Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 08

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À peine entré, j'entendis accourir, pour me faire honneur, les hôtes de
la maison. D'abord je distinguai les petits piétinements des enfants et
le bruit de leurs anneaux.
Le bras, les poignets, les orteils, les doigts de ces enfants étaient
encombrées de bagues de laiton et d'argent, et ils étincelaient de
verroteries, ce qui faisait exécuter au mouvement de leur marche la plus
incroyable musique. Après m'avoir salué par des cris épouvantables, ils
grimpèrent à une échelle de bambou placée à la porte de la maison, et
comme d'actives fourmis, ils passèrent la soirée à monter et à
descendre, du toit sur la terrasse, de la terrasse sur le toit, et cela
sans relâche, sans lassitude, sans pitié pour mes oreilles.
Après les enfants parurent quelques femmes en pantalons flottants, en
vestes de coton, le front orné d'étoiles d'ocre rouge ou jaune. Dans le
groupe qu'elles formaient au milieu de pièce, se voyaient toutes les
gradations des couleurs: le terreux, l'olivâtre, le gris de plomb, le
cuivre, enfin toute la famille des bruns, depuis le rouge foncé de
l'Inde jusqu'au noir de jais des escarbots (petite bête noire) de ma
patrie. Là, tous les âges et tous les degrés de stature se trouvaient
réunis, depuis neuf ans, l'âge de la vieille Hécate, jusqu'à
quatre-vingt-dix ans; depuis la hauteur du tube de ma pipe jusqu'à celle
du palmier.
Tous les habitants du pays se succédèrent dans cette salle, panorama
vivant qui déroula à mes yeux toutes les formes de la création humaine.
J'y vis la Kubshée aux membres souples et légers, unie au bouffi et
obèse Hottentot, qui agite son corps avec la pesanteur d'un marsouin; la
jeune et belle Hindoue aux yeux de cerf et aux formes d'antilope; le
beau et gras Arménien à la large face imprégnée d'huile, et ressemblant
à une énorme tortue; puis la douce et mignonne Passée, blanche
tourterelle de ces contrées. Au milieu de ces caractéristiques figures,
se trouvaient les Chéechees, race mélangée de sang européen et de sang
indien: composée de feu et de glace, unissant la blancheur mate et
grasse des Anglais aux noirs chevaux de l'Est, et compensés largement du
teint rosé de leurs frères d'Occident par les yeux brillants de leurs
mères.
En entrant dans la hutte, j'avais donné l'ordre de préparer tous les
ingrédients nécessaires pour composer le breuvage que les Esculapes
désignent sous le nom de feu liquide, mais que les ignorants appellent
simplement un punch.
Je versai dans mon estomac une si grande quantité de cette liqueur, que
je fus presque privé de l'usage de mes sens, et que je fis un violent
effort pour me traîner hors de la salle, et aller chercher un peu de
l'air au dehors.
Je m'approchai en chancelant de l'échelle de bambou abandonnée par les
enfants, et j'allais grimper sur le toit pour y chercher un peu de
fraîcheur, lorsque la vieille schaich se plaça devant moi pour s'opposer
à mon ascension. Je l'envoyai d'un tour de main faire une pirouette dans
la chambre, puis j'arrachai une branche de pin tout enflammée, et je
montai dans une sorte de grenier.
La moitié des hôtes de la maison se leva en fureur. L'opposition de la
vieille m'aurait arrêté si j'avais été à jeun; mais, dans mon état
d'ivresse, mon opiniâtreté devint inébranlable.
--Éloignez vous tous, m'écriai-je, ou je verrai si vous êtes de la
véritable espèce des salamandres!
En prononçant cette menace, j'appliquai mon flambeau ardent aux branches
de canne de la hutte.
Ceux qui, en se levant en fureur de leur place autour des tables,
avaient voulu s'opposer à l'exécution de ma sale bravade, tombèrent à
genoux en croassant comme des corbeaux pris au piége.
Au milieu du tumulte, une voix rude fit entendre ces paroles:
--Arrêtez, arrêtez, jeune chien!
--Holà! vieux sabot! m'écriai-je en reconnaissant la voix de mon dernier
capitaine (vieux sabot était un sobriquet que nous lui avions donné
d'après la dimension exorbitante de son pied). Holà! vieux sauteur! Vous
ici, et ayant bu!
--Descendez, monsieur; que signifie une telle hardiesse? Pourquoi
n'êtes-vous pas à bord, monsieur; ne connaissez-vous pas les ordres?
--Descendez, monsieur, répétai-je en riant, non, je ne veux pas
descendre, je n'ai pas l'intention de retourner à bord, je suis mon
maître, mon maître absolu, tout-puissant seigneur.
--Que voulez-vous dire, faquin que vous êtes?
--Ce que je veux dire, c'est qu'avant de nous souhaiter un grand bonheur
éloigné l'un de l'autre, nous prendrons ensemble un glorieux bol de
punch, et cela en dépit de vos graves regards.
Voyant qu'il était dans l'obligation ou d'acquiescer à mes désirs ou de
voir brûler la hutte, le commandant me donna la main pour descendre.
Le brave homme n'était pas d'un naturel bien féroce, et, d'un autre
côté, quoique ce ne fût pas un ivrogne, il ne vivait pas tout à fait
comme un saint anachorète.
Nous nous assîmes en bons amis en face d'un bol de punch, et je me mis à
chanter, ou plutôt à rugir la chanson du vieux commodore;
Les boulets et la goutte
Ont tant frappé son vieux corps,
Qu'il n'est plus capable d'être porté par la mer.
Après la chanson et pour sa récompense de l'avoir si bien écoutée, je
fis un long sermon au bon capitaine. Je m'étendis sur ses nombreux
péchés, sur ses iniquités, et spécialement sur son penchant à la
débauche. Eh bien! malgré l'orthodoxie de ma doctrine, malgré la
courtoisie avec laquelle les femmes écoutaient mon discours, le vieux
commandant était aussi épouvanté, aussi désireux de s'enfuir que s'il
eût été assis aux côtés d'un fou.
Néanmoins, il m'accabla de grog jusqu'à ce que les dernières lueurs de
ma raison se furent évanouies. Au milieu de la salle, quelques filles de
Nâch dansaient en agitant les jajaux. Ces danses, le feu volcanique qui
brûlait ma poitrine, unis à la chaleur étouffante d'une chambre
entièrement close, m'impressionnaient de l'idée que j'étais englouti
dans les régions infernales.
Le capitaine s'esquiva pendant qu'à l'aide d'un chevron de bambou
arraché à la muraille je faisais rouler à terre toutes les faïences du
dressoir. La sorcière irritée s'élança sur moi, et, voyant à mon regard
que la lutte serait entièrement à mon avantage, elle appela les
burhandayers (officiers de police du village). Ainsi soutenue, elle
m'attaqua vigoureusement en criant d'une voix glapissante:
--Vous êtes un tigre et non pas un homme! Vous ne reviendrez plus dans
ma maison. Je ferai venir les cipayes pour vous lier, vagabond. En
vérité, je n'ai jamais vu un bacchanal pareil à cela. Ce brigand casse,
brise et détruit tout!


XX

Le vacarme intérieur amena bientôt quelques cipayes du village, et en
voyant paraître la pique de l'un d'eux sur l'échelle qui aboutissait à
la salle supérieure dans laquelle je m'étais esquivé, pour épargner à la
sensibilité de mon ami le discordant tapage des grogneries de la vieille
mégère, mon sang commença à s'apaiser, et ma fureur diminua.
Hécate et ses commères me suivirent dans mon refuge, et elles se
balançaient au-dessus de ma tête comme une bande de bassets se balancent
aux flancs d'un blaireau. Par un soudain et énergique effort je secouai
les vapeurs de l'ivresse, ainsi que les vieilles harpies qui
s'attachaient à moi, et en les repoussant vers l'entrée de la salle, je
leur fis dégringoler l'échelle. Sous le poids des femmes, ajouté à celui
de la molle et grosse hôtesse, le frêle escalier se brisa. Toute la
troupe renversée forma une espèce de montagne dont elle occupait le
sommet; la vieille sorcière tomba comme un dogre allemand, et les
cipayes accourus disparurent sous sa large personne. Cette prouesse mit
le tumulte au comble; une foule compacte s'était formée, et l'on
apercevait de tous les côtés pions, cipayes et police. En voyant ce
rassemblement orageux, je pensai qu'il était temps d'opposer une plus
vigoureuse défense. Une mèche de la lampe brisée expirait dans l'huile.
Je me servis de sa lueur pour allumer un morceau d'étoffe de coton
préalablement imbibé de graisse, et je mis le feu aux quatre coins de la
salle. Les matériaux secs et combustibles de la hutte s'enflammèrent
rapidement, et une vive clarté illumina l'obscurité de la nuit.
Un cri sauvage, un cri de vieille femme en fureur, suivi de hurlements
d'épouvante, jetèrent leurs clameurs désespérées.
Je compris, à la croissante irritation des invectives, qu'il fallait
opérer ma retraite, si je ne voulais pas être massacré. Je me précipitai
donc au milieu du torrent de flammes, et, m'élançant d'une fenêtre, je
tombai fort adroitement sur la tête d'un hallebardier des cipayes. Je ne
me fis aucun mal, mais je lui brisai le crâne.
Sans prendre le temps de m'attendrir sur le sort du mourant, je me
relevai en toute hâte, et, lui arrachant sa pique des mains, je m'en
servis comme d'un bâton à deux bouts pour me faire un passage jusqu'au
hangar où mon cheval était attaché. Je lui mis précipitamment le mors
dans la bouche; mais, ne pouvant trouver ma selle au milieu des
ténèbres, je m'en passai; et m'élançant sur lui, je sortis du village.
Bien décidé à voir le feu, bien décidé à assister au dénoûment du drame
dont j'étais, malgré ma disparition, le principal acteur, je revins
sans bruit tourner tout autour de la maison. Un cipaye m'aperçut et
tenta de se mettre à ma poursuite, mais au lieu de fuir son attaque, je
lançai mon cheval au milieu de la foule, frappant de ma lance à droite
et à gauche. Les injures et les pierres pleuvaient autour de moi, et
entre autres insultes j'entendis celle-ci: _joar_, chien, mécréant; mais
je riais des unes, et à la faveur de la nuit j'esquivai les autres.
Je disparus un instant pour ramener le calme dans les esprits; puis, au
moment où on m'attendait le moins, je me montrai au centre de l'incendie
pour empirer les dégâts qu'il causait. Stupéfaite de mon audace, la
foule se dispersa devant moi comme se dispersent à l'approche du
chasseur une bande de canards sauvages. Cependant la vieille hôtesse
n'abandonna pas le champ de bataille, car, occupée du soin de réunir ses
hardes, qu'elle arrachait à la voracité de l'incendie, elle ne s'aperçut
pas que je dirigeais sur elle le bout de ma pique; mais, hélas! elle le
sentit en tombant dans le brasier la tête la première. Prompte à se
relever, la vieille salamandre saisit quelques bambous enflammés et les
jeta sur moi; sa main tremblante manqua de justesse, et elle n'atteignit
que mon cheval, qui s'élança en ruant et en bondissant avec fureur. Il
me fut impossible de m'en rendre maître, et nous quittâmes ainsi le
village.
Emporté par la course sans frein d'un cheval furieux, je me sentis saisi
par le vertige; cette indisposition était produite non-seulement par ce
galop désordonné, mais encore par la subite transition d'une chaleur
étouffante à un air frais et pur. Je souffrais tant, que je crus que
j'allais mourir; je me tenais à cheval avec des difficultés inouïes,
car, étant privé de ma selle, je n'avais aucun point d'appui. Les plus
profondes ténèbres régnaient autour de moi, et je gagnais du terrain
sans avoir presque la conscience de ma situation. J'arrivai enfin à un
large ruisseau; mon intelligent Bucéphale trouva un gué qu'il traversa,
et me conduisit sur l'autre rive.
J'avais la tête presque inclinée sur les oreilles de mon cheval et je me
tenais aux poils de sa crinière. Comme j'étais certain, en marchant
devant moi, de m'éloigner de Dungaro, je ne songeais pas à m'inquiéter
de la direction qu'avait prise ma monture, car j'étais anéanti par
l'assoupissement de l'ivresse. Je ne sais combien de temps dura cette
étrange course.
Nous arrivâmes auprès d'une lumière; elle appartenait à un _chokey_.
Tout à coup mon cheval alla frapper contre un objet invisible, et le
bruit que fit entendre ce double choc fut aussi sonore que celui qui se
produit par le violent contact de deux corps d'airain. Effrayé ou
blessé, il fit un bond terrible, me jeta à ses pieds et disparut dans la
nuit.
Je perdis entièrement connaissance, et je dois être resté longtemps dans
cet état.
En reprenant l'usage de mes sens, je jetai avec étonnement les yeux
autour de moi. Une foule composée de gens du peuple, les poings appuyés
sur leurs hanches, formaient un cercle autour de moi. Parmi eux je
distinguai un homme maigre et semblable à un sorcier qui marmottait
entre ses dents avec la piété d'un brahmine:
--_Topy, Sahib, ram, ram, dom, dom, dom..._
Un autre personnage, d'une apparence moins repoussante quant au visage
et aux vêtements, quoiqu'il eût une affreuse barbe, disait en me couvant
des yeux et en se frappant la poitrine:
--_Dieu est Dieu! Dieu est Dieu!_
J'essayai de me soulever sur mon coude, en faisant signe qu'on me donnât
de l'eau, mais les béats enchanteurs secouèrent négativement la tête.
Ma bouche était desséchée: je ne pouvais parler, tant je souffrais de
l'horrible tourment de la soif. En regardant autour de moi, plutôt dans
le désir de chercher à obtenir de l'eau que dans celui de connaître la
situation de l'endroit où j'étais, je me vis couché sur une natte sur le
store de la boutique d'un _burgan_, entourée de verandahs. En apprenant
que j'étais encore vivant, le maître de la maison sortit et m'adressa la
parole en anglais. Jamais aucune musique n'a retenti aussi
harmonieusement à mon oreille que les quelques phrases que m'adressa cet
homme, qui, à ma demande, m'apporta un pot de _toddy_.
Près de moi se tenait immobile un Bheeshe, qui, avec ses grands yeux
étonnés, me regardait silencieusement. Un bambou, placé en équilibre sur
ses épaules, supportait deux seaux de feuilles de palmiste pleines
d'eau. Je le suppliai par geste de m'en donner quelques-unes, mais il
grimaça un refus. Le _toddy_ m'avait donné quelques forces; je saisis
donc le bord d'un des seaux, et je couvris ma tête de feuilles. L'eau
fumait sur mes tempes brûlantes, et je sentis immédiatement un bien-être
si vif, que j'eus la force de me lever.
Quelques questions me firent découvrir que j'étais dans un village qui
borde la route de Callian; je restai longtemps dans une sorte
d'abrutissement qui ne me permit pas de rappeler à mon esprit les
événements de la veille. Mes os me semblaient brisés, mon visage et mes
mains étaient couverts de blessures. J'entrai dans ma boutique, et,
m'étendant de nouveau sur la terre, je m'endormis profondément.
Je ne m'éveillai que lorsque le soleil s'abaissa du côté de l'ouest.
J'étais trempé de sueur; je pris quelques rafraîchissements, un bain, et
je me sentis bientôt allègre, dispos et tout prêt à recommencer la série
de mes fredaines. Après avoir réfléchi sur la situation que je m'étais
faite, je m'informai de mon cheval; personne ne savait ce qu'il était
devenu, car j'avais été apporté évanoui du _chokey_ par quelques âmes
charitables. En me souvenant de la rencontre que je devais avoir avec de
Ruyter au bungalo, je demandai un moyen de transport.
D'après le conseil de mon hôte, je louai un attelage de buffles, et je
me dirigeai en toute hâte vers le lieu du rendez-vous.


XXI

Un auteur, renommé avec justice pour sa grande connaissance de la nature
humaine, a dit cette vérité: Malgré toute la droiture de son esprit,
malgré toute la franchise de son caractère, l'homme qui fait le récit de
sa vie jette sur ses défauts une voile dont le transparent tissu cache
les plus visibles difformités; mais, en revanche, si l'ennemi de cet
homme fait la narration de son existence, il accumule, en ne sortant pas
de la vérité, les fautes sur les fautes, les erreurs sur les erreurs, si
bien que ce même personnage se trouve différemment habillé, et qu'il n'y
a plus la moindre ressemblance entre les deux peintures.
En commençant le récit de ma vie, je me suis engagé vis-à-vis de
moi-même à être vrai toujours et à ne pallier, volontairement ou
involontairement, ni mes défauts, ni même les actions mauvaises que j'ai
commises, et cela librement, en pleine connaissance du mal que je
faisais.
Vingt-quatre heures après mon départ de la maison du _Burgan_, j'arrivai
à un petit village assis sur les frontières du Duncan; je fis choix d'un
couple de cooleys qui me conduisirent, à travers des champs d'orge et
de maïs, à la résidence de Ruyter. Cette demeure, située sur une petite
élévation, dans un coin retiré de la montagne, était cachée par une
avenue de cocotiers et par l'ombrage d'un grand bois. Un jardin sauvage,
plein d'orangers et de grenadiers, protégé par une immense haie de
poiriers épineux, gardait l'approche de la résidence et la rendait
presque inaccessible.
À l'intérieur de la maison, les murailles étaient peintes et rayées de
larges lignes alternativement bleues et blanches, afin de les faire
ressembler au coutil d'une tente.
Le plafond de la salle d'entrée était soutenu par des bambous placés
perpendiculairement, et auxquels se trouvaient suspendus des armes, des
fusils et des lances pour la chasse.
Deux chambres à coucher, se faisant face l'une à l'autre, de chaque côté
de la salle, étaient meublées de lits, de tables, de livres, et quelques
dessins ornaient les murs.
Devant la porte de la maison, une large pelouse, entourée de bananiers
et de citronniers, pliant sous le fardeau de leurs fruits, laissait
apercevoir une vaste citerne bordée de rosiers en fleur, de jasmins et
de géraniums.
On se servait de cette citerne comme d'une baignoire.
Un vieux paysan, qui m'avait ouvert l'entrée de la maison, me dit en
souriant:
--Vous voyez, maître, c'est un _gregi_ (habitation) à la mode anglaise.
Près de la maison, ombragée par un magnifique palmier de sagou, se
trouvait un hangar qui servait de cuisine; sous le même toit demeuraient
le paysan et sa famille, partageant fraternellement leur domicile avec
une belle jak (ou petite vache), qui, pour l'instant, était en train de
contester à deux petites filles la possession de quelques fruits.
Cette jak était si extraordinairement petite, que j'en fis la remarque
au paysan.
--Malgré cette apparence de faiblesse, me répondit-il, elle est d'une
force prodigieuse, et vous pouvez la monter comme on monte un cheval.
Mon malek (maître) l'a prise sur les bords de la mer.
--C'est donc un monstre marin? m'écriai-je en riant, tant mieux, car je
vais prendre un bain, et nous nagerons ensemble. En disant cela, je
courus vers la citerne.
--Non, non, s'écria le paysan d'un air effaré, elle déteste l'eau, c'est
une fille des montagnes.
--Y a-t-il longtemps que vous n'avez vu votre maître?
--Un mois; mais hier il a envoyé ici beaucoup de choses, et ces choses
sont pour huyoos (maître).
--N'a-t-il pas écrit?
Le paysan se mit à rire, et ôtant de sa tête un chiffon qui lui servait
de turban, il tira de ses plis, dans lesquels elle était soigneusement
cachée, une feuille de plantain pliée et attachée avec un morceau de
fil.
Je trouvai sous la feuille une lettre de Ruyter.
--Pourquoi diable ne me donniez-vous pas cette lettre? demandai-je
impatiemment au pacifique bonhomme.
--Vous ne me l'aviez pas demandée, répondit-il d'un air tranquille.
--Non sans doute; comment aurais-je pu le faire, je ne savais pas que
vous étiez en possession de ce message?
--Mais vous le savez maintenant, parce que maître sait tout, et que
pauvre _goawaloman_ (paysan) ne sait rien du tout.
Ces paroles me firent comprendre l'admirable raison qui avait empêché le
paysan de m'offrir à manger; je devais savoir que j'avais faim, et sa
profonde ignorance de toutes choses lui permettait de l'ignorer. Je lui
ordonnai donc de me servir à déjeuner, car j'étais aussi affamé qu'un
loup à jeun dans une froide nuit d'hiver.
La lettre de de Ruyter m'annonçait que la frégate était partie après de
nombreuses et inutiles recherches dirigées par le capitaine, qui avait
promis une forte récompense à celui qui aurait l'adresse de s'emparer de
ma personne.
Cette nouvelle me donna un vif plaisir, et le désappointement du
commodore fit battre mon coeur de la satisfaction du plus ample
succès.
Les derniers mots de la lettre de de Ruyter m'annonçaient que le retard
de son arrivée près de moi était causé par l'emprisonnement de Walter,
qui avait été accusé par le lieutenant écossais, mais que, grâce à la
déposition de de Ruyter, mon jeune ami se trouvait acquitté et libre.
Quant au lieutenant, il était encore fort malade, et, la veille du
départ de la frégate, on l'avait transporté à bord dans un état qui
donnait pour sa vie de sérieuses craintes. Le lâche bourreau crachait le
sang, avait la mâchoire abîmée et deux côtes enfoncées. Amplement vengé
de ce drôle, je chassai de ma mémoire et le souvenir de ses méchancetés
et celui de ma vigoureuse revanche. Quelques années après cette époque,
j'appris que ce courageux officier n'avait jamais osé remettre le pied
dans Bombay, donnant pour raison de son horreur de la ville que la
_malaria_ (maladie indienne), les moustiques et les scorpions la
rendaient un séjour pire que celui de l'enfer. Mais, en toute franchise,
ce qu'il craignait plus que le _cobra-di-capella_ (serpent), c'était la
rencontre de Walter et peut-être la mienne.
J'envoyai un cooley au village pour me chercher un hooka; je pris un
bain dans la citerne, et, ma pipe aux lèvres, un livre à la main (la
_Vie de Paul Jones_), je me couchai sous les arbres. Je ressentais une
si grande légèreté d'esprit, tant d'élasticité dans mes membres, une si
forte exubérance de vie, que tout mon être se trouvait plongé dans une
béatitude dont la suavité était indéfinissable.
C'était, depuis ma naissance, mon premier jour de bonheur complet.
Certainement, je ne faisais pas comme nous faisions dans un âge plus
avancé, je ne cherchais pas à détruire le plaisir de l'heure présente
par le souci de l'heure à venir.
Je me plaisais dans le _farniente_ de mon repos, éprouvant, sans le
trouver étrange, que le véritable bonheur est au milieu des champs.
--Ma foi, me dis-je en moi-même, je vais goûter de ce fruit savoureux et
doux qu'on appelle la vie fade et monotone du paysan.
Je me dépouillai aussitôt de mes vêtements déchirés, et demandant au
domestique de de Ruyter un morceau de toile de coton, je m'en drapai les
reins à la manière indienne.
Je mis un turban sur ma tête; puis, ainsi vêtu, les pieds sans
chaussures, bien graissés d'huile de coco, je pris un couteau, et, mêlé
à la famille du paysan, je montai sur les arbres, et j'appris d'eux à
les percer et à y suspendre les pots de _toddy_.
Cette occupation et l'arrosement du jardin me firent passer le temps
d'une manière si agréable, que le troisième jour de mon installation,
qui était celui de l'arrivée de de Ruyter, je me pris à regretter le
paisible calme que sa présence allait si bruyamment troubler.
Dans la matinée qui devait m'amener de Ruyter à la résidence, je montai
sur la jak, et, un bambou dans une main, un couteau dans l'autre,
précédé de deux cooleys, je m'avançai à sa rencontre.
À peu de distance de la maison, au détour d'un groupe d'arbres,
j'aperçus mes deux amis. De Ruyter racontait de sa voix sonore et grave
l'histoire d'une chasse aux lions à Walter, qui l'écoutait avec une
attention profonde. Ma métamorphose était si complète, que les deux
voyageurs seraient passés sans me reconnaître, si l'oeil d'aigle du
propriétaire n'était tombé sur la petite jak.
Au moment où il allait, d'un air fort peu gracieux, interpeller le
voleur de sa bête, je m'écriai en riant:
--Holà! holà! de Ruyter, regardez ma figure.
Walter et mon ami arrêtèrent leurs chevaux, et, après m'avoir considéré
quelques instants, ils laissèrent échapper simultanément un bruyant
éclat de rire; mais ce rire eut une telle violence d'expansion, que,
n'en comprenant pas immédiatement la cause, je les crus atteints de
folie. De Ruyter se jeta à bas de son cheval, et, se tenant les côtes,
il se mit à rire aux larmes en me disant:
--Par le ciel, vous me tuerez, étourdi que vous êtes; d'où diable vous
est venue l'idée de cet étrange accoutrement?
La moqueuse remarque de de Ruyter froissa l'enchantement dans lequel
m'avaient jeté mes pastorales occupations, si harmonieusement confondues
avec mon costume, et je lui répondis d'un ton plein de gravité:
--Je ne vois rien en moi qui puisse ainsi exciter votre verve caustique.
Je suis habillé suivant la mode du pays, et le climat exige qu'on en
adopte la légère simplicité. Si vous avez besoin de vous rafraîchir,
voilà des hommes qui apportent des pots pleins d'un excellent _toddy_
que j'ai préparé moi-même.
De Ruyter fit un signe d'acquiescement, et quand mes deux amis eurent
épuisé leur gaieté, nous rentrâmes à la résidence. Deux jours
s'écoulèrent, emportés par les ailes d'une félicité complète. Nous les
passâmes à grimper sur les collines, à chasser les chacals, sans souci
de la chaleur et de la fatigue.
Le soir, quand la lune éclairait de sa pâle lueur les allées
sablonneuses du jardin, nous chantions, nous causions, nous dansions;
mais nos chants, nos danses ne ressemblaient en rien à ceux et à celles
des jours de notre esclavage, car alors ce n'était pas la joie, mais
seulement la liqueur qui excitait nos sens.
Les goûts de de Ruyter et les miens étaient en eux-mêmes excessivement
simples. Mon ami ne s'est jamais rendu coupable d'aucun excès, et ceux
que je fis moi-même étaient causés par la fougue de ma nature
volcanique, qui, semblable à la poudre, prenait feu à l'aide de la plus
légère étincelle.
Malheureusement pour moi, j'avais l'orgueil de vouloir toujours être le
premier dans tout ce que je faisais; je ne regardais pas si l'action
était méritoire ou blâmable, ridicule ou cruelle: j'agissais, et
maintenant mon front brûle de honte quand je songe aux folies (mot doux
pour qualifier ma mauvaise conduite) dont je me suis rendu coupable.


XXII

À mon grand chagrin, Walter fut bientôt obligé de rentrer à son
régiment. Comme le cher garçon était enchanté de sa nouvelle existence,
il mettait tous ses soins à remplir d'une façon exemplaire les
obligations de sa charge. Quoique nous eussions causé nuit et jour de
nos mutuels intérêts, nous n'avions pas encore tracé les plans d'un
avenir que nos différents caractères entrevoyaient dans la quiétude du
présent. Il fut donc arrêté entre nous qu'une prochaine entrevue nous
mettrait à même de discuter l'importance de la grave décision que je
devais prendre. Une heure avant son départ, Walter me dit:
--Vous êtes maintenant, mon cher Trelawnay, entièrement libre de vos
actions; ne vous laissez pas amollir par la paresse; venez me voir le
plus vite possible; nous sommes campés sur le terrain de l'artillerie.
Venez dans ma tente, et fasse le ciel que vous y entriez avec le désir
de vous procurer une commission dans notre régiment!
--Ce désir ne me viendra point, ne l'espérez pas, mon cher Walter; je me
suis débarrassé à tout jamais des marques de la servitude, et la couleur
rouge ou bleue est toujours la couleur de l'esclavage. Ni le roi ni
personne ne me gagnerait; je dédaigne leur or, leurs honneurs, et toutes
les friperies de grade, des décorations, ne valent pas une heure de ma
liberté. Pourquoi, pour quelle chose précieuse me mettrais-je un collier
au cou, pour un morceau de pain? Je puis trouver ma nourriture sur tous
les buissons.
--Vous avez raison dans un sens, mon ami; mais vous aimez la gloire, et
vous ne pouvez vivre sans les disputes, sans les batailles.
--Les disputes et les batailles! mais le monde m'offre un large espace
pour satisfaire un penchant que vous croyez naturel.
--Il ne faut pas que notre adieu se termine par une dispute, dit Walter
en voyant mon visage coloré par la haine qui bouillonnait au fond de mon
coeur contre cette immense propagation de la tyrannie. Je pense
peut-être comme vous, et mieux que moi vous savez, mon ami, que mes
sentiments sont semblables aux vôtres. Mais je n'ai pas reçu de la
nature ces grandes qualités qui font les hommes forts, énergiques et
vigoureux.
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