Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 06

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lui faisions jouer depuis l'aventure du vaisseau malais en traçant au
crayon le tableau de son obéissance empressée à se rendre au signal du
rappel pendant que les deux autres bateaux se hâtaient impatiemment
d'arriver sur le malais.
Je fis la composition de mon oeuvre; mais, comme Walter avait plus de
talent que moi pour le dessin, je lui persuadai de faire une bonne copie
de mon travail.
L'ouvrage terminé, je saisis pour faire éclater ma bombe le moment où,
rassemblés autour de la table servie, tous les officiers étaient en
présence.
Mon dessin glissa comme une flèche sur la table, passa de main en main
et excita un rire général.
Quelques minutes se passèrent avant que le principal personnage
s'aperçût qu'il était le héros de mon oeuvre; mais quand le dessin
arriva à lui, sa longue et blafarde figure devint livide, puis couleur
de citron; nous crûmes qu'il allait avoir une attaque de jaunisse.
L'Écossais n'épargna ni les questions ni les recherches pour connaître
l'auteur de la satire. J'oublie d'ajouter que nous avions joint à cette
esquisse, pour en expliquer ironiquement le sujet, une chanson en
mauvais vers, et, avec la vanité d'un auteur, ou peut-être suivant
l'exemple des anciens bardes et d'un poëte moderne, je m'amusais
constamment à la chanter, et cela sans souci du lieu, du temps ou des
oreilles. Cette chanson devint bientôt aussi familière à l'équipage que
_Cessez_, _Hude Boreas_, et _Tom Bouling_. Moi, je trouvais que la
mienne leur était bien supérieure, mais cela parce que j'ignorais à
cette époque que l'auteur de la dernière de ces chansons nationales
avait obtenu une pension du gouvernement, et certes, si je l'avais su,
je n'aurais point osé me mettre sur le même rang de versification et
d'esprit. La seule récompense que me donna cet ingrat lieutenant, que
j'étais si infatigable à immortaliser, fut un ordre de me taire; c'était
animer la flamme: je chantais, ou, pour mieux dire, nous chantions de
plus belle.
Quelques jours après le premier acte de notre petite comédie de
vengeance, le lieutenant apprit que le dessin avait été fait par Walter.
--Je croyais que cet infâme barbouillage était l'oeuvre du
vagabond--j'étais ledit vagabond--l'oeuvre de cet enfant du diable,
car il est capable de toutes les atrocités, mais on le protége ici; son
insolence n'a-t-elle pas le soutien du premier lieutenant, celui
d'Aston? Petit misérable, petit brigand, il mourra sur les pontons: je
ne puis rien contre lui; mais quant à Walter, à ce blême et maladif
garçon qui est battu et maltraité par tout le monde, pardieu! je le
dégoûterai tellement de la vie, qu'il finira par se noyer.
L'Écossais s'appliqua si lâchement à tenir sa parole, qu'à force de
ruse, de lâcheté, de perfidie, il arriva à persuader au capitaine et au
premier lieutenant que Walter était indiscipliné, paresseux, insolent,
incapable de remplir le plus simple devoir.
Walter fut donc constamment puni, et tomba dans le désespoir.
Un jour, exaspéré par l'injustice d'une punition sans motif, il répondit
insolemment à l'Écossais et refusa de lui obéir.
Son insubordination prit sur les lèvres du lieutenant des proportions si
révoltantes contre la discipline, que Walter fut dégradé de son titre
d'officier et attaché au mât comme un criminel.
Malgré la défense expresse de parler au malheureux garçon, j'essayai de
le consoler; mais son coeur si doux, si patient, si bon, était
littéralement brisé: il se dégoûta de la vie, et j'eus la douloureuse
crainte qu'il ne réalisât le monstrueux souhait du lieutenant, qui
tentait de le pousser à se donner la mort.
Toutes mes paroles d'amitié et d'encouragement restaient perdues: Walter
ne les entendait pas, il ne les écoutait pas. Cette inertie m'affectait
horriblement. Enfin j'employai le dernier moyen que me suggérait ma
tendresse pour le pauvre enfant, en lui disant que j'avais pris la
détermination de quitter le vaisseau et la marine aussitôt que nous
serions arrivés à un port. En l'engageant à prendre courage, à me
suivre, je lui dépeignis le délicieux plaisir que nous ressentirions en
prenant une vengeance terrible des méchancetés de notre ennemi. L'espoir
de cette revanche fit plus que toute la tendresse de mes paroles. Walter
se ranima et parut reprendre ses devoirs avec le désir d'attirer sur lui
la bienveillance de ses chefs.
Son persécuteur infernal continua de le tourmenter avec une inexorable
persistance; il contraignit Walter à travailler avec les garçons de
l'artimon; il l'obligea à s'habiller comme les matelots, à manger avec
eux. Ce lâche, qui ne rougissait pas de torturer un enfant, usa de toute
son influence sur le capitaine pour flétrir Walter par la honte d'une
punition corporelle. Le commandant, juste et bon malgré sa faiblesse,
refusa avec énergie d'accéder à cette demande.


XIV

Quand j'étais en faction, et particulièrement pendant les veilles de
nuit, je restais auprès de Walter, et je soulageais, autant que cela
m'était possible, les pitoyables gémissements du pauvre garçon contre
sa misérable destinée. J'en revenais toujours, pour attirer son
attention, à lui montrer la perspective d'une ample vengeance contre
notre ennemi.
--Nous sommes maintenant des hommes, lui disais-je, il viendra un moment
où nous aurons le pouvoir de briser les entraves qui nous gênent. Ce
vaisseau n'est pas le monde, nous ne sommes pas des galériens enchaînés,
condamnés à l'aviron pour toute la vie. Si les Anglais conspirent contre
notre liberté, ce ne sont que des tyrans, et l'Inde, avec ses mille
rois, est ouverte pour nous. Il y a de l'espoir, mon ami Walter, dans la
douleur même de notre situation présente; il est impossible que nos
misères s'accroissent, et un changement ne peut être qu'une
amélioration.
--Oui, mon ami, répondit Walter, allons dans un pays inconnu aux
Européens, dans un pays où leur race maudite n'aura jamais paru, et où
ils n'oseront pas nous suivre; abandonnons une patrie où nous n'avons ni
patrimoine, ni parents, ni amis; changeons de nation, de tribu, et
cherchons une demeure parmi les enfants de la nature. J'ai lu que les
hommes primitifs étaient bons, hospitaliers, généreux: allons à eux;
qui, mieux que nous, pourra apprécier et leur simplicité et leur
grandeur natives? Nous, qui sommes opprimés, torturés, chassés du sol
natal par les injustices du sort, par la cruauté des hommes. Pour moi,
devant mes yeux, le paria lépreux et méprisé, haï par tous, jouit, dans
sa liberté restreinte, d'un bonheur suprême, si je compare sa vie à la
mienne, ses souffrances à ce que j'ai souffert, à ce que je souffre
encore.
--Quant à la lèpre, mon cher Walter, m'écriai-je, elle est en dehors de
la question, puisque mon intention est de travailler, de me servir de
mes membres; ils sont les seuls amis que je possède, et les vrais
philosophes de l'Est mettent une très-grande valeur dans les dons de la
nature; une plus grande valeur que les Anglais, parmi lesquels les
avortons ont une ressemblance de forme et d'intelligence assez grande
avec les hommes pour qu'ils les classent parmi eux; mais ces avortons
naissent dans les palais, et nous qui pourrions les écraser comme une
puce entre le pouce et le doigt, nous sommes obligés, par la hiérarchie
des situations, de les saluer, de nous tenir tête nue devant eux! Parmi
les natifs au milieu desquels nous irons vivre, il n'y a pas de
dégradations si infâmes. La force, c'est le pouvoir, et les balances de
la justice n'ont d'autre poids que la valeur de l'épée.
En m'entendant parler ainsi, Walter s'enthousiasmait, et son esprit
charmant s'échappait de ses lèvres en paroles ardentes et passionnées.
Il se transportait en imagination dans une des nombreuses îles de
l'archipel des Indes, avec un arc et des flèches, des lignes de pêcheur
et un canot.--Non, s'écriait-il en interrompant la description de sa vie
future, non, pas de canot, car jamais je ne regarderai l'eau salée: mon
sang se glacerait aussitôt dans mes veines. Je chercherai quelque ravin
isolé, un vallon ombragé par des arbres, et je vivrai heureux et
fraternellement uni avec les natifs.
--Tu leur prendras leurs soeurs? lui dis-je.
--Oui, mon cher Trelawnay, je me marierai, j'aurai des enfants, et je
bâtirai une hutte.
--Tu te laisseras tatouer? demandai-je à Walter.
--Certainement, me répondit-il, je serai tatoué, je ne mettrai plus de
vêtements. Qu'importe cela! tout ce qu'ils feront, je le ferai.
Nous passions ainsi les longues heures de veille, faisant des châteaux
en Espagne, les possédant presque toujours, et oubliant nos misères
jusqu'à ce que notre pastoral et romantique édifice fût entièrement
détruit par la maudite, par la coassante, dolente et sycophante voix du
lieutenant écossais, qui criait avec sa vulgarité d'expression:
--Taisez-vous, là-haut, ennuyeux vagabonds, ou je vous ferai descendre
pour recevoir une raclée; taisez-vous, misérables gueux, ou j'appelle le
contre-maître, qui viendra avec sa corde.
Alors, tellement est grande la force de l'habitude, nous descendions
silencieusement pour regagner nos hamacs, et le lendemain nous nous
réveillions au grondement de cette voix discordante, passant la journée
à attendre la nuit, la nuit qui nous apportait dans sa robe semée
d'étoiles, et l'espérance en des jours meilleurs, et les chants de
l'illusion qui tracent sur le sable les féeries du désir. Le noble et
généreux Aston ne cessa jamais de traiter Walter comme un gentilhomme;
en voyant cela, les matelots, fins et rusés comme des esclaves,
suivirent l'exemple silencieux que leur donnait le jeune officier.
J'ai raconté les événements qui se sont passés sur la frégate, non pas
précisément dans l'ordre de leur arrivée, mais comme ils se sont
présentés à ma mémoire.
Après être restés quelques jours à Bombay, nous naviguâmes vers Madras,
et nous reprîmes le chemin de Bombay, avec des ordres secrets de
l'amiral.
Un beau jour, pendant notre traversée de Bombay à Madras, il s'éleva sur
le vaisseau des cris tellement furieux ou tellement effrayés, que,
l'esprit encore sous l'impression d'une révolte d'équipage que je venais
de lire, je crus à un commencement de mutinerie.
Je n'avais jamais vu ni pu concevoir une pareille commotion; les
matelots se précipitaient les uns sur les autres par des ouvertures au
travers des écoutilles; il n'y avait plus de discipline; le lieutenant
qui commandait le pont était debout, pâle, stupéfait; le capitaine et la
plupart des officiers donnaient des ordres et faisaient des questions
tout en essayant de pénétrer la masse d'hommes qui se concentrait sur le
pont avec des cris et des gémissements inarticulés. Mais ni le capitaine
ni le lieutenant ne réussirent à se faire entendre; ils avaient perdu
toute l'autorité de leurs voix, et, entraînés par la foule compacte, ils
se trouvèrent confondus avec elle.
Je vis bientôt que c'était le désespoir et non la fureur qui était peint
sur les fronts rudes et brunis des matelots.
Enfin, le premier instant de la peur passé, le secret de cette épouvante
s'échappa en un cri lugubre de toutes les bouches.
--Le feu! le feu! le feu est dans les magasins de devant!
Ces effroyables paroles jetaient les marins dans une indicible terreur.
Les plus braves, les plus hardis, les plus audacieux dans l'ardeur du
combat, étaient inertes et sans courage devant l'écrasant malheur qui se
présageait.
Le feu au magasin, le feu dans l'entre-pont, c'est-à-dire une mort
hideuse, une destruction complète, sans espoir de secours ni du ciel ni
de la terre!
L'habitude ou l'instinct réveilla les officiers, qui, après avoir
entendu le premier cri, avaient paru s'anéantir dans le sentiment de
l'unique torpeur.
Pendant l'espace de quelques minutes, personne ne bougea; tous les
fronts étaient rougis par une délirante anxiété, tous les regards
étaient fixés sur l'écoutille de devant, attendant et cherchant d'un
oeil insensé l'apparition d'une mort qu'il était impossible d'éviter.
Nous étions hors de vue de la terre, et pas une voile, pas un point, pas
une tache visible n'apparaissait sur la bleuâtre limpidité de l'horizon.
Le seul nuage qui coupât l'air était la fumée noire et épaisse qui
s'échappait de l'écoutille, et comme il n'y avait pas de vent, elle
montait vers le ciel comme une colonne de marbre noir. Nous attendions à
chaque instant la terrible explosion qui devait nous élancer de
l'immensité des airs dans les profondeurs de la mer. Après un silence
lugubre, quelques murmures confus se firent entendre simultanément, et,
poussés par l'instinct de la conservation, tous les matelots se
précipitèrent les uns sur les quartiers bateaux, les autres sur les
côtés du vaisseau, regardant autour d'eux, dans le vain espoir de
chercher un refuge.
Une petite bande de jeunes vétérans, dont les cheveux avaient grisonné
dans les tempêtes de leur vie maritime, restèrent debout, immobiles,
attendant la mort avec un calme résigné, mais intrépide.
La voix claire, forte et sonore d'Aston ordonna aux pompiers de préparer
leurs seaux, aux soldats de marine de venir à l'arrière avec leurs
armes, aux officiers de suivre son exemple. En achevant ces ordres
énergiquement énoncés, Aston prit un poignard dans sa main:
--Obéir ou mourir! dit-il d'un ton ferme.
Le premier lieutenant et les officiers sortirent enfin de leur
engourdissement; ils chassèrent les hommes des bateaux, les
disciplinèrent, et un peu de calme rendit la manoeuvre possible.
Dès que j'eus entendu la voix d'Aston, je m'avançai vers lui en disant:
--Je descendrai dans le magasin si vous voulez y envoyer les canotiers
pour me passer de l'eau.
Sans attendre la réponse d'Aston, je me précipitai dans la grande
ouverture à travers les écoutilles; je hâtai ma course le long du second
pont, entièrement abandonné, et, saisissant une corde, je descendis, à
travers la fumée, directement dans le magasin. L'obscurité y était plus
profonde qu'elle ne peut l'être dans la plus profonde nuit, de sorte
qu'au premier instant il me fut impossible de distinguer d'où sortait le
feu. Je tâtai partout, et je sentis que mes mains et ma tête étaient
atteintes par l'incendie; je pouvais à peine respirer la fumée
qu'embrasait l'air. Enfin, en me heurtant contre un objet qui entrava ma
marche, je sentis un corps humain, un homme mort ou ivre-mort, qui
gisait au milieu de la pièce.
Le contre-maître canonnier était l'individu couché par terre. Sa pipe
cassée dans sa bouche avait allumé (car tout abruti qu'il était, il
fumait encore) des mèches qu'on tenait amorcées pour les canons. La
négligence de cet ivrogne avait alimenté ce lent et étouffant brasier de
plusieurs centaines de ces mèches; elles causaient donc l'effroyable
fumée qui avait mis tout le vaisseau en révolution. Le seul danger qu'il
y eût réellement était leur proximité de la poudre.
--Envoyez des hommes! criai-je.
À ce moment, Aston parut.
--Ne descendez pas, mon ami, envoyez-moi de l'eau, beaucoup d'eau, et
dans quelques secondes tout sera fini.
Aston jeta sur moi le premier baquet d'eau, en disant:
--Vous êtes tout en feu!
Mes cheveux et ma chemise brûlaient. Cette aspersion saisissante, jointe
à la fumée, me renversa, et je tombai sans mouvement aux pieds d'Aston
qui était descendu. Il me remplaça.
L'air frais me rendit à la vie. L'incendie était éteint, la joie et le
calme avaient reparu.
Le capitaine m'envoya l'ordre de monter sur le pont.
Mes traits noircis par la fumée, mes cheveux et mes sourcils brûlés,
mes vêtements en désordre, ou plutôt en lambeaux, donnaient à ma
personne un extérieur si diabolique que j'avais l'air d'un démon
nouvellement arrivé des enfers. Tous les officiers sourirent, mais ils
parurent sincèrement louer mon sang-froid et mon courage. Je dis, ils
semblèrent, car il n'est point dans les habitudes de la marine d'en
exprimer davantage. Me remercier eût été s'adresser à eux-mêmes une
réprimande, ils ne me dirent donc rien. Le capitaine me fit donner des
soins et un _second poulet_!
L'impression produite par l'opportunité de mon secours ne s'effaça pas
aussi promptement que le souvenir de mon impétueuse attaque contre le
vaisseau malais, et j'eus le loisir, sans craindre les reproches, de
paresser pendant des journées entières. Si, par habitude, on revenait
aux anciennes exigences, aux anciennes épithètes de lâche, de paresseux,
je riais d'un air dédaigneux, et les officiers prenaient ma défense en
disant:--En vérité, ce pauvre garçon mérite un peu de repos et beaucoup
d'indulgence.


XV

Dès que le vaisseau jetait l'ancre dans un port, je saisissais avec
ardeur le plus futile prétexte pour prouver la nécessité de mon
débarquement, et tant que le pavillon n'était pas hissé au grand mât,
il était inutile de songer à me voir reparaître sur le pont de la
frégate. Quand nous entrâmes pour la seconde fois dans le havre de
Bombay, je sautai un des premiers dans la chaloupe qui nous conduisit à
terre, et j'allai établir mon quartier général dans une taverne de la
ville pour laquelle j'avais ressenti tout d'abord une vive prédilection.
Là, libre de toute entrave, de toute autorité, je me plongeais sans
réflexion dans toutes sortes de plaisirs et d'extravagances. Les heures
que je ne consacrais ni à la société des femmes ni aux libations des
festins, s'écoulaient en longues excursions faites à cheval autour de la
ville. Pendant ces courses, je m'arrêtais quelquefois dans les bazars,
bouleversant tout, y faisant un tapage d'enfer. Comme sur le vaisseau,
j'étais la cause des bruits et des émeutes, le boute-en-train de toutes
les querelles.
Dans l'Inde, les Européens tyrannisent les natifs et leur font
rigoureusement sentir leur orgueilleux pouvoir. Tous les outrages
peuvent être commis sur ces pauvres gens, et cela avec la certitude de
la plus complète impunité. La douceur faible et flexible du caractère
des Indiens a acquis sous ce joug une subordination presque servile, et
la résistance ou les plaintes leur sont à peu près inconnues. La
bienveillance des Européens, le témoignage de leur reconnaissance pour
les Indiens après de longs et fidèles services, sont exprimés par des
flatteries et des caresses les jours de bonne et de joyeuse humeur, mais
aussi par des traitements d'une insensible cruauté aux heures de
spleen. Je parle ici du passé, et j'ignore si les rapports de ces deux
peuples, si bien confondus l'un dans l'autre aujourd'hui, ne se sont pas
complétement changés.
Quoique plongé dans les enchantements d'une liberté ivre de plaisir, je
n'oubliais pas le pauvre Walter, auquel il n'avait point été permis de
venir à Bombay. Je lui écrivais tous les jours, et j'avais arrangé qu'il
resterait sur le vaisseau jusqu'au moment où ce dernier mettrait à la
voile. En retenant un canot, je l'avais averti que, la veille du départ,
il eût à se jeter à la mer à l'avant du vaisseau, et à nager jusqu'à la
barque dans laquelle je stationnerais en l'attendant.
Quant à notre projet de vengeance relativement à l'Écossais, je me
chargeais seul de l'exécution, car j'étais assez grand et assez fort
pour lutter avec lui, et avec avantage.
Dans la taverne où j'avais établi le lieu de ma résidence, je fis la
rencontre d'un marchand avec lequel je parvins à me lier intimement.
Dans la première jeunesse, on forme ainsi sans arrière-pensée, sans
méfiance, des liaisons qui prennent une grande place et dans l'existence
du moment qui les voit naître, et dans les souvenirs qui en rappellent
les joies.
À l'époque d'un âge plus sérieux, on emploie souvent des années entières
pour former ces liens du sentiment qui confondent, par la pensée, deux
individus l'un dans l'autre. Des officiers du bord, qui m'avaient pris
en amitié, venaient souvent me voir à la taverne, et je les rendais, à
leur rieuse satisfaction, les spectateurs de mille folies. Mon ami
l'étranger (c'est ainsi qu'on le nommait) recherchait avec empressement
la société des officiers, et il semblait prendre un vif plaisir à
écouter les narrations de leurs voyages, l'histoire des différents
vaisseaux auxquels ils avaient appartenu, leur manière de naviguer, et
les particularités qui distinguaient leurs respectifs commandants. Sa
conversation se bornait généralement à faire des demandes, et comme la
plupart des marins préfèrent le plaisir d'être écoutés à celui d'écouter
eux-mêmes, il en résultait qu'adoré et recherché pour son bienveillant
et curieux silence, l'étranger était constamment entouré de narrateurs.
J'accompagnais souvent mon nouvel ami dans les visites inspectives qu'il
faisait aux vaisseaux de guerre stationnés dans le port. Mais le seul
dans lequel je ne voulus pas le suivre, et qu'il laissa de côté, fut
notre frégate; cependant, pour le dédommager de l'inexplicable refus que
je lui fis de lui servir de cicerone, je lui donnai avec soin et
exactitude tous les renseignements qu'il voulait bien me demander.
Quoique mon ami se fît appeler de Witt, je parlerai de lui sous son
véritable nom, qui est de Ruyter. Il me dit un jour qu'il attendait une
occasion pour aller à Batavia, et il parlait de cette ville comme de
toutes celles des Indes, qu'il paraissait parfaitement connaître. Entre
les remarquables particularités qui distinguaient de Ruyter, il en était
une qui, en piquant vivement ma curiosité, excitait au plus haut point
mon admiration, et frappait mon esprit si avide de l'inconnu, si avide
du savoir. Il parlait toutes les langues européennes et n'avait pas le
moindre accent étranger en s'exprimant dans la langue anglaise.
De Ruyter connaissait tous les coins de Bombay, toutes ses rues; ni la
plus petite allée, ni le plus obscur carrefour n'avait échappé à son
investigation. Souvent, à ma vive surprise, nous passions la soirée à
courir d'une maison à l'autre, et il apparaissait au milieu des
propriétaires de ces habitations comme un commensal désiré et attendu.
Il s'asseyait au centre de la famille, causant avec elle dans les
différents dialectes du pays, et cela avec une incroyable facilité.
Tantôt il parlait gravement le guttural et sauvage idiome des Malais,
tantôt le langage plus civilisé des Hindous, tantôt encore la douce et
harmonieuse langue persane.
La déférence que ces différents peuples témoignaient à de Ruyter allait
jusqu'à la servilité chez les uns, jusqu'à la déférence craintive chez
les autres. Quand il passait dans la rue, les gros, fiers et pompeux
Arméniens faisaient arrêter leurs palanquins, descendaient, et couraient
au-devant de lui en proclamant tout haut le bonheur de leur rencontre.
Cet excès d'empressement, si contraire aux habitudes de ces orgueilleux
négociants, m'étonnait autant que la science et la familiarité de de
Ruyter avec tous ceux dont il approchait; mais ma surprise était sans
arrière-pensée, car à dix-sept ans on admire naïvement, et on ne prend
pas tous les étrangers, comme à trente, pour des suppôts de police ou
pour des fripons.
Dans toutes ses actions, et même dans l'accomplissement des plus
insignifiantes, de Ruyter apportait une décision rapide et un
imperturbable sang-froid; il était supérieur, physiquement et
moralement, à tous les hommes qui l'entouraient. Peut-être n'eussé-je
pas aussi bien senti cette supériorité si elle n'avait pas été évidente
au point de frapper les plus indifférents ou les moins perspicaces à
pouvoir le faire.
La stature de Ruyter était haute, majestueuse; ses membres avaient de
magnifiques proportions; la rondeur de sa taille souple donnait à tout
son corps un air d'élasticité et d'agilité extrêmement rare chez les
habitants de l'Est. Ce n'était qu'après un sérieux examen qu'il était
possible de découvrir que sous la mince et fragile écorce du dattier se
cachait la force du chêne.
Pour plaire aux yeux d'un artiste, la figure de de Ruyter manquait de
largeur, mais elle était dominée par un beau front, un front clair,
intrépide, sans une ride, aussi poli, quoiqu'il ne fût pas aussi blanc,
que du marbre de Paros sculpté. Ses cheveux étaient noirs et abondants,
ses traits bien dessinés; mais la plus grande beauté de de Ruyter
étaient ses yeux, à la couleur si variable qu'il était impossible d'en
déterminer la nuance. Semblables au teint d'un caméléon, ils n'avaient
pas de couleur fixe, mais, comme un miroir, ils réfléchissaient toutes
les impressions de son esprit.
Au repos, les yeux de de Ruyter semblaient obscurcis par un nuage
bleuâtre; mais quand ils étaient animés par l'entraînement de la
conversation ou par la véhémence des sentiments, ce brouillard
disparaissait, et ils devenaient vifs, brillants, lumineux comme un
rayon de soleil. Cette lueur intense éblouissait tellement nos regards,
qu'il nous était impossible d'en supporter le contact sans baisser nos
yeux à la fois effrayés et fascinés. Les sourcils étaient épais, droits
et saillants.
De Ruyter avait contracté, sous l'ardente chaleur du soleil de l'Est,
l'habitude de fermer à demi ses paupières, et ce mouvement, presque
continuel, avait fini par tracer au coin de l'oeil une infinité de
petites lignes, mais ces lignes étaient légères, délicates comme des
ombres, et n'avaient rien qui pût rappeler ou les signes prématurés
d'une vieillesse précoce ou ceux d'une débauche constante, ainsi que le
révèlent souvent les tempes des hommes du Nord.
La bouche était nettement, hardiment coupée, pleine d'expression, et la
proéminence de la lèvre supérieure avait, lorsque de Ruyter parlait, un
mouvement nerveux et indépendant de sa compagne. Les contours fiers et à
la fois suaves de cette bouche donnaient à la physionomie un air posé,
sérieux, bienveillant, mais d'une invincible détermination. On sentait
qu'après avoir prononcé un refus, elle ne devait jamais revenir sur
l'expression et sur l'exécution de sa volonté.
Quoique naturellement d'un teint moins brun que le mien, le visage de de
Ruyter était, en certains endroits, presque brûlé par le soleil; mais
cette nuance foncée s'alliait bien à l'ensemble de toute sa personne,
quoique le vieillissant un peu; car il avait à peine trente ans.
Si je suis minutieux, si je m'arrête aux détails en faisant la
description de de Ruyter, c'est pour arriver à faire comprendre
l'influence extraordinaire qu'il exerça sur mon esprit et sur mon
imagination. Il devint le modèle de ma conduite, et le but de mon
ambition fut de l'imiter, même dans ses défauts. Mon émulation s'était
éveillée pour la première fois de ma vie. Je me trouvais impressionné
par l'intelligence, par la grandeur, par l'évidente supériorité d'un
être humain. En toute circonstance, grave ou futile, de Ruyter avait une
manière d'agir si naturelle, si libre, si noble, si spontanée, que cette
manière semblait être produite inopinément par sa propre individualité,
et tout ce que faisaient les autres ne paraissait plus qu'une imitation
affectée.
L'influence énervante d'une longue résidence dans un climat tropical
n'avait pas fatigué de Ruyter; la vigueur de son tempérament, sa force
et son énergie semblaient insurmontables. Les fièvres mortelles des
Indes n'avaient pas corrompu son sang, et les feux du soleil tombaient
impunément sur sa tête nue, car il vaquait en plein jour à ses
occupations ordinaires. J'observais alors qu'il buvait peu, dormait à
peine et mangeait très-frugalement.
De Ruyter partageait souvent mes longues veilles; il assistait à mes
orgies, se joignait à nous; mais il ne buvait que son café en fumant son
hooka; néanmoins, il nous surpassait en gaieté, et malgré la vertu
soporifique du moka berrie, il suivait la vivacité de nos causeries.
Quand l'entraînement en était excité par le jus de la grappe ou par
l'arrack-punch, sans le moindre effort, de Ruyter saisissait le ton de
la conversation, et montrait ainsi la condescendance et la souplesse de
son esprit, tandis que d'un regard, d'une parole ou d'un geste, il eût
pu plier à l'ordre de sa volonté ou au souhait de son caprice
l'entêtement du plus obstiné d'entre nous tous. Mais de Ruyter préférait
faire ressortir le caractère des autres; il préférait les voir dans
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