Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 10

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bourbiers du monde. D'après ces observations, la tendresse dont de
Ruyter m'entoura n'est point si absurde que pourraient le trouver
quelques observateurs superficiels, car depuis l'heure où j'avais
consommé ma vengeance sur le lieutenant écossais, je me trouvais rayé de
la liste maritime, sous le coup d'une condamnation injuste et infamante,
sans amis, sans protection; la bienveillance de de Ruyter fut un appui
suprême, et il me traita en frère dans le sens énergique et profond de
ce mot... Frère! n'est-ce pas dire un second soi-même? Si les parents
suivaient cet exemple d'urbanité, nous entendrions moins de plaintes sur
l'insipide et éternel jargon de l'obéissance filiale, jargon qui est
aussi émoussé que faux.
L'instabilité de l'esprit de de Ruyter le forçait à chercher une vie
d'aventures et par conséquent une vie de périls. J'étais un scion de la
même tige, mes inclinations étaient homogènes, et si le hasard ne
m'avait pas favorisé en me donnant un si noble compagnon, j'eusse
poursuivi seul les aventures d'une existence errante.
Comme j'écris maintenant plutôt pour ma propre satisfaction et pour
passer sans ennui de longues heures de solitude que pour des étrangers,
il faut qu'ils me donnent du câble et de l'espace pendant que je raconte
cette partie de mon histoire, qui, quoique sèche et ennuyeuse pour eux,
est pour moi la plus intéressante. Il est peu de personnes sur la terre
dont le coeur ne batte avec plaisir au souvenir de ses vingt ans. Il
n'en est pas ainsi pour moi, car à vingt et un ans j'étais semblable à
un jeune bouvillon transporté de la pâture à la boucherie, ou comme un
cheval sauvage choisi dans le troupeau et _razoed_ au milieu de sa
carrière par les _Gauchos_ de l'Amérique du Sud. Le fatal noeud
coulant était jeté autour de mon cou, ma fière crête abaissée vers la
terre; mon dos, auparavant libre, plié sous un fardeau que je ne pouvais
ni supporter ni rejeter loin de moi. Mes mouvements souples et
élastiques étaient changés en un amble pénible. Bref, j'étais marié, et
marié à... Mais il ne faut pas que j'anticipe sur les événements.
Pendant l'heure où j'écris, il faut que je tâche d'oublier les moments
douloureux, il faut que je raconte mes aventures dans l'Inde avec
l'esprit ouvert et ardent que donne la liberté, et non avec le ton
larmoyant, plaintif et soucieux d'un mari.
Le vaisseau sortit doucement du port, «juste avec assez d'air, comme
disaient les matelots, pour endormir les voiles.»
Au point du jour, le havre était encore visible, et nous aperçûmes le
vieux dow qui se traînait paresseusement, comme une tortue, le long du
rivage.
À midi, une brise s'éleva du sud-ouest, et au coucher du soleil nous
étions à une telle distance de Bombay, que nos appréhensions d'être
guettés dans nos mouvements furent complétement détruites. Nous
avançâmes de quelques lieues vers la terre, nous carguâmes les voiles,
et nous jetâmes l'ancre.
Armé d'un télescope, j'aperçus bientôt le dow, qui était semblable à une
tache noire sur la mer bleue.
J'ordonnai au timonnier de larguer, et, chargés de voiles, nous
rejoignîmes le dow à huit heures.
Je le hélai, et de Ruyter vint à notre bord.
De Ruyter se retira avec moi dans la cabine, et pendant que nous
déjeunions, il me demanda mon opinion sur le grab.
--Il semble se mouvoir indépendamment du vent, lui répondis-je; hier,
nous sommes passés devant un vaisseau de guerre comme devant un rocher.
--Il est d'allure légère, mon cher Trelawnay, et il n'y a pas un
vaisseau qui puisse l'approcher. Pendant un orage, il tangue beaucoup,
mais s'il n'est pas trop chargé, il est rapide, flottant, et tient bien
le vent. En conséquence, ne l'accablez pas trop de voiles, ou il sera
enseveli.


XXVI

Après un entretien nautique, de Ruyter changea le sujet de la
conversation et me dit en souriant:
--Tout ce que je vous ai raconté à Bombay est vrai, mon cher enfant; là,
j'étais simplement un marchand, mais, comme j'ai fini mes affaires
mercantiles, je suis prêt à fréter un vaisseau ou à me battre; mais
généralement, quelques bonnes et pacifiques que soient mes intentions,
je suis toujours forcé de commencer par le dernier. Ma conduite n'est
cependant pas invariable, le grab et moi nous sommes à la merci des
circonstances.
--Comment allons-nous régler notre course maintenant?
--Dans cette vaste mer, sillonnée en tous sens par des aventuriers
européens en guerre ouverte avec les rajahs, se disputant entre eux la
pâture, se déchirant, se coupant la gorge les uns aux autres pendant que
les loups anglais s'insinuent au milieu de la bagarre et filent avec les
bestiaux, l'occupation ne peut pas nous manquer, quoiqu'il soit
nécessaire de faire un choix avant de décider un plan d'attaque.
D'abord, il faut que nous allions à Goa, et après y avoir réglé quelques
affaires et rendu le dow, nous nous réunirons. Quel âge avez-vous,
Trelawnay?
--Dix-sept ans.
--Dix-sept ans! je croyais que vous en aviez vingt-quatre. C'est bien,
n'importe votre âge, un tronc vert produit souvent le plus mûr et le
plus riche des fruits. L'expérience que vous acquerrez bientôt et
beaucoup de contrôle sur vos passions vous donneront toutes les qualités
nécessaires pour faire un bon chemin dans la vie, soit que vous adoptiez
la carrière maritime, soit que vous en choisissiez une autre, car vous
êtes et serez toujours libre de vos actions. Si vous préférez travailler
sur terre, j'ai des amis çà et là qui, par amitié pour vous et par
considération pour moi, seront heureux de vous employer. Si vous restez
avec moi, je n'ai pas besoin de vous dire que vous serez toujours le
bienvenu. Mais ma vie est une vie rude, et si vous allez juger mes
actions d'après les narquois raisonnements du monde, vous pourrez voir
leur légalité comme étant quelque chose de plus que douteux; il vaut
peut-être mieux ne pas hasarder votre réputation.
--Au diable tout cela, de Ruyter! Avec votre permission, je resterai où
je suis; je vous ai déjà dit que je désirais partager votre existence,
et, je vous le répète encore, je ne veux pas connaître vos projets; vous
m'apprendrez ce que vous voudrez, lorsque vous me croirez assez
d'expérience pour vous aider de mes conseils.
--Vous êtes un homme pour l'intelligence, et vous avez plus de fermeté
dans le caractère que la plupart de ceux avec lesquels j'ai eu des
relations. Pour quelque chose que j'ai fait, les sauterelles dévorantes
de l'Europe m'ont dénoncé comme boucanier. Ces sordides fripons, qui
arracheraient les yeux de leurs pères, s'ils étaient des muscades, ne
permettent à aucun homme de chauffer son sang avec de l'épice ou de le
rafraîchir avec du thé, sans qu'ils y trouvent leur profit, comme ils
nomment cela, leur _dustoory_. Ils accaparent tout, et dès que dans un
coin il y a quelque chose à gagner, ils en trouvent, ils en suivent la
piste, et ils la suivraient au travers du sang et de la boue sans
vouloir admettre personne au partage du butin.
Maintenant, j'aime aussi l'épice et le thé, et leur système de droit
exclusif n'étant pas en harmonie avec mes idées, j'entrepris un
commerce pour moi-même. Ils me dénoncèrent, saisirent mon vaisseau, et
me firent faire banqueroute. Mais je ne me suis ni laissé pourrir en
prison, ni anéantir par un abject désespoir. Je n'ai pas non plus
prodigué mon temps à écrire de misérables pétitions. Je me suis relevé
seul, comme un lion blessé et non vaincu; et, quoique borné par
d'étroites limites, je pris la résolution de rendre coup pour coup.
Entre ma ruine et mon retour à une vie maritime, je satisfis mon désir
de voir l'intérieur de l'Inde, et j'en traversai la plus grande partie.
Je demeurai quelque temps avec Tippoo Saïb. Lui seul possède toutes les
grandeurs de la noblesse. Je l'accompagnai dans quelques-unes de ses
principales batailles; mais vous connaissez sa destinée. À cette époque,
je fus du nombre de ces enthousiastes visionnaires qui, poussés par un
amour ardent de la liberté, essayaient d'arrêter le courant qui emporte
les hommes faibles et sans résistance.
Comme un pauvre torrent de la montagne se débattant contre
l'entraînement d'une puissante rivière, j'écumai et je luttai pour
soutenir ma cause; mais ce fut en vain, je fus emporté comme les autres
jusqu'à ce que, mêlé avec eux, je me trouvai perdu dans le vaste océan.
Je croyais sottement qu'on pouvait persuader aux hommes de mettre de
côté pendant une saison leurs propres intérêts, et laisser dormir leurs
passions, comme dorment les scorpions en hiver, jusqu'à ce que le soleil
de la liberté apparût et leur donnât le loisir, sans être interrompus
par une invasion étrangère, de reprendre leurs dissensions civiles et
religieuses.
Je conjurai les princes et les prêtres (les avoués du monde) de relâcher
leur prise sur la gorge des uns et des autres, jusqu'à ce que l'ennemi
général fût chassé du pays à la mer d'où il était venu. Mais la vérité
ressemble à une arme meurtrière dans la main d'un enfant, elle n'est
dangereuse que pour lui seul. Ma doctrine fut trouvée damnable; je me
sauvai avec difficulté pour éviter de voir mon nom compléter la longue
liste des martyrs.
Dans toutes les parties de l'Est, j'ai vu la nécessité d'une grande
révolution morale. Le vieux système est établi là dans toute la grisâtre
horreur de la désolation et de la décadence; il y restera triste et
hideux jusqu'à ce qu'un autre, entièrement nouveau, précipite sa chute
par son élévation. Le temps seul peut opérer cette métamorphose, et les
efforts des mains semblables aux miennes, pour hâter son pas de tortue,
sont vains et puérils.
--Il me semble, de Ruyter, qu'en Europe il y a des hommes dont les
esprits, aussi bien que les mains, ont déjà commencé l'ouvrage de la
régénération.
--Oui, mais pour eux-mêmes, comme parmi les natifs ici. L'Europe est
l'enfant d'un vieillard, un avorton dénaturé et ridé, créé des débris de
l'Est, raccommodés et unis ensemble avec ingénuité, mais sans force.
L'Europe est un bronze antique rapiécé et barbouillé de cosmétique; un
petit modèle de plâtre d'après une statue de granit. Le doigt de la
destruction est déjà dessus comme celui d'une mère spartiate sur son
chétif enfant.
Mais je fus éveillé de mes rêves de réformation; j'avais dépensé mon or;
je manquais de pain; je résolus donc d'aller vers le courant, en disant
avec ce sage philosophe, le vieux Pistol:
«Le monde est mon huître; je l'ouvrirai avec mon épée!»


XXVII

Je retournai à la mer; j'allai à l'île Maurice, j'équipai à crédit un
vaisseau armé, et j'eus bientôt quadruplé mon capital. Ma personne n'est
pas beaucoup connue, cependant je ne me hasarde que rarement dans les
résidences. Ma visite à Bombay avait un but, une affaire importante; ce
n'était point pour y disposer de la mesquine cargaison du grab.
Cependant, ajouta de Ruyter en riant, on pouvait m'attraper là; qu'en
pensez-vous? Cette même cargaison, ils l'ont déjà payée une fois, et
peut-être deux, si les premiers vendeurs n'en ont pas été fraudés. Il y
a six mois que, croisant dans le grab sous les couleurs françaises, je
détruisis un fainéant vaisseau de la compagnie d'Amboine, qui se
mouvait lentement derrière son convoi. La cargaison du grab était la
sienne. Je sais qu'il y a d'autres vaisseaux chargeant à Banda, et
peut-être les rencontrerons-nous. Quand ils seraient ventrus comme des
sangsues gorgées de sang, je les serrerai jusqu'à ce qu'ils en meurent.
Mais le soleil s'abaisse dans les vagues, et son manteau couleur de sang
nous présage une brise. Je n'ai que ceci à ajouter: je ne suis pas un
chien affamé, assis tranquille dans l'espoir de ronger un des os que ces
nobles marchands blanchissent en général avec assez de succès avant de
les laisser tomber. Laissons-les se gorger jusqu'à ce que, comme le
vautour, le poids de leur ventre entraîne leurs ailes; alors, semblables
aux faucons, après les avoir guettés attentivement, nous tomberons sur
eux. Il n'y a pas de mal à dépouiller les voleurs. Un convoi de
vaisseaux de pays, appartenant à la Compagnie, est parti pour les îles
épicières. À propos, Trelawnay, il faut que vous vous transformiez en
Arabe. Sous ce déguisement, ils ne pourront pas vous découvrir. J'ai
écrit tout ce qu'il faut faire. Continuez votre course jusqu'à Goa, où
je vous suivrai. Ne quittez pas le vaisseau jusqu'à mon arrivée. Le
marchand perse, pour lequel j'ai préparé une lettre, fera tout ce que
vous désirerez. Voyez, la brise s'élève; tirez le bateau bord à bord.
De Ruyter me serra la main, sauta dans le bateau et remonta sur le vieux
dow.
Rien d'extraordinaire ne se présenta jusqu'à notre arrivée à Goa. Je
m'étais habillé en Arabe, avec un large pantalon de couleur sombre, une
veste écarlate et un grand chapeau de Mantois d'Astracan. Un châle de
cachemire entourait ma taille, et dans ses plis j'avais mis un élégant
poignard. Mes cheveux étaient rasés, à l'exception de la précieuse mèche
du milieu de la tête, par laquelle les houris aux yeux noirs devaient
m'emporter dans le paradis de Mahomet. Mes dents étaient teintes de la
brillante couleur rouge des échecs; mon cou, mes bras et mes jointures,
soigneusement frottés d'huile, étaient luisants et polis comme de
l'ivoire. Les hommes du bord s'assemblèrent autour de moi, et d'une voix
unanime, je fus déclaré un véritable Arabe.
Nous nous arrêtâmes près de la pointe du cap Ramas, et j'attendis toute
la nuit l'arrivée du dow.
Vers le matin, je donnai l'ordre de jeter l'ancre dans le port de Goa.
Le soleil s'était levé magnifiquement; il enveloppait dans ses rayons
d'or les monastères de marbre, les arches des ponts et les colléges en
ruines de l'ancienne ville. Ces ruines, disséminées sur une vaste
étendue de terrain, montraient qu'autrefois elles avaient paré de leurs
splendeurs éteintes une belle et florissante cité. La jetée était
entaillée par la mer, et dans le port il n'y avait qu'un assemblage
bigarré de petits bateaux appartenant à la Compagnie.
J'envoyai le rais dans la ville avec les papiers du vaisseau et la
lettre de Ruyter destinée au marchand perse, puis, vers le soir, le dow
arriva et vint jeter l'ancre sous notre poupe.
Le lendemain, de Ruyter alla dans la campagne à la rencontre de
quelques agents envoyés par le rajah du Mysore et par un prince
mahratte, me laissant à Goa pour y décharger le reste de la cargaison de
café et de riz, y prendre lest et renouveler notre provision d'eau.
Quand de Ruyter reparut à Goa, il était accompagné par un Grec et par un
Portugais, deux espions qu'il employait à la surveillance de ceux dont
il avait à redouter le pouvoir. Les conférences de mon ami avec ces deux
hommes avaient lieu pendant la nuit, dans les ruines d'un monastère de
l'ancienne ville, tout près de la mer. Pour se rendre à ces rendez-vous,
de Ruyter venait à bord du grab chercher un des bateaux, et l'équipage
de ce bateau était choisi par lui-même.
Après avoir fait tous mes préparatifs pour nous remettre en mer, nous
transportâmes hors du dow, qui devait être rendu à son propriétaire, les
hommes et les choses dont nous avions besoin. Je touai le grab en dehors
du port, et tous les soirs, au coucher du soleil, je guindais les
bateaux à bord, afin d'être prêt à partir au premier signal.
Le dixième jour de notre arrivée dans le port de Goa, et au milieu de la
nuit, je vis une lumière phosphorique et brillante sur la surface noire
de l'eau, qui s'avançait vers nous avec une vitesse extraordinaire. Le
bruit lointain du havre était calme et toute la ville était plongée dans
une nuit profonde; cependant j'avais cru voir du mouvement sur la jetée,
mais le bruit presque insaisissable de ce mouvement avait été emporté
par les brises de la terre, et tout était redevenu silencieux.
Tout à coup j'entendis distinctement héler un bateau dans le port; ce
cri se répéta plusieurs fois, et les intonations s'élevèrent à la
rudesse d'un ordre donné avec fureur; puis des lumières apparurent le
long du rivage, puis enfin un bruit d'avirons, de barres et de bateaux,
comme s'il y en avait un qui se détachât des autres pour prendre sa
course vers la terre. Le fracas augmentant, je dirigeai mes regards vers
le premier objet qui avait attiré mon attention, et quoique tout parût
tranquille, je distinguais toujours le bouillonnement de l'eau et la
ligne de lumière qui, semblable à une étoile volante, courait dans le
sillage du bateau. Par le bruit des avirons et par les coups longs et
lourds que de Ruyter avait appris aux rameurs de son bateau préféré, je
reconnus son approche, tout en m'étonnant de le voir rentrer avant
l'heure habituelle. Je compris tout de suite qu'il courait un danger, et
mon coeur battit sans qu'il me fût possible d'en préciser la cause.
J'appelai vivement le sérang qui dormait (le rais était dans le bateau),
je lui dis d'éveiller les hommes, et, dans mon impatience, je les jetai
à bas des hamacs avec des coups de pied.
--Vite! armez le cabestan, détachez la misaine, lâchez les grandes
voiles de l'avant à l'arrière!
Je retournai à l'embelle, d'où je vis distinctement le bateau, que je
hélai.
Mais, au lieu de recevoir la réponse habituelle de _Acbar_, j'entendis
une voix basse et contenue murmurer: _Yup! yup!_ (silence! silence!)
Ayant reçu des instructions à l'égard de ce signal, je me précipitai à
l'avant, je saisis la hache qui était là toute prête, et j'ordonnai de
lever le beaupré, afin de tourner le vaisseau. Impatienté de n'être pas
assez lestement obéi, je coupai le câble et un morceau de la jambe d'un
Arabe qui se trouvait à côté.
À ce moment, de Ruyter franchissait le bord:
--Vous avez bien fait de couper le câble, mon garçon, me dit-il; mais
soyez moins emporté; vous avez blessé ce pauvre diable: envoyez-le à
l'infirmerie. Chargez toutes les voiles immédiatement, j'irai à
l'arrière. Les limiers ont trouvé la piste; ils croyaient nous prendre
comme on prend les poules des jungles, mais ils trouveront une panthère
qui n'est jamais endormie.
Le vaisseau se tourna lentement, et, comme je maudissais la longueur de
sa quille et la légèreté de la brise qui le faisait se mouvoir avec une
incroyable lourdeur, de Ruyter s'approcha de moi et me dit à voix basse:
--Armez les hommes, mais seulement avec leurs lances; ne laissez aucun
bateau venir côte à côte du grab, ni même l'essayer. Parlez doucement;
mais si un homme met la main sur l'échelle, tuez-le comme vous tueriez
un sanglier. Pas de salpêtre, cela fait du bruit. Harponnez-les, mais
seulement quand je vous le dirai. Il faut que je me tienne en arrière,
afin de ne pas être vu; s'ils vous interrogent sur le marchand de Witt,
dites que vous ne le connaissez pas.
Deux bateaux s'approchaient.
Le premier nous salua de ces paroles:
--Grab! holà! Arrêtez, je désire voir le capitaine.
Je dis au sérang de laisser tomber la grande voile, de détacher celle du
perroquet, et je répondis:
--Nous allons en pleine mer; j'ai mes acquits du port, les papiers du
vaisseau sont tous signés, je suis en règle, que voulez-vous? me faire
perdre cette brise?
--Arrêtez de suite, monsieur, où nous allons vous y contraindre par
l'ordre de faire feu sur vous.
--Ce serait un ordre absurde! m'écriai-je.
Nous n'avions pas assez de voiles sur notre vaisseau pour l'éloigner du
premier bateau, qui appartenait au capitaine du port. De Ruyter ordonna
aux hommes de se coucher sur le pont, tandis qu'il se tenait debout au
gouvernail. De Ruyter allait me dire de me mettre à l'abri, quand, avec
un éclat de lumière venant du bateau, une balle siffla près de ma tête
et alla se loger dans le mât. Pour obéir aux ordres de Ruyter, mais bien
à contre coeur, je ne rendis pas le coup. Bientôt après, comme le
bateau s'élançait pour nous aborder, de Ruyter élargit le grab, et les
agresseurs se trouvèrent à notre côté, sous le vent. Ne pouvant pas nous
aborder là, ils perdirent du temps en reculant en poupe, avant qu'il
leur fût possible de se servir des avirons. De cette manière (le vent
s'était levé), nous les tînmes éloignés quelques minutes, pendant
lesquelles aucune parole ne fut prononcée.
De Ruyter resta au gouvernail, tandis que moi et une partie des hommes
armés de lances nous étions prêts à empêcher l'abordage. Le second
bateau s'approchait; celui-là avait déjà tiré sur nous plusieurs coups
de mousquet, mais ils furent perdus, car nous étions protégés par les
bastingages du vaisseau. Le premier bateau avait saisi les chaînes de la
poupe, et ils s'occupaient avec le plus grand sang-froid à tenter
l'abordage. De Ruyter dit tout à coup: _Cheela chae!_ (avancez, mes
garçons!) Nous poussâmes nos lances à travers les sabords et trois ou
quatre hommes tombèrent blessés en jetant des cris de douleur.
Malgré les ordres que donna un officier de recommencer l'attaque, ils ne
voulurent pas la tenter; mais comme l'autre bateau s'avançait vers la
poupe, j'avançai un des canons de l'arrière, et, le mettant hors du
sabord, je hélai les deux bateaux en leur disant:
--Si vous tirez un autre coup dans notre sillage ou si vous continuez
vos feux d'artifice sous notre poupe, vous entendrez le rugissement de
ce serpent d'airain. Commandez où vous avez le pouvoir de forcer à
l'obéissance, et non ici, où vous n'en avez aucun.
Je soufflai sur la mèche de coton, et ils virent abaissée au niveau de
leur coquille de noix la brillante bouche d'airain du canon, avec
laquelle je pouvais les faire sauter en l'air brisés en mille morceaux.
Ils retournèrent lentement au rivage, et les injures menaçantes de leur
rage inassouvie se mêlèrent aux murmures des vagues, et furent emportées
par le vent, pendant que notre vaisseau, chargé de voiles, glissait
majestueusement hors du port.


XXVIII

Après avoir examiné la position de la terre, de Ruyter me frappa sur
l'épaule en me disant d'un air joyeux:
--Ceux qui se battent sous la bannière du silence remportent la
victoire; mais ceux qui s'amusent à faire du bruit et à menacer de leur
attaque sont vaincus. La force de l'air et celle du feu comprimés sont
irrésistibles, souvenez-vous de cela, mon jeune ami; souvenez-vous aussi
qu'un homme silencieusement armé est plus à craindre qu'un fanfaron. Je
suis content de vous, Trelawnay; votre prudence s'est montrée aussi
prévoyante que celle d'un vieux loup de mer. Dites-moi, pour quelle
raison êtes-vous donc si alerte? pour quelle raison avez-vous tout
préparé pour mettre à la voile, même avant que je vous eusse hélé? J'ai
cru un instant que ces hiboux du rivage m'avaient devancé auprès de
vous.
--Quelques mouvements sur la jetée, un bruit de rames, peut-être un
pressentiment, m'ont fait craindre un danger pour vous.
--Merci, mon cher enfant, merci; j'avais déjà pour vous une haute
estime, mais je m'aperçois aujourd'hui que votre jugement n'a pas besoin
des leçons de l'expérience. Vous m'égalez en tout; vous êtes digne de
l'affection que je vous porte. Mais allez dormir, mon garçon, allez; je
veillerai pendant le reste de la nuit.
J'étais à moitié endormi, ma tête appuyée sur l'écoutille, et je
n'entendais que confusément les bienveillantes paroles de mon ami. De
Ruyter me secoua le bras en me disant d'un ton amical:
--La rosée du soir, mêlée au vent de la terre, est aussi pernicieuse ici
que la morsure d'un serpent, car elle est chargée de la vapeur des
jungles. Bonsoir, mon enfant, bonsoir, bonne nuit.
--Laissez-moi dormir sur le pont, de Ruyter; il fait horriblement chaud
dans la cabine, et puis nous pourrions encore être attaqués.
--N'ayez point cette crainte avant l'aurore; l'oeil d'un aigle perché
sur la plus haute montagne ne nous découvrirait pas.
J'obéis aux ordres réitérés de de Ruyter, mais je fus bientôt éveillé
par le changement de l'atmosphère, et ce changement s'opère une heure
avant l'apparition du jour. Je montai en trébuchant l'échelle qui
conduisait sur le pont, et ce ne fut qu'en meurtrissant mes jambes
contre l'affût d'un canon que je parvins à me réveiller. Un télescope de
nuit à la main, de Ruyter était debout près de la poupe: la lune
éclairait sa figure livide d'insomnie, ses cheveux et ses moustaches
étaient humides de rosée, et toute sa personne révélait une horrible
fatigue physique, mais soutenue par l'énergie de la volonté.
--Déjà levé, mon garçon! s'écria de Ruyter; les jeunes gens et les
heureux du monde reposent pendant la disparition du soleil, mais quand
vous aurez mon âge, vous tiendrez compagnie à la lune, et vous
préférerez le sombre silence de la nuit à l'éblouissante clarté du jour.
Nous dirigions notre course, toutes voiles déployées, vers le
midi-ouest; les sentinelles dormaient sous l'abri des demi-ponts, et un
calme enchanteur régnait dans l'air et sur l'Océan. Nous étions à une si
grande distance du havre que tous les objets étaient confondus dans une
masse d'ombres enveloppées de légères vapeurs. Nous quittâmes la terre,
et, avant de se retirer dans sa cabine, de Ruyter marqua sur la carte
marine la course du vaisseau, me donna ses instructions, et, en les
suivant, je dirigeai le grab vers le sud-est, afin de gagner la plus
méridionale des îles Laquedives.
En entrant dans la latitude de ces îles, nous fûmes forcés de rester en
panne pendant quelques jours. Ce contre-temps ne m'apporta aucun ennui,
car j'aimais la mer, n'importe sous quelle forme. Pendant la journée, je
m'occupais du vaisseau; et quoique le grab restât aussi stationnaire que
s'il avait pris racine dans les profondeurs de la mer, les heures
passaient pour moi avec la rapidité d'un vol de mouette. Pour la
première fois dans ma vie, mes goûts et mes devoirs se trouvaient
confondus ensemble, et le stupide et paresseux garçon s'était
transformé, comme par magie, en un jeune homme actif, énergique et
courageux.
De Ruyter désira donner à son vaisseau un air plus martial. Il fit donc
transporter sur le pont quatre canons de neuf livres, ordonna de
remplir les boîtes à balles, fit faire des cartouches et préparer des
fourneaux pour chauffer les balles. Nous mîmes le magasin en ordre, de
Ruyter passa la revue des hommes, les divisa en quatre parties et les
exerça à tirer les canons ainsi que les petites armes. Moi, j'appris à
manier la lance sous la tutelle du rais.
Nous avions à bord quatorze Européens: des Suédois, des Hollandais, des
Portugais et des Français, de plus quelques Américains et un échantillon
de tous les natifs de l'Inde qui vont sur mer, des Arabes, des
musulmans, des Daccamen, des Lascars et des cooleys.
Notre munitionnaire était un métis français; le mousse, Anglais; le
chirurgien, Hollandais; l'armurier et le maître d'armes, Allemands. De
Ruyter ne faisait aucune distinction entre ses hommes, ni par rapport au
pays qui les avait vus naître, ni à la religion qui gouvernait leur
conscience; il ne les distinguait les uns des autres que pour leur
mérite personnel. J'étais parfois extrêmement étonné de voir tant
d'ingrédients incongrus et dissemblables mêlés et fraternellement unis
avec la plus parfaite entente.
L'adresse de la main du maître opérait journellement ce miracle; sa
manière d'agir, froide et ferme, dirigeait tout, et avant que le murmure
du mécontentement se fût fait entendre, il y trouvait le remède. De
Ruyter travaillait sur le vaisseau comme un manoeuvre: actif,
infatigable, il était toujours le premier au-devant du danger; mais les
actions de de Ruyter dépeindront mieux son caractère que ne le ferait
une brève analyse.
Le quatrième jour de notre station en pleine mer, la monotonie de la
scène du ciel bleu et de l'eau limpide subit un changement: des masses
de nuages commencèrent à se mouvoir et à se rencontrer, jusqu'à ce que
l'horizon se revêtit d'un voile d'ombre.
Nous carguâmes nos petites voiles et celles du perroquet. Les pattes de
chat ou les vents légers glissèrent le long des eaux parmi les éclairs
et les sourds roulements d'un tonnerre bas.
La pluie tomba par torrents; les bouillonnements de la mer furent
bientôt accompagnés par une brise ferme, et à la place du violent orage
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