Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 11

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que nous avions attendu, nous eûmes un temps magnifique.
Au point du jour, nous vîmes en face de nous les îles Laquedives.
La surprenante rapidité des canots de ce pays m'étonnait beaucoup. Les
Européens appellent ces légères embarcations des _proues volantes_. Un
de ces canots s'avança vers nous, et quoique, sous l'influence d'une
excellente brise, le grab filât onze noeuds à l'heure, le canot passa
auprès de nous comme si nous avions été stationnaires. Deux ou trois
hommes se tenaient debout sur les agrès de dehors; ils semblaient voler
sur l'eau. Le canot ne glissait pas entre les vagues, mais il passait au
travers, car de minute en minute il disparaissait sous des flots
d'écume.
Tout en me la décrivant, de Ruyter fit une esquisse de cette
embarcation.
--Ces ignorantes gens, me dit-il, ont complété dans la construction de
ce bateau le triomphe de la perfection de l'architecture navale, dans
laquelle, malgré notre érudition, nos études et les encouragements qui
nous ont été donnés, nous ne sommes pas allés au delà de l'A B C pour la
vitesse, la dextérité, et surtout pour la simplicité de manoeuvre. Ce
bateau les surpasse tous. La construction de leur proa est complétement
en désaccord avec nos idées sur l'architecture navale. Nous bâtissons la
proue ou la poupe d'un vaisseau aussi dissemblables que possible; ces
gens les construisent de la même forme et dans les mêmes proportions.
Les côtés de nos vaisseaux sont, au contraire, précisément les mêmes;
mais, dans le proa, vous voyez que les côtés sont tout à fait
différents. Le proa ne revire jamais; il navigue indifféremment avec
l'un ou avec l'autre bout en avant, selon l'occasion, mais le même côté
est toujours celui du côté du vent. Le côté gauche (ou côté opposé au
vent) est aussi plat qu'une ligne de plomb peut le faire. Le côté du
vent est rond, et, à cause de sa longueur et de son étroit timon, le
proa chavirerait; pour l'empêcher, un agrès de dehors, construit de
bambous, saillit considérablement dans la mer et supporte un grand
billot de bois de coco: cela lui donne un immense timon artificiel, sans
opposer beaucoup de résistance à l'eau. Entre cet agrès de dehors et le
côté plat du proa, l'eau passe sans peine: voilà la cause de sa
rapidité.
Le proa lui-même, ou le corps du bateau, est composé seulement de
quelques planches cousues ensemble et bourrées entre les joints avec de
l'étoupe, car il n'y a ni un clou, ni un morceau de métal. Les voiles
sont du paillasson, les mâts et les vergues du bambou.
Quand ceux qui conduisent le canot veulent virer, ils larguent, tournent
la poupe au vent et meuvent le talon de la voile triangulaire jusqu'à ce
qu'ils l'attachent à l'autre extrémité, en même temps ils transportent
la barre dans la direction opposée, de sorte que ce qui était la poupe
est maintenant la proue.
Il y a toujours un homme ou deux pour naviguer le vaisseau. Il peut être
dit d'eux qu'ils marchent aussi rapidement que le vent. Pas un seul
vaisseau européen n'a pu avantageusement lutter de vitesse avec eux.
Ces canots sont admirablement adaptés pour la navigation des îles
situées dans la latitude des vents alizés, car ils peuvent passer d'un
vent à l'autre avec un essor aussi sûr que celui d'une grue, tandis que,
dans nos vaisseaux, si nous allons contre le vent, nous laissons
échapper l'objet de nos poursuites. Il est vrai que ces canots sont
d'une très-petite dimension et ne peuvent être employés que pour
l'échange des produits superflus ou pour les choses absolument
nécessaires. Le canot indien ordinaire ne servirait pas à leurs besoins,
car il coule à fond dans les rafales imprévues, ou il est chassé par le
vent loin de sa destination. Les natifs ont ingénieusement inventé le
proa, et ils ont obtenu les importantes améliorations que je viens de
vous désigner.


XXIX

En approchant d'une des îles Laquedives, je débarquai pour voir les
natifs et pour en obtenir quelques fruits. Pendant la nuit, le vent
s'affaiblit, et au point du jour nous aperçûmes, à trois lieues de nous,
quelques vaisseaux en panne. J'abordai un de ces vaisseaux, accompagné
d'une dizaine d'hommes tous bien armés. Le rais du premier bâtiment me
dit que, hors du golfe Persan, il avait été abordé par un grand
brigantin malais plein d'hommes, qui non-seulement avaient pillé son
vaisseau et deux autres, mais encore avaient tué une partie de son
équipage en les traitant avec la plus grande cruauté. Ce _Malais_ croise
à l'entrée du golfe, et il s'est déjà rendu maître de plusieurs
bâtiments.
J'amenai le rais sur le grab avec quelques hommes de son équipage. De
Ruyter écouta son histoire, et en m'assurant que tous les détails en
étaient vrais, il me dit:
--Nous allons poursuivre cet affreux pirate et nous en emparer.
--_Le Malais_ est chargé d'or, dit le rais; sa cargaison est si riche,
que le capitaine a été obligé de faire jeter dans la mer d'énormes
ballots de soierie persane, n'ayant pas de place pour les arrimer.
Vers le soir, une légère brise s'éleva, et nous fîmes une longue course
vers le nord-ouest, avec l'espoir de rencontrer _le Malais_ avant qu'il
entrât dans le détroit de Malacca.
Pendant quelques jours, nous voguâmes heureusement, abordant les bateaux
de tous les pays pour leur demander des nouvelles du pirate. Notre
vigilance était sans repos, sans trêve, et, d'heure en heure,
l'apparition d'une voile dans les vapeurs nuageuses de l'horizon nous
donnait de décevantes espérances. La patience de de Ruyter commençait à
s'épuiser; il avait des dépêches importantes pour l'île Maurice, et il
ne voulait plus prodiguer son temps en de vaines poursuites. À contre
coeur, et surtout à mon grand chagrin, de Ruyter donna l'ordre de
diriger la course vers le sud.
Le lendemain, au point du jour, l'homme qui était de faction sur la cime
du mât cria:
--Une grande voile à l'avant!
Je pris vivement un télescope, et je montai sur le mât.
--Eh bien! qu'est-ce? demanda de Ruyter.
--C'est _le Malais_, répondis-je avec confiance.
--Quelle route prend-il?
--Il ne nous a pas encore vus, et sa course se dirige vers le nord.
Je descendis sur la poupe.
L'horizon devint obscur; et comme _le Malais_ avait négligé d'être
attentif, nous espérâmes l'approcher de très-près avant qu'il nous
découvrît.
Nous avancions vers lui toutes voiles déployées; mais, à huit heures,
_le Malais_ nous aperçut et élargua.
Nous avions considérablement gagné sur lui, et de notre poupe la cime de
ses plus basses antennes était tout à fait visible.
--Si la brise continue jusqu'à midi, dis-je à de Ruyter, il ne peut pas
nous échapper.
Une vive allégresse se répandit sur le vaisseau, et tout l'équipage,
excité par l'espérance du butin, se prépara activement au combat. Nous
pompâmes l'eau qui était dans le vaisseau, et, pour l'alléger un peu, on
jeta dans la mer quelques tonneaux de ballast. Les ponts furent
débarrassés pour l'action, les armes et les bateaux apprêtés, et
ensuite, comme un faucon guette un courlis, nous suspendîmes toute notre
attention à la manoeuvre du vaisseau.
À midi, le vent se rafraîchit encore, et nous gagnâmes rapidement sur
_le Malais_. Il était près de six heures quand nous arrivâmes à la
portée du canon, mais nos coups n'attirèrent point l'attention du
pirate. De Ruyter hissa un drapeau français tricolore, et comme nous
avions un Malais à bord du grab, il lui ordonna de héler le vaisseau en
l'engageant à nous envoyer ses papiers.
Le corsaire ne répondit pas, et nous rendîmes la parole au canon. À
cette nouvelle attaque, il opposa une décharge de quatre caronades, de
plusieurs petits pierriers sur ses plats-bords et de vingt ou trente
mousquets.
Quand les morceaux de vieux fer, de verre et de clous tombèrent sur nos
agrès, trois de nos hommes furent blessés.
--Arrêtons leur insolence! cria furieusement de Ruyter.
Nous commençâmes à faire feu, manoeuvrant avec nos volées sur sa poupe
et sur ses quartiers. Nos coups étaient si bien dirigés, que de Ruyter
nous cria bientôt de cesser. Nous n'avions pas seulement imposé silence
aux canons ennemis, mais encore vidé son pont, coupé ses agrès en
morceaux et jeté à bas son gouvernail. Trois de nos bateaux furent
apprêtés, et je partis avec trente hommes pour aborder l'ennemi.
--Tenez-vous bien sur vos gardes, me dit de Ruyter; méfiez-vous de leurs
ruses et de leur perfidie!
Nous nous avançâmes vers _le Malais_ avec beaucoup de précaution, et il
ne mit pas le moindre obstacle à notre approche; personne ne paraissait
sur le pont.
--Abordez sur l'avant avec vos Arabes, dis-je au rais, qui commandait un
des bateaux, mes Européens et moi nous allons grimper sur la poupe de
bambou.
En arrivant à bord, nous trouvâmes quelques blessés et beaucoup de
morts, mais rien de plus. Les voiles et les vergues pendaient de tous
côtés en désordre. Installé sur le pont avec une partie de mes hommes,
je me préparais à descendre, quand tout à coup retentit un tumultueux et
sauvage cri de guerre. Je m'élançai à l'avant, et je vis apparaître d'en
bas un bosquet de lances passées au travers du paillasson. Ces lances
blessèrent plusieurs de mes hommes.
J'étais certainement aussi étonné de cette nouvelle mode de guerre que
le fut Macbeth en voyant marcher la forêt de Dunsinam. Je me sauvai vers
l'endroit le plus solide du pont, et je n'échappai qu'avec peine aux
coups dirigés contre moi. Plusieurs de mes hommes avaient reculé.
--Tirez en bas, à travers les treillis! m'écriai-je.
Une partie des hommes commandés par le rais s'étaient jetés dans la mer
pour regagner le bateau. J'expliquai à de Ruyter notre position.
--Je vais vous envoyer une haussière, pour l'attacher au beaupré du
_Malais_, puis vous reviendrez sur le grab.
Très-soigneux de la vie de ses hommes, de Ruyter ne voulait pas les voir
lutter plus longtemps contre l'irrévocable résolution des pirates, qui,
une fois déterminés à ne pas être pris, devaient mourir dans l'énergie
de leur résistance.
--Si j'avais des boules à feu, de Ruyter, je les ferais bien sortir, car
nous en avons déjà tué un grand nombre avec nos armes; les Européens
consentent à me suivre, mais les natifs résistent, et seuls nous aurons
peu de chances de succès, car, incapables de voir nos ennemis dans
l'obscurité, ils nous perceraient à coups de lance sans aucun danger
pour eux.
L'équipage s'occupait à relever nos blessés et à les mettre dans les
bateaux.
Un garçon suédois, pour lequel j'avais une vive amitié, avait été
atteint au pied par un affreux coup de lance; il souffrait horriblement;
je donnai l'ordre de le soulever avec précaution, et en courant à
l'avant pour voir descendre mon protégé dans le bateau, je passai
contre le corps d'un Malais mourant, qui avait été atteint par une balle
avant que nous eussions abordé le vaisseau.
En observant mon entourage, au premier pas que j'avais fait sur le pont,
j'avais remarqué sa mine particulièrement féroce, ainsi que l'expression
méchante de sa large et brutale figure.
Au moment où j'allais passer sur lui, je fus arrêté par un regard de son
oeil profondément enfoncé dans l'orbite, mais qui brillait comme un
ver luisant. Mon pied glissa sur le sang caillé échappé d'une blessure
que cet homme avait reçue à la tête, et je tombai sur lui. Le moribond
m'empoigna avec sa main osseuse, et fit un horrible effort pour se
soulever. L'impossibilité de ce mouvement lui donna l'idée d'une
dernière vengeance: il tira un poignard de sa poitrine et essaya de le
plonger dans la mienne. La haine survivait aux forces physiques, le
poignard ne fit que m'égratigner légèrement. Mais l'effort du malheureux
était surhumain, car ses mains se détendirent, et il jeta un dernier cri
d'agonie et de désespoir. Des hommes tels que ceux-ci ne peuvent être
vaincus, pensai-je en moi-même; ils meurent dans un sanglant triomphe.
De Ruyter devint tout à fait péremptoire en nous ordonnant de rentrer à
bord du grab, car la nuit approchait et les Malais commençaient de
nouveau à faire feu sur nous avec leurs mousquets. Je fus donc obligé de
retourner au grab le coeur plein de rage et fort désappointé.
Nous avions en tout huit hommes de blessés. À mon arrivée sur le grab,
de Ruyter me dit:
--Il n'y a pas de remède, il faut maintenant que nous tâchions de touer
_le Malais_ vers la terre; quand ils seront près du rivage, ils se
sauveront peut-être à la nage, mais j'ai bien peur que nous ne
réussissions pas à les vaincre.
Nous remplîmes nos voiles et nous commençâmes à touer _le Malais_. Une
bande d'hommes fut placée à notre poupe, prête à tirer sur les objets
qu'elle verrait mouvoir à bord de l'ennemi. Nous eûmes beaucoup de peine
à réussir dans notre tentative, car, n'étant pas gouverné, _le Malais_
tournait sur lui-même. Quelques secondes après le succès de nos efforts,
les hommes de l'équipage avaient trouvé le moyen de couper la corde de
touage. Protégés par une volée de mousquets, nous attachâmes une autre
corde; rien de vivant ne parut sur le pont, mais la haussière fut encore
tranchée.
De Ruyter le héla à plusieurs reprises sans obtenir la moindre réponse.
La nuit se passa dans le calme; mais au point du jour de Ruyter prit la
résolution de couler à fond _le Malais_. Nous nous y résignâmes en
faisant feu sans relâche avec nos plus grands canons. Des symptômes
d'incendie se manifestèrent; bientôt une fumée opaque s'éleva lentement,
et quelques explosions de poudre se firent entendre. Enfin, la fumée
s'éleva plus noire et plus épaisse; les sauvages parurent, se traînant à
plat ventre sur le pont. Nous avions jeté leurs canons dans la mer, et
par conséquent ils étaient sans défense. Des rayons de feu
s'échappèrent des écoutilles et des embrasures, et quand les balles
percèrent _le Malais_, les Arabes s'écrièrent: «Nous voyons de la poudre
d'or, des perles, des rubis, qui tombent dans la mer.» Je ne pouvais ni
en dire autant, ni sentir l'eau de rose qu'ils prétendaient voir couler
comme une fontaine des dalots. Je ne voyais que les flammes, l'épaisse
fumée et les pauvres diables fourmillant sur le pont ou se jetant dans
les vagues.
Dès que nous eûmes cessé notre canonnade, nous nous éloignâmes à quelque
distance du _Malais_, dont nos regards suivaient anxieusement l'agonie.
Après une explosion qui vibra dans l'air, semblable à un violent coup de
tonnerre, nous ne vîmes qu'un nuage noir étendu sur la surface de l'eau,
et comme un drap mortuaire obscurcissant le ciel. La place occupée
quelques instants auparavant par le pirate ne pouvait être distinguée
que par un bouillonnement de la mer, pareil au confluent des marées.
D'énormes fragments du vaisseau voguaient çà et là, des mâts, des
cordages, de temps à autre une tête d'homme surnageait à la surface,
hurlant d'une voix faible son dernier cri de guerre. La carène du
vaisseau était enfoncée la poupe la première, et sa tombe se remplit
bientôt.
La secousse de l'explosion avait été si grande, que le vent s'était
calmé, et que la carène du grab tremblait comme si elle avait peur. Le
nuage noir disparut et passa doucement le long de la surface de l'eau,
puis il monta et resta suspendu dans les airs, concentré en une masse
épaisse. Je le regardais fixement, car il me semblait que le pirate
était métamorphosé et non détruit, il me semblait que son équipage de
démons peuplait l'immensité des airs.
--Nous venons d'assister à un terrible, à un pénible spectacle, me dit
de Ruyter, mais ils méritaient leur destinée. Allons, donnons de
l'ouvrage à nos hommes, faites hausser les bateaux et mettons toutes
voiles dehors pour notre propre course.
Deux jours après cet événement, un de nos Arabes mourut de ses
blessures, et ses camarades l'ensevelirent dans la mer, en présidant à
cette cérémonie par des formes graves et mystiques.
Le corps du trépassé fut soigneusement lavé; sa bouche, ses narines, ses
oreilles et ses yeux remplis de coton saturé de camphre, avec lequel son
corps avait été également imbibé.
Les articulations de ses jambes et celles de ses bras furent brisées et
resserrées les unes contre les autres, à la façon des momies
égyptiennes; puis, avec un boulet de douze livres attaché aux
extrémités, ce cadavre mutilé fut jeté dans l'Océan.
Je demandai aux Arabes pour quelles raisons ils avaient cassé les
jointures du mort.
Leur réponse fut que c'était pour l'empêcher de suivre le vaisseau;
«car, ajoutèrent-ils, si nous avions négligé ce devoir sacré, le corps
flotterait sur les eaux, et l'esprit du mort nous poursuivrait
éternellement.»
Heureusement pour nous, les Malais n'avaient pas empoisonné leurs
lances, car nos hommes se rétablirent bientôt, à l'exception du pauvre
garçon suédois, dont la blessure était tellement grave, que si de Ruyter
n'avait pas possédé quelques notions médicales, nous aurions eu à
déplorer sa perte.
De Ruyter l'installa dans sa propre cabine, et nous le soignâmes avec
toute l'attention possible, cherchant à éviter pour lui une horrible
opération que le chirurgien du grab démontrait comme indispensable.
Van Scolpvelt, notre Esculape, avait été engagé à bord d'un east
_Judiaman_ hollandais, dans lequel il avait été employé comme
aide-chirurgien; il y vieillit, espérant voir arriver le jour où il lui
serait possible d'exercer ses grandes capacités de découpeur de chair.
Mais rien n'était capable de remuer le courage boueux de ces bourgeois
hollandais, dont l'antipathie contre la poudre était aussi forte que
celle des quakers; de sorte que Van Scolpvelt s'attrista de manquer
d'exercice et que les instruments de son métier se rouillèrent dans
leurs boîtes. Tout le travail qu'il avait à faire à bord de l'east
_Judiaman_ consistait en celui de donner un _enseto catharticus_, un
_enoma_ ou simple déjection aux Hollandais ventrus, lorsque leur
gloutonnerie avait dérangé les fonctions gastriques.


XXX

Van Scolpvelt trouvait sa dignité et surtout celle de sa chère
profession odieusement compromise par cette dégradante application de la
science. Il accepta donc avec joie la proposition que lui fit de Ruyter
de monter à son bord et de l'accompagner dans ses voyages.
--De Ruyter, disait le docteur, est un homme sensé, et généralement il
me trouve assez d'ouvrage: cependant il a un défaut de caractère qui est
inexplicable dans la nature d'un homme si libéral et si humain, ce
défaut est celui d'approuver tous les païens préjugés de son barbare
équipage, qui s'oppose toujours à l'amputation.
--Sur ce point, continua le docteur en s'adressant à moi, les Anglais
sont les êtres les plus éclairés du monde. Votre gouvernement donne un
prix pour tous les membres enlevés au tronc paternel: non-seulement
l'opérateur est récompensé, mais encore la personne sur laquelle il
opère, et souvent cette personne gagne davantage à être estropiée qu'à
continuer les labeurs d'une vie de fatigues. Ainsi, moi, moi Van
Scolpvelt, continua le docteur en s'animant, j'ai vu couper la jambe
droite à un homme sur une frégate anglaise, et c'est bien la plus
magnifique opération que j'aie jamais vue de ma vie. L'homme était tombé
du mât, de sorte que l'os du genou était passé au travers des téguments.
Le lendemain, le blessé reprit ses facultés, et nous commençâmes à
travailler sur lui.
Si vous aviez été là, monsieur, votre coeur se serait réjoui.
C'était un glorieux sujet, et personne ne pouvait assister à l'opération
sans plaisir et sans étonnement.
L'homme ne jeta pas un cri, ne fit pas une grimace, ne dit pas un mot. À
la fin de l'opération, il tourna flegmatiquement sa chique dans sa
bouche et demanda un verre de grog. S'il n'y avait eu qu'une bouteille
d'eau-de-vie dans le monde, il l'aurait eue, le courageux marin. Je
l'adorais!
Les Anglais sont de braves gens; ils ne sentent pas plus le mal que ce
morceau de bois que le charpentier est en train de couper. Les patients
doivent être tous comme cela.
Maintenant, monsieur, parlons de ce garçon qui est dans la cabine du
capitaine. Si on voulait, je lui ôterais la jambe sans lui rien dire, et
demain nous lui demanderions comment il se porte, s'il survit toutefois!
Eh bien! ce cas existant, il serait envoyé à l'hôpital pour le reste de
sa vie: s'il meurt, rien de plus. En le soignant, pour le guérir sans
fracturer sa jambe, il me faudra trois ou quatre mois: pendant ce temps,
il mangera, il boira, et cela sans faire aucun ouvrage. De Ruyter ne
pense nullement à l'inutilité de cette dépense; persuadez-le de me
laisser agir, j'ôterais la jambe au blessé avec si peu de douleur pour
lui et avec tant de plaisir pour moi!
J'arrêtai brusquement les cajolantes lamentations du docteur en lui
disant d'un air glacial:
--Si ma jambe n'était soutenue à mon corps que par un morceau de peau,
et si un chirurgien essayait de me la couper, je le poignarderais avec
ses propres instruments.
Le docteur me regarda d'un air surpris et méprisant, puis il mit sous
son bras sa boîte d'instruments, avec laquelle il avait fait son
discours, et se sauva en faisant autant de bruit qu'en fait la nageoire
d'un requin, nageoire à laquelle ses pieds plats ressemblaient beaucoup.
De Ruyter appela le docteur, et, tandis qu'il se rendait aux ordres de
son chef, je m'amusai à jeter un coup d'oeil sur sa figure
extraordinaire. Il avait le corps petit, sec, sans séve, et, comme il
s'était déshabillé dans l'espoir de faire cette opération, il me fut
permis de le comparer à une énorme chenille au poil roussâtre.
La maigre figure de ce laid personnage était froncée comme celle d'un
mandarin chinois, son crâne chauve entouré de longs cheveux d'un gris
rougeâtre; les poils qui auraient dû former des sourcils, des cils et de
la barbe, avaient déserté leurs postes respectifs et étaient pointillés
çà et là sur ses maigres joues et sur son cou, pareil par sa longueur à
celui du héron. Quatre ou cinq défenses irrégulières et incrustées de
jaune s'élançaient de sa mâchoire comme de celle d'un sanglier, et sa
large bouche aux lèvres poisseuses achevait de compléter sa ressemblance
avec un _john dory_ (poisson). Ses yeux, petits et enfoncés, avaient
pris leur couleur dans un mélange du rouge clair, du vert et du jaune.
Cependant, malgré l'amour immodéré que le docteur avait pour l'exercice
de sa vocation, malgré son absurde et risible extérieur, il ne manquait
pas d'une certaine habileté, et il était fort enthousiaste et fort
instruit dans les mystères de sa profession. Quand il n'était pas
activement occupé des soins à donner à ses malades, il lisait avec
beaucoup d'attention de vieux manuscrits annotés sur toutes les pages
par sa propre main, et ornés d'effrayantes opérations coloriées avec une
férocité de conception inouïe.
Le costume ordinaire du docteur était composé de divers articles qu'il
avait ramassés dans le quartier des malades, ou arrachés aux cadavres
des sauvages. Quant à son âge précis, il était impossible de s'en former
une idée, car il avait l'air d'une momie égyptienne ressuscitée.
Quand le docteur revint vers moi--après avoir causé avec de Ruyter--il
ouvrit la main en faisant d'affreuses contorsions, comme s'il eût
cherché à saisir une victime de son fanatisme; il était très-fier de
cette main longue, crochue, étroite et osseuse comme la serre d'un
oiseau de proie. De plus, elle était si maigre, qu'un soir, en
rencontrant le docteur avec une chandelle cachée entre ses doigts
réunis, je crus qu'il tenait une lanterne, et je voulus la lui
emprunter. Van Scolpvelt trouvait sa main admirable de forme, et
surtout précieuse pour son utilité, car, ainsi qu'il le disait,
«n'importe à quelle profondeur va une balle, je puis la suivre,» et il
avançait un affreux doigt, orné d'une antique bague en escarboucle
montée en argent.
Je descendis avec le docteur à l'infirmerie pour voir les blessés, et
sans mots de commisération ni d'encouragement pour les uns et les
autres, il se mit à l'ouvrage, maniant sa sonde avec la même
indifférence que mettrait un homme à bourrer sa pipe.
Quand le chirurgien eut sondé, coupé ou touché ceux qui n'étaient que
légèrement blessés par les lances ou par les coups de mousquet, de
Ruyter lui fit regarder l'égratignure que j'avais à la poitrine. Il
l'examina attentivement, et narra aux spectateurs la physiologie de
cette partie du corps, harangue sur l'action et sur l'effet que produit
le poison indien. Il s'étendit avec complaisance sur la subtilité avec
laquelle il s'infuse par absorption dans le corps, et surtout par le
moyen de la circulation du sang par le système nerveux.
--Pour vous dire toute la vérité, reprit le passionné docteur en
admiration devant lui-même, ce poison, après avoir empoisonné, paralysé
et miné son chemin à travers la cosse et la coquille, commence à manger
l'amande; ensuite il arrive aux extrémités, qu'il détruit, puis il
assemble et concentre ses forces jusqu'à ce que le venin touche le
coeur. Quand le malade est saisi de convulsions, le poison a atteint
son but, car il tue dans sa dernière étreinte.
Telle était la joyeuse chanson que le médecin hollandais chantait à mes
oreilles pendant qu'il faisait rougir un fer qu'il appliqua sur ma
poitrine d'un air plein de sensualité.
Si cette opération mit un obstacle à l'agréable voyage du poison dans
mon corps, elle changea une légère blessure en une horrible plaie qui me
fit longtemps souffrir.
Quand Van Scolpvelt examina pour la seconde fois la blessure vraiment
dangereuse du pauvre matelot suédois, il se replongea à plaisir dans une
description des muscles et des nerfs déchirés du cou-de-pied.
--La gangrène et la mortification des chairs sont, dit-il, les moindres
choses qui suivront cet affreux coup, et si le pied n'est pas amputé de
suite au-dessus de la cheville, dans vingt-quatre heures je serai obligé
de couper la jambe entière jusqu'à la hanche, mais avec peu de
probabilité de lui conserver la vie, car généralement le malade meurt
pendant l'opération.
Le pauvre blessé cria, supplia le docteur, et s'adressa à moi; je fis
appeler de Ruyter, qui défendit énergiquement l'opération.
Pour se dédommager un peu, le chirurgien donna l'ordre de maintenir le
malade immobile, puis il se mit à travailler sur lui avec autant de
satisfaction et d'adresse qu'un Indien en met à scalper son ennemi.
Heureusement, le pauvre garçon devint insensible à cette horrible
torture; le docteur le regarda d'un air surpris, et dit en riant:
--Pourquoi a-t-il crié, pourquoi s'est-il évanoui comme une jeune
fille? En vérité, je lui gratte seulement l'os.
--Docteur, dit de Ruyter, vous ressemblez à une vieille cuisinière qui,
mettant un jour dans un pâté brûlant des anguilles vivantes, leur
frappait sur la tête en leur criant: «Restez donc tranquilles, folles
que vous êtes!»
Quand le Suédois reprit ses sens, de Ruyter lui donna un verre
d'eau-de-vie et ne laissa plus le docteur tourmenter le malade, il en
prit soin lui-même.
En dépit des prédictions de Van Scolpvelt, mon protégé recouvra la santé
et l'usage de sa jambe. J'ai parlé assez longuement de ce garçon, parce
que j'aurai à raconter dans la suite de cette histoire sa mélancolique
et triste destinée.


XXXI

Nous n'avancions que très-lentement vers le but de notre voyage, car
nous étions fréquemment forcés de mettre le vaisseau en panne; malgré
ces contre-temps, dont s'impatientait de Ruyter, je passai les longues
heures du jour d'une manière fort agréable, car nous avions à bord une
foule d'amusements. La douceur de la température, jointe à la sobriété
de nos natifs, rendait le grab plus facile à gouverner que ne le sont
généralement les vaisseaux équipés d'Européens. Ceux que nous avions à
bord avaient été choisis avec un grand soin, et ils avaient tous des
situations responsables sur le vaisseau. De Ruyter n'était pas seulement
un hardi et excellent commandant, mais encore un admirable compagnon, de
sorte qu'il m'était impossible de trouver une cause pour me plaindre de
ma situation.
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