Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 12

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Après avoir quitté les îles Laquedives, nous nous arrêtâmes à
Diego-Rayes pour y prendre du bois et de l'eau, et après avoir passé les
îles des Frères, nous dirigeâmes notre course vers le sud. À quelques
jours de là nous nous trouvions entre le grand banc de Galapagos et les
îles de Saint-Brandan.
Un matin, l'homme stationné sur le mât cria:
--Deux voiles étrangères à l'ouest! elles sont dans notre chemin.
Une rafale de brouillard et de pluie nous surprit, et pendant quelque
temps nous perdîmes de vue les voiles étrangères. Quand la rafale fut
passée, elles devinrent encore visibles. J'appelai de Ruyter.
--J'aperçois deux frégates, lui dis-je, et je les crois françaises, du
port de Saint-Louis, dans l'île Maurice.
--Elles peuvent l'être, dit-il, mais j'en doute; donnez-moi le
télescope. Trop élevées hors de l'eau, murmura de Ruyter, voiles trop
sombres, carène trop courte, et les vergues ne sont pas assez carrées
pour être françaises; non, ce ne sont pas des Français. Lâchez les
voiles, revirez le vaisseau près du vent.
En voyant exécuter cet ordre, le premier vaisseau étranger revira aussi
pendant que l'autre continuait sa course. Nous ne faisions tous que
tourner contre le vent, qui était très-léger. La première frégate
manoeuvrait remarquablement bien, et laissait sa compagne en arrière.
Mais cependant sa vitesse n'était pas comparable à la nôtre. Toutes nos
craintes étaient de voir tomber le vent, ou de perdre la frégate de vue,
ce qui arriva après le coucher du soleil. Pendant la nuit, nous fûmes
sur le qui-vive, et de Ruyter ne permit pas de lumière, dans
l'appréhension que le grab fût aperçu par les frégates.
Nos ponts étaient arrangés pour l'action, les canons apprêtés, et les
petites armes furent montées et disposées en faisceaux, non dans la
vaine espérance de pouvoir attaquer la frégate, mais dans celle de
prévenir les tentatives qu'elle pourrait faire si elle essayait de nous
aborder avec les bateaux.
Au milieu de la nuit une légère brise s'éleva du canal de Galapagos, et
nous fîmes une longue course vers l'est; puis le vent changea, et la
nuit devint tout à fait obscure.
Les frégates ne montraient aucune lumière, et rien ne pouvait nous
révéler la position qu'elles avaient prise.
Notre désir était de gagner le groupe d'îles des Frères, et de nous y
cacher pour éviter leur rencontre; car, selon toute probabilité, elles
devraient tenir position entre nous et le port, dans la direction duquel
nous naviguions quand elles nous avaient aperçus.
Le vent était si bas que le grab se mouvait à peine, et la nuit si
obscure que nos télescopes ne pouvaient servir.
Nous attendîmes donc le jour avec une horrible anxiété.
Enfin les sombres nuages de l'est commencèrent à disparaître et à
changer leur couleur, qui devint pourpre et frangée d'une teinte orange;
le cercle de l'horizon s'élargit, et chaque figure s'éclaircissait en
considérant le lever de l'aurore. De Ruyter était debout sur un canon,
regardant évaporer une épaisse masse d'obscurs nuages sur le côté opposé
au vent, quand tout à coup il cria:
--La voici!
Je suivis la direction des yeux de de Ruyter, et je vis une des frégates
sortir comme une île de la vapeur dont elle était enveloppée. Elle nous
vit, car elle vira dans notre sillage et chargea toutes les petites
voiles qu'elle avait. Elle était à peu près à neuf ou dix milles
derrière nous; sa compagne se trouvait encore en arrière et à une
très-grande distance. Nous mettions tous nos soins à arranger le grab,
et nous déployâmes toutes les voiles qu'il avait, puis les vieux effets
furent jetés à la mer.
Après avoir examiné la frégate pendant quelques instants, de Ruyter nous
dit:
--Par le ciel! elle navigue bien; je crois qu'elle marche aussi vite que
nous, et sa rapidité m'étonne d'autant plus que je ne connais pas de
vaisseau qui puisse égaler le grab en légèreté. Ce doit être une frégate
nouvelle et récemment arrivée d'Europe. D'ailleurs, avec cette
assiette, le grab n'est pas lui-même. Je n'aime pas l'apparence du
temps; quand le soleil se lèvera, nous n'aurons plus d'air. Il faut donc
tout préparer pour ce changement.
Deux heures après, l'eau devint calme. Le soleil sortit du sein des
flots comme un globe de feu; il avait l'air terrible, et on ne pouvait
qu'avec peine supporter ses rayons, car ils brûlaient jusqu'à la
cervelle. J'étais à chaque instant obligé de fermer les yeux; son
éblouissant éclat me privait de la vue.
Malgré l'étouffante chaleur qui embrasait l'air, la frégate osa envoyer
ses bateaux à notre poursuite; et, en admirant la hardiesse de cette
chasse dangereuse, de Ruyter s'écria:
--Ces garçons travaillent inutilement; à midi, nous aurons un vent de
mer, ils seront obligés de se rappeler qu'ils perdent du temps.
Comme l'avait prédit notre commandant, vers midi, des bouffées de vent
commencèrent à agiter légèrement la surface de la mer; puis un faible
courant d'air souleva la girouette ornée de plumes. Nous étendîmes nos
mains vers le ciel, comme pour retenir le vent. Les légères voiles de
coton du haut le sentirent les premières, et, au lieu de s'attacher au
mât comme si elles y avaient été collées, elles se gonflèrent et prirent
leur forme arquée.
--On croirait, dis-je à de Ruyter, que vous avez une communication avec
les éléments.
--C'est vrai, me répondit-il, toute ma vie je les ai étudiés; mais
l'existence d'un homme est trop courte, elle ne lui permet pas d'en
pénétrer les mystères. Les éléments sont un livre sur lequel un marin
doit toujours avoir les yeux attachés, car il est continuellement ouvert
devant lui. Ceux qui ne se livrent pas à cette constante étude ne
doivent pas accepter la responsabilité de l'existence des hommes qui se
confient à eux.
Nous vîmes la frégate hausser son signal de rappel pour ses bateaux, et
donner l'ordre, par signe télégraphique, à sa compagne de se mettre en
panne à quelque distance de nous, pour nous intercepter le chemin, si,
pendant la nuit, nous tentions de gagner l'île de France. De Ruyter
avait une copie des signaux de l'amirauté et de ceux des vaisseaux de
guerre. Cette copie lui fut extrêmement utile en plusieurs occasions.
Nous continuâmes à avancer vers l'île la plus proche de nous; le vent
augmenta de force, et nous fûmes forcés de carguer nos petites voiles.
De Ruyter s'impatientait de voir que le grab ne devançait pas la
frégate, comme il l'avait toujours fait lorsqu'il était poursuivi par un
vaisseau hostile.
--Il est embarrassé dans ses mouvements! s'écria de Ruyter.
Et, pour alléger le grab, les étais du mât furent relâchés, le bateau de
la poupe retranché, et les ancres qui pressaient sur l'avant du vaisseau
furent mises plus en arrière; puis de Ruyter donna l'ordre aux hommes de
venir sur l'avant du vaisseau, chacun avec une balle de dix-huit livres
dans les mains; ensuite il les transporta de place en place; mais,
malgré tout cela, nous avancions avec une très-grande peine.
--Le cuivre du grab a été gâté, dit de Ruyter, par la maudite vase de
Bombay.
--Oui, répondis-je, et la frégate est un vrai clipper (vaisseau rapide).
Le soleil se coucha dans un nuage de sang, la brise fraîchit, et, vers
onze heures du soir, étant rapprochés de la terre, de Ruyter se
détermina à gagner le côté de l'île opposé au vent et d'y jeter l'ancre.
Nous le fîmes, espérant que la frégate continuerait sa course vers le
vent et qu'elle nous perdrait de vue. Cependant nous restâmes toute la
nuit sur le qui-vive, et ceux qui dormaient avaient leurs armes toutes
prêtes.


XXXII

Le docteur avait, pour respirer l'odeur du sang, un nez aussi subtil que
celui du tigre; aussi, après avoir fait une plate-forme de caillebotis
dans le fond de la cale pour ses blessés futurs, il passa sa tête hors
de l'écoutille pour demander à quel heureux moment le massacre
commencerait, et il sollicita de deux garçons la promesse de lui servir
d'aides.
Dès que la nuit eut obscurci le ciel, Van Scolpvelt se hasarda sur le
pont en tirant derrière lui un bandage aussi long qu'un câble, qu'il
roulait adroitement autour de ses doigts.
--Mon cher garçon, me dit le docteur, il est temps que je vous
instruise. Asseyez-vous pour une minute sur ce canon, je vais vous
montrer comment il faut s'y prendre pour appliquer un tourniquet.
En disant ces amusantes paroles, Van Scolpvelt en tira un de son
ceinturon.
--Vous êtes absurde, docteur, laissez-moi tranquille, j'ai bien autre
chose à faire qu'à perdre mon temps à vous écouter.
--Ah! vous êtes jeune et entêté. Tous les hommes doivent savoir comment
on applique un tourniquet, car si ce n'est pas fait avec promptitude, je
perds mon patient et le blessé meurt.
Appelé à l'arrière par le rais, je quittai le docteur, qui se dirigea
vers de Ruyter en le suppliant de se laisser enseigner comment il
fallait mettre les doubles bandages et les bandages en travers. De
Ruyter accueillit avec brusquerie la prière du docteur, qui descendit en
murmurant:
--Le manque de sommeil crée la fièvre, la fièvre enfante le délire, et
le délire amène la folie.
Quelques instants après, Van Scolpvelt fit une seconde apparition sur le
tillac, une bouteille et un verre à la main. Il supplia de Ruyter, il
m'engagea, il invita l'équipage à prendre un verre de son eau, en
disant:
--C'est un breuvage rafraîchissant; il calme la chaleur du corps, il est
même plus doux dans ses effets et plus utile que le sommeil.
De Ruyter, qui voulait réparer l'emportement de sa rebuffade, prit un
verre de cette eau, en nous assurant que nous pouvions sans danger
satisfaire la fantaisie du docteur, parce que son breuvage n'était que
de l'acide nitrique et de la soude.
En voyant de Ruyter si docile à suivre ses conseils, Van Scolpvelt tira
de nouveau de sa poche quelques brasses de bandages; mais, à la vue de
l'énorme ruban qui se déroulait entre les mains frémissantes du
chirurgien, de Ruyter se sauva en criant.
Alors le docteur s'attaqua à moi, mais je pris la fuite. À défaut
d'auditeurs et de commentateurs sérieux, il se rejeta sur l'équipage;
mais celui-ci repoussa insensiblement tous les efforts de cette verbeuse
éloquence, qui tendaient à lui faire ingurgiter la précieuse
composition.
Désespéré de l'insuccès de ses tentatives, le docteur absorba
furieusement un grand verre de son eau, et il aurait infailliblement
vidé la bouteille, s'il n'avait songé que, se trouvant sans moyens de
défense, les malades lui en épargneraient la peine; en conséquence, il
se précipita à travers les écoutilles dans la salle de ses triomphes.
J'attendais le jour avec anxiété, car j'étais harassé de fatigue.
Habitués à de pareilles scènes, les vieux marins dormaient profondément,
couchés à leur poste, tandis que de Ruyter marchait sur le pont avec un
télescope de nuit dans les mains.
À la première et soudaine lueur du jour, nous fûmes très-étonnés de voir
la frégate amarrée à trois milles de nous. Elle était stationnée près de
la terre, et sa carène nous était cachée par de hauts rochers qui
s'avançaient dans la mer. Ces rochers nous avaient empêchés de la voir
pendant la nuit.
Les yeux vifs et perçants de de Ruyter découvrirent la frégate avant que
celle-ci nous eût aperçus.
Notre câble fut vivement coupé, et le grab mit à la voile avec la
rapidité de l'éclair.
La frégate nous suivit bientôt; mais elle avait à naviguer autour d'un
sombre rocher de corail, qui était semblable à un énorme crocodile.
Les sinuosités qu'elle eut à suivre, en ralentissant sa marche, nous
permirent d'avancer considérablement.
Nous allégeâmes de nouveau le grab, en jetant à la mer toutes les
inutilités et du lest; mais, craignant d'être obligé de mettre en panne,
de Ruyter disposa sérieusement les préparatifs du combat.
La brise était tombée, et à dix heures la frégate se trouvait à quatre
milles de nous et commençait à préparer ses bateaux. Aidés par un peu de
vent, et avec une peine infinie, nous réussîmes à continuer notre
course. En voyant notre fuite, la frégate envoya sept bateaux à notre
poursuite.
--Il n'y a pas d'espérance de vent jusqu'à ce soir, dit de Ruyter, et
des efforts surhumains n'empêcheraient pas les bateaux de la frégate de
gagner sur nous d'ici à trois ou quatre heures.
Après un instant de silence pensif, le beau front de de Ruyter devint
sombre, et son regard ferme et sans peur parut attristé.
--Trelawnay, me dit-il en m'attirant à lui, voyez-vous là-bas ce rocher,
celui qui s'avance hardiment dans la mer? il est blanchi par le soleil
et possède des cavernes creusées par le temps. Il n'y a point de
végétation dans les fentes de son granit, non plus que dans son
entourage; il reste là comme une sentinelle surveillante de l'île. Vous
remarquerez par la couleur et par la tranquillité de l'eau qu'elle est
très-profonde de ce côté, et vous voyez une longue ligne semblable à un
banc de poissons, s'étendant aux alentours en forme de croissant: c'est
un sillon de corail blanc dont l'île abonde.
Maintenant, voici le but de ma description: je désire que le grab tourne
le roc, mais vous vous en tiendrez à une certaine distance pour éviter
le cap. Placez des hommes à la barre et à l'avant pour veiller aux
écueils. Là, nous trouverons une petite place sablonneuse abritée contre
les vents alizés qui soufflent à cette époque, et tout y est si bien
protégé par les bancs, les rocs et les courants, que personne ne
voudrait en approcher, à moins d'en connaître parfaitement les
difficultés; car si le moindre vent chasse le vaisseau, ou si les vagues
sont gonflées par la brise, tout est en commotion et fort dangereux même
pour un léger bateau, car le corail coupe comme l'acier. Par un vent
même modéré, le plus hardi navigateur n'ose pas s'aventurer à quelques
lieues du rivage; les fortes lames qui s'élèvent entre cette île et le
grand banc de Baragas sont très-redoutables.
Les montagnes de vagues sont brisées--comme des armées régulières par
des guérillas--par ces rochers sans nombre dont vous voyez les sommets
se réfléchir dans les eaux; alors la mer, retenue mais non arrêtée,
couvre la moitié de l'île d'écume et de débris; de l'autre côté, rien ne
s'oppose à la course de la mer, et le mugissement de ses vagues étouffe,
dans un sourd roulement, le bruit du plus violent tonnerre. Dans la
brèche qui conduit au rocher, brèche qui ne semble pas plus grande qu'un
nid d'albatros, nous placerons le grab en travers pour donner le combat
à ces hommes qui se battent par amour avec autant de férocité que les
autres le font guidés par la haine. Avec mes hommes, je pourrais
vraiment les rencontrer sur un meilleur terrain, et sans en craindre le
résultat.
Mais les jours de la chevalerie sont passés; la ruse, la fourberie et la
finesse constituent aujourd'hui l'art de la guerre. Je désire épargner
l'effusion du sang, mais il faut que je défende le grab, et je le
défendrai à tout hasard, même si la frégate venait côte à côte de nous.
Les sauvages malais nous ont appris que la mort était préférable aux
prisons. Si tous les hommes pensaient ainsi, il n'en existerait pas.
Qu'en dites-vous, mon garçon?
--J'adore les combats, et je déteste l'air impur!
--Mais ils sont...
--J'en suis fâché; les dogues, vous le savez, se battent contre leurs
propres parents, et je ne suis pas un métis: je montrerai ma race.
De Ruyter sourit, et je le quittai pour aller encourager les hommes,
placer les sentinelles et donner des ordres au timonier.


XXXIII

Suivant le plan tracé par de Ruyter, à deux heures de l'après-midi, nous
tournions autour du roc. La frégate était en panne au nord, à
l'extrémité de l'île. Ses bateaux gagnaient sur nous rapidement. Quand
nous fûmes encapalés parmi les battures et renfermés par le rivage, nous
les perdîmes tous de vue, car ils étaient cachés à nos yeux par la
proximité du roc. Je fis ferler toutes les voiles, et nous prîmes
position à l'entrée intérieure de la petite baie. Des haussières furent
suspendues à l'avant et à l'arrière du grab, et, avec une peine inouïe,
nous réussîmes à les attacher au roc.
De Ruyter rassembla tous ses hommes; il n'y en avait que
cinquante-quatre en état de porter les armes, et parmi eux plusieurs
étaient fort ignorants dans l'art de s'en servir.
Tout était prêt, et un pénible silence régna sur le pont pendant qu'on
attendait les bateaux, qui traversaient difficilement le cap.
Malgré mon insouciance habituelle et mon ardeur pour les combats, je
ressentais une singulière émotion. Ne me trouvais-je pas ligué avec des
Maures au teint bruni contre mes compatriotes aux cheveux blonds?
Quand le premier bateau parut, nous entendîmes leur cri d'encouragement,
répété de bateau en bateau jusqu'à ce qu'il s'éteignît dans les murmures
de l'Océan. Mon coeur battait tumultueusement dans ma poitrine, et des
gouttes de sueur glacée tombaient de mon front.
Il régnait sur le grab un écrasant silence, et des pensées peu agréables
commençaient à s'emparer de moi, lorsqu'elles furent chassées par la
voix expressive, claire et vibrante de de Ruyter, qui s'avançait vers
ses hommes le pas ferme et le regard tranquille, leur disant:
--Allons, répondez par le cri de guerre arabe; il n'est point dans vos
habitudes d'être silencieux. Regardez si le premier des bateaux est à la
portée des canons.
Je fis feu.
--Ce canon, dit de Ruyter, est trop élevé. Je vais essayer celui-ci;
apportez une mèche. Oui, c'est cela.
Le boulet partit en ligne droite, frappa l'eau, bondissant comme une
balle de crosse (jeu anglais), et passa au-dessus du premier bateau.
J'ai oublié de dire qu'en tirant le premier coup nous avions hissé les
couleurs françaises, et que chaque bateau de la frégate avait l'_union
jack_[1].
[1] Drapeau des marins anglais.
Quand les bateaux furent tous réunis, nous vîmes qu'ils tenaient
conseil. À la fin d'une courte séance, ils se divisèrent en deux parties
et avancèrent le long du cap; peu effrayés de notre défense, ils
répondaient à chaque coup de canon par ce cri: «Courage!» en hâtant
leur course vers nous.
--Regardez, de Ruyter, dis-je à mon ami peut-être avec un peu
d'exaltation; regardez quel courage héroïque! Un des bateaux, atteint
par un boulet, coule à fond, et les autres ne s'arrêtent même pas pour
ramasser les hommes! Ils étouffent leurs souffrances et le désespoir de
leurs pertes sous des acclamations aussi joyeuses que s'ils se
réjouissaient au milieu d'un festin.
De Ruyter me répondit froidement:
--Butin, promotion, habitude font beaucoup. Maintenant donnons-leur une
volée de balles: il faut que nous estropiions les chefs.
J'étais placé à l'avant du vaisseau, et presque tous les Européens
étaient placés sous mon autorité. Après m'avoir donné les derniers
ordres, de Ruyter se mit à l'arrière, entouré de ses Arabes, sur
lesquels il avait une grande influence.
Un autre bateau chavira, et les pertes des Anglais devenaient évidemment
si effrayantes, que nous les entendions s'appeler audacieux! Ils
l'étaient certainement, et nous les vîmes délibérer avec attention sur
la manière qu'il fallait employer pour avancer avec plus de vitesse;
quant à reculer, ce mot n'était pas connu parmi des hommes que le succès
avait rendus présomptueux.
Le plus lourd de leurs bateaux avait une caronade de dix-huit livres; il
était rempli de matelots, et il s'avança à l'attaque avec sa barge.
J'entendis l'ordre de _give way, my luds!_ (avançons, mes garçons!) et,
protégés par un feu bien nourri qui porta quelques dommages sur notre
bord, ils s'approchèrent rapidement. Nos ennemis avaient supporté une
fatigue énorme, et l'atmosphère était chargée d'un air aussi brûlant que
celui qui sort de la bouche d'un fourneau. Il était évident qu'ils ne
s'étaient attendus ni à une aussi chaleureuse réception ni à un combat
aussi inégal. Le désespoir de leur bravoure caractéristique semblait
seul les exciter à continuer.
Cinq bateaux de leur petite escadre vinrent côte à côte de nous, et nous
fûmes forcés de repousser leurs attaques à l'aide de nos lances et de
nos petites armes. Cependant quelques-uns des plus actifs grimpaient
dans nos chaînes, et, quoique toujours repoussés, ils renouvelaient
leurs tentatives pour gagner le bord. Pendant que nous étions tous
occupés à soutenir le feu de l'avant, la barge passa à travers la proue;
une brise et une légère houle tournèrent la proue du grab vers la terre,
et plusieurs Anglais se précipitèrent sur le tillac. Cette action
imprévue captiva notre attention, et de petites bandes en profitèrent
pour aborder à l'arrière.
J'aperçus un lascar dont j'avais, quelques minutes auparavant, tancé la
poltronnerie, qui se glissait vers l'écoutille. Toutes étaient fermées,
à l'exception de la principale, sous laquelle le docteur devait recevoir
les blessés, et de Ruyter, qui se méfiait du courage des matelots de
Bombay, avait ordonné à Van Scolpvelt de ne permettre à personne (à
l'exception des blessés et des porteurs de poudre) de descendre ou de
monter.
--Docteur, avait ajouté de Ruyter en riant, coupez les jambes des lâches
qui déserteront leur quartier.
--N'ayez pas peur, capitaine, répondit Van Scolpvelt en saccadant ses
mots dans un ricanement joyeux; connaissant le mauvais exemple de la
poltronnerie et la rapidité avec laquelle se répand une terreur panique,
je ne manquerai pas les petits hérons.
Je laissai au lascar le temps de gagner l'entrée des écoutilles, et, au
moment où il posait le pied sur la première marche de l'escalier, je lui
cassai la tête d'un coup de mousquet, et il tomba lourdement sur le dos
de Van Scolpvelt, qui était déjà en train de tenailler les jambes d'un
déserteur. Mais je ne pus répondre aux acclamations de surprise que
poussa notre chirurgien, car je reçus en pleine poitrine un affreux coup
de couteau.
--Regardez sur la proue à tribord! me cria de Ruyter, qui, à la tête de
ses Arabes, ravageait le pont.
Nos adversaires se battaient avec un courage téméraire; les blessés se
cramponnaient aux cordages et combattaient vaillamment. Après les avoir
repoussés dans les bateaux ou jetés dans la mer, nous les crûmes
vaincus; mais ils s'efforcèrent encore de grimper sur le vaisseau. Mes
veines semblaient remplies d'une lave brûlante; je ressentis une
surexcitation si vive qu'elle me rendait presque fou, et, quoique
plusieurs parties de mon corps fussent coupées et mutilées, je ne
ressentais aucune douleur.
Deux bateaux ennemis coulèrent encore à fond, et les Anglais qui se
trouvaient à bord du grab cessèrent bientôt d'opposer une inutile
résistance. J'en entendis un qui disait d'un ton vivement peiné:--Que je
sois damné si je baisse pavillon devant un nègre, n'importe comment il
me traitera!
Pour mettre en repos sur ce point la scrupuleuse délicatesse de ces
hommes, je leur dis avec bienveillance:--Allons, mes garçons, rendez vos
armes; je vais vous faire donner une chose qui vous est plus utile en ce
moment-ci, un morceau de porc salé et un bon verre de grog.
--Bien, dit un homme en se tournant vers ses compagnons; tout est fini,
tout; et quoique ce jeune officier ne soit pas habillé, il parle comme
un chrétien.
Les Anglais qui étaient restés à l'avant du vaisseau vinrent à moi, et
me tendirent silencieusement leurs armes.
Après l'action, de Ruyter me raconta qu'aussitôt que Van Scolpvelt avait
appris que j'étais l'auteur de la mort du lascar, il était monté sur le
pont, et qu'au milieu des clameurs du combat il avait crié d'une voix de
stentor:
--Trelawnay a agi contrairement aux ordres; il m'a volé d'une manière
inadmissible un excellent patient, un patient dont j'avais guetté les
allures, et sur lequel je me proposais d'essayer un nouvel instrument de
mon invention.
--Et, ajouta de Ruyter, le docteur me poursuivait dans tous les coins du
vaisseau, tenant à la main le fameux instrument, qu'il nomme un
hexagone, et cet hexagone coupe, dit-il, les chairs sans causer la
moindre douleur.
Quand de Ruyter fut parvenu à se débarrasser de Van Scolpvelt, ce
dernier, tout en regagnant son poste, continua le cours de ses
désolantes plaintes.
--Quel mépris de la science! s'écria le pauvre docteur; certainement
Trelawnay complote pour arriver à flétrir dans leur germe les plus
belles espérances de ma philanthropie. Ce magnifique instrument restera
peut-être inconnu, peut-être incompris!
Cette dernière crainte bouleversa tellement l'esprit du docteur,
qu'oublieux de la défense faite par de Ruyter, il reparut sur le pont,
cherchant du regard un blessé, un mourant ou un mort. Le souhait du
docteur se réalisa: un pauvre matelot, frappé au coeur par une balle,
alla tomber sans vie à ses pieds. Van Scolpvelt fondit sur le malheureux
comme un faucon sur sa proie; il le saisit par les bras, donna au corps
la forme d'un Z, et, l'enlevant sur son épaule avec une force
miraculeuse, il se dirigea vers l'écoutille en murmurant:
--Eh bien! si je ne puis essayer ma scie sur un patient vivant, je
l'essayerai du moins sur un sujet mort!


XXXIV

Nous avions ordonné à quelques-uns de nos hommes de prendre possession
des bateaux et de la barge de l'ennemi, qui se trouvaient côte à côte du
grab, pendant que le cutter et un autre bateau rempli d'officiers
fuyaient en pleine mer. Mais une poignée de matelots, guidés par un
officier, s'opposa à l'opération, revint à la charge, et tenta de se
frayer à l'arrière un passage jusqu'à de Ruyter.
Soit qu'ils voulussent, d'un commun accord, s'attaquer au commandant de
notre sombre équipage, soit que l'officier eût l'intention de se mesurer
avec mon ami, soit encore qu'il ne voulût être désarmé que par un égal,
toujours est-il qu'il se fraya bravement un passage au travers de la
foule compacte des marins.
De Ruyter comprit le véritable désir de l'officier, car il cria
impérieusement:
--Retirez-vous, Arabes, laissez passer le chef, mais seul!
Au lieu de rendre son épée, ainsi que je m'y étais attendu, l'officier
s'élança vers de Ruyter avec l'impétuosité de la foudre. Sa taille,
vigoureusement élancée, égalait la souplesse de celle de l'ennemi qu'il
voulait combattre. La résolution de l'officier parut sourire à de
Ruyter, car sa figure se dilata, et un éclair jaillit de ses yeux
expressifs et perçants.
De Ruyter tenait un pistolet dans la main gauche, et sa main droite
s'appuyait sur une courte épée d'abordage. À plusieurs reprises, et
presque inutilement, il ordonna aux matelots de s'éloigner de lui, les
menaçant de ses armes s'ils n'obéissaient pas. Enfin l'espace fut laissé
libre, et les deux champions se trouvèrent en présence.
L'arme de l'étranger, espèce de coutelas fait d'un mauvais métal, plia
comme un cerceau quand il se frappa contre la garde de l'épée de de
Ruyter, qui se tenait seulement sur la défensive. À ce moment critique,
et croyant en danger la vie de son capitaine, le cuisinier du grab, un
noir de Madagascar, s'arma de son couteau, et il allait le plonger dans
la poitrine de l'officier anglais, lorsque de Ruyter, qui s'était aperçu
du mouvement, changea de position, lui cassa la tête d'un coup de
pistolet, et dit à l'étranger:
--Allons, lieutenant, vous avez agi en brave, et il fait trop chaud pour
nous donner des coups d'épée. Vous oubliez que vous êtes sur le vaisseau
d'un ami. Allons, allons, jetez votre arme!
En entendant les bienveillantes paroles de de Ruyter, je m'élançai
vivement vers l'officier, et après un court examen de ses traits, je
m'écriai avec joie:
--Aston! Comment, c'est vous, Aston?
Aston jeta son épée et me regarda avec surprise. Il pouvait à peine
distinguer une figure humaine au travers du voile de sang, de sueur et
de poudre qui me masquait le visage.
--Ah! dit-il, je vous vois tous deux maintenant: le bien connu de
Ruyter, qui se nommait autrefois de Witt, laborieux marchand de Bombay,
et... et vous!
Aston me considéra tristement, et reprit, après m'avoir laissé
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