Histoires extraordinaires - 15

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et conséquemment cachée à ma vue. Toujours ce grand et long travail
indispensable pour la condensation de l'atmosphère.
_15 avril_.—Je ne pouvais même plus distinguer nettement sur la planète
les contours des continents et des mers. Vers midi, je fus frappé pour
la troisième fois de ce bruit effrayant qui m'avait déjà si fort étonné.
Cette fois-ci, cependant, il dura quelques moments et prit de
l'intensité. À la longue, stupéfié, frappé de terreur, j'attendais
anxieusement je ne sais quelle épouvantable destruction, lorsque la
nacelle oscilla avec une violence excessive, et une masse de matière que
je n'eus pas le temps de distinguer passa à côté du ballon, gigantesque
et enflammée, retentissante et rugissante comme la voix de mille
tonnerres. Quand mes terreurs et mon étonnement furent un peu diminués,
je supposai naturellement que ce devait être quelque énorme fragment
volcanique vomi par ce monde dont j'approchais si rapidement, et, selon
toute probabilité, un morceau de ces substances singulières qu'on
ramasse quelquefois sur la terre, et qu'on nomme aérolithes, faute d'une
appellation plus précise.
_16 avril_.—Aujourd'hui, en regardant au-dessous de moi, aussi bien que
je pouvais, par chacune des deux fenêtres latérales alternativement,
j'aperçus, à ma grande satisfaction, une très-petite portion du disque
lunaire qui s'avançait, pour ainsi dire de tous les côtés, au delà de la
vaste circonférence de mon ballon. Mon agitation devint extrême, car
maintenant je ne doutais guère que je n'atteignisse bientôt le but de
mon périlleux voyage.
En vérité, le labeur qu'exigeait alors le condensateur s'était accru
jusqu'à devenir obsédant, et ne laissait presque pas de répit à mes
efforts. De sommeil, il n'en était, pour ainsi dire, plus question. Je
devenais réellement malade, et tout mon être tremblait d'épuisement. La
nature humaine ne pouvait pas supporter plus longtemps une pareille
intensité dans la souffrance. Durant l'intervalle des ténèbres, bien
court maintenant, une pierre météorique passa de nouveau dans mon
voisinage, et la fréquence de ces phénomènes commença à me donner de
fortes inquiétudes.
_17 avril_.—Cette matinée a fait époque dans mon voyage. On se
rappellera que, le 13, la terre sous-tendait relativement à moi un angle
de 25 degrés. Le 14, cet angle avait fortement diminué; le 15,
j'observai une diminution encore plus rapide; et, le 16, avant de me
coucher, j'avais estimé que l'angle n'était plus que de 7 degrés et 15
minutes. Qu'on se figure donc quelle dut être ma stupéfaction, quand, en
m'éveillant ce matin, 17, et sortant d'un sommeil court et troublé, je
m'aperçus que la surface planétaire placée au-dessous de moi avait si
inopinément et si effroyablement augmenté de volume que son diamètre
apparent sous-tendait un angle qui ne mesurait pas moins de 39 degrés!
J'étais foudroyé! Aucune parole ne peut donner une idée exacte de
l'horreur extrême, absolue, et de la stupeur dont je fus saisi, possédé,
écrasé. Mes genoux vacillèrent sous moi,—mes dents claquèrent,—mon
poil se dressa sur ma tête.—Le ballon a donc fait explosion? Telles
furent les premières idées qui se précipitèrent tumultueusement dans mon
esprit. Positivement, le ballon a crevé!—Je tombe,—je tombe avec la
plus impétueuse, la plus incomparable vitesse! À en juger par l'immense
espace déjà si rapidement parcouru, je dois rencontrer la surface de la
terre dans dix minutes au plus;—dans dix minutes, je serai précipité,
anéanti!
Mais, à la longue, la réflexion vint à mon secours. Je fis une pause, je
méditai et je commençai à douter. La chose était impossible. Je ne
pouvais en aucune façon être descendu aussi rapidement. En outre, bien
que je me rapprochasse évidemment de la surface située au-dessous de
moi, ma vitesse réelle n'était nullement en rapport avec l'épouvantable
vélocité que j'avais d'abord imaginée.
Cette considération calma efficacement la perturbation de mes idées, et
je réussis finalement à envisager le phénomène sous son vrai point de
vue. Il fallait que ma stupéfaction m'eût privé de l'exercice de mes
sens pour que je n'eusse pas vu quelle immense différence il y avait
entre l'aspect de cette surface placée au-dessous de moi et celui de ma
planète natale. Cette dernière était donc au-dessus de ma tête et
complètement cachée par le ballon, tandis que la lune,—la lune
elle-même dans toute sa gloire,—s'étendait au-dessous de moi;—je
l'avais sous mes pieds!
L'étonnement et la stupeur produits dans mon esprit par cet
extraordinaire changement dans la situation des choses étaient
peut-être, après tout, ce qu'il y avait de plus étonnant et de moins
explicable dans mon aventure. Car ce _bouleversement_ en lui-même était
non seulement naturel et inévitable, mais depuis longtemps même je
l'avais positivement prévu comme une circonstance toute simple, comme
une conséquence qui devait se produire quand j'arriverais au point exact
de mon parcours où l'attraction de la planète serait remplacée par
l'attraction du satellite,—ou, en termes plus précis, quand la
gravitation du ballon vers la terre serait moins puissante que sa
gravitation vers la lune.
Il est vrai que je sortais d'un profond sommeil, que tous mes sens
étaient encore brouillés, quand je me trouvai soudainement en face d'un
phénomène des plus surprenants,—d'un phénomène que j'attendais, mais
que je n'attendais pas en ce moment.
La révolution elle-même devait avoir eu lieu naturellement, de la façon
la plus douce et la plus graduée, et il n'est pas le moins du monde
certain que, lors même que j'eusse été éveillé au moment où elle
s'opéra, j'eusse eu la conscience du sens dessus dessous,—que j'eusse
perçu un symptôme _intérieur_ quelconque de l'inversion,—c'est-à-dire
une incommodité, un dérangement quelconque, soit dans ma personne, soit
dans mon appareil.
Il est presque inutile de dire qu'en revenant au sentiment juste de ma
situation, et émergeant de la terreur qui avait absorbé toutes les
facultés de mon âme, mon attention s'appliqua d'abord uniquement à la
contemplation de l'aspect général de la lune. Elle se développait
au-dessous de moi comme une carte,—et, quoique je jugeasse qu'elle
était encore à une distance assez considérable, les aspérités de sa
surface se dessinaient à mes yeux avec une netteté très-singulière dont
je ne pouvais absolument pas me rendre compte. L'absence complète
d'océan, de mer, et même de tout lac et de toute rivière, me frappa, au
premier coup d'œil, comme le signe le plus extraordinaire de sa
condition géologique.
Cependant, chose étrange à dire, je voyais de vastes régions planes,
d'un caractère positivement alluvial, quoique la plus grande partie de
l'hémisphère visible fût couverte d'innombrables montagnes volcaniques
en forme de cônes, et qui avaient plutôt l'aspect d'éminences façonnées
par l'art que de saillies naturelles. La plus haute d'entre elles
n'excédait pas trois milles trois quarts en élévation
perpendiculaire;—d'ailleurs, une carte des régions volcaniques des
_Campi Phlegrœi_ donnerait à Vos Excellences une meilleure idée de leur
surface générale que toute description, toujours insuffisante, que
j'essayerais d'en faire.—La plupart de ces montagnes étaient évidemment
en état d'éruption, et me donnaient une idée terrible de leur furie et
de leur puissance par les fulminations multipliées des pierres
improprement dites météoriques qui maintenant partaient d'en bas et
filaient à côté du ballon avec une fréquence de plus en plus effrayante.
_18 avril_.—Aujourd'hui, j'ai trouvé un accroissement énorme dans le
volume apparent de la lune, et la vitesse évidemment accélérée de ma
descente a commencé à me remplir d'alarmes. On se rappellera que dans le
principe, quand je commençai à appliquer mes rêveries à la possibilité
d'un passage vers la lune, l'hypothèse d'une atmosphère ambiante dont la
densité devait être proportionnée au volume de la planète avait pris une
large part dans mes calculs; et cela, en dépit de mainte théorie
adverse, et même, je l'avoue, en dépit du préjugé universel contraire à
l'existence d'une atmosphère lunaire quelconque. Mais outre les idées
que j'ai déjà émises relativement à la comète d'Encke et à la lumière
zodiacale, ce qui me fortifiait dans mon opinion, c'étaient certaines
observations de M. Schroeter, de Lilienthal. Il a observé la lune, âgée
de deux jours et demi, le soir, peu de temps après le coucher du soleil,
avant que la partie obscure fût visible, et il continua à la surveiller
jusqu'à ce que cette partie fût devenue visible. Les deux cornes
semblaient s'affiler en une sorte de prolongement très-aigu, dont
l'extrémité était faiblement éclairée par les rayons solaires, alors
qu'aucune partie de l'hémisphère obscur n'était visible. Peu de temps
après, tout le bord sombre s'éclaira. Je pensai que ce prolongement des
cornes au delà du demi-cercle prenait sa cause dans la réfraction des
rayons du soleil par l'atmosphère de la lune. Je calculai aussi que la
hauteur de cette atmosphère (qui pouvait réfracter assez de lumière dans
son hémisphère obscur pour produire un crépuscule plus lumineux que la
lumière réfléchie par la terre quand la lune est environ à 32 degrés de
sa conjonction) devait être de 1 356 pieds de roi; d'après cela, je
supposai que la plus grande hauteur capable de réfracter le rayon
solaire était de 5 376 pieds. Mes idées sur ce sujet se trouvaient
également confirmées par un passage du quatre-vingt-deuxième volume des
_Transactions philosophiques_, dans lequel il est dit que, lors d'une
occultation des satellites de Jupiter, le troisième disparut après avoir
été indistinct pendant une ou deux secondes, et que le quatrième devint
indiscernable en approchant du limbe[21].
C'était sur la résistance, ou, plus exactement, sur le support d'une
atmosphère existant à un état de densité hypothétique, que j'avais
absolument fondé mon espérance de descendre sain et sauf. Après tout, si
j'avais fait une conjecture absurde, je n'avais rien de mieux à
attendre, comme dénoûment de mon aventure, que d'être pulvérisé contre
la surface raboteuse du satellite. Et, en somme, j'avais toutes les
raisons possibles d'avoir peur. La distance où j'étais de la lune était
comparativement insignifiante, tandis que le labeur exigé par le
condensateur n'était pas du tout diminué et que je ne découvrais aucun
indice d'une intensité croissante dans l'atmosphère.
_19 avril_.—Ce matin, à ma grande joie, vers neuf heures,—me trouvant
effroyablement près de la surface lunaire, et mes appréhensions étant
excitées au dernier degré,—le piston du condensateur a donné des
symptômes évidents d'une altération de l'atmosphère. À dix heures,
j'avais des raisons de croire sa densité considérablement augmentée. À
onze heures, l'appareil ne réclamait plus qu'un travail très-minime; et,
à midi, je me hasardai, non sans quelque hésitation, à desserrer le
tourniquet, et, voyant qu'il n'y avait à cela aucun inconvénient,
j'ouvris décidément la chambre de caoutchouc, et je déshabillai la
nacelle. Ainsi que j'aurais dû m'y attendre, une violente migraine
accompagnée de spasmes fut la conséquence immédiate d'une expérience si
précipitée et si pleine de dangers. Mais, comme ces inconvénients et
d'autres encore relatifs à la respiration n'étaient pas assez grands
pour mettre ma vie en péril, je me résignai à les endurer de mon mieux,
d'autant plus que j'avais tout lieu d'espérer qu'ils disparaîtraient
progressivement, chaque minute me rapprochant des couches plus denses de
l'atmosphère lunaire.
Toutefois, ce rapprochement s'opérait avec une impétuosité excessive, et
bientôt il me fut démontré certitude fort alarmante—que, bien que
très-probablement je ne me fusse pas trompé en comptant sur une
atmosphère dont la densité devait être proportionnelle au volume du
satellite, cependant j'avais eu bien tort de supposer que cette densité,
même à la surface, serait suffisante pour supporter l'immense poids
contenu dans la nacelle de mon ballon. Tel cependant _eût dû_ être le
cas, exactement comme à la surface de la terre, si vous supposez, sur
l'une et sur l'autre planète, la pesanteur réelle des corps en raison de
la densité atmosphérique; mais tel _n'était pas_ le cas; ma chute
précipitée le démontrait suffisamment. Mais pourquoi? C'est ce qui ne
pouvait s'expliquer qu'en tenant compte de ces perturbations géologiques
dont j'ai déjà posé l'hypothèse.
En tout cas, je touchais presque à la planète, et je tombais avec la
plus terrible impétuosité. Aussi je ne perdis pas une minute; je jetai
par-dessus bord tout mon lest, puis mes barriques d'eau, puis mon
appareil condensateur et mon sac de caoutchouc, et enfin tous les
articles contenus dans la nacelle. Mais tout cela ne servit à rien. Je
tombais toujours avec une horrible rapidité, et je n'étais pas à plus
d'un demi-mille de la surface. Comme expédient suprême, je me
débarrassai de mon paletot, de mon chapeau et de mes bottes; je détachai
du ballon la nacelle elle-même, qui n'était pas un poids médiocre; et,
m'accrochant alors au filet avec mes deux mains, j'eus à peine le temps
d'observer que tout le pays, aussi loin que mon œil pouvait atteindre,
était criblé d'habitations lilliputiennes,—avant de tomber, comme une
balle, au cœur même d'une cité d'un aspect fantastique et au beau
milieu d'une multitude de vilain petit peuple, dont pas un individu ne
prononça une syllabe ni ne se donna le moindre mal pour me prêter
assistance. Ils se tenaient tous, les poings sur les hanches, comme un
tas d'idiots, grimaçant d'une manière ridicule, et me regardant de
travers, moi et mon ballon. Je me détournai d'eux avec un superbe
mépris; et, levant mes regards vers la terre que je venais de quitter,
et dont je m'étais exilé pour toujours peut-être, je l'aperçus sous la
forme d'un vaste et sombre bouclier de cuivre d'un diamètre de 2 degrés
environ, fixe et immobile dans les cieux, et garni à l'un de ses bords
d'un croissant d'or étincelant. On n'y pouvait découvrir aucune trace de
mer ni de continent, et le tout était moucheté de taches variables et
traversé par les zones tropicales et équatoriales, comme par des
ceintures.
Ainsi, avec la permission de Vos Excellences, après une longue série
d'angoisses, de dangers inouïs et de délivrances incomparables, j'étais
enfin, dix-neuf jours après mon départ de Rotterdam, arrivé sain et sauf
au terme de mon voyage, le plus extraordinaire, le plus important qui
ait jamais été accompli, entrepris, ou même conçu par un citoyen
quelconque de votre planète. Mais il me reste à raconter mes aventures.
Car, en vérité, Vos Excellences concevront facilement qu'après une
résidence de cinq ans sur une planète qui, déjà profondément
intéressante par elle-même, l'est doublement encore par son intime
parenté, en qualité de satellite, avec le monde habité par l'homme, je
puisse entretenir avec le Collège national astronomique des
correspondances secrètes d'une bien autre importance que les simples
détails, si surprenants qu'ils soient, du voyage que j'ai effectué si
heureusement.
Telle est, en somme, la question réelle. J'ai beaucoup, beaucoup de
choses à dire, et ce serait pour moi un véritable plaisir de vous les
communiquer. J'ai beaucoup à dire sur le climat de cette planète;—sur
ses étonnantes alternatives de froid et de chaud;—sur cette clarté
solaire qui dure quinze jours, implacable et brûlante, et sur cette
température glaciale, plus que polaire, qui remplit l'autre
quinzaine;—sur une translation constante d'humidité qui s'opère par
distillation, comme dans le vide, du point situé au-dessous du soleil
jusqu'à celui qui en est le plus éloigné;—sur la race même des
habitants, sur leurs mœurs, leurs coutumes, leurs institutions
politiques; sur leur organisme particulier, leur laideur, leur privation
d'oreilles, appendices superflus dans une atmosphère si étrangement
modifiée; conséquemment, sur leur ignorance de l'usage et des propriétés
du langage; sur la singulière méthode de communication qui remplace la
parole;—sur l'incompréhensible rapport qui unit chaque citoyen de la
lune à un citoyen du globe terrestre,—rapport analogue et soumis à
celui qui régit également les mouvements de la planète et du satellite,
et par suite duquel les existences et les destinées des habitants de
l'une sont enlacées aux existences et aux destinées des habitants de
l'autre;—et par-dessus tout, s'il plaît à Vos Excellences, par-dessus
tout, sur les sombres et horribles mystères relégués dans les régions de
l'autre hémisphère lunaire, régions qui, grâce à la concordance presque
miraculeuse de la rotation du satellite sur son axe avec sa révolution
sidérale autour de la terre, n'ont jamais tourné vers nous, et, Dieu
merci, ne s'exposeront jamais à la curiosité des télescopes humains.
Voici tout ce que je voudrais raconter,—tout cela, et beaucoup plus
encore. Mais, pour trancher la question, je réclame ma récompense.
J'aspire à rentrer dans ma famille et mon chez moi; et, comme prix de
toute communication ultérieure de ma part, en considération de la
lumière que je puis, s'il me plaît, jeter sur plusieurs branches
importantes des sciences physiques et métaphysiques, je sollicite, par
l'entremise de votre honorable corps, le pardon du crime dont je me suis
rendu coupable en mettant à mort mes créanciers lorsque je quittai
Rotterdam. Tel est donc l'objet de la présente lettre. Le porteur, qui
est un habitant de la lune, que j'ai décidé à me servir de messager sur
la terre, et à qui j'ai donné des instructions suffisantes, attendra le
bon plaisir de Vos Excellences, et me rapportera le pardon demandé, s'il
y a moyen de l'obtenir.
J'ai l'honneur d'être de Vos Excellences le très-humble serviteur,
HANS PFAALL.
En finissant la lecture de ce très-étrange document, le professeur
Rudabub, dans l'excès de sa surprise, laissa, dit-on, tomber sa pipe par
terre, et Mynheer Superbus Von Underduk, ayant ôté, essuyé et serré dans
sa poche ses besicles, s'oublia, lui et sa dignité, au point de
pirouetter trois fois sur son talon, dans la quintessence de
l'étonnement et de l'admiration.
On obtiendrait la grâce;—cela ne pouvait pas faire l'ombre d'un doute.
Du moins, il en fit le serment, le bon professeur Rudabub, il en fit le
serment avec un parfait juron, et telle fut décidément l'opinion de
l'illustre Von Underduk, qui prit le bras de son collègue et fit, sans
prononcer une parole, la plus grande partie de la route vers son
domicile pour délibérer sur les mesures urgentes. Cependant, arrivé à la
porte de la maison du bourgmestre, le professeur s'avisa de suggérer
que, le messager ayant jugé à propos de disparaître (terrifié sans doute
jusqu'à la mort par la physionomie sauvage des habitants de Rotterdam),
le pardon ne servirait pas à grand-chose, puisqu'il n'y avait qu'un
homme de la lune qui pût entreprendre un voyage aussi lointain.
En face d'une observation aussi sensée, le bourgmestre se rendit, et
l'affaire n'eut pas d'autres suites. Cependant, il n'en fut pas de même
des rumeurs et des conjectures. La lettre, ayant été publiée, donna
naissance à une foule d'opinions et de cancans. Quelques-uns—des
esprits par trop sages—poussèrent le ridicule jusqu'à discréditer
l'affaire et à la présenter comme un pur canard. Mais je crois que le
mot _canard_ est, pour cette espèce de gens, un terme général qu'ils
appliquent à toutes les matières qui passent leur intelligence. Je ne
puis, quant à moi, comprendre sur quelle base ils ont fondé une pareille
accusation. Voyons ce qu'ils disent:
Avant tout,—que certains farceurs de Rotterdam ont de certaines
antipathies spéciales contre certains bourgmestres et astronomes.
_Secundo_,—qu'un petit nain bizarre, escamoteur de son métier, dont les
deux oreilles avaient été, pour quelque méfait, coupées au ras de la
tête, avait depuis quelques jours disparu de la ville de Bruges, qui est
toute voisine.
_Tertio_,—que les gazettes collées tout autour du petit ballon étaient
des gazettes de Hollande, et conséquemment n'avaient pas pu être
fabriquées dans la lune. C'étaient des papiers sales,
crasseux,—très-crasseux; et Gluck, l'imprimeur, pouvait jurer sur sa
Bible qu'ils avaient été imprimés à Rotterdam.
_Quarto_,—que Hans Pfaall lui-même, le vilain ivrogne, et les trois
fainéants personnages qu'il appelle ses créanciers, avaient été vus
ensemble, deux ou trois jours auparavant tout au plus, dans un cabaret
mal famé des faubourgs, juste comme ils revenaient, avec de l'argent
plein leurs poches, d'une expédition d'outre-mer.
Et, en dernier lieu,—que c'est une opinion généralement reçue, ou qui
doit l'être, que le Collège des Astronomes de la ville de
Rotterdam,—aussi bien que tous autres collèges astronomiques de toutes
autres parties de l'univers, sans parler des collèges et des astronomes
en général,—n'est, pour n'en pas dire plus, ni meilleur, ni plus fort,
ni plus éclairé qu'il n'est nécessaire.


MANUSCRIT TROUVÉ DANS UNE BOUTEILLE
Qui n'a plus qu'un moment à vivre
N'a plus rien à dissimuler.
QUINAULT.—_Atys_.

De mon pays et de ma famille, je n'ai pas grand-chose à dire. De mauvais
procédés et l'accumulation des années m'ont rendu étranger à l'un et à
l'autre. Mon patrimoine me fit bénéficier d'une éducation peu commune,
et un tour contemplatif d'esprit me rendit apte à classer méthodiquement
tout ce matériel d'instruction diligemment amassé par une étude précoce.
Par-dessus tout, les ouvrages des philosophes allemands me procuraient
de grandes délices; cela ne venait pas d'une admiration mal avisée pour
leur éloquente folie, mais du plaisir que, grâce à mes habitudes
d'analyse rigoureuse, j'avais à surprendre leurs erreurs. On m'a souvent
reproché l'aridité de mon génie; un manque d'imagination m'a été imputé
comme un crime, et le pyrrhonisme de mes opinions a fait de moi, en tout
temps, un homme fameux. En réalité, une forte appétence pour la
philosophie physique a, je le crains, imprégné mon esprit d'un des
défauts les plus communs de ce siècle,—je veux dire de l'habitude de
rapporter aux principes de cette science les circonstances même les
moins susceptibles d'un pareil rapport. Par-dessus tout, personne
n'était moins exposé que moi à se laisser entraîner hors de la sévère
juridiction de la vérité par les feux follets de la superstition. J'ai
jugé à propos de donner ce préambule, dans la crainte que l'incroyable
récit que j'ai à faire ne soit considéré plutôt comme la frénésie d'une
imagination indigeste que comme l'expérience positive d'un esprit pour
lequel les rêveries de l'imagination ont été lettre morte et nullité.
Après plusieurs années dépensées dans un lointain voyage, je
m'embarquai, en 18.., à Batavia, dans la riche et populeuse île de Java,
pour une promenade dans l'archipel des îles de la Sonde. Je me mis en
route, comme passager,—n'ayant pas d'autre mobile qu'une nerveuse
instabilité qui me _hantait_ comme un mauvais esprit.
Notre bâtiment était un bateau d'environ quatre cents tonneaux, doublé
en cuivre et construit à Bombay en teck de Malabar. Il était chargé de
coton, de laine et d'huiles des Laquedives. Nous avions aussi à bord du
filin de cocotier, du sucre de palmier, de l'huile de beurre bouilli,
des noix de coco, et quelques caisses d'opium. L'arrimage avait été mal
fait, et le navire conséquemment donnait de la bande.
Nous mîmes sous voiles avec un souffle de vent, et, pendant plusieurs
jours, nous restâmes le long de la côte orientale de Java, sans autre
incident pour tromper la monotonie de notre route que la rencontre de
quelques-uns des petits grabs de l'archipel où nous étions confinés.
Un soir, comme j'étais appuyé sur le bastingage de la dunette,
j'observai un très-singulier nuage, isolé, vers le nord-ouest. Il était
remarquable autant par sa couleur que parce qu'il était le premier que
nous eussions vu depuis notre départ de Batavia. Je le surveillai
attentivement jusqu'au coucher du soleil; alors, il se répandit tout
d'un coup de l'est à l'ouest, cernant l'horizon d'une ceinture précise
de vapeur, et apparaissant comme une longue ligne de côte très-basse.
Mon attention fut bientôt après attirée par l'aspect rouge et brun de la
lune et le caractère particulier de la mer. Cette dernière subissait un
changement rapide, et l'eau semblait plus transparente que d'habitude.
Je pouvais distinctement voir le fond, et cependant, en jetant la sonde,
je trouvai que nous étions sur quinze brasses. L'air était devenu
intolérablement chaud et se chargeait d'exhalaisons spirales semblables
à celles qui s'élèvent du fer chauffé. Avec la nuit, toute la brise
tomba, et nous fûmes pris par un calme plus complet qu'il n'est possible
de le concevoir. La flamme d'une bougie brûlait à l'arrière sans le
mouvement le moins sensible, et un long cheveu tenu entre l'index et le
pouce tombait droit et sans la moindre oscillation. Néanmoins, comme le
capitaine disait qu'il n'apercevait aucun symptôme de danger, et comme
nous dérivions vers la terre par le travers, il commanda de carguer les
voiles et de filer l'ancre. On ne mit point de vigie de quart, et
l'équipage, qui se composait principalement de Malais, se coucha
délibérément sur le pont. Je descendis dans la chambre,—non sans le
parfait pressentiment d'un malheur. En réalité, tous ces symptômes me
donnaient à craindre un simoun[22]. Je parlai de mes craintes au
capitaine; mais il ne fit pas attention à ce que je lui disais, et me
quitta sans daigner me faire une réponse. Mon malaise, toutefois,
m'empêcha de dormir, et, vers minuit, je montai sur le pont. Comme je
mettais le pied sur la dernière marche du capot d'échelle, je fus
effrayé par un profond bourdonnement semblable à celui que produit
l'évolution rapide d'une roue de moulin, et, avant que j'eusse pu en
vérifier la cause, je sentis que le navire tremblait dans son centre.
Presque aussitôt, un coup de mer nous jeta sur le côté, et, courant
par-dessus nous, balaya tout le pont de l'avant à l'arrière.
L'extrême furie du coup de vent fit, en grande partie, le salut du
navire. Quoiqu'il fût absolument engagé dans l'eau, comme ses mâts s'en
étaient allés par-dessus bord, il se releva lentement une minute après,
et, vacillant quelques instants sous l'immense pression de la tempête,
finalement il se redressa.
Par quel miracle échappai-je à la mort, il m'est impossible de le dire.
Étourdi par le choc de l'eau, je me trouvai pris, quand je revins à moi,
entre l'étambot[23] et le gouvernail. Ce fut à grand-peine que je me
remis sur mes pieds, et, regardant vertigineusement autour de moi, je
fus d'abord frappé de l'idée que nous étions sur des brisants, tant
était effrayant, au delà de toute imagination, le tourbillon de cette
mer énorme et écumante dans laquelle nous étions engouffrés. Au bout de
quelques instants, j'entendis la voix d'un vieux Suédois qui s'était
embarqué avec nous au moment où nous quittions le port. Je le hélai de
toute ma force, et il vint en chancelant me rejoindre à l'arrière. Nous
reconnûmes bientôt que nous étions les seuls survivants du sinistre.
Tout ce qui était sur le pont, nous exceptés, avait été balayé
par-dessus bord; le capitaine et les matelots avaient péri pendant leur
sommeil, car les cabines avaient été inondées par la mer. Sans
auxiliaires, nous ne pouvions pas espérer de faire grand-chose pour la
sécurité du navire, et nos tentatives furent d'abord paralysées par la
croyance où nous étions que nous allions sombrer d'un moment à l'autre.
Notre câble avait cassé comme un fil d'emballage au premier souffle de
l'ouragan; sans cela, nous eussions été engloutis instantanément. Nous
fuyions devant la mer avec une vélocité effrayante, et l'eau nous
faisait des brèches visibles. La charpente de notre arrière était
excessivement endommagée, et, presque sous tous les rapports, nous
avions essuyé de cruelles avaries; mais, à notre grande joie, nous
trouvâmes que les pompes n'étaient pas engorgées, et que notre
chargement n'avait pas été très-dérangé.
La plus grande furie de la tempête était passée, et nous n'avions plus à
craindre la violence du vent; mais nous pensions avec terreur au cas de
sa totale cessation, bien persuadés que, dans notre état d'avarie, nous
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