Actes et Paroles, Volume 2 - 13

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mort de Charleroi, Victor Hugo ecrivit a ce sujet la lettre que voici:
Hauteville-House, 21 janvier 1862.
Monsieur,
Je vis dans la solitude, et, depuis deux mois particulierement, le
travail,--un travail pressant,--m'absorbe a ce point que je ne sais
plus rien de ce qui se passe au dehors.
Aujourd'hui, un ami m'apporte plusieurs journaux contenant de fort
beaux vers ou est demandee la grace de neuf condamnes a mort. Au bas
de ces vers, je lis ma signature.
Ces vers ne sont pas de moi.
Quel que soit l'auteur de ces vers, je le remercie.
Quand il s'agit de sauver des tetes, je trouve bon qu'on use de mon
nom, et meme qu'on en abuse.
J'ajoute que, pour une telle cause, il me parait presque impossible
d'en abuser. C'est ici, a coup sur, que la fin justifie les moyens.
Que l'auteur pourtant me permette de lui reporter l'honneur de ces
vers, qui, je le repete, me semblent fort beaux.
Et au premier remerciment que je lui adresse, j'en joins un second;
c'est de m'avoir fait connaitre cette lamentable affaire de Charleroi.
Je regarde ces vers comme un appel qu'il m'adresse; c'est une maniere
de m'inviter a elever la voix en me remettant sous les yeux les
efforts que j'ai faits dans d'autres circonstances analogues, et je le
remercie de cette genereuse mise en demeure.
Je reponds a son appel; je m'unis a lui pour tacher d'epargner a la
Belgique cette chute de neuf tetes sur l'echafaud. Il s'est tourne
vers le roi, je connais peu les rois; je me tourne vers la nation.
Cette affaire du Hainaut est pour la Belgique, au point de vue du
progres, une de ces occasions d'ou les peuples sortent amoindris ou
agrandis.
Je supplie la nation belge d'etre grande. Il depend d'elle evidemment
que cette hideuse guillotine a neuf colliers ne fonctionne point
sur la place publique. Aucun gouvernement ne resiste a ces saintes
pressions de l'opinion vers la douceur. Ne point vouloir de
l'echafaud, ce doit etre la premiere volonte d'un peuple. On dit: Ce
que veut le peuple, Dieu le veut. Il depend de vous, belges, de faire
dire: Ce que Dieu veut, le peuple le veut.
Nous traversons en ce moment l'heure mauvaise du dix-neuvieme siecle.
Depuis dix ans, il y a un recul apparent de civilisation; Venise
enchainee, la Hongrie garrottee, la Pologne torturee; partout la
peine de mort. Les monarchies ont des Haynau, les republiques ont des
Tallaferro. La peine de mort est elevee a la dignite d'_ultima ratio_.
Les races, les couleurs, les partis, se la jettent a la tete et s'en
servent comme d'une replique. Les blancs l'utilisent contre les
negres; les negres, represaille lugubre, l'aiguisent contre les
blancs.
Le gouvernement espagnol fusille les republicains, et le gouvernement
italien fusille les royalistes. Rome execute un innocent. L'auteur
du meurtre se nomme et reclame en vain; c'est fait; le bourreau ne
revient pas sur son travail. L'Europe croit en la peine de mort et s'y
obstine; l'Amerique se bat a cause d'elle et pour elle. L'echafaud est
l'ami de l'esclavage. L'ombre d'une potence se projette sur la guerre
fratricide des Etats-Unis.
Jamais l'Amerique et l'Europe n'ont eu un tel parallelisme et ne se
sont entendues a ce point; toutes les questions les divisent, excepte
celle-la, tuer; et c'est sur la peine de mort que les deux mondes
tombent d'accord. La peine de mort regne; une espece de droit divin de
la hache sort pour les catholiques romains de l'evangile et pour les
protestants virginiens de la bible. Penn construisait par la pensee,
comme trait d'union, un arc de triomphe ideal entre les deux mondes;
sur cet arc de triomphe, il faudrait aujourd'hui placer l'echafaud.
Cette situation etant donnee, l'occasion est admirable pour la
Belgique.
Un peuple qui a la liberte doit avoir aussi la volonte. Tribune libre,
presse libre, voila l'organisme de l'opinion complet. Que l'opinion
parle; c'est ici un moment decisif. Dans les circonstances ou nous
sommes, en repudiant la peine de mort, la Belgique peut, si elle veut,
devenir brusquement, elle petit peuple presque annule, la nation
dirigeante.
L'occasion, j'y insiste, est admirable. Car il est evident que, s'il
n'y a pas d'echafaud pour les criminels du Hainaut, il n'y en aura
desormais pour personne, et que la guillotine ne pourra plus germer
dans la libre terre de Belgique. Vos places publiques ne seront plus
sujettes a cette apparition sinistre. Par l'irresistible logique des
choses, la peine de mort, virtuellement abolie chez vous aujourd'hui,
le sera legalement demain.
Il serait beau que le petit peuple fit la lecon aux grands, et, par ce
seul fait, fut plus grand qu'eux; il serait beau, devant la croissance
abominable des tenebres, en presence de la barbarie recrudescente,
que la Belgique, prenant le role de grande puissance en civilisation,
donnat tout a coup au genre humain l'eblouissement de la vraie
lumiere, en proclamant, dans les conditions ou eclate le mieux la
majeste du principe, non a propos d'un dissident revolutionnaire ou
religieux, non a propos d'un ennemi politique, mais a propos de
neuf miserables indignes de toute autre pitie que de la pitie
philosophique, l'inviolabilite de la vie humaine, et en refoulant
definitivement vers la nuit cette monstrueuse peine de mort, qui
a pour gloire d'avoir dresse sur la terre deux crucifix, celui de
Jesus-Christ sur le vieux monde, celui de John Brown sur le nouveau.
Que la genereuse Belgique y songe; c'est a elle, Belgique, que
l'echafaud de Charleroi ferait dommage. Quand la philosophie et
l'histoire mettent en balance une civilisation, les tetes coupees
pesent contre.
En ecrivant ceci, je remplis un devoir. Aidez-moi, monsieur, et
pretez-moi, pour ce douloureux et supreme interet, votre publicite.
VICTOR HUGO.

Cette lettre fut publiee dans les journaux anglais et belges. Une
commutation eut lieu. Sept tetes sur neuf furent sauvees.


II
ARMAND BARBES

En 1839, Barbes fut condamne a mort. Victor Hugo envoya au roi
Louis-Philippe les quatre vers que l'on connait, et obtint la vie de
Barbes. Les deux lettres qu'on va lire ont trait a ce fait.

A VICTOR HUGO
Cher et illustre citoyen,
Le condamne dont vous parlez dans le septieme volume des _Miserables_
doit vous paraitre un ingrat.
Il y a vingt-trois ans qu'il est votre oblige! ... et il ne vous a
rien dit.
Pardonnez-lui! pardonnez-moi!
Dans ma prison d'avant fevrier, je m'etais promis bien des fois de
courir chez vous, si un jour la liberte m'etait rendue.
Reves de jeune homme! Ce jour vint pour me jeter, comme un brin de
paille rompue, dans le tourbillon de 1848.
Je ne pus rien faire de ce que j'avais si ardemment desire.
Et depuis, pardonnez-moi ce mot, cher citoyen, la majeste de votre
genie a toujours arrete la manifestation de ma pensee.
Je fus fier, dans mon heure de danger, de me voir protege par un rayon
de votre flamme. Je ne pouvais mourir, puisque vous me defendiez.
Que n'ai-je eu la puissance de montrer que j'etais digne que votre
bras s'etendit sur moi! Mais chacun a sa destinee, et tous ceux
qu'Achille a sauves n'etaient pas des heros.
Vieux maintenant, je suis, depuis un an, dans un triste etat de sante.
J'ai cru souvent que mon coeur ou ma tete allait eclater. Mais je me
felicite, malgre mes souffrances, d'avoir ete conserve, puisque sous
le coup de votre nouveau _bienfait_ [note: Voir _les Miserables_,
tome VII, livre I. Le mot _bienfait_ est souligne dans la lettre de
Barbes.], je trouve l'audace de vous remercier de l'ancien.
Et puisque j'ai pris la parole, merci aussi, mille fois merci pour
notre sainte cause et pour la France, du grand livre que vous venez de
faire.
Je dis: la France, car il me semble que cette chere patrie de Jeanne
d'Arc et de la Revolution etait seule capable d'enfanter votre coeur
et votre genie, et, fils heureux, vous avez pose sur le front glorieux
de votre mere une nouvelle couronne de gloire!
A vous, de profonde affection.
A. BARBES.
La Haie, le 10 juillet 1862.

A ARMAND BARBES
Hauteville-House, 15 juillet 1862.
Mon frere d'exil,
Quand un homme a, comme vous, ete le combattant et le martyr du
progres; quand il a, pour la sainte cause democratique et humaine,
sacrifie sa fortune, sa jeunesse, son droit au bonheur, sa liberte;
quand il a, pour servir l'ideal, accepte toutes les formes de la lutte
et toutes les formes de l'epreuve, la calomnie, la persecution, la
defection, les longues annees de la prison, les longues annees de
l'exil; quand il s'est laisse conduire par son devouement jusque
sous le couperet de l'echafaud, quand un homme a fait cela, tous lui
doivent, et lui ne doit rien a qui que ce soit. Qui a tout donne au
genre humain est quitte envers l'individu.
Il ne vous est possible d'etre ingrat envers personne. Si je n'avais
pas fait, il y a vingt-trois ans, ce dont vous voulez bien me
remercier, c'est moi, je le vois distinctement aujourd'hui, qui aurais
ete ingrat envers vous.
Tout ce que vous avez fait pour le peuple, je le ressens comme un
service personnel.
J'ai, a l'epoque que vous me rappelez, rempli un devoir, un devoir
etroit. Si j'ai ete alors assez heureux pour vous payer un peu de la
dette universelle, cette minute n'est rien devant votre vie entiere,
et tous, nous n'en restons pas moins vos debiteurs.
Ma recompense, en admettant que je meritasse une recompense, a ete
l'action elle-meme. J'accepte neanmoins avec attendrissement les
nobles paroles que vous m'envoyez, et je suis profondement touche de
votre reconnaissance magnanime.
Je vous reponds dans l'emotion de votre lettre. C'est une belle chose
que ce rayon qui vient de votre solitude a la mienne. A bientot, sur
cette terre ou ailleurs. Je salue votre grande ame.
VICTOR HUGO.


III
_LES MISERABLES_
16 septembre 1862.

Apres la publication des _Miserables_, Victor Hugo alla a Bruxelles.
Ses editeurs, MM. Lacroix et Verboeckhoven, lui offrirent un banquet.
Ce fut une occasion de rencontre pour les ecrivains celebres de tous
les pays. (Voir aux Notes.) Victor Hugo, entoure de tant d'hommes
genereux, dont quelques-uns etaient si illustres, repondit a la
salutation de toutes ces nobles ames par les paroles qu'on va lire.
Ceux qui assisterent a cette severe et douce fete offerte a un
proscrit se souviennent que Victor Hugo ne put reprimer ses larmes au
moment ou la pensee d'Aspromonte lui traversa l'esprit.
Messieurs,
Mon emotion est inexprimable; si la parole me manque, vous serez
indulgents.
Si je n'avais a repondre qu'a l'honorable bourgmestre de Bruxelles,
ma tache serait simple; je n'aurais, pour glorifier le magistrat si
dignement, populaire et la ville si noblement hospitaliere, qu'a
repeter ce qui est dans toutes les bouches, et il me suffirait
d'etre un echo; mais comment remercier les autres voix eloquentes
et cordiales qui m'ont parle? A cote de ces editeurs considerables,
auxquels on doit l'idee feconde d'une librairie internationale, sorte
de lien preparatoire entre les peuples, je vois ici, reunis, des
publicistes, des philosophes, d'eminents ecrivains, l'honneur des
lettres, l'honneur du continent civilise. Je suis trouble et confus
d'etre le centre d'une telle fete d'intelligences, et de voir tant
d'honneur s'adresser a moi, qui ne suis rien qu'une conscience
acceptant le devoir et un coeur resigne au sacrifice.
Remercier cette ville dans son premier magistrat serait simple, mais,
je le repete, comment vous remercier tous? comment serrer toutes vos
mains dans une seule etreinte? Eh bien, le moyen est simple aussi.
Vous tous, qui etes ici, ecrivains, journalistes, editeurs,
imprimeurs, publicistes, penseurs, que representez-vous? Toutes les
energies de l'intelligence, toutes les formes de la publicite, vous
etes l'esprit-legion, vous etes l'organe nouveau de la societe
nouvelle, vous etes la Presse. Je porte un toast a la presse!
A la presse chez tous les peuples! a la presse libre! a la presse
puissante, glorieuse et feconde!
Messieurs, la presse est la clarte du monde social; et, dans tout ce
qui est clarte, il y a quelque chose de la providence.
La pensee est plus qu'un droit, c'est le souffle meme de l'homme. Qui
entrave la pensee, attente a l'homme meme. Parler, ecrire, imprimer,
publier, ce sont la, au point de vue du droit, des identites; ce sont
la les cercles, s'elargissant sans cesse, de l'intelligence en action;
ce sont la les ondes sonores de la pensee.
De tous ces cercles, de tous ces rayonnements de l'esprit humain,
le plus large, c'est la presse. Le diametre de la presse, c'est le
diametre meme de la civilisation.
A toute diminution de la liberte de la presse correspond une
diminution de civilisation; la ou la presse libre est interceptee, on
peut dire que la nutrition du genre humain est interrompue. Messieurs,
la mission de notre temps, c'est de changer les vieilles assises de la
societe, de creer l'ordre vrai, et de substituer partout les realites
aux fictions. Dans ce deplacement des bases sociales, qui est le
colossal travail de notre siecle, rien ne resiste a la presse
appliquant sa puissance de traction au catholicisme, au militarisme, a
l'absolutisme, aux blocs de faits et d'idees les plus refractaires.
La presse est la force. Pourquoi? parce qu'elle est l'intelligence.
Elle est le clairon vivant, elle sonne la diane des peuples, elle
annonce a voix haute l'avenement du droit, elle ne tient compte de la
nuit que pour saluer l'aurore, elle devine le jour, elle avertit le
monde. Quelquefois, pourtant, chose etrange, c'est elle qu'on avertit.
Ceci ressemble au hibou reprimandant le chant du coq.
Oui, dans certains pays, la presse est opprimee. Est-elle esclave?
Non. Presse esclave! c'est la un accouplement de mots impossible.
D'ailleurs, il y a deux grandes manieres d'etre esclave, celle de
Spartacus et celle d'Epictete. L'un brise ses fers, l'autre prouve son
ame. Quand l'ecrivain enchaine ne peut recourir a la premiere maniere,
il lui reste la seconde.
Non, quoi que fassent les despotes, j'en atteste tous les hommes
libres qui m'ecoutent, et cela, vous l'avez recemment dit en termes
admirables, monsieur Pelletan, et de plus, vous et tant d'autres,
vous l'avez prouve par votre genereux exemple, non, il n'y a point
d'asservissement pour l'esprit!
Messieurs, au siecle ou nous sommes, sans la liberte de la presse,
point de salut. Fausse route, naufrage et desastre partout.
Il y a aujourd'hui de certaines questions, qui sont les questions du
siecle, et qui sont la devant nous, inevitables. Pas de milieu; il
faut s'y briser, ou s'y refugier. La societe navigue irresistiblement
de ce cote-la. Ces questions sont le sujet du livre douloureux dont il
a ete parle tout a l'heure si magnifiquement. Pauperisme, parasitisme,
production et repartition de la richesse, monnaie, credit, travail,
salaire, extinction du proletariat, decroissance progressive de la
penalite, misere, prostitution, droit de la femme, qui releve de
minorite une moitie de l'espece humaine, droit de l'enfant, qui
exige--je dis exige--l'enseignement gratuit et obligatoire, droit de
l'ame, qui implique la liberte religieuse; tels sont les problemes.
Avec la presse libre, ils ont de la lumiere au-dessus d'eux, ils sont
praticables, on voit leurs precipices, on voit leurs issues, on peut
les aborder, on peut y penetrer. Abordes et penetres, c'est-a-dire
resolus, ils sauveront le monde. Sans la presse, nuit profonde; tous
ces problemes sont sur-le-champ redoutables, on ne distingue plus que
leurs escarpements, on peut en manquer l'entree, et la societe peut y
sombrer. Eteignez le phare, le port devient l'ecueil.
Messieurs, avec la presse libre, pas d'erreur possible, pas de
vacillation, pas de tatonnement dans la marche humaine. Au milieu des
problemes sociaux, ces sombres carrefours, la presse est le doigt
indicateur. Nulle incertitude. Allez a l'ideal, allez a la justice
et a la verite. Car il ne suffit pas de marcher, il faut marcher en
avant. Dans quel sens allez-vous? La est toute la question. Simuler le
mouvement, ce n'est point accomplir le progres; marquer le pas sans
avancer, cela est bon pour l'obeissance passive; pietiner indefiniment
dans l'orniere est un mouvement machinal indigne du genre humain.
Ayons un but, sachons ou nous allons, proportionnons l'effort au
resultat, et que dans chacun des pas que nous faisons il y ait une
idee, et qu'un pas s'enchaine logiquement a l'autre, et qu'apres
l'idee vienne la solution, et qu'a la suite du droit vienne la
victoire. Jamais de pas en arriere. L'indecision du mouvement denonce
le vide du cerveau. Vouloir et ne vouloir pas, quoi de plus miserable!
Qui hesite, recule et atermoie, ne pense pas. Quant a moi, je n'admets
pas plus la politique sans tete que l'Italie sans Rome.
Puisque j'ai prononce ce mot, Rome, souffrez que je m'interrompe,
et que ma pensee, detournee un instant, aille a ce vaillant qui est
la-bas sur un lit de douleur. Certes, il a raison de sourire. La
gloire et le droit sont avec lui. Ce qui confond, ce qui accable,
c'est qu'il se soit trouve, c'est qu'il ait pu se trouver en Italie,
dans cette noble et illustre Italie, des hommes pour lever l'epee
contre cette vertu. Ces italiens-la n'ont donc pas reconnu un romain?
Ces hommes se disent les hommes de l'Italie; ils crient qu'elle est
victorieuse, et ils ne s'apercoivent pas qu'elle est decapitee. Ah!
c'est la une sombre aventure, et l'histoire reculera indignee devant
cette hideuse victoire qui consiste a tuer Garibaldi afin de ne pas
avoir Rome!
Le coeur se souleve. Passons.
Messieurs, quel est l'auxiliaire du patriote? La presse. Quel est
l'epouvantail du lache et du traitre? La presse.
Je le sais, la presse est haie, c'est la une grande raison de l'aimer.
Toutes les iniquites, toutes les superstitions, tous les fanatismes
la denoncent, l'insultent et l'injurient comme ils peuvent. Je me
rappelle une encyclique celebre dont quelques mots remarquables me
sont restes dans l'esprit. Dans cette encyclique, un pape, notre
contemporain, Gregoire XVI, ennemi de son siecle, ce qui est un peu
le malheur des papes, et ayant toujours presents a la pensee l'ancien
dragon et la bete de l'Apocalypse, qualifiait ainsi la presse dans son
latin de moine camaldule: _Gula ignea, caligo, impetus _immanis cum
strepitu horrendo_. Je ne conteste rien de cela; le portrait est
ressemblant. Bouche de feu, fumee, rapidite prodigieuse, bruit
formidable. Eh oui, c'est la locomotive qui passe! c'est la presse,
c'est l'immense et sainte locomotive du progres!
Ou va-t-elle? ou entraine-t-elle la civilisation? ou emporte-t-il
les peuples, ce puissant remorqueur? Le tunnel est long, obscur et
terrible. Car on peut dire que l'humanite est encore sous terre,
tant la matiere l'enveloppe et l'ecrase, tant les superstitions, les
prejuges et les tyrannies font une voute epaisse, tant elle a
de tenebres au-dessus d'elle! Helas, depuis que l'homme existe,
l'histoire entiere est souterraine; on n'y apercoit nulle part le
rayon divin. Mais au dix-neuvieme siecle, mais apres la revolution
francaise, il y a espoir, il y a certitude. La-bas, loin devant nous,
un point lumineux apparait. Il grandit, il grandit a chaque instant,
c'est l'avenir, c'est la realisation, c'est la fin des miseres, c'est
l'aube des joies, c'est Chanaan! c'est la terre future ou l'on n'aura
plus autour de soi que des freres et au-dessus de soi que le ciel.
Courage a la locomotive sacree! courage a la pensee! courage a la
science! courage a la philosophie! courage a la presse! courage a vous
tous, esprits! L'heure approche ou l'humanite, delivree enfin de ce
noir tunnel de six mille ans, eperdue, brusquement face a face avec le
soleil de l'ideal, fera sa sortie sublime dans l'eblouissement!
Messieurs, encore un mot, et permettez, dans votre indulgence
cordiale, que ce mot soit personnel.
Etre au milieu de vous, c'est un bonheur. Je rends grace a Dieu qui
m'a donne, dans ma vie severe, cette heure charmante. Demain je
rentrerai dans l'ombre. Mais je vous ai vus, je vous ai parle, j'ai
entendu vos voix, j'ai serre vos mains, j'emporte cela dans ma
solitude.
Vous, mes amis de France,--et mes autres amis qui sont ici trouveront
tout simple que ce soit a vous que j'adresse mon dernier mot,--il y a
onze ans, vous avez vu partir presque un jeune homme, vous retrouvez
un vieillard. Les cheveux ont change, le coeur non. Je vous remercie
de vous etre souvenus d'un absent; je vous remercie d'etre venus.
Accueillez,--et vous aussi, plus jeunes, dont les noms m'etaient
chers de loin et que je vois ici pour la premiere fois,--accueillez
mon profond attendrissement. Il me semble que je respire parmi vous
l'air natal, il me semble que chacun de vous m'apporte un peu de
France, il me semble que je vois sortir de toutes vos ames groupees
autour de moi, quelque chose de charmant et d'auguste qui ressemble a
une lumiere et qui est le sourire de la patrie.
Je bois a la presse! a sa puissance, a sa gloire, a son efficacite!
a sa liberte en Belgique, en Allemagne, en Suisse, en Italie, en
Espagne, en Angleterre, en Amerique! a sa delivrance ailleurs!


IV
LE BANQUET DES ENFANTS

A L'EDITEUR CASTEL
Hauteville-House, 5 octobre 1862.
Mon cher monsieur Castel,
Le hasard a fait tomber sous vos yeux quelques especes d'essais de
dessins faits par moi, a des heures de reverie presque inconsciente,
avec ce qui restait d'encre dans ma plume, sur des marges ou des
couvertures de manuscrits. Ces choses, vous desirez les publier;
et l'excellent graveur, M. Paul Chenay, s'offre a en faire les
_fac-simile_. Vous me demandez mon consentement. Quel que soit le
beau talent de M. Paul Chenay, je crains fort que ces traits de plume
quelconques, jetes plus ou moins maladroitement sur le papier par un
homme qui a autre chose a faire, ne cessent d'etre des dessins du
moment qu'ils auront la pretention d'en etre. Vous insistez pourtant,
et je consens. Ce consentement a ce qui est peut-etre un ridicule veut
etre explique. Voici donc mes raisons:
J'ai etabli depuis quelque temps dans ma maison, a Guernesey, une
petite institution de fraternite pratique que je voudrais accroitre
et surtout propager. Cela est si peu de chose que je puis en parler.
C'est un repas hebdomadaire d'enfants indigents. Toutes les semaines,
des meres pauvres me font l'honneur d'amener leurs enfants diner
chez moi. J'en ai eu huit d'abord, puis quinze; j'en ai maintenant
vingt-deux [note: Plus tard le nombre fut porte a quarante.]. Ces
enfants dinent ensemble; ils sont tous confondus, catholiques,
protestants, anglais, francais, irlandais, sans distinction de
religion ni de nation. Je les invite a la joie et au rire, et je
leur dis: Soyez libres. Ils ouvrent et terminent le repas par un
remerciment a Dieu, simple et en dehors de toutes les formules
religieuses pouvant engager leur conscience. Ma femme, ma fille, ma
belle-soeur, mes fils, mes domestiques et moi, nous les servons. Ils
mangent de la viande et boivent du vin, deux grandes necessites pour
l'enfance. Apres quoi ils jouent et vont a l'ecole. Des pretres
catholiques, des ministres protestants, meles a des libres penseurs
et a des democrates proscrits, viennent quelquefois voir cette humble
cene, et il ne me parait pas qu'aucun soit mecontent. J'abrege; mais
il me semble que j'en ai dit assez pour faire comprendre que cette
idee, l'introduction des familles pauvres dans les familles moins
pauvres, introduction a niveau et de plain-pied, fecondee par des
hommes meilleurs que moi, par le coeur des femmes surtout, peut n'etre
pas mauvaise; je la crois pratique et propre a de bons fruits, et
c'est pourquoi j'en parle, afin que ceux qui pourront et voudront
l'imitent. Ceci n'est pas de l'aumone, c'est de la fraternite. Cette
penetration des familles indigentes dans les notres nous profite comme
a eux; elle ebauche la solidarite; elle met en action et en mouvement,
et fait marcher pour ainsi dire devant nous la sainte formule
democratique, Liberte, Egalite, Fraternite. C'est la communion
avec nos freres moins heureux. Nous apprenons a les servir, et ils
apprennent a nous aimer.
C'est en songeant a cette petite oeuvre, monsieur, que je crois
pouvoir faire un sacrifice d'amour-propre et autoriser la publication
souhaitee par vous. Le produit de cette publication contribuera a
former la liste civile de mes petits enfants indigents. Voici l'hiver;
je ne serais pas fache de donner des vetements a ceux qui sont en
haillons et d'offrir des souliers a ceux qui vont pieds nus. Votre
publication m'y aidera. Ceci m'absout d'y consentir. J'avoue que je
n'eusse jamais imagine que mes dessins, comme vous voulez bien les
appeler, pussent attirer l'attention d'un editeur connaisseur tel
que vous, et d'un artiste tel que M. Paul Chenay; que votre volonte
s'accomplisse; ils se tireront comme ils pourront du grand jour pour
lequel ils n'etaient point faits; la critique a sur eux desormais un
droit dont je tremble pour eux; je les lui abandonne; je suis sur
toujours que mes chers petits pauvres les trouveront tres bons.
Publiez donc ces dessins, monsieur Castel, et recevez tous mes voeux
pour votre succes.
VICTOR HUGO.


V
GENEVE ET LA PEINE DE MORT

Dans les derniers mois de 1862, la republique de Geneve revisa sa
constitution. La question de la peine de mort se presenta. Un
premier vote maintint l'echafaud; mais il en fallait un second. Les
republicains progressistes de Geneve songerent a Victor Hugo. Un
membre de l'eglise reformee, M. Bost, auteur de plusieurs ouvrages
estimes, lui ecrivit une lettre dont voici les dernieres lignes:
"La constituante genevoise a vote le maintien de la peine de mort par
quarante-trois voix contre cinq; mais la question doit reparaitre
bientot dans un nouveau debat. Quel appui ce serait pour nous, quelle
force nouvelle; si par quelques mots vous pouviez intervenir! car
ce n'est pas la une question cantonale ou federale, mais bien une
question sociale et humanitaire, ou toutes les interventions sont
legitimes. Pour les grandes questions, il faut de grands hommes. Nos
discussions auraient besoin d'etre eclairees par le genie; et ce nous
serait a tous un grand secours qu'un coup de main qui nous viendrait
de ce rocher vers lequel se tournent tant de regards."
Cette lettre parvint a Victor Hugo le 16 novembre. Le 17 il repondait:

Hauteville-House, 17 novembre 1862.
Monsieur,
Ce que vous faites est bon; vous avez besoin d'aide, vous vous
adressez a moi, je vous remercie; vous m'appelez, j'accours.
Qu'y'a-t-il? Me voila.
Geneve est a la veille d'une de ces crises normales qui, pour les
nations comme pour les individus, marquent les changements d'age. Vous
allez reviser votre constitution. Vous vous gouvernez vous-memes; vous
etes vos propres maitres; vous etes des hommes libres; vous etes une
republique. Vous allez faire une action considerable, remanier votre
pacte social, examiner ou vous en etes en fait de progres et de
civilisation, vous entendre de nouveau entre vous sur les questions
communes; la deliberation va s'ouvrir, et, parmi ces questions, la
plus grave de toutes, l'inviolabilite de la vie humaine, est a l'ordre
du jour.
C'est de la peine de mort qu'il s'agit.
Helas, le sombre rocher de Sisyphe! quand donc cessera-t-il de rouler
et de retomber sur la societe humaine, ce bloc de haine, de tyrannie,
d'obscurite, d'ignorance et d'injustice qu'on nomme penalite? quand
donc au mot peine substituera-t-on le mot enseignement? quand donc
comprendra-t-on qu'un coupable est un ignorant? Talion, oeil pour
oeil, dent pour dent, mal pour mal, voila a peu pres tout notre code.
Quand donc la vengeance renoncera-t-elle a ce vieil effort qu'elle
fait de nous donner le change en s'appelant vindicte? Croit-elle nous
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