtel, comme vous le supposiez.
—Je crains que vous n'ayez raison, dit le préfet. Et vous maintenant,
Dupin, que me conseillez-vous de faire?
—Faire une perquisition complète.
—C'est absolument inutile! répliqua G... Aussi sûr que je vis, la
lettre n'est pas dans l'hôtel!
—Je n'ai pas de meilleur conseil à vous donner, dit Dupin. Vous avez,
sans doute, un signalement exact de la lettre?
—Oh! oui! Et ici, le préfet, tirant un agenda, se mit à nous lire à
haute voix une description minutieuse du document perdu, de son aspect
intérieur, et spécialement de l'extérieur. Peu de temps après avoir fini
la lecture de cette description, cet excellent homme prit congé de nous,
plus accablé et l'esprit plus complètement découragé que je ne l'avais
vu jusqu'alors. Environ un mois après, il nous fit une seconde visite,
et nous trouva occupés à peu près de la même façon. Il prit une pipe et
un siège, et causa de choses et d'autres. À la longue, je lui dis:
—Eh bien, mais, G..., et votre lettre volée? Je présume qu'à la fin,
vous vous êtes résigné à comprendre que ce n'est pas une petite besogne
que d'enfoncer le ministre?
—Que le diable l'emporte!—J'ai pourtant recommencé cette perquisition,
comme Dupin me l'avait conseillé; mais, comme je m'en doutais, ç'a été
peine perdue.
—De combien est la récompense offerte? vous nous avez dit... demanda
Dupin.
—Mais... elle est très-forte... une récompense vraiment magnifique,—je
ne veux pas vous dire au juste combien; mais une chose que je vous
dirai, c'est que je m'engagerais bien à payer de ma bourse cinquante
mille francs à celui qui pourrait me trouver cette lettre. Le fait est
que la chose devient de jour en jour plus urgente, et la récompense a
été doublée récemment. Mais, en vérité, on la triplerait, que je ne
pourrais faire mon devoir mieux que je l'ai fait.
—Mais... oui..., dit Dupin en traînant ses paroles au milieu des
bouffées de sa pipe, je crois... réellement, G..., que vous n'avez pas
fait... tout votre possible... vous n'êtes pas allé au fond de la
question. Vous pourriez faire... un peu plus, je pense du moins, hein?
—Comment? dans quel sens?
—Mais... (une bouffée de fumée) vous pourriez... (bouffée sur
bouffée)—prendre conseil en cette matière, hein?—(Trois bouffées de
fumée.)—Vous rappelez-vous l'histoire qu'on raconte d'Abernethy?[8]
—Non! au diable votre Abernethy!
—Assurément! au diable, si cela vous amuse!—Or donc, une fois, un
certain riche, fort avare, conçut le dessein de soutirer à Abernethy une
consultation médicale. Dans ce but, il entama avec lui, au milieu d'une
société, une conversation ordinaire, à travers laquelle il insinua au
médecin son propre cas, comme celui d'un individu imaginaire.
—Nous supposerons, dit l'avare, que les symptômes sont tels et tels;
maintenant, docteur, que lui conseilleriez-vous de prendre?
—Que prendre? dit Abernethy, mais prendre conseil à coup sûr.
—Mais, dit le préfet, un peu décontenancé, je suis tout disposé à
prendre conseil, et à payer pour cela. Je donnerais _vraiment_ cinquante
mille francs à quiconque me tirerait d'affaire.
—Dans ce cas, répliqua Dupin, ouvrant un tiroir et en tirant un livre
de mandats, vous pouvez aussi bien me faire un bon pour la somme
susdite. Quand vous l'aurez signé, je vous remettrai votre lettre.
Je fus stupéfié. Quant au préfet, il semblait absolument foudroyé.
Pendant quelques minutes, il resta muet et immobile, regardant mon ami,
la bouche béante, avec un air incrédule et des yeux qui semblaient lui
sortir de la tête; enfin, il parut revenir un peu à lui, il saisit une
plume, et, après quelques hésitations, le regard ébahi et vide, il
remplit et signa un bon de cinquante mille francs, et le tendit à Dupin
par-dessus la table. Ce dernier l'examina soigneusement et le serra dans
son portefeuille; puis, ouvrant un pupitre, il en tira une lettre et la
donna au préfet. Notre fonctionnaire l'agrippa dans une parfaite agonie
de joie, l'ouvrit d'une main tremblante, jeta un coup d'œil sur son
contenu, puis, attrapant précipitamment la porte, se rua sans plus de
cérémonie hors de la chambre et de la maison, sans avoir prononcé une
syllabe depuis le moment où Dupin l'avait prié de remplir le mandat.
Quand il fut parti, mon ami entra dans quelques explications.
—La police parisienne, dit-il, est excessivement habile dans son
métier. Ses agents sont persévérants, ingénieux, rusés, et possèdent à
fond toutes les connaissances que requièrent spécialement leurs
fonctions. Aussi, quand G... nous détaillait son mode de perquisition
dans l'hôtel D..., j'avais une entière confiance dans ses talents, et
j'étais sûr qu'il avait fait une investigation pleinement suffisante,
dans le cercle de sa spécialité.
—Dans le cercle de sa spécialité? dis-je.
—Oui, dit Dupin; les mesures adoptées n'étaient pas seulement les
meilleures dans l'espèce, elles furent aussi poussées à une absolue
perfection. Si la lettre avait été cachée dans le rayon de leur
investigation, ces gaillards l'auraient trouvée, cela ne fait pas pour
moi l'ombre d'un doute.
Je me contentai de rire; mais Dupin semblait avoir dit cela fort
sérieusement.
—Donc, les mesures, continua-t-il, étaient bonnes dans l'espèce et
admirablement exécutées; elles avaient pour défaut d'être inapplicables
au cas et à l'homme en question. Il y a tout un ordre de moyens
singulièrement ingénieux qui sont pour le préfet une sorte de lit de
Procuste, sur lequel il adapte et garrotte tous ses plans. Mais il erre
sans cesse par trop de profondeur ou par trop de superficialité pour le
cas en question, et plus d'un écolier raisonnerait mieux que lui.
«J'ai connu un enfant de huit ans, dont l'infaillibilité au jeu de pair
ou impair faisait l'admiration universelle. Ce jeu est simple, on y joue
avec des billes. L'un des joueurs tient dans sa main un certain nombre
de ses billes, et demande à l'autre: «Pair ou non?» Si celui-ci devine
juste, il gagne une bille; s'il se trompe, il en perd une. L'enfant dont
je parle gagnait toutes les billes de l'école. Naturellement, il avait
un mode de divination, lequel consistait dans la simple observation et
dans l'appréciation de la finesse de ses adversaires. Supposons que son
adversaire soit un parfait nigaud et, levant sa main fermée, lui
demande: «Pair ou impair?» Notre écolier répond: «Impair!» et il a
perdu. Mais, à la seconde épreuve, il gagne, car il se dit en lui-même:
«Le niais avait mis pair la première fois, et toute sa ruse ne va qu'à
lui faire mettre impair à la seconde; je dirai donc: «Impair!» Il dit:
«Impair», et il gagne.
«Maintenant, avec un adversaire un peu moins simple, il aurait raisonné
ainsi: «Ce garçon voit que, dans le premier cas, j'ai dit «Impair», et,
dans le second, il se proposera,—c'est la première idée qui se
présentera à lui,—une simple variation de pair à impair comme a fait le
premier bêta; mais une seconde réflexion lui dira que c'est là un
changement trop simple, et finalement il se décidera à mettre pair comme
la première fois.—Je dirai donc: «Pair!» Il dit «Pair» et gagne.
Maintenant, ce mode de raisonnement de notre écolier, que ses camarades
appellent la chance,—en dernière analyse, qu'est-ce que c'est?
—C'est simplement, dis-je, une identification de l'intellect de notre
raisonnement avec celui de son adversaire.
—C'est cela même, dit Dupin; et, quand je demandai à ce petit garçon
par quel moyen il effectuait cette parfaite identification qui faisait
tout son succès, il me fit la réponse suivante:
«—Quand je veux savoir jusqu'à quel point quelqu'un est circonspect ou
stupide, jusqu'à quel point il est bon ou méchant, ou quelles sont
actuellement ses pensées je compose mon visage d'après le sien, aussi
exactement que possible, et j'attends alors pour savoir quels pensers ou
quels sentiments naîtront dans mon esprit ou dans mon cœur, comme pour
s'appareiller et correspondre avec ma physionomie.»
«Cette réponse de l'écolier enfonce de beaucoup toute la profondeur
sophistique attribuée à La Rochefoucauld, à La Bruyère, à Machiavel et à
Campanella.
—Et l'identification de l'intellect du raisonneur avec celui de son
adversaire dépend, si je vous comprends bien, de l'exactitude avec
laquelle l'intellect de l'adversaire est apprécié.
—Pour la valeur pratique, c'est en effet la condition, répliqua Dupin,
et, si le préfet et toute sa bande se sont trompés si souvent, c'est,
d'abord, faute de cette identification, en second lieu, par une
appréciation inexacte, ou plutôt par la non-appréciation de
l'intelligence avec laquelle ils se mesurent. Ils ne voient que leurs
propres idées ingénieuses; et, quand ils cherchent quelque chose de
caché, ils ne pensent qu'aux moyens dont ils se seraient servis pour le
cacher. Ils ont fortement raison en cela que leur propre ingéniosité est
une représentation fidèle de celle de la foule; mais, quand il se trouve
un malfaiteur particulier dont la finesse diffère, en espèce, de la
leur, ce malfaiteur, naturellement, les _roule_.
«Cela ne manque jamais quand son astuce est au-dessus de la leur, et
cela arrive très-fréquemment même quand elle est au-dessous. Ils ne
varient pas leur système d'investigation; tout au plus, quand ils sont
incités par quelque cas insolite,—par quelque récompense
extraordinaire,—ils exagèrent et poussent à outrance leurs vieilles
routines; mais ils ne changent rien à leurs principes.
«Dans le cas de D..., par exemple, qu'a-t-on fait pour changer le
système d'opération? Qu'est-ce que c'est que toutes ces perforations,
ces fouilles, ces sondes, cet examen au microscope, cette division des
surfaces en pouces carrés numérotés?—Qu'est-ce que tout cela, si ce
n'est pas l'exagération, dans son application, d'un des principes ou de
plusieurs principes d'investigation, qui sont basés sur un ordre d'idées
relatif à l'ingéniosité humaine, et dont le préfet a pris l'habitude
dans la longue routine de ses fonctions?
«Ne voyez-vous pas qu'il considère comme chose démontrée que tous les
hommes qui veulent cacher une lettre se servent,—si ce n'est
précisément d'un trou fait à la vrille dans le pied d'une chaise,—au
moins de quelque trou, de quelque coin tout à fait singulier dont ils
ont puisé l'invention dans le même registre d'idées que le trou fait
avec une vrille?
«Et ne voyez-vous pas aussi que des cachettes aussi originales ne sont
employées que dans des occasions ordinaires et ne sont adoptées que par
des intelligences ordinaires; car, dans tous les cas d'objets cachés,
cette manière ambitieuse et torturée de cacher l'objet est, dans le
principe, présumable et présumée; ainsi, la découverte ne dépend
nullement de la perspicacité, mais simplement du soin, de la patience et
de la résolution des chercheurs. Mais, quand le cas est important, ou,
ce qui revient au même aux yeux de la police, quand la récompense est
considérable, on voit toutes ces belles qualités échouer
infailliblement. Vous comprenez maintenant ce que je voulais dire en
affirmant que, si la lettre volée avait été cachée dans le rayon de la
perquisition de notre préfet,—en d'autres termes, si le principe
inspirateur de la cachette avait été compris dans les principes du
préfet,—il l'eût infailliblement découverte. Cependant, ce
fonctionnaire a été complètement mystifié; et la cause première,
originelle, de sa défaite, gît dans la supposition que le ministre est
un fou, parce qu'il s'est fait une réputation de poëte. Tous les fous
sont poëtes,—c'est la manière de voir du préfet,—et il n'est coupable
que d'une fausse distribution du terme moyen, en inférant de là que tous
les poëtes sont fous.
—Mais est-ce vraiment le poëte? demandai-je. Je sais qu'ils sont deux
frères, et ils se sont fait tous deux une réputation dans les lettres.
Le ministre, je crois, a écrit un livre fort remarquable sur le calcul
différentiel et intégral. Il est le mathématicien, et non pas le poëte.
—Vous vous trompez; je le connais fort bien; il est poëte et
mathématicien. Comme poëte et mathématicien, il a dû raisonner juste;
comme simple mathématicien, il n'aurait pas raisonné du tout, et se
serait ainsi mis à la merci du préfet.
—Une pareille opinion, dis-je, est faite pour m'étonner; elle est
démentie par la voix du monde entier. Vous n'avez pas l'intention de
mettre à néant l'idée mûrie par plusieurs siècles. La raison
mathématique est depuis longtemps regardée comme la raison _par
excellence_.
—_Il y a à parier_, répliqua Dupin, en citant Chamfort, _que toute idée
politique, toute convention reçue est une sottise, car elle a convenu au
plus grand nombre_. Les mathématiciens,—je vous accorde cela,—ont fait
de leur mieux pour propager l'erreur populaire dont vous parlez, et qui,
bien qu'elle ait été propagée comme vérité, n'en est pas moins une
parfaite erreur. Par exemple, ils nous ont, avec un art digne d'une
meilleure cause, accoutumés à appliquer le terme analyse aux opérations
algébriques. Les Français sont les premiers coupables de cette tricherie
scientifique; mais, si l'on reconnaît que les termes de la langue ont
une réelle importance,—si les mots tirent leur valeur de leur
application,—oh! alors, je concède qu'_analyse_ traduit _algèbre_ à peu
près comme en latin _ambitus_ signifie _ambition_; _religio_,
_religion_; ou _homines honesti_, la classe des gens honorables.
—Je vois, dis-je, que vous allez vous faire une querelle avec un bon
nombre d'algébristes de Paris;—mais continuez.
—Je conteste la validité, et conséquemment les résultats d'une raison
cultivée par tout procédé spécial autre que la logique abstraite. Je
conteste particulièrement le raisonnement tiré de l'étude des
mathématiques. Les mathématiques sont la science des formes et des
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