Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 15

Total number of words is 4618
Total number of unique words is 1601
39.2 of words are in the 2000 most common words
51.4 of words are in the 5000 most common words
57.7 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
laquelle j'avais marché fort involontairement, essaya de me couper une
jambe. Ma première pensée fut de lui briser la tête; mais ma fureur
tomba devant son impuissante faiblesse, et, au lieu de l'écraser sous le
talon de ma botte, je la fis transporter au poste du milieu de la ville.
--Nous avons versé assez de sang, me dit de Ruyter, laissez fuir ces
pauvres diables; appelez vos hommes, et conduisez-les aux huttes, sur
cette colline de sable, là-bas, à l'extrémité de Saint-Sébastien; vous y
trouverez un chef arabe qui a été pris et emprisonné par les Marratti;
quelques prisonniers de différentes nations se trouvent avec ce
malheureux. Veillez, je vous prie, mon enfant, à ce qu'il ne leur soit
fait aucun mal. Mais, ajouta de Ruyter en apercevant ma blessure,
reposez-vous plutôt, mon cher Trelawnay, et faites mettre un bandage sur
votre jambe, car vous perdez beaucoup de sang.


XLI

Je pris à la hâte le soin recommandé par de Ruyter, et, suivi de mes
hommes, je grimpai lestement sur la colline sablonneuse, dont une des
principales huttes renfermait les prisonniers des Marratti.
Un horrible spectacle se présenta à mes regards.
Les malheureux prisonniers étaient couchés par terre, enchaînés les uns
aux autres, bâillonnés, pieds et mains liés, et une troupe immonde de
vieilles femmes, accroupies sur ces corps sans défense, les massacraient
en poussant d'effroyables cris de triomphe. Mes hommes tombèrent comme
la foudre sur ces odieuses sorcières, qui furent bientôt jetées sans vie
en dehors de la hutte.
Nous détachâmes les prisonniers, et, après leur avoir donné les premiers
secours, j'aperçus, dans un coin reculé de la vaste et sombre pièce
qu'ils occupaient, un pauvre Arabe attaché à un court poteau enfoncé
dans la terre. Le corps de cet homme, vieux et faible, était couvert de
coups de poignard; il nageait dans une mare de sang. Quoique enchaîné,
impuissant et presque sans vie, le vieillard semblait ne pas sentir ses
douleurs; son regard brillant et fier avait encore une suprême
puissance. Je m'approchai vivement de lui, et, avec une surprise pleine
d'horreur, j'aperçus une vieille femme couchée auprès du moribond, un
couteau à la main, et hachant sa victime à l'aide de faibles coups; à la
droite du vieillard, une toute jeune fille, presque nue, criait avec un
accent intraduisible de souffrance et de terreur.
--Mon père, mon père, laissez-moi me lever!
Mais l'Arabe retenait l'enfant, dont il cachait la poitrine sous la
forte pression d'un de ses bras, cherchant à la soustraire au démon qui
se cramponnait si cruellement à lui.
Je bondis comme un tigre sur la vieille Hécate, et, la saisissant par la
ceinture de drap qui entourait ses reins, j'envoyai sur le sable de la
rue sa carcasse flétrie. La violence de la chute la fit rester immobile,
et, comme un crapaud écrasé, elle mourut sans jeter une plainte.
Cette scène me montra la cruauté sous sa forme la plus hideuse et la
plus diabolique; elle me remplit le coeur d'épouvante et de pitié.
J'ordonnai à un de mes hommes de détacher le vieillard, et je m'occupai
de la jeune fille.
Pendant les minutes que ce soin remplit, l'Arabe, peu inquiet de son
sort, suivait avec inquiétude tous mes mouvements; il semblait douter de
sa délivrance, plus encore de ma loyauté. Je devinai les craintes de ce
pauvre père, et, pour les dissiper entièrement, je m'avançai vers lui,
je le fis asseoir, et je tirai un poignard de ma ceinture.
L'Arabe me lança un regard de flamme, un regard brillant de fureur.
Je compris son impuissante menace. Le sourire aux lèvres, je mis l'arme
dans ses mains en lui disant d'une voix émue et affectueuse:
--Nous sommes des amis, mon père, des sauveurs, ne craignez rien.
Le vieillard voulut parler, mais un flot de sang noir s'échappa de ses
lèvres, et il ne put que balbutier des paroles inintelligibles.
Débarrassée de ses liens, la jeune fille s'enveloppa dans un manteau que
j'avais jeté sur ses épaules, et vint s'agenouiller auprès de son père;
elle se pencha sur lui, et son regard exprima une profonde angoisse. Les
yeux du vieillard se mouillèrent de larmes. J'étais profondément ému;
involontairement, et peut-être sans avoir conscience de mon action, je
m'agenouillai auprès du mourant, que je soutins dans mes bras. L'Arabe
prit ma main dans la sienne, il la porta à ses lèvres, ôta une bague de
son doigt, la posa dans ma main, qu'il unit à celle de sa fille; puis il
nous regarda alternativement, murmura quelques mots, et pressa avec
tendresse nos deux mains unies.
Je me pris à pleurer comme un enfant. Cette scène me brisait le coeur;
le pauvre vieillard frissonna; ses doigts se glacèrent; ses yeux
perdirent le regard; il tressaillit faiblement, et l'âme de ce
malheureux père s'enfuit en gémissant de sa demeure terrestre; mais la
main froide du moribond retint encore si fortement celle de sa fille et
la mienne, que l'expression de la pensée, du désir, de l'ordre,
survivait à l'existence même.
Immobile comme une statue de marbre, pâle et sans haleine, la jeune
fille avait le regard attaché sur son père avec une si effrayante
fixité, que je crus un instant qu'elle avait cessé de vivre. Cette
affreuse angoisse me rendit la raison. Je me dégageai doucement, mais
par un énergique effort, de l'étreinte du vieillard, et je m'approchai
de la jeune fille.
Quand j'essayai de l'enlever, elle me repoussa, et se jeta en sanglotant
au cou de son père, qu'elle serra contre son sein avec une force
convulsive.
Je fis sortir mes hommes, tous émus de ce triste spectacle, et
j'ordonnai à dix Arabes de garder l'entrée de la hutte, puis j'en sortis
moi-même; j'avais besoin d'air; mon coeur battait dans ma poitrine
avec une violence telle que je craignais de perdre tout à fait l'usage
de mes sens. Je jetai ma carabine sur mes épaules et je m'élançai vers
la ville, faisant tous mes efforts pour arrêter le carnage.
Saint-Sébastien était livré au pillage. Des chaloupes appartenant au
grab et à la corvette attendaient au rivage, car les vaisseaux ne
pouvaient longer le tour du cap, l'eau était trop calme. En conséquence,
nous commençâmes à charger les bateaux et quelques canots qui se
trouvaient dans la rade. Le butin était considérable: il se composait
d'or, d'épices, de ballots de soieries, de mousselines des Indes, de
drap, de châles du golfe Persique, de sacs de bracelets, de bijoux d'or
et d'argent, de maïs, de blé, de riz, de poisson salé, de tortues, et
d'une immense quantité d'armes et de vêtements; en outre, d'esclaves de
tous les pays et de tous les âges. Les yeux de nos hommes brillaient de
joie, et chaque dos ployait sous un fardeau précieux.
Dans les premiers instants du pillage, les marins se trouvèrent
très-insouciants du choix de leur butin; mais bientôt ils devinrent
insatiables et si avares, qu'ils regardèrent tout avec des yeux d'envie;
leur désir de possession augmenta tellement, qu'ils emportèrent des
viandes dont un chien sauvage n'avait pas voulu: les uns s'étaient
chargés de poissons gâtés, de riz moisi, de ghec rance, de pots, de
casseroles cassées, de vêtements en lambeaux, de nattes et de tentes.
Ils ne trouvaient rien ni d'inutile ni de dégoûtant, tellement leur
avidité devenait insatiable. Tout ce qu'ils ne pouvaient pas porter sur
leur dos, ils le portaient dans leur estomac, car, comme l'autruche, ils
se gorgeaient jusqu'à en perdre la respiration.
Van Scolpvelt et le munitionnaire apparurent bientôt, et chacun prit sa
place respective. Certes, le but de l'un et de l'autre était bien
dissemblable. Le docteur semblait hors de lui; il contemplait avec un
regard insensé de joie la riche variété de patients qu'il avait devant
les yeux. Il courait comme un fou sur le champ de bataille, et sa
chemise retroussée laissait voir ses bras maigres, nus, osseux et velus;
d'une main il tenait une boîte remplie d'instruments d'un effrayant
reflet, et dans l'autre une énorme paire de ciseaux arrondie dans la
forme d'un croissant. Quelques-uns, à moitié expirants, menacèrent Van
Scolpvelt avec leurs poignards; d'autres jetèrent des cris de terreur
quand il s'avança vers eux pour examiner leurs blessures; les plus
effrayés ou les plus faibles moururent de la peur de son approche.
D'un autre côté, en voyant l'énorme quantité de butin et le massacre des
Marratti, qu'il détestait pour leurs pirateries, le munitionnaire
ricanait de joie. Mais cette joie fut bientôt amoindrie, car il vint me
dire d'un ton triste, et avec un jargon mélangé d'anglais et de
français, plus bizarre encore que celui que je lui donne:
--Ah! capitaine, pouvez-vous laisser ces imprévoyants imbéciles gâcher
tant de bonnes choses; regardez la terre, elle est couverte de grains et
de farine, comme s'il avait neigé. Voyez-vous là-bas ces vigoureuses
tortues: elles sont bien les plus belles, les plus délicieuses créatures
qui existent sous le ciel. Quels brutaux sauvages, de les laisser ici!
Dites à vos hommes de jeter toutes les choses inutiles qu'ils emportent
à bord du grab. _Avez-vous?_ et faites charger les bateaux de tortues.
Pensez-vous que les noirs corbeaux que vous envoyez dans les chaloupes
nous seront utiles à quoi que ce soit, on ne peut pas les manger.
_Pouvez-vous?_ Bah! je déteste les sauvages et j'adore la tortue, _vous
aussi, n'est-ce pas?_ Je n'en ai jamais vu d'aussi magnifiques que
celles que je vous montre. _Avez-vous?_
L'esprit de Louis s'absorba dans le désir de posséder des tortues. Il
épuisa les menaces, les supplications, les prières, pour persuader aux
hommes qu'ils devaient emporter des tortues; puis enfin il devint
furieux devant l'énergique opposition que firent les Arabes, qui ont ce
poisson en horreur.
Tout en criant que les Arabes donnaient dans l'expression méprisante du
refus de leur aide une preuve qu'ils n'avaient pas de goûts humains, il
commença à en charger les esclaves et les femmes, assurant que ces
dernières n'avaient jamais de leur vie été si bien utilisées. Pendant le
transport, Louis se tourna vers moi, et me dit, avec sa voix dont la
singulière expression commençait comme un roulement de tambour et
finissait comme l'aigre tintement d'une sonnette:
--J'ai, avez-vous?
De Ruyter vint me rejoindre, accompagné par Aston, qui était venu
seulement pour voir la place. Je lui racontai la scène que j'avais vue
dans la tente des esclaves. Le tendre coeur d'Aston fut vivement
affecté, et il me reprocha d'avoir trop légèrement abandonné la jeune
fille.
--Mon cher Aston, lui répondis-je, j'ai cru agir avec délicatesse en
laissant cette enfant épancher dans une solitude gardée et respectée la
première violence de sa douleur.


XLII

--Ne perdons pas les précieux instants qui nous restent pour regagner le
grab, dit de Ruyter; mais profitons en toute hâte du désordre et de la
stupeur qui affaiblissent les forces des Marratti. Ceux qui errent
encore dans les murs de Saint-Sébastien ne sont pas à redouter; mais les
hommes enfuis peuvent se rallier d'une minute à l'autre, appeler à leur
aide les habitants de Madagascar et nous attaquer à leur tour. Ainsi,
cher Trelawnay, ramassez les traînards, dirigez-les vers les bateaux;
les prisonniers sont embarqués, il faut que nous les suivions.
--Occupons-nous d'abord de la pauvre orpheline, répondis-je à de Ruyter.
Voulez-vous m'accompagner auprès d'elle, Aston?
Le lieutenant me suivit, et nous nous dirigeâmes vers la hutte.
À notre approche, la jeune fille se leva vivement, joignit les mains, et
sa figure, inondée de larmes, s'inclina sur le pâle visage du mort, dont
elle n'avait pas encore compris l'effrayante immobilité.
--Mon père, dit-elle d'une voix pleine de sanglots, lève-toi, les
étrangers sont bons, regarde, ils viennent nous libérer. La vieille
femme ne m'a pas tuée, je suis bien portante; lève-toi, j'ai enveloppé
tes blessures, le sang s'est arrêté.
La pauvre enfant avait soigneusement bandé les bras et les jambes du
vieillard avec l'unique vêtement que les sauvages lui eussent laissé.
--Chère soeur, dis-je à la jeune Arabe en prenant doucement sa main,
vous êtes libre; venez, il faut que nous quittions sans retard la ville
de ces cruels Marratti.
--Mais voyez comme mon père dort, dit-elle en dégageant sa main de
l'étreinte de la mienne; parlez bas, il faut le laisser dormir, car il
est bien fatigué.
--Mais, chère, nous sommes obligés de quitter Saint-Sébastien, venez.
--Nous en aller, mon frère, nous en aller quand notre père dort; non...
S'il le faut absolument, reprit-elle en m'enveloppant d'un regard de
prière, eh bien, réveillez-le, nous lui donnerons à manger; j'ai des
fruits, de beaux fruits; un Arabe libre me les a apportés. Regardez
comme les lèvres de notre pauvre père sont sèches et froides. Vous dites
qu'il faut partir; vous ne songez donc pas que pendant notre absence les
cruels Marratti pourront revenir, et alors qui défendra mon père contre
leurs coups meurtriers? Mon père, si épuisé par les privations, par le
manque de sommeil, par sa longue captivité! Pitié pour ta fille, père,
pitié pour ta pauvre Zéla! ouvre les yeux, tiens, essaye de boire le jus
de cette grenade; parle-moi, lève-toi.
--On nous appelle, dit Aston, hâtons-nous. Si vous le voulez, je vais
prendre cette enfant dans mes bras, et je la porterai jusqu'à un bateau.
--Je vous en prie, ma soeur, venez avec nous, dis-je en dégageant
doucement les mains de Zéla des mains de son père, auxquelles la pauvre
enfant s'était cramponnée.
La jeune fille voulut résister; mais je couvris vivement ses épaules
avec mon _abbah_, et Aston la prit dans ses bras.
Les cris de la pauvre enfant étaient lamentables. Elle se débattait,
appelait son père, et les tremblantes mains d'Aston pliaient, non sous
le léger fardeau de ce corps d'enfant, mais sous l'émotion d'une
profonde peine.
Quelques Arabes accompagnèrent Aston, et je me rendis auprès de de
Ruyter, qui tâchait de réunir ses hommes.
Quand Aston passa auprès de Louis, celui-ci s'écria d'un ton de fureur
comique:
--Qu'est-ce donc qu'il emporte, Seigneur Dieu? Comment! une jeune fille!
elle ne sera pas utile, qu'il la laisse; il vaut mille fois mieux qu'il
emporte cette grande tortue près de laquelle il passe sans seulement la
regarder, et cependant elle est magnifique; il faut un homme fort pour
la porter. Monsieur Aston, laissez aller la jeune fille, prenez la
grosse tortue; votre compagne portera cette petite que je tiens, et j'en
prendrai une autre; il y en a des masses de ces belles filles-là, et ces
belles filles-là se mangent; celle que vous leur préférez ne sera bonne
à rien, c'est un fardeau inutile; laissez-le, prenez cette bonne tortue,
elle fera une excellente soupe; elle est très-jolie, beaucoup plus jolie
que votre petite fille.
J'arrivai auprès de Louis au moment où il achevait cette lamentable
prière.
--Venez à bord, lui dis-je, venez-y vite, si vous ne voulez pas que les
Marratti fassent de la soupe, non avec une tortue, mais avec un
munitionnaire.
--Comment, capitaine, comment, laisser cette tortue? Cette tortue qui
vaut à elle seule toutes celles que nous avons prises. Jamais! jamais!
répéta Louis en se tordant les mains dans une indicible angoisse,
jamais!
Des Marratti armés apparurent sur les collines. De Ruyter perdit
patience, et ce fut avec fureur qu'il hâta la marche de ses hommes. La
plupart des Français étaient ivres, et nous ne pouvions les faire sortir
des huttes. Des exclamations de rage se firent entendre sur la colline.
De Ruyter sortit par la grande porte de Saint-Sébastien, et je restai
avec quelques Arabes pour ramasser les traînards.
J'ai oublié de dire que nous avions incendié la ville dans plusieurs
endroits, brûlé deux vaisseaux arabes et sept ou huit canots appartenant
aux vaincus.
Les natifs se précipitèrent vers la ville, et nous aperçûmes bientôt des
groupes d'hommes armés, courant le long de la rivière que nous avions à
traverser. Évidemment, ces hommes avaient l'intention de nous attaquer
là. Tout en préparant nos armes, nous hâtâmes le pas; de Ruyter
traversait la rivière, et une partie de ses hommes protégeait son
passage par une volée de mousquets tirée presque à bout portant sur les
natifs. Un messager vint m'avertir de hâter ma course, et il me prévint
que de Ruyter allait garder les bateaux. Mais, retenu par la difficulté
que j'avais de faire marcher les hommes ivres, je ne pouvais mettre
obstacle au rassemblement des natifs, qui s'augmentait de minute en
minute.
Quand le nombre des Marratti parut leur promettre une force suffisante,
ils s'enhardirent et attaquèrent les marins que de Ruyter avait placés
sur l'autre côté du rivage, puis ils traversèrent le courant, se
réunirent derrière nous, et un réel danger menaça notre sortie du cap.
Je tins ferme et je restai sur le rivage jusqu'à ce que mes hommes
eussent passé la rivière. Au moment où j'allais les suivre avec mes
Arabes, j'entendis derrière moi des coups de fusil, puis apparut tout à
coup, au détour d'un banc de sable, un énorme personnage revêtu d'une
brillante armure écailleuse. C'était le munitionnaire, portant sur ses
épaules la fameuse tortue, l'un et l'autre accompagnés et protégés par
un soldat hollandais.
--Marchez rapidement, leur criai-je de toutes mes forces, car les
minutes sont précieuses.
Eh bien, malgré l'extrême danger de ma position, je ne pouvais
m'empêcher de rire en considérant l'étrange aspect de Louis.
Il s'avançait vers moi en chancelant sous le poids de son fardeau, et il
était difficile de distinguer dans l'ensemble de Louis les formes d'un
être humain: il ressemblait à un hippopotame. Le soldat hollandais qui
suivait Louis était gonflé dans des proportions ridicules: son surtout
rouge de Guernesey et son ample pantalon hollandais, attachés aux
poignets et aux genoux, étaient remplis d'une masse d'or et de bijoux
qu'il avait découverts après la démolition d'une hutte. Il ressemblait à
un ballot de laine, et se mouvait comme un dogre hollandais
manoeuvrant dans une houle.
--Jetez tout ce que vous portez, si vous tenez à votre vie! leur
criai-je avant de m'élancer dans la rivière.
Les natifs approchaient à grands pas de notre arrière-garde, et les
difficultés que nous avions à surmonter pour nous servir de nos armes
encourageaient les Marratti. Sans l'aide des hommes stationnés de
l'autre côté de la rivière, nous n'aurions pas eu la possibilité
d'échapper à la mort. Leur feu mettait entre les vaincus et nous une
légère distance. Nous étions donc obligés non de nous éloigner, mais
bien de fuir en grande hâte.
Tout d'un coup j'entendis quelque chose se débattre dans l'eau, et un
cri sauvage de triomphe fut jeté par les natifs. Je regardai vivement
autour de moi, le soldat hollandais venait de disparaître, trop chargé
par son trésor. Le malheureux avait glissé sur le gué et il coulait à
fond. Malgré ses efforts, il lui fut impossible de se débarrasser du
poids écrasant qui l'entraînait dans les profondeurs de l'eau. Ce
malheur m'affecta, et cependant je n'y pouvais apporter aucun secours.
Mon attention fut bientôt distraite par le munitionnaire qui venait
également de tomber dans l'eau.
Je courus en arrière, et je tendis ma lance à Louis, qui s'y cramponna
avec force. Ce mouvement fit tomber l'énorme tortue, qui profita de ce
répit de liberté pour ouvrir ses lourdes nageoires et regagner en
triomphe son élément naturel.
Quand Louis se fut redressé, il s'écria avec une expression de
physionomie lamentable:
--Mais où est ma tortue? Ah! ne faites pas attention à moi, capitaine,
sauvez la tortue!
--La tortue! m'écriai-je, que la tortue soit maudite! je voudrais
qu'elle fût dans votre gorge!
--Ah! et moi aussi, capitaine, c'est tout ce que je désire. Ah! ma
tortue, ma tortue, où est ma tortue?
Au moment où le désespéré Louis vociférait cette demande, la tortue
s'éleva à la surface de l'eau et nagea vers Louis, comme si elle eût
voulu se moquer de son ennemi. Dès que le munitionnaire vit la brillante
carapace du crustacé reluire au soleil, il tendit les bras, fit le geste
de se précipiter au-devant d'elle, en criant d'une voix suppliante:
--La voilà, elle revient, elle approche. Oh! sauvez-la, capitaine!
sauvez-la!
N'entendant qu'à moitié les prières de Louis, je crus qu'il me parlait
du soldat.
--Où? m'écriai-je en mettant dans ma question autant d'empressement
qu'il avait mis d'instance dans sa prière.
--Ici, me dit-il en me désignant la tortue. Oh! capitaine, je ne vous ai
pas encore dit comme elle est belle et vigoureuse; je lui ai coupé la
gorge il y a deux heures, mais elle ne mourra pas avant le soir: elles
ne meurent jamais de suite. Mais si nous la laissons fuir, elle sera
perdue, perdue! Vous ne le voudriez pas, j'en suis certain, capitaine.
J'ordonnai à un de mes hommes de s'emparer de Louis; la force l'entraîna
au milieu de nous, mais le pauvre munitionnaire marchait aussi
obliquement qu'un crabe, les yeux fixés sur la bien-aimée tortue.
Arrivés de l'autre côté du rivage, nous nous empressâmes de regagner nos
bateaux; quatre de nos marins furent légèrement blessés pendant cette
retraite, mais je n'eus que ce malheur à déplorer, en y joignant
toutefois la perte du soldat hollandais et celle de la magnifique
tortue.


XLIII

Partout où le terrain présentait des irrégularités, partout où se
trouvait un abri de rochers ou d'arbrisseaux, nous trouvions des
Marratti; ils se formaient autour de nous par groupes ou disséminés en
espèce de cercle. En conséquence, nous nous retirâmes tout près de la
mer, et nous courûmes le long du bord.
Nous avions encore un passage très-dangereux à traverser: c'était celui
qui se trouvait sous la rude proximité des rochers, dont les pointes
inégales s'avançaient vers la mer, à un demi-mille de laquelle nos
bateaux étaient stationnés. Les natifs s'étaient rangés en file le long
des sommets, et un feu très-vif était déjà commencé. Dans le premier
moment, je fus surpris que de Ruyter m'eût abandonné seul au hasard
d'une lutte aussi dangereuse, et en réfléchissant sur le meilleur parti
que j'avais à prendre, je vis sur l'extrême pointe d'un rocher son
drapeau en queue-d'aronde. Il veillait sur nous.
Je fis courir mes hommes, et nous fûmes bientôt appelés par nos
camarades, qui, ayant vu que ce poste était occupé par l'ennemi,
l'avaient chassé sur les rochers et avaient ainsi préparé notre passage.
Malgré le ferme appui de cet utile secours, chaque pouce du terrain nous
fut disputé, et six de mes hommes y trouvèrent la mort; car, protégés
par les rochers et se couchant par terre, les natifs, armés de leurs
longs mousquets, avaient sur nous le grand avantage d'être presque
invisibles.
Les bateaux s'approchèrent, et les soldats français furent rangés sur le
rivage. Quoique n'osant pas tout à fait s'approcher de nous, les natifs
continuèrent le feu; nous nous embarquâmes au milieu des cris farouches
des sauvages, et dès que nous eûmes quitté la terre, ils vinrent comme
une innombrable multitude de corneilles faire autour de nous un fracas
et un tapage épouvantables. Quelques-uns même nous suivirent dans
l'eau, et leurs flèches, leurs pierres, leurs balles tombèrent sur le
grab comme une pluie d'orage.
Une joie universelle régna à bord dès que nous fûmes tous rentrés à peu
près sains et saufs sur le vaisseau, et à la nuit tombante nous
dirigeâmes notre course vers l'île Bourbon.
En calculant nos pertes personnelles ainsi que celles de la corvette,
nous nous aperçûmes qu'il nous manquait quatorze hommes; mais nous en
avions vingt-huit assez grièvement blessés. J'inscrivis ces
particularités sur le journal de mer de de Ruyter, et je lui dis:
--Il me semble qu'en considérant et les dangers que nous avons eu à
courir et le nombre de nos adversaires, nos pertes n'ont pas été
grandes.
--Si, elles ont été très-grandes, dit Louis, qui venait de descendre
l'escalier; vous n'en reverrez jamais une si belle. J'aurais voulu que
tous les hommes, oui, tous, eussent été perdus plutôt qu'elle. Vous
aussi, n'est-ce pas?
--Je ne vous comprends pas, Louis. Que voulez-vous dire?
--Ce que je veux dire? s'écria Louis; je veux dire que je déplore la
perte, l'irréparable perte de la tortue. Vous l'avez vue, capitaine, et
vous auriez pu la sauver! Ne le pouviez-vous pas? Mais M. Aston et vous,
vous ne pensez à rien, car une petite fille, ce n'est rien, ma tortue
valait toutes les filles du monde, n'est-ce pas vrai? ajouta Louis en
tournant sur lui-même comme il le faisait à chaque interrogation, et en
avançant ses narines dilatées jusque sur le visage de ses
interlocuteurs.
--Cet homme, dit de Ruyter, est un Hindou; il croit que le monde est
soutenu sur le dos d'une énorme tortue.
--Et je ne serais pas étonné, ajoutai-je, s'il faisait un voyage au pôle
nord, non pas dans l'intérêt de la navigation, mais pour se livrer à la
recherche des crustacés. Quel luxe et à la fois quel bonheur pour vous,
Louis, si vous pouviez prendre un bain dans une mer de gras-vert!
(graisse de tortue.) Ne serait-il pas? ajoutai-je en imitant sa forme de
dialogue interrogative et incompréhensible.
--Oui, me répondit-il, mais dans le pôle nord, au lieu de tortues, il y
a des _wabrusses_, des ours blancs et des baleines.
Van Scolpvelt apparut tenant quelques esquilles dans une main et une
scie dans l'autre.
--Voyez, nous dit-il, j'ai trépané un crâne, et tout ce que je vous ai
dit est vrai; tâtez les bords de l'os, ils sont aussi unis que l'ivoire,
et ils ont un lustre qui est tout à fait beau. J'ai extrait une balle,
et le _cerebrum_ n'est point blessé, car le poids d'un cheveu n'est pas
même tombé dessus.
Van Scolpvelt allait dire qu'il avait opéré avec une adresse si
remarquable, que le patient, n'ayant point souffert, se portait
admirablement bien, lorsqu'on vint lui dire que le malade était mort.
--Voilà un affreux mensonge! s'écria le docteur en se précipitant sur
l'échelle derrière le messager, qui courait devant Scolpvelt tout
effrayé de la scie.
À la descente de l'escalier, l'instrument chatouilla le dos du garçon,
et ce contact le fit bondir jusqu'au bas aussi lestement qu'une balle
lancée par une main ferme.
Quelques heures après cet incident, et sous la surveillance de Louis, un
festin, qui pouvait très-bien être nommé un festin de tortue, fut servi
sur la table.
Une énorme soupière, sur la surface de laquelle une flotte de canots
aurait pu se livrer bataille, fut placée en face de moi par le
munitionnaire lui-même, qui nous dit en essuyant son front couvert de
sueur:
--Goûtez cela, et vous vivrez un siècle. En vérité, l'odeur seule est un
régal, aussi bien pour un prolétaire que pour un empereur. Je n'ai
jamais respiré une odeur aussi délicieuse, _avez-vous?_
Après la soupe, la chair de tortue fut servie sous toutes les formes:
une partie bouillie ou rôtie, une autre hachée et roulée en boules.
Quand ce premier service eut été enlevé, Louis le Grand nous dit, sans
s'apercevoir du dégoût que nous éprouvions pour la chair de tortue:
--Maintenant, voici deux plats que j'ai inventés moi-même, et personne
n'en a le secret, quoique des bourgeois et des ambassadeurs étrangers
m'aient été envoyés pour le découvrir, pour me l'acheter avec le prix de
la rançon d'un roi; mais je n'ai voulu ni vendre ni donner mon secret,
parce que ce secret me rend plus puissant que les rois du monde, qui,
avec toute leur puissance, ne peuvent pas acheter la science d'un homme.
Non, je ne l'ai pas voulu, ajouta Louis en clignant les yeux d'un air
content de lui. J'aurais refusé un royaume! Voudriez-vous?... La seule
chose que je vous dirai, et je n'en ai jamais dit autant à personne,
c'est que les oeufs mous, la tête, le coeur et les entrailles sont
tous là! Mais il y a aussi bien d'autres différents ingrédients, et je
ne veux pas, je ne dois pas en parler.
Louis jeta les yeux sur mon assiette, et, y voyant le gras-vert que
You have read 1 text from French literature.
Next - Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 16
  • Parts
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 01
    Total number of words is 4546
    Total number of unique words is 1720
    35.9 of words are in the 2000 most common words
    49.4 of words are in the 5000 most common words
    54.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 02
    Total number of words is 4546
    Total number of unique words is 1698
    34.7 of words are in the 2000 most common words
    46.2 of words are in the 5000 most common words
    52.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 03
    Total number of words is 4563
    Total number of unique words is 1690
    37.5 of words are in the 2000 most common words
    48.6 of words are in the 5000 most common words
    54.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 04
    Total number of words is 4561
    Total number of unique words is 1702
    36.5 of words are in the 2000 most common words
    49.6 of words are in the 5000 most common words
    55.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 05
    Total number of words is 4554
    Total number of unique words is 1661
    36.0 of words are in the 2000 most common words
    49.1 of words are in the 5000 most common words
    54.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 06
    Total number of words is 4516
    Total number of unique words is 1712
    34.8 of words are in the 2000 most common words
    47.7 of words are in the 5000 most common words
    54.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 07
    Total number of words is 4665
    Total number of unique words is 1679
    37.2 of words are in the 2000 most common words
    50.2 of words are in the 5000 most common words
    56.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 08
    Total number of words is 4674
    Total number of unique words is 1793
    35.9 of words are in the 2000 most common words
    47.9 of words are in the 5000 most common words
    53.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 09
    Total number of words is 4750
    Total number of unique words is 1695
    39.0 of words are in the 2000 most common words
    50.8 of words are in the 5000 most common words
    56.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 10
    Total number of words is 4701
    Total number of unique words is 1689
    35.0 of words are in the 2000 most common words
    47.2 of words are in the 5000 most common words
    52.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 11
    Total number of words is 4642
    Total number of unique words is 1635
    35.3 of words are in the 2000 most common words
    47.5 of words are in the 5000 most common words
    52.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 12
    Total number of words is 4634
    Total number of unique words is 1609
    35.8 of words are in the 2000 most common words
    46.3 of words are in the 5000 most common words
    52.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 13
    Total number of words is 4622
    Total number of unique words is 1681
    37.0 of words are in the 2000 most common words
    50.2 of words are in the 5000 most common words
    54.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 14
    Total number of words is 4528
    Total number of unique words is 1587
    36.1 of words are in the 2000 most common words
    47.3 of words are in the 5000 most common words
    52.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 15
    Total number of words is 4618
    Total number of unique words is 1601
    39.2 of words are in the 2000 most common words
    51.4 of words are in the 5000 most common words
    57.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 16
    Total number of words is 4672
    Total number of unique words is 1681
    38.0 of words are in the 2000 most common words
    51.4 of words are in the 5000 most common words
    56.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 17
    Total number of words is 617
    Total number of unique words is 312
    52.1 of words are in the 2000 most common words
    60.6 of words are in the 5000 most common words
    63.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.