Actes et Paroles, Volume 2 - 02

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1851 et avait ete exile le 2 decembre. Ce passager, dont le nom est
inutile a dire ici, car il n'a ete que l'occasion du fait que nous
allons raconter, s'etait embarque le matin meme, a Saint-Pierre-Port,
sur le bateau-poste _Normandy_. La traversee de Guernesey a
Southampton est de sept ou huit heures.
C'etait l'epoque ou le khedive, apres avoir salue Napoleon, venait
saluer Victoria, et, ce jour-la meme, la reine d'Angleterre offrait au
vice-roi d'Egypte le spectacle de la flotte anglaise dans la rade de
Sheerness, voisine de Southampton.
Le passager dont nous venons de parler etait un homme a cheveux
blancs, silencieux, attentif a la mer. Il se tenait debout pres du
timonier.
Le _Normandy_ avait quitte Guernesey a dix heures du matin; il etait
environ trois heures de l'apres-midi; on approchait des Needles, qui
marquent l'extremite sud de l'ile de Wight; on apercevait cette haute
architecture sauvage de la mer et ces colossales pointes de craie qui
sortent de l'ocean comme les clochers d'une prodigieuse cathedrale
engloutie; on allait entrer dans la riviere de Southampton; le
timonier commencait a manoeuvrer a babord.
Le passager regardait l'approche des Aiguilles, quand tout a coup il
s'entendit appeler par son nom; il se retourna; il avait devant lui le
capitaine du navire.
Ce capitaine etait a peu pres du meme age que lui; il se nommait
Harvey; il avait de robustes epaules, d'epais favoris blancs, la face
halee et fiere, l'oeil gai.
--Est-il vrai, monsieur, dit-il, que vous desiriez voir la flotte
anglaise?
Le passager n'avait pas exprime ce voeu, mais il avait entendu des
femmes temoigner vivement ce desir autour de lui.
Il se borna a repondre:
--Mais, capitaine, ce n'est pas votre itineraire.
Le capitaine reprit:
--Ce sera mon itineraire si vous le voulez.
Le passager eut un mouvement de surprise.
--Changer votre route?
--Oui.
--Pour m'etre agreable?
--Oui.
--Un vaisseau francais ne ferait pas cela pour moi!
--Ce qu'un vaisseau francais ne ferait pas pour vous, dit le
capitaine, un vaisseau anglais le fera.
Et il reprit:
--Seulement, pour ma responsabilite devant mes chefs, ecrivez-moi sur
mon livre votre volonte.
Et il presenta son livre de bord au passager, qui ecrivit sous sa
dictee: "Je desire voir la flotte anglaise". et signa.
Un moment apres, le steamer obliquait a tribord, laissait a gauche
les Aiguilles et la riviere de Southampton et entrait dans la rade de
Sheerness.
Le spectacle etait beau en effet. Toutes les batteries melaient
leurs fumees et leurs tonnerres; les silhouettes des massifs navires
cuirasses s'echelonnaient les unes derriere les autres dans une brume
rougeatre, vaste pele-mele de matures apparues et disparues; le
_Normandy_ passait au milieu de ces hautes ombres, salue par les
hurrahs; cette course a travers la flotte anglaise dura plus de deux
heures.
Vers sept heures, quand le _Normandy_ arriva a Southampton, il etait
pavoise.
Un des amis du capitaine Harvey, M. Rascol, directeur du _Courrier de
l'Europe_, l'attendait sur le port; il s'etonna du navire pavoise.
--Pour qui donc avez-vous pavoise, capitaine? Pour le khedive?
Le capitaine repondit:
--Pour le proscrit.
_Pour le proscrit_. Traduisez: _Pour la France_.
Nous n'aurions pas raconte ce fait, s'il n'empruntait une grandeur
singuliere a la fin du capitaine Harvey.
Cette fin, la voici.
Trois ans apres cette revue de Sheerness, tres peu de temps apres
avoir remis a son passager de juillet 1867 une adresse des marins de
la Manche, dans la nuit du 17 mars 1870, le capitaine Harvey faisait
son trajet habituel de Southampton a Guernesey. Une brume couvrait la
mer. Le capitaine Harvey etait debout sur la passerelle du steamer, et
manoeuvrait avec precaution, a cause de la nuit et du brouillard. Les
passagers dormaient.
Le _Normandy_ etait un tres grand navire, le plus beau peut-etre des
bateaux-poste de la Manche, six cents tonneaux, deux cent vingt pieds
anglais de long, vingt-cinq de large; il etait "jeune", comme disent
les marins, il n'avait pas sept ans. Il avait ete construit en 1863.
Le brouillard s'epaississait, on etait sorti de la riviere de
Southampton, on etait en pleine mer, a environ quinze milles au dela
des Aiguilles. Le packet avancait lentement. Il etait quatre heures du
matin.
L'obscurite etait absolue, une sorte de plafond bas enveloppait le
steamer, on distinguait a peine la pointe des mats.
Rien de terrible comme ces navires aveugles qui vont dans la nuit.
Tout a coup dans la brume une noirceur surgit; fantome et montagne,
un promontoire d'ombre courant dans l'ecume et trouant les tenebres.
C'etait la _Mary_, grand steamer a helice, venant d'Odessa, allant
a Grimsby, avec un chargement de cinq cents tonnes de ble; vitesse
enorme, poids immense. La _Mary_ courait droit sur le _Normandy_.
Nul moyen d'eviter l'abordage, tant ces spectres de navires dans le
brouillard se dressent vite. Ce sont des rencontres sans approche.
Avant qu'on ait acheve de les voir, on est mort.
La _Mary_, lancee a toute vapeur, prit le _Normandy_ par le travers,
et l'eventra.
Du choc, elle-meme, avariee, s'arreta.
Il y avait sur le _Normandy_ vingt-huit hommes d'equipage, une femme
de service, la stuartess, et trente et un passagers, dont douze
femmes.
La secousse fut effroyable. En un instant, tous furent sur le pont,
hommes, femmes, enfants, demi-nus, courant, criant, pleurant. L'eau
entrait furieuse. La fournaise de la machine, atteinte par le flot,
ralait.
Le navire n'avait pas de cloisons etanches; les ceintures de sauvetage
manquaient.
Le capitaine Harvey, droit sur la passerelle de commandement, cria:
--Silence tous, et attention! Les canots a la mer. Les femmes d'abord,
les passagers ensuite. L'equipage apres. Il y a soixante personnes a
sauver.
On etait soixante et un. Mais il s'oubliait.
On detacha les embarcations: Tous s'y precipitaient. Cette hate
pouvait faire chavirer les canots. Ockleford, le lieutenant, et les
trois contre-maitres, Goodwin, Bennett et West, continrent cette foule
eperdue d'horreur. Dormir, et tout a coup, et tout de suite, mourir,
c'est affreux.
Cependant, au-dessus des cris et des bruits, on entendait la voix
grave du capitaine, et ce bref dialogue s'echangeait dans les
tenebres:
--Mecanicien Locks?
--Capitaine?
--Comment est le fourneau?
--Noye.
--Le feu?
--Eteint.
--La machine?
--Morte.
Le capitaine cria:
--Lieutenant Ockleford?
Le lieutenant repondit:
--Present.
Le capitaine reprit:
--Combien avons-nous de minutes?
--Vingt.
--Cela suffit, dit le capitaine. Que chacun s'embarque a son tour.
Lieutenant Ockleford, avez-vous vos pistolets?
--Oui, capitaine.
--Brulez la cervelle a tout homme qui voudrait passer avant une femme.
Tous se turent. Personne ne resista; cette foule sentant au-dessus
d'elle cette grande ame.
La _Mary_, de son cote, avait mis ses embarcations a la mer, et venait
au secours de ce naufrage qu'elle avait fait.
Le sauvetage s'opera avec ordre et presque sans lutte. Il y avait,
comme toujours, de tristes egoismes; il y eut aussi de pathetiques
devouements [note: Voir aux Notes.].
Harvey, impassible a son poste de capitaine, commandait, dominait,
dirigeait, s'occupait de tout et de tous, gouvernait avec calme cette
angoisse, et semblait donner des ordres a la catastrophe. On eut dit
que le naufrage lui obeissait.
A un certain moment il cria:
--Sauvez Clement.
Clement, c'etait le mousse. Un enfant.
Le navire decroissait lentement dans l'eau profonde.
On hatait le plus possible le va-et-vient des embarcations entre le
_Normandy_ et la _Mary_.
--Faites vite, criait le capitaine.
A la vingtieme minute le steamer sombra.
L'avant plongea d'abord, puis l'arriere.
Le capitaine Harvey, debout sur la passerelle, ne fit pas un geste, ne
dit pas un mot, et entra immobile dans l'abime. On vit, a travers la
brume sinistre, cette statue noire s'enfoncer dans la mer.
Ainsi finit le capitaine Harvey.
Qu'il recoive ici l'adieu du proscrit.
Pas un marin de la Manche ne l'egalait. Apres s'etre impose toute sa
vie le devoir d'etre un homme, il usa en mourant du droit d'etre un
heros.


X

Est-ce que le proscrit liait le prescripteur? Non. Il le combat; c'est
tout. A outrance? oui. Comme ennemi public toujours, jamais comme
ennemi personnel. La colere de l'honnete homme ne va pas au dela du
necessaire. Le proscrit execre le tyran et ignore la personne du
proscripteur. S'il la connait, il ne l'attaque que dans la proportion
du devoir.
Au besoin le proscrit rend justice au proscripteur; si le
proscripteur, par exemple, est dans une certaine mesure ecrivain et a
une litterature suffisante, le proscrit en convient volontiers. Il
est incontestable, soit dit en passant, que Napoleon III eut ete un
academicien convenable; l'academie sous l'empire avait, par politesse
sans doute, suffisamment abaisse son niveau pour que l'empereur put en
etre; l'empereur eut pu se croire la parmi ses pairs litteraires, et
sa majeste n'eut aucunement depare celle des quarante.
A l'epoque ou l'on annoncait la candidature de l'empereur a un
fauteuil vacant, un academicien de notre connaissance, voulant rendre
a la fois justice a l'historien de Cesar et a l'homme de Decembre,
avait d'avance redige ainsi son bulletin de vote: _Je vote pour
l'admission de M. Louis Bonaparte a l'academie et au bagne_.
On le voit, toutes les concessions possibles, le proscrit les fait.
Il n'est absolu qu'au point de vue des principes. La son inflexibilite
commence. La il cesse d'etre ce que dans le jargon politique on nomme
"un homme pratique". De la ses resignations a tout, aux violences, aux
injures, a la ruine, a l'exil. Que voulez-vous qu'il y fasse? Il a
dans la bouche la verite qui, au besoin, parlerait malgre lui.
Parler par elle et pour elle, c'est la son fier bonheur.
Le vrai a deux noms; les philosophes l'appellent l'ideal, les hommes
d'etat l'appellent le chimerique.
Les hommes d'etat ont-ils raison? Nous ne le pensons pas.
A les entendre, tous les conseils que peut donner un proscrit sont
"chimeriques".
En admettant, disent-ils, que ces conseils aient pour eux la verite,
ils ont contre eux la realite.
Examinons.
Le proscrit est un homme chimerique. Soit. C'est un voyant aveugle;
voyant du cote de l'absolu, aveugle du cote du relatif. Il fait de
bonne philosophie et de mauvaise politique. Si on l'ecoutait, on
irait aux abimes. Ses conseils sont des conseils d'honnetete et de
perdition. Les principes lui donnent raison, mais les faits lui
donnent tort.
Voyons les faits.
John Brown est vaincu a Harper's Ferry. Les hommes d'etat disent:
Pendez-le. Le proscrit dit: Respectez-le. On pend John Brown; l'Union
se disloque, la guerre du Sud eclate. John Brown epargne, c'etait
l'Amerique epargnee.
Au point de vue du fait, qui a eu raison, les hommes pratiques, ou
l'homme chimerique?
Deuxieme fait. Maximilien est pris a Queretaro. Les hommes pratiques
disent: Fusillez-le. L'homme chimerique dit: Graciez-le. On fusille
Maximilien. Cela suffit pour rapetisser une chose immense. L'heroique
lutte du Mexique perd son supreme lustre, la clemence hautaine.
Maximilien gracie, c'etait le Mexique desormais inviolable, c'etait
cette nation, qui avait constate son independance par la guerre,
constatant par la civilisation sa souverainete; c'etait, sur le front
de ce peuple, apres le casque, la couronne.
Cette fois encore, l'homme chimerique voyait juste.
Troisieme fait. Isabelle est detronee. Que va devenir l'Espagne?
republique ou monarchie? Sois monarchie! disent les hommes d'etat!
Sois republique! dit le proscrit. L'homme chimerique n'est pas ecoute,
les hommes pratiques l'emportent; l'Espagne se fait monarchie. Elle
tombe d'Isabelle en Amedee, et d'Amedee en Alphonse, en attendant
Carlos; ceci ne regarde que l'Espagne. Mais voici qui regarde le
monde: cette monarchie en quete d'un monarque donne pretexte a
Hohenzollern; de la l'embuscade de la Prusse, de la l'egorgement de la
France, de la Sedan, de la la honte et la nuit.
Supposez l'Espagne republique, nul pretexte a un guet-apens, aucun
Hohenzollern possible, pas de catastrophes.
Donc le conseil du proscrit etait sage.
Si par hasard on decouvrait un jour cette chose etrange que la verite
n'est pas imbecile, que l'esprit de compassion et de delivrance a du
bon, que l'homme fort c'est l'homme droit, et que c'est la raison qui
a raison!
Aujourd'hui, au milieu des calamites, apres la guerre etrangere, apres
la guerre civile, en presence des responsabilites encourues de deux
cotes, le proscrit d'autrefois songe aux proscrits d'aujourd'hui, il
se penche sur les exils, il a voulu sauver John Brown, il a voulu
sauver Maximilien, il a voulu sauver la France, ce passe lui eclaire
l'avenir, il voudrait fermer la plaie de la patrie et il demande
l'amnistie.
Est-ce un aveugle? est-ce un voyant?


XI

En decembre 1851, quand celui qui ecrit ces lignes arriva chez
l'etranger, la vie eut d'abord quelque durete. C'est en exil surtout
que se fait sentir le _res angusta domi_.
Cette esquisse sommaire de "ce que c'est que l'exil" ne serait pas
complete si ce cote materiel de l'existence du proscrit n'etait pas
indique, en passant, et du reste, avec la sobriete convenable.
De tout ce que cet exile avait possede il lui restait sept mille
cinq cents francs de revenu annuel. Son theatre, qui lui rapportait
soixante mille francs par an, etait supprime. La hative vente a
l'encan de son mobilier avait produit un peu moins de treize mille
francs. Il avait neuf personnes a nourrir.
Il avait a pourvoir aux deplacements, aux voyages, aux emmenagements
nouveaux, aux mouvements d'un groupe dont il etait le centre, a tout
l'inattendu d'une existence desormais arrachee de terre et maniable a
tous les vents; un proscrit, c'est un deracine. Il fallait conserver
la dignite de la vie et faire en sorte qu'autour de lui personne ne
souffrit.
De la une necessite immediate de travail.
Disons que la premiere maison d'exil, Marine-Terrace, etait louee au
prix tres modere de quinze cents francs par an.
Le marche francais etait ferme a ses publications.
Ses premiers editeurs belges imprimerent tous ses livres sans lui
rendre aucun compte, entre autres les deux volumes des _Oeuvres
oratoires. Napoleon le Petit_ fit seul exception. Quant aux
_Chatiments_, ils couterent a l'auteur deux mille cinq cents francs.
Cette somme, confiee a l'editeur Samuel, n'a jamais ete remboursee. Le
produit total de toutes les editions des _Chatiments_ a ete pendant
dix-huit ans confisque par les editeurs etrangers.
Les journaux royalistes anglais faisaient sonner tres haut l'hospitalite
anglaise, melangee, on s'en souvient, d'assauts nocturnes et d'expulsions,
du reste comme l'hospitalite belge. Ce que l'hospitalite anglaise avait
de complet, c'etait sa tendresse pour les livres des exiles. Elle
reimprimait ces livres et les publiait et les vendait avec l'empressement
le plus cordial au benefice des editeurs anglais. L'hospitalite pour le
livre allait jusqu'a oublier l'auteur. La loi anglaise, qui fait partie
de l'hospitalite britannique, permet ce genre d'oubli. Le devoir d'un
livre est de laisser mourir de faim l'auteur, temoin Chatterton, et
d'enrichir l'editeur. Les _Chatiments_ en particulier ont ete vendus et
se vendent encore et toujours en Angleterre au profit unique du libraire
Jeffs. Le theatre anglais n'etait pas moins hospitalier pour les pieces
francaises que la librairie anglaise pour les livres francais. Aucun droit
d'auteur n'a jamais ete paye pour _Ruy Blas_, joue plus de deux cents fois
en Angleterre.
Ce n'est pas sans raison, on le voit, que la presse royaliste-bonapartiste
de Londres reprochait aux proscrits d'abuser de l'hospitalite anglaise.
Cette presse a souvent appele celui qui ecrit ces lignes, _avare_.
Elle l'appelait aussi "ivrogne", _abandonned drinker_.
Ces details font partie de l'exil.


XII

Cet exile ne se plaint de rien. Il a travaille. Il a reconstruit sa
vie pour lui et pour les siens. Tout est bien.
Y a-t-il du merite a etre proscrit? Non. Cela revient a demander: Y
a-t-il du merite a etre honnete homme? Un proscrit est un honnete
homme qui persiste dans l'honnetete. Voila tout.
Il y a telle epoque ou cette persistance est rare. Soit. Cette rarete
ote quelque chose a l'epoque, mais n'ajoute rien a l'honnete homme.
L'honnetete, comme la virginite, existe en dehors de l'eloge. Vous
etes pur parce que vous etes pur. L'hermine n'a aucun merite a etre
blanche.
Un representant proscrit pour le peuple fait un acte de probite. Il a
promis, il tient sa promesse. Il la tient au dela meme de la promesse,
comme doit faire tout homme scrupuleux. C'est en cela que le mandat
imperatif est inutile; le mandat imperatif a le tort de mettre un mot
degradant sur une chose noble, qui est l'acceptation du devoir; en
outre, il omet l'essentiel, qui est le sacrifice; le sacrifice,
necessaire a accomplir, impossible a imposer. L'engagement reciproque,
la main de l'elu mise dans la main de l'electeur, le mandant et le
mandataire se donnent mutuellement parole, le mandataire de defendre
le mandant, le mandant de soutenir le mandataire, deux droits et deux
forces meles, telle est la verite. Cela etant, le representant
doit faire son devoir, et le peuple le sien. C'est la dette de la
conscience acquittee des deux cotes. Mais quoi, se devouer jusqu'a
l'exil? Sans doute. Alors c'est beau; non, c'est simple. Tout ce qu'on
peut dire du representant proscrit, c'est qu'il n'a pas trompe sur la
qualite de la chose promise. Un mandat est un contrat. Il n'y a aucune
gloire a ne point vendre a faux poids.
Le representant honnete homme execute le contrat. Il doit aller, et il
va, jusqu'au bout de l'honneur et de la conscience. La il trouve le
precipice. Soit. Il y tombe. Parfaitement.
Y meurt-il? Non, il y vit.


XIII

Resumons-nous.
Ce genre d'existence, l'exil, a, on le voit, une certaine variete
d'aspects.
C'est de cette vie, agitee si l'on regarde la destinee, tranquille si
l'on regarde l'ame, qu'a vecu, de 1851 a 1870, du Deux-Decembre au
Quatre-Septembre, l'absent qui rend aujourd'hui compte a son pays
de son absence par la publication de ce livre. Cette absence a dure
dix-neuf ans et neuf mois. Qu'a-t-il fait pendant ces longues annees?
Il a essaye de ne pas etre inutile. La seule belle chose de cette
absence, c'est que lui, miserable, les miseres sont venues le trouver;
les naufrages ont demande secours a ce naufrage. Non seulement les
individus, mais les peuples; non seulement les peuples, mais les
consciences; non seulement les consciences, mais les verites. Il lui a
ete donne de tendre la main du haut de son ecueil a l'ideal tombe
dans le gouffre; il lui semblait par moments que l'avenir en detresse
tachait d'aborder a son rocher. Qu'etait-il pourtant? Peu de chose. Un
effort vivant. En presence de toutes les mauvaises forces conjurees et
triomphantes, qu'est-ce qu'une volonte?
Rien, si elle represente l'egoisme; tout, si elle represente le droit.
La plus inexpugnable des positions resulte du plus profond des
ecroulements; il suffit que l'homme ecroule soit un homme juste;
insistons-y, si cet homme a raison, il est bon qu'il soit accable,
ruine, spolie, expatrie, bafoue, insulte, renie, calomnie et qu'il
resume en lui toutes les formes de la defaite et de la faiblesse;
alors il est tout-puissant. Il est indomptable ayant en lui la
droiture; il est invincible ayant pour lui la realite. Quelle force
que ceci: n'etre rien! N'avoir plus rien a soi, n'avoir plus rien sur
soi, c'est la meilleure condition de combat. Cette absence d'armure
prouve l'invulnerable. Pas de situation plus haute que celle-la, etre
tombe pour la justice. En face de l'empereur se dresse le proscrit.
L'empereur damne, le proscrit condamne. L'un dispose des codes et des
juges; l'autre dispose des verites. Oui, il est bon d'etre tombe. La
chute de ce qui a ete la prosperite fait l'autorite d'un homme; votre
pouvoir et votre richesse sont souvent votre obstacle; quand cela vous
quitte, vous etes debarrasse, et vous vous sentez libre et maitre;
rien ne vous gene desormais; en vous retirant tout on vous a tout
donne; tout est permis a qui tout est defendu; vous n'etes plus
contraint d'etre academique et parlementaire; vous avez la redoutable
aisance du vrai, sauvagement superbe. La puissance du proscrit se
compose de deux elements; l'un qui est l'injustice de sa
destinee, l'autre qui est la justice de sa cause. Ces deux forces
contradictoires s'appuient l'une sur l'autre; situation formidable et
qui peut se resumer en deux mots:
Hors la loi, dans le droit.
Le tyran qui vous attaque rencontre pour premier adversaire sa propre
iniquite, c'est-a-dire lui-meme, et pour deuxieme adversaire votre
conscience, c'est-a-dire Dieu.
Combat, certes, inegal. Defaite certaine du tyran. Allez devant vous,
justicier.
Ce sont ces realites que, dans les premieres pages de cette
introduction, nous avons essaye d'exprimer en cette ligne:
L'exil, c'est la nudite du droit.


XIV

C'est pourquoi celui qui ecrit ceci a ete pendant ces dix-neuf annees
content et triste; content de lui-meme, triste d'autrui; content de se
sentir honnete, triste du crime a extension indefinie qui d'ame en
ame gagnait la conscience publique et avait fini par s'appeler la
satisfaction des interets. Il etait indigne et accable de ce malheur
national qu'on appelait la prosperite de l'empire. Les joies d'orgie
sont miseres. Une prosperite qui est la dorure d'un forfait ment et
couve une calamite. L'oeuf du Deux-Decembre est Sedan.
C'etaient la les douleurs du proscrit, douleurs pleines de devoirs.
Il pressentait l'avenir et denoncait dans l'etourdissement des fetes
l'approche des catastrophes. Il entendait le pas des evenements auquel
sont sourds les heureux. Les catastrophes sont arrivees, ayant en
elles la double force d'impulsion qui leur venait de Bonaparte et de
Bismarck, d'un guet-apens punissant l'autre. En somme, l'empire est
tombe et la France se relevera. Dix milliards et deux provinces, c'est
notre rancon. C'est cher, et nous avons droit au remboursement. En
attendant, soyons calmes; l'empire de moins, c'est l'honneur de plus.
La situation actuelle est bonne. Mieux vaut la France mutilee par une
voie de fait qu'amoindrie par un deshonneur. C'est la difference d'une
plaie a un virus. On guerit de la plaie, on meurt de la peste. La
France eut agonise par l'empire. La honte bue, c'est la France morte.
Aujourd'hui la honte est vomie, la France vivra. Le peuple n'a plus
rien en lui que de sain et de robuste, a present que le 18 brumaire et
le 2 decembre sont recraches.
Dans la solitude ou il meditait l'avenir, les preoccupations de
l'exile etaient severes, mais sereines; ses desespoirs etaient meles
d'esperances. Il avait, on vient de le voir, la melancolie du malheur
public, et en meme temps la joie altiere de se sentir proscrit. L'exil
etait pour cet homme une joie, parce qu'il etait une puissance. Une
bulle dit de Luther excommunie, mais indompte: _Stat coram pontifice
sicut Satanas coram Jehovah_. La comparaison est juste, et le proscrit
qui parle ici le reconnait. Par-dessus le silence fait en France,
par-dessus la tribune aplatie, par-dessus la presse baillonnee, le
proscrit, libre comme le Satan du vrai devant le Jehovah du faux,
pouvait prendre la parole et la prenait. Il defendait le suffrage
universel contre le plebiscite, le peuple contre la foule, la gloire
contre le reitre, la justice contre le juge, le flambeau contre le
bucher, et Dieu contre le pretre. De la ce long cri qui remplit ce
livre. De toutes parts, nous venons de le dire et dans ce livre on le
verra, les detresses s'adressaient a lui, sachant qu'il ne reculait
devant aucun devoir. Les opprimes voyaient en lui l'accusateur public
du crime universel. Il suffit, pour accepter cette mission, d'etre une
ame, et, pour remplir cette fonction, d'etre une voix. Une ame probe
et une voix libre, il a ete cela. Il entendait des appels a l'horizon,
et du fond de son isolement il y repondait. C'est la ce qu'on va lire.
Toutes les persecutions des maitres se dechainaient sur lui, et il y
avait, et il y a encore, sur son nom une inexprimable condensation
de haine; mais qu'est-ce que cela fait, et qu'importe? Il n'en a pas
moins eu le fier bonheur d'etre proscrit vingt ans, et de tenir tete,
lui solitaire a toutes les multitudes, lui desarme a toutes les
legions, lui reveur a tous les meurtriers, lui banni a tous les
despotes, lui atome a tous les colosses, n'ayant en lui que cette
seule force, un rayon de lumiere.
Cette lumiere, c'etait, nous l'avons dit, le droit, l'eternel droit.
Il remercie Dieu. Pendant tout le temps qu'il faut a un front de
quarante ans pour devenir un front de soixante ans, il a vecu de cette
vie hautaine. Il a ete l'expulse, le traque, le chasse. Il a ete
abandonne de tous et n'a abandonne personne. Il a connu l'excellence
du desert; c'est au desert qu'est l'echo. La on entend la clameur des
peuples. Pendant que les oppresseurs travaillaient au mal sous la
fixite de son regard, il a tache de travailler au bien. Il a laisse
tous les tyrans manier toutes les foudres au-dessus de sa tete,
n'ayant, lui, d'autre souci que la calamite publique. Il a habite un
ecueil, il a reve, medite, songe, tranquille sous une nuee de colere
et de menaces; et il se declare satisfait; car de quoi peut-on se
plaindre quand on a eu vingt ans aupres de soi et avec soi, la
justice, la raison, la conscience, la verite, le droit, et la mer aux
bruits immenses?
Et dans toute cette ombre il a ete aime. La haine n'a pas ete seule
sur lui; un sombre amour rayonnait jusqu'a sa solitude; il a senti
la profonde chaleur du peuple doux et triste, l'ouverture des coeurs
s'est faite de son cote, il remercie l'immense ame humaine. Il a ete
aime de loin et de pres. Il a eu autour de lui d'intrepides compagnons
d'epreuve, obstines au devoir, opiniatres au juste et au vrai,
combattants indignes et souriants; cet illustre Vacquerie, cet
admirable Paul Meurice, ce stoique Schoelcher, et Ribeyrolles, et
Dulac, et Kesler, ces vaillants hommes, et toi, mon Charles, et toi,
mon Victor....--Je m'arrete. Laissez-moi me souvenir.


XV

Il ne finira pas ces pages, pourtant, sans dire que, durant cette
longue nuit faite par l'exil, il n'a pas perdu de vue Paris un seul
instant.
Il le constate, et, lui qui a ete si longtemps l'habitant
de l'obscurite, il a le droit de le constater, meme dans
l'assombrissement de l'Europe, meme dans l'occultation de la France,
Paris ne s'eclipse pas. Cela tient a ce que Paris est la frontiere de
l'avenir.
Frontiere visible de l'inconnu. Toute la quantite de Demain qui peut
etre entrevue dans Aujourd'hui. C'est la Paris.
Qui cherche des yeux le Progres, apercoit Paris.
Il y a des villes noires; Paris est la ville de lumiere.
Le philosophe la distingue au fond de ses songes.


XVI

Voir vivre cette ville, assister a cette grandeur, c'est la pour
l'esprit une emotion poignante. Aucun milieu n'est plus vaste; aucune
perspective n'est plus inquietante et plus sublime. Ceux qui, par les
hasards quelconques de la vie, ont quitte la vision de Paris pour la
vision de l'ocean, n'ont eprouve, en changeant de spectacle, aucune
hausse d'infini. D'ailleurs, passer de l'horizon des hommes a
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