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Actes et Paroles, Volume 2 - 24

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  cette difference que les russes ont tous ete tues par la mousqueterie
  avant que l'artillerie ait donne. Sur cette place l'ennemi a maintenu
  constamment une pluie de bombes pendant toute la nuit, mais, les
  bombes n'eclataient que sur des morts.
  "En traversant la route qui mene a Sebastopol, entre des monceaux
  de morts russes, on arrive a la place ou les gardes ont ete obliges
  d'abandonner la defense du retranchement qui domine la vallee
  d'Inkermann. La nos morts sont aussi nombreux que ceux de l'ennemi. En
  travers du sentier, cote a cote, sont etendus cinq gardes qui ont ete
  tues par le meme boulet en chargeant l'ennemi. Ils sont couches dans
  la meme attitude, serrant leur mousquet de leurs mains crispees, ayant
  tous sur le visage le meme froncement douloureux et terrible. Au dela
  de ce groupe, les fantassins de la ligne et de la garde russe sont
  couches epais comme des feuilles au milieu des cadavres.
  "Sur la droite du retranchement est la route qui mene a la batterie
  des Deux-Canons. Le sentier passe a travers un fourre epais, mais le
  sentier est glissant de sang, et le fourre est couche contre terre et
  encombre de morts. La scene vue de la batterie est terrible, terrible
  au dela de toute description. Je me suis tenu sur le parapet vers
  neuf heures du soir, et j'ai senti mon coeur s'enfoncer comme si
  j'assistais a la scene meme du carnage. La lune etait a son plein et
  eclairait toute chose presque comme de jour. En face de moi etait la
  vallee d'Inkermann, avec la Tchernaya serpentant gracieusement, entre
  les hauteurs, comme une bande d'argent. C'etait une vue splendide qui,
  pour la variete et le pittoresque, pouvait lutter avec les plus belles
  du monde. Pourtant je ne me rappellerai jamais la vallee d'Inkermann
  qu'avec un sentiment de repulsion et d'horreur; car autour de la place
  ou je regardais etaient couches plus de cinq mille cadavres. Beaucoup
  de blesses aussi etaient la; et les lents et penibles gemissements de
  leur agonie frappaient mon oreille avec une precision sinistre, et,
  ce qui est plus douloureux encore, j'entendais les cris enroues et le
  rale desespere de ceux qui se debattaient avant d'expirer.
  "Les ambulances aussi vite qu'elles pouvaient venir, recevaient leur
  charge de souffrants, et on employait jusqu'a des couvertures pour
  transporter les blesses.
  "En dehors de la batterie, les russes sont couches par deux ou
  trois les uns sur les autres. En dedans, la place est litteralement
  encombree des gardes russes, du 55e et du 20e regiment. Les belles et
  hautes formes de nos pauvres compatriotes pouvaient etre distinguees
  d'un coup d'oeil, quoique les grands habits gris taches de leur sang
  fussent devenus semblables a l'exterieur. Les hommes sont couches
  comme ils sont tombes, en tas; ici un des notres sur trois ou quatre
  russes, la un russe sur trois ou quatre des notres. Quelques-uns s'en
  sont alles avec le sourire aux levres et semblent comme endormis;
  d'autres sont horriblement contractes; leurs yeux hors de tete et
  leurs traits enfles annoncent qu'ils sont morts agonisants, mais
  menacants jusqu'au bout. Quelques-uns reposent comme s'ils etaient
  prepares pour l'ensevelissement et comme si la main d'un parent avait
  arrange leurs membres mutiles, tandis que d'autres sont encore dans
  des positions de combat, a moitie debout ou a demi agenouilles,
  serrant leur arme ou dechirant une cartouche. Beaucoup sont etendus,
  les mains levees vers le ciel, comme pour detourner un coup ou pour
  proferer une priere, tandis que d'autres ont le froncement hostile
  de la crainte ou de la haine, comme si vraiment ils etaient morts
  desesperes. La clarte de la lune repandait sur ces formes une paleur
  surnaturelle, et le vent froid et humide qui balayait les collines
  agitait les branches d'arbres au-dessus de ces faces retournees, si
  bien que l'ombre leur donnait une apparence horrible de vitalite; et
  il semblait que les morts riaient et allaient parler. Ce n'etait pas
  seulement une place qui semblait ainsi animee, c'etait tout le champ
  de bataille.
  "Le long de la colline, de petits groupes avec des brancards
  cherchaient ceux qui vivaient encore; d'autres avec des lanternes
  retournaient les morts pour decouvrir les officiers qu'on savait tues,
  mais qu'on n'avait pas retrouves. La aussi il y avait des femmes
  anglaises dont les maris ou les parents n'etaient pas revenus; elles
  couraient partout avec des cris lamentables, tournant avidement le
  visage de nos morts vers la clarte de la lune, desesperees, et bien
  plus a plaindre que ceux qui etaient gisants."
  (_Morning Herald_ du vendredi 24 novembre 1854.)
  "... On entendait le choc des verres et le bruit des bouteilles
  brisees. Ca et la, dans l'ombre, une bougie de cire jaune ou une
  lanterne a la main, des femmes rodaient parmi les cadavres, regardant
  l'une apres l'autre ces faces pales et cherchant celle-ci son fils,
  celle-la son mari."
  (_Napoleon le Petit_, p. 196.)
  
  
  1860
  ADRESSE DE L'ILE DE JERSEY A VICTOR HUGO
  
  Monsieur,
  Le comite des amis de la Sicile, devant convoquer une reunion publique
  des habitants de Jersey le 13 juin 1860, a l'effet d'exprimer leur
  sympathie pour le peuple sicilien, luttant les armes a la main pour
  la liberte contre un despotisme execrable et execre, les soussignes
  sollicitent respectueusement la faveur de votre presence et de votre
  precieuse assistance a la manifestation projetee.
  La cause de la Sicile se recommande a tous ceux qui meritent
  veritablement le nom d'hommes, a tout homme estimant les institutions
  libres, a tout ami de la liberte et du genre humain, et nous sommes
  persuades qu'une cause si sainte a votre plus ardente sympathie. Vous
  avez consacre votre genie a la liberte, a la justice, a l'humanite;
  votre eloquente voix elevee a Jersey en faveur des siciliens honorera
  notre petite ile et contribuera a exciter encore les sympathies de
  l'Angleterre, de la France et de l'Europe entiere en faveur de ce
  vaillant peuple luttant contre des forces grandement superieures pour
  le bien le plus precieux de cette vie. Ce n'est pas aller trop loin
  que d'affirmer que votre eloquence infusera une nouvelle force dans
  le coeur des combattants de la liberte, victorieux mais fatigues, et
  portera la terreur dans l'ame de leurs ennemis.
  Oui, monsieur, vos fervents plaidoyers en faveur de la liberte et de
  l'humanite, vos protestations contre la tyrannie et les cruautes,
  feront echo dans le camp de Garibaldi et sonneront le glas du
  desespoir aux oreilles de l'infame roi de Naples.
  Nous sollicitons de nouveau votre cooperation, et, en vous exprimant
  notre sincere respect et admiration, nous avons l'honneur d'etre, etc.
  (_Suivent les signatures._)
  
  
  1862
  LE BANQUET DE BRUXELLES
  
  Un des plus excellents ecrivains de la presse belge et francaise, M.
  Gustave Frederix, a publie, en 1862, sur le banquet de Bruxelles, de
  remarquables pages qui eurent alors un grand retentissement et
  qui seront consultees un jour, car elles font partie a la fois de
  l'histoire politique et de l'histoire litteraire de notre temps [note:
  _Souvenir du banquet donne a Victor Hugo_. Bruxelles.]. Le banquet de
  Bruxelles fut une memorable rencontre d'intelligences et de renommees
  venues de tous les points du monde civilise pour protester autour
  d'un proscrit contre l'empire. On trouve dans l'eloquent ecrit de M.
  Gustave Frederix tous les details de cette manifestation eclatante. M.
  Victor Hugo presidait le banquet, ayant a sa droite le bourgmestre de
  Bruxelles et a sa gauche le president de la chambre des representants.
  De grandes voix parlerent, Louis Blanc, Eugene Pelletan; puis, au nom
  de la presse de tous les pays, d'eminents journalistes, M. Berardi
  pour la Belgique, M. Nefftzer pour la France, M. Cuesta pour l'Espagne,
  M. Ferrari pour l'Italie, M. Low pour l'Angleterre. Les honorables
  editeurs des _Miserables_, MM. Lacroix et Verboeckhoven remercierent
  l'auteur du livre au nom de la Librairie internationale. Champfleury
  salua Victor Hugo au nom des prosateurs, et Theodore de Banville le
  salua au nom des poetes. Jamais de plus nobles paroles ne furent
  entendues. Cette fete fut grave et solennelle.
  Dans ce temps-la, le bourgmestre de Bruxelles etait un honnete homme;
  il s'appelait Fontainas. Ce fut lui qui porta le toast a Victor Hugo;
  il le fit en ces termes:
  "Il m'est agreable de vous souhaiter la bienvenue, a vous, messieurs,
  qui visitez la Belgique, si energiquement devouee a sa nationalite, si
  profondement heureuse des liberales institutions qui la gouvernent; a
  vous, messieurs, dont le talent charme, console ou eleve nos esprits.
  Mais, parmi tant de noms illustres, il en est un plus illustre encore;
  j'ai nomme Victor Hugo, dont la gloire peut se passer de mes eloges.
  "Je porte un toast au grand ecrivain, au grand poete, a Victor Hugo!"
  
  Victor Hugo se leva, et repondit:
  "Messieurs,
  "Je porte la sante du bourgmestre de Bruxelles.
  "Je n'avais jamais rencontre M. Fontainas; je le connais depuis
  vingtquatre heures, et je l'aime. Pourquoi? regardez-le, et vous
  comprendrez. Jamais plus franche nature ne s'est peinte sur un visage
  plus cordial; son serrement de main dit toute son ame; sa parole est
  de la sympathie. J'honore et je salue dans cet homme excellent et
  charmant la noble ville qu'il represente.
  "J'ai du bonheur, en verite, avec les bourgmestres de Bruxelles; il
  semble que je sois destine a toujours les aimer. Il y a onze ans,
  quand j'arrivai a Bruxelles, le 12 decembre 1851, la premiere visite
  que je recus, fut celle du bourgmestre, M. Charles de Brouckere.
  Celui-la aussi etait une haute et penetrante intelligence, un esprit
  ferme et bon, un coeur genereux.
  "J'habitais la Grand' Place, de Bruxelles, qui, soit dit en passant,
  avec son magnifique hotel de ville encadre de maisons magnifiques,
  est tout entiere un monument. Presque tous les jours, M. Charles de
  Brouckere, en allant a l'hotel de ville, poussait ma porte et entrait.
  Tout ce que je lui demandais pour mes vaillants compagnons d'exil
  etait immediatement accorde. Il etait lui-meme un vaillant; il avait
  combattu dans les barricades de Bruxelles. Il m'apportait de la
  cordialite, de la fraternite, de la gaite, et, en presence des maux
  de ma patrie, de la consolation. L'amertume de Dante etait de monter
  l'escalier de l'etranger; la joie de Charles de Brouckere etait de
  monter l'escalier du proscrit. C'etait la un homme brave, noble et
  bon. Eh bien, le chaud et vif accueil de M. de Brouckere, je l'ai
  retrouve dans M. Fontainas; meme grace, meme esprit, meme bienvenue
  charmante, meme ouverture d'ame et de visage; les deux hommes sont
  differents, les deux coeurs sont pareils. Tenez, je viens de faire
  une promenade en Belgique; j'ai ete un peu partout, depuis les dunes
  jusqu'aux Ardennes. Eh bien, partout, j'ai entendu parler de M.
  Fontainas; j'ai rencontre partout son nom et son eloge; il est aime
  dans le moindre village, comme dans la capitale; ce n'est pas la une
  popularite de clocher, c'est une popularite de nation. Il semble
  que ce bourgmestre de Bruxelles soit le bourgmestre de la Belgique.
  Honneur a de tels magistrats! ils consolent des autres.
  "Je bois a l'honorable M. Fontainas, bourgmestre de Bruxelles; et je
  felicite cette illustre ville d'avoir a sa tete un de ces hommes en
  qui se personnifient l'hospitalite et la liberte, l'hospitalite, qui
  etait la vertu des peuples antiques, et la liberte, qui est la force
  des peuples nouveaux."
  
  
  1863
  AUX MEMBRES DU MEETING DE JERSEY POUR LA POLOGNE
  
  Hauteville-House, 27 mars 1863.
  Messieurs,--je suis atteint en ce moment d'un acces d'une angine
  chronique qui m'empeche de me rendre a votre invitation, dont je
  ressens tout l'honneur. Croyez a mon regret profond.
  La sympathie est une presence; je serai donc en esprit au milieu de
  vous. Je m'associe du fond de l'ame a toutes vos genereuses pensees.
  L'assassinat d'une nation est impossible. Le droit, c'est l'astre; il
  s'eclipse, mais il reparait. La Hongrie le prouve, Venise le prouve,
  la Pologne le prouve.
  La Pologne, a l'heure ou nous sommes, est eclatante; elle n'est pas en
  pleine vie, mais elle est en pleine gloire; toute sa lumiere lui est
  revenue, la Pologne, accablee, sanglante et debout, eblouit le monde.
  Les peuples vivent et les despotes meurent; c'est la loi d'en haut. Ne
  nous lassons pas de la rappeler a ce coupable empereur qui pese en cet
  instant sur deux nations, pour le malheur de l'une et pour la honte de
  l'autre. La plus a plaindre des deux, ce n'est pas la Pologne qu'il
  egorge, c'est la Russie qu'il deshonore. C'est degrader un peuple que
  d'en faire le massacreur d'un autre peuple. Je souhaite a la Pologne
  la resurrection a la liberte, et a la Russie la resurrection a
  l'honneur.
  Ces deux resurrections, je fais plus que les souhaiter, je les
  attends.
  Oui, le doute serait impie et presque complice, oui, la Pologne
  triomphera. Sa mort definitive serait un peu notre mort a tous. La
  Pologne fait partie du coeur de l'Europe. Le jour ou le dernier
  battement de vie s'eteindrait en Pologne, la civilisation tout entiere
  sentirait le froid du sepulcre.
  Laissez-moi vous jeter de loin ce cri qui aura de l'echo dans vos
  ames!--Vive la Pologne! Vive le droit! Vivent la liberte des hommes et
  l'independance des peuples!
  Permettez qu'a cette occasion, j'envoie tous mes voeux de bonheur a
  l'ile de Jersey qui m'est bien chere et a votre excellente population,
  et recevez, mes amis, mon salut cordial.
  VICTOR HUGO.
  
  
  1864
  LE CENTENAIRE DE SHAKESPEARE
  
  Louis Blanc avait fait part a Victor Hugo du desir qu'avait le Comite
  du centenaire de Shakespeare de le compter parmi ses membres ainsi que
  son fils Francois-Victor Hugo, le traducteur de Shakespeare.
  Victor Hugo ecrivit a M. N.-Hepworth Dixon, secretaire du Comite de
  Shakespeare a Londres:
  "Hauteville-House, 20 janvier 1864.
  "Monsieur,
  "La lettre que vous a communiquee mon noble et cher ami M. Louis Blanc
  est, je pense, la reponse que voici a une lettre de lui:
  "Hauteville-House, 11 octobre 1863.
  "Cher Louis Blanc,
  "Pendant les mois de juin, de juillet et d'aout, les journaux ont
  publie un certain nombre d'acceptations de personnes distinguees,
  invitees a faire partie du Comite de Shakespeare. Mon fils, le
  traducteur de Shakespeare, n'a pas ete invite. Il l'est aujourd'hui.
  Je trouve que c'est trop tard.
  "Dans cet espace de trois mois, je n'ai pas ete invite non plus, mais
  peu importe. Il s'agit de mon fils, et c'est dans mon fils que je me
  sens atteint. Quant a moi, je ne suis pas offense, ni offensable.
  "Je ne serai point du Comite de Shakespeare, mais puisque dans
  le Comite il y aura Louis Blanc, la France sera admirablement
  representee.
  "VICTOR HUGO."
  "La courtoise lettre que vous m'ecrivez, monsieur, en date du 19
  janvier 1864, au nom du Comite de Shakespeare, vient modifier
  ma situation vis-a-vis du Comite, en me laissant pourtant un
  regret,--regret, a la verite, qui n'est sensible que pour moi.
  "Ce regret, permettez-moi de vous l'indiquer.
  "Si le cordial appel que vous me faites l'honneur de m'adresser
  aujourd'hui m'avait ete fait il y a six mois, comme aux diverses
  personnes honorables dont vous citez les noms, j'aurais pu, a ce
  moment-la, prevenu d'avance, disposer mes occupations de facon a
  pouvoir prendre part aux seances du Comite; c'eut ete pour moi un
  devoir et un bonheur; mais n'etant point convie a en faire partie,
  je n'ai vu nulle difficulte a accepter, depuis cette epoque, des
  propositions et des engagements qui maintenant absorbent tout
  mon temps et me creent des obligations de travail imperieux. Ces
  engagements, pris par suite du malentendu que vous voulez bien
  m'expliquer, ne me laissent plus la liberte de sieger parmi vous, et,
  par l'urgence des travaux qu'ils m'imposent, me priveront, selon
  toute apparence, de l'honneur d'assister a Londres, a votre grandiose
  solennite du 23 avril.
  "C'est un inconvenient, facheux pour moi, mais pour moi seulement, je
  le repete, et tres leger a tous les points de vue. Ma presence, comme
  mon absence, est un fait indifferent.
  "A cet inconvenient pres, qui est peu de chose, le malentendu, si
  courtoisement explique dans votre lettre, est tout a fait reparable.
  Le Comite de Shakespeare, dont vous etes l'organe, veut bien desirer
  que mon nom soit inscrit sur son honorable liste, je m'empresse d'y
  consentir, en regrettant de ne pouvoir completer cette cooperation
  nominale par une cooperation effective. Quant a la fete illustre que
  vous preparez a votre grand homme, je n'y pourrai assister que de
  coeur, mais j'y serai present pourtant dans la personne de mon
  fils Francois-Victor, heureux de prendre parmi vous, apres votre
  explication excellente, la place glorieuse que vous lui offrez.
  "Le jubile du 23 avril sera la vraie fete de l'Angleterre. Cette noble
  Angleterre, representee par sa fiere et eloquente tribune, et par son
  admirable presse libre et souveraine, a toutes les gloires qui font
  les grands peuples dignes des grands poetes. L'Angleterre merite
  Shakespeare.
  "Veuillez, monsieur, communiquer cette lettre au Comite, et recevoir
  l'assurance de mes sentiments tres distingues.
  "VICTOR HUGO."
  
  
  1865
  LA PEINE DE MORT
  
  Ce qui suit est extrait du _Courrier de l'Europe_:
  "Les symptomes precurseurs de l'abolition de la peine de mort se
  prononcent de plus en plus, et de tous les cotes a la fois. Les
  executions elle-memes, en se multipliant, hatent la suppression
  de l'echafaud par le soulevement de la conscience publique. Tout
  recemment, M. Victor Hugo a recu, dans la meme semaine, a quelques
  jours d'intervalle, deux lettres relatives a la peine de mort, venant
  l'une d'Italie, l'autre d'Angleterre. La premiere, ecrite a Victor
  Hugo par le comite central italien, etait signee "comte _Ferdinand
  Trivulzio_, docteur _Georges de Giulini_, avocat _Jean Capretti_,
  docteur _Albert Sarola_, docteur _Joseph Mussi_, conseiller
  provincial, docteur _Frederic Bonola_." Cette lettre, datee de Milan,
  1er fevrier, annoncait a Victor Hugo la convocation d'un grand meeting
  populaire a Milan, pour l'abrogation de la peine capitale, et priait
  l'exile de Guernesey d'envoyer, par telegramme, immediatement, au
  peuple de Milan assemble; quelques paroles "destinees, nous citons la
  lettre, a produire une commotion electrique dans toute l'Italie". Le
  comite ignorait qu'il n'y a malheureusement point de fil telegraphique
  a Guernesey. La deuxieme lettre, envoyee de Londres, emanee d'un
  philanthrope anglais distingue, M. Lilly, contenait le detail du
  proces d'un italien nomme Polioni, condamne au gibet pour un coup
  de couteau donne dans une rixe de cabaret, et priait Victor Hugo
  d'intervenir pour empecher l'execution de cet homme.
  M. Victor Hugo a repondu au message venu d'Italie la lettre qu'on va
  lire:
  A MM. LES MEMBRES DU COMITE CENTRAL ITALIEN POUR L'ABOLITION DE LA
  PEINE DE MORT
  Hauteville-House, samedi 4 fevrier 1865.
  Messieurs,--Il n'y a point de telegraphe electrique a Guernesey. Votre
  lettre m'arrive aujourd'hui 4, et la poste ne repart que lundi 6. Mon
  regret est profond de ne pouvoir repondre en temps utile a votre noble
  et touchant appel. J'eusse ete heureux que mon applaudissement arrivat
  au peuple de Milan faisant un grand acte.
  L'inviolabilite de la vie humaine est le droit des droits. Tous les
  principes decoulent de celui-la. Il est la racine, ils sont les
  rameaux. L'echafaud est un crime permanent. C'est le plus insolent des
  outrages a la dignite humaine, a la civilisation, au progres. Toutes
  les fois que l'echafaud est dresse, nous recevons un soufflet. Ce
  crime est commis en notre nom.
  L'Italie a ete la mere des grands hommes, et elle est la mere des
  grands exemples. Elle va, je n'en doute pas, abroger la peine de mort.
  Votre commission, composee de tant d'hommes distingues et genereux,
  reussira. Avant peu, nous verrons cet admirable spectacle: l'Italie,
  avec l'echafaud de moins et Rome et Venise de plus.
  Je serre vos mains dans les miennes, et je suis votre ami.
  VICTOR HUGO.
  
  A la lettre venue d'Angleterre, Victor Hugo a repondu:
  A M. LILLY, 9, SAINT-PETER'S TERRACE, NOTTING-HILL, LONDRES.
  Hauteville-House, 12 fevrier 1865.
  Monsieur,--Vous me faites l'honneur de vous tourner vers moi, je vous
  en remercie.
  Un echafaud va se dresser; vous m'en avertissez. Vous me croyez la
  puissance de renverser cet echafaud. Helas! je ne l'ai pas. Je n'ai
  pu sauver Tapner, je ne pourrais sauver Polioni. A qui m'adresser? Au
  gouvernement? au peuple? Pour le peuple anglais je suis un etranger,
  et pour le gouvernement anglais un proscrit. Moins que rien, vous
  le voyez. Je suis pour l'Angleterre une voix quelconque, importune
  peut-etre, impuissante a coup sur. Je ne puis rien, monsieur; plaignez
  Polioni et plaignez-moi.
  En France, Polioni eut ete condamne, pour meurtre sans premeditation,
  a une peine temporaire. La penalite anglaise manque de ce grand
  correctif, _les circonstances attenuantes_.
  Que l'Angleterre, dans sa fierte, y songe; a l'heure qu'il est,
  sa legislation criminelle ne vaut pas la legislation criminelle
  francaise, si imparfaite pourtant. De ce cote, l'Angleterre est en
  retard sur la France. L'Angleterre veut-elle regagner en un instant
  tout le terrain perdu, et laisser la France derriere elle? Elle le
  peut. Elle n'a qu'a faire ce pas: _Abolir la peine de mort_.
  Cette grande chose est digne de ce grand peuple. Je l'y convie.
  La peine de mort vient d'etre abolie dans plusieurs republiques de
  l'Amerique du Sud. Elle va l'etre, si elle ne l'est deja, en Italie,
  en Portugal, en Suisse, en Roumanie, en Grece. La Belgique ne
  tardera point a suivre ces beaux exemples. Il serait admirable que
  l'Angleterre prit la meme initiative, et prouvat, par la suppression
  de l'echafaud, que la nation de la liberte est aussi la nation de
  l'humanite.
  Il va sans dire, monsieur, que je vous laisse maitre de faire de cette
  lettre l'usage que vous voudrez.
  Recevez l'assurance de mes sentiments tres distingues.
  VICTOR HUGO.
  Apres avoir cite ces deux lettres, le _Courrier de l'Europe_ ajoute:
  "Il y a vraiment quelque chose de touchant a voir les adversaires du
  bourreau se tourner tous vers le rocher de Guernesey, pour demander
  aide et assistance a celui dont la main puissante a deja ebranle
  l'echafaud et finira par le renverser, "Le beau, serviteur du vrai"
  est le plus grand des spectacles. Victor Hugo se faisant l'avocat de
  Dieu pour revendiquer ses droits immuables--usurpes par la justice
  humaine--sur la vie de l'homme, c'est naturel. Qui parlera au nom de
  la divinite; si ce n'est le genie!"
  
  
  1866
  LES INSURRECTIONS ETOUFFEES
  
  Hauteville-House, 18 novembre 1866.
  J'ai ete bien sensible au genereux appel de l'honorable et eloquent
  redacteur en chef du journal _l'Orient_. Malheureusement il est trop
  tard. De toutes parts on annonce l'insurrection comme etouffee. Encore
  un cercueil de peuple qui s'ouvre, helas! et qui se ferme.
  Quant a moi, c'est la quatrieme fois qu'un appel de ce genre m'arrive
  trop tard depuis deux ans. Les insurges de Haiti, de Roumanie et de
  Sicile se sont adresses a moi, et toujours trop tard. Dieu sait si
  je les eusse servis avec zele! Mais ne pourrait-on mieux s'entendre?
  Pourquoi les hommes de mouvement ne previennent-ils pas les hommes de
  progres? Pourquoi les combattants de l'epee ne se concertent-ils
  pas avec les combattants de l'idee? C'est avant et non apres qu'il
  faudrait reclamer notre concours. Averti a temps, j'ecrirais a propos,
  et tous s'entr'aideraient pour le succes general de la revolution et
  pour la delivrance universelle. Communiquez ceci a notre honorable
  ami, et recevez mon hatif et cordial serrement de main.
  VICTOR HUGO.
  
  LE DINER DES ENFANTS PAUVRES
  Pour faire tout a fait comprendre ce qu'on a pu lire dans ce livre
  sur la petite institution du Diner des Enfants pauvres, il n'est pas
  inutile de reproduire un des comptes rendus de la presse anglaise.
  Voici la lettre de lady Thompson et l'article de _l'Express_ dont il
  est question dans le discours de Victor Hugo:
  "A VICTOR HUGO
  35, Wimpole Street, London, 30 novembre 1866.
  "Cher Monsieur,--Apres l'interet que vous avez pris au succes de nos
  diners aux pauvres enfants, j'ai beaucoup de plaisir a vous envoyer le
  compte rendu de l'annee passee. Notre plan marche toujours bien, et je
  viens de recommencer pour l'annee qui vient. J'aime a croire que vous
  vous portez bien, et que vous trouvez votre genereuse idee de plus en
  plus repandue.
  "Croyez a mon profond respect,
  "KATE THOMPSON."
  "Cette fondation des diners pour les enfants pauvres a ce rare merite
  parmi les institutions d'assistance d'etre simple, directe, pratique,
  aisement imitable, sans aucune pretention de secte ni de systeme. Il
  ne faut pas oublier l'homme qui le premier a eu l'idee de ces diners
  d'enfants indigents. L'Angleterre a du beaucoup dans les temps passes
  aux exiles politiques francais. Cette "societe des diners d'enfants
  pauvres" doit sa creation au coeur genereux du plus grand poete de
  notre temps, a Victor Hugo, qui, depuis des annees, donne toutes les
  semaines, dans sa maison de Guernesey, a ses propres frais, des diners
  pour quarante pauvres enfants, dont il ne considere ni la nationalite,
  ni la religion, mais seulement la misere. A Noel, Victor Hugo augmente
  le nombre de ses petits convives et les pourvoit, non seulement de
  quoi manger et boire, mais d'un choix de jolies etrennes pour egayer
  et consoler leurs jeunes coeurs et leurs imaginations enfantines, sans
  oublier de nourrir leurs bouches affamees et de couvrir leurs membres
  grelottants. Une societe qui a ete formee a Londres d'apres l'exemple
  de Victor Hugo, s'adresse a tous "ceux qui ont de la sympathie pour
  les miseres des enfants en haillons et demi-morts de faim dans cette
  vaste metropole".
  "Le nombre des diners donnes en 1867, dans trente-sept salles a manger
  speciales, a ete a peu pres de 85,000. Depuis ce temps, des dons
  nouveaux ont ete faits representant 30,000 diners. La somme entiere
  depensee alors a ete 1,146 livres, et le nombre entier des diners
  115,000."
  (_Express_ du 17 decembre 1866.)
  
  LA NOEL A HAUTEVILLE-HOUSE
  La page qui suit est extraite de la _Gazette de Guernesey_, en date du
  29 decembre 1866:
  "Jeudi dernier, une foule elegante et distinguee se pressait chez M.
  Victor Hugo pour etre temoin de la distribution annuelle de vetements
  et de jouets que M. Victor Hugo fait aux petits enfants pauvres qu'il
  a pris sous ses soins. La fete se composait comme d'usage: 1r d'un
  gouter de _sandwiches_, de gateaux, de fruits et de vin; 2e d'une
  distribution de vetements; 3e d'un arbre de Noel sur lequel etaient
  arrangees des masses de jouets. Avant la distribution de vetements,
  M. Victor Hugo a adresse un speech aux personnes presentes. Voici le
  resume de ce que nous avons pu recueillir:
  "Mesdames,
  "Vous connaissez le but de cette petite reunion. C'est ce que
  j'appelle, a defaut d'un mot plus simple, la fete des petits enfants
  pauvres. Je voudrais en parler dans les termes les plus humbles, je
  voudrais pouvoir emprunter pour cela la simplicite d'un des petits
  enfants qui m'ecoutent.
  "Faire du bien aux enfants pauvres, dans la mesure de ce que je puis,
  voila mon but. Il n'y a aucun merite, croyez-le bien, et ce que je dis
  la je le pense profondement, il n'y a aucun merite a faire pour les
  pauvres ce que l'on peut; car ce que l'on peut, c'est ce que l'on
  doit. Connaissez-vous quelque chose de plus triste que la souffrance
  des enfants? Quand nous souffrons, nous hommes, c'est justement,
  nous avons ce que nous meritons, mais les enfants sont innocents, et
  l'innocence qui souffre, n'est-ce pas ce qu'il y a de plus de triste
  au monde? Ici, la providence nous confie une partie de sa propre
  
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