Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 16

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j'avais laissé, il me demanda d'un ton surpris:--Pourquoi ne l'avez-vous
pas mangé?
--Je ne puis pas, mon cher Louis, je ne l'aime pas.
--Vous ne l'aimez pas? vous ne pouvez pas? s'écria-t-il. Comment! mais
moi, moi qui vous parle, si j'étais mourant, si je n'avais que la force
d'ouvrir la bouche, ce serait pour demander et avaler cette divine
nourriture. Et vous ne l'aimez pas? Alors, capitaine, vous n'êtes pas un
chrétien. Est-il? Mais c'est impossible, je ne le crois pas; le
croyez-vous?
Je tendis mon assiette à Louis, qui avala le gras-vert, et qui sortit en
faisant un geste mêlé de plaisir et d'indignation.


XLIV

Madagascar est une des plus grandes, des plus belles et des plus
fertiles des îles du monde; elle a presque neuf cents milles de longueur
sur trois cent cinquante de largeur. Une magnifique chaîne de montagnes
traverse tout le pays, et de grandes et navigables rivières y prennent
leur source. L'intérieur de cette île n'est pas plus connu que ses
habitants; mais les parties de la côte que j'ai longuement visitées
donnent d'abondantes preuves que la nature y a prodigué d'une main
généreuse ses plus précieuses richesses. Rien ne manque à cette terre
productive, rien, excepté la science et la civilisation, qui sont
indispensables pour arriver à placer cette île sur le premier rang que
tiennent les grands et puissants empires. À l'époque de mes voyages, la
sauvagerie y était si complète, qu'à peine pouvait-on distinguer une
différence de manière entre les hommes et les animaux.
La soirée était singulièrement belle; la mer calme, limpide comme un
miroir, et notre équipage se reposait des accablantes fatigues de la
journée. De Ruyter était dans sa cabine; et en compagnie d'Aston, qui
était couché sur la poupe élevée du vaisseau, contre laquelle je
m'appuyais, je regardais la terre. Les formes des montagnes devenaient
sombres et indistinctes, le bleu profond et transparent de la mer
disparaissait dans une sombre couleur d'un vert olive subdivisée par une
infinité de barres confuses et brillant faiblement, comme si elles
étaient bordées par une ligne de diamants. Le soleil s'enfonçait dans la
mer, et ses rayons expirants nuançaient le ciel des brillantes couleurs
de la topaze, de la pourpre et de l'émeraude, rayées d'azur, de blanc et
de violet.
Quand le soleil disparut dans l'eau, tout le firmament fut teint en
cramoisi et laissa l'ouest plus brillant que de l'or fondu. La lumière
argentée de la lune fit disparaître les joyeuses couleurs, qui
s'éteignirent en laissant çà et là sur la nacre du ciel de légères
taches aux nuances délicates et presque indistinctes. La poupe du grab
tourna, et je vis notre compagne la corvette, dont la carène et les
ailes blanches coupaient la ligne de l'horizon. Éclairée par la lune,
elle ressemblait à un esprit de la mer se reposant sur l'immensité de
l'eau.
Absorbés dans la contemplation des merveilleuses beautés d'une nuit de
l'Orient, nous passâmes la nuit dans un poétique et suave silence. Après
les écrasantes fatigues d'une journée de combat, ce calme surnaturel
avait sur l'esprit une influence plus douce, plus magique et plus
rafraîchissante que celle du sommeil. Quoique endormi, mais cédant à la
force de l'habitude, le timonier criait de temps en temps:--Doucement!
doucement!
La formule ordinaire de changer le quart avait été négligée, et les
sentinelles qui avaient la garde des prisonniers, ignorant que l'heure
de leur devoir était passée, dormaient à leur poste. Le baume du sommeil
guérissait les blessés, rendait libre les captifs, qui rêvaient
peut-être qu'une chasse bruyante les entraînait dans les montagnes de
leur pays natal; peut-être encore croyaient-ils qu'assis à l'ombre des
cocotiers ils jouaient avec les jeunes barbares leurs fils, et ces
malheureux, dont les rêves étaient si doux, devaient s'éveiller
enchaînés, liés avec des menottes, dans le pire des donjons, le fond de
cale d'un vaisseau, sous la mer, et condamnés à la mort ou à
l'esclavage!
Le calme enchanteur de la nuit fut troublé tout à coup par un bruit
étrange, mais dont, au premier instant, il me fut impossible de
comprendre les causes. Je prêtai l'oreille, et mon ardente attention me
permit de saisir le murmure confus d'un piétinement assez vif, auquel se
joignit bientôt le râle d'une respiration haletante.
Aston tressaillit, se leva vivement, et me dit d'un ton ému:--Que se
passe-t-il donc?
--Je l'ignore, répondis-je, mais nous allons le savoir.
Aston bondit sur le tillac, et nous avançâmes de quelques pas vers
l'avant.
Tout d'un coup une ombre noire se dressa devant nous.
Croyant qu'elle allait essayer de nous barrer le passage, je saisis le
poignard malais qui ne quittait jamais ma ceinture, et j'attendis
l'approche de l'immobile fantôme.
Mais il ne bougea pas, et fit seulement entendre une sorte de sanglot.
--Est-ce vous, Torra? demandai-je, en croyant reconnaître la voix d'un
nègre de Madagascar que de Ruyter avait émancipé.
--Oui, maître.
--Que voulez-vous, et quelle est la cause du bruit que nous venons
d'entendre à l'avant?
--Ce bruit est celui qu'a fait Torra en tuant mauvais frère avec ce
grand couteau.
--Tué! m'écriai-je avec surprise; qui avez-vous tué?
--Mon frère, mauvais frère Brondoo.
--Quel frère? vous êtes ivre ou fou, je ne vous connais pas de frère.
--Torra pas fou, Torra pas ivre, maître.
Les hommes du bord avaient entendu le bruit de la lutte criminelle que
révélait l'aveu de Torra; ils se levaient tous les uns après les autres
et s'approchaient lentement de nous.
En voyant les hommes du bord se grouper en silence à quelques pas de
lui, Torra les examina d'un air triste et froid, puis il me dit avec
douceur:
--Torra parlera à maître quand jour sera venu.
La vue du couteau rougi par le sang, et que le nègre tenait encore dans
ses mains, irritait ou effrayait les hommes. Torra comprit le sentiment
d'horrible effroi qui était peint sur la physionomie de ses compagnons.
Il secoua la tête, sourit et murmura doucement:
--Ne craignez pas Torra, Torra ne fait pas de mal; il a seulement tué
mauvais frère. Arme fait peur à vous? eh bien, voilà l'arme!--Et il
lança son couteau dans la mer.--Maître, continua l'esclave en se
tournant vers moi, vous bon, vous aimer pauvre nègre! vous ne pas
laisser marins tuer Torra pendant que le ciel tout noir ne montre point
les faces; mais demain vous devoir écouter Torra, parce que Torra dira
vrai; il ne désire pas vivre; vous tuerez lui, et il ira rejoindre son
frère dans le bon pays. Au bon pays, il n'y a point d'esclaves, point de
mauvais hommes blancs pour acheter pauvre noir! pour enchaîner pauvre
noir!
Je crus le malheureux fou, et je donnai l'ordre à mes gens de le charger
de fers sans lui faire de mal. Ne comprenant pas le mouvement que les
hommes firent vers lui, Torra répéta d'une voix troublée:
--Il ne faut pas tuer Torra la nuit, il faut attendre le matin, le jour,
le soleil; Torra dira tout.
Je n'écoutai plus les supplications inutiles du nègre, dont je ne
connaissais pas encore le crime réel, et je me rendis à l'avant, suivi
d'Aston. Un de nos hommes nous avait devancés, car à mon approche, il
souleva un vêtement de coton blanc tout taché de sang, et me dit:
--Le voici!
Quelques Arabes qui s'étaient joints à nous reculèrent épouvantés en
criant:--Allah! Allah!
Les rayons de la lune, dégagée d'un voile de nuages, tombèrent sur le
cadavre d'un homme noir et nu: la couverture blanche qui le couvrait à
demi nous laissa voir sa tête horriblement défigurée par une affreuse
balafre et presque entièrement séparée du corps.
J'interrogeai tous mes hommes, afin de pouvoir donner un nom à ce
cadavre; mais l'ignorance de l'équipage était aussi complète que la
mienne: personne ne connaissait la victime. Après un long examen des
traits, je finis par découvrir que cet homme était un des prisonniers
marratti. La mort bien constatée et tout secours se trouvant inutile, je
donnai l'ordre que, placé sur un treillis, le cadavre fût porté à
l'arrière du vaisseau, sous la garde d'une sentinelle qui veillerait
également sur l'assassin.
Cet horrible spectacle semblait avoir banni le sommeil; les hommes se
réunissaient, parlaient à voix basse, tout émus et tressaillant presque
au murmure de leur propre parole. Une réelle épouvante se communiqua à
tout l'équipage, et ces mêmes hommes, dont les mains et les vêtements
étaient encore humides et souillés du sang d'un terrible combat, ces
mêmes hommes, qui avaient assailli quelques heures auparavant une ville
entourée de murailles et défendue par des pirates intrépides,
frémissaient d'horreur devant la preuve d'un crime commis dans l'ombre.
Quelques-uns se groupèrent silencieusement autour de Torra, qui était
assis sur ses talons, la tête dans ses mains.
Aston et de Ruyter conféraient ensemble. J'étais seul à veiller sur le
pont. En sentant une légère brise s'élever de la terre, j'appelai toutes
les mains aux voiles; l'équipage, qui était plongé dans une sorte de
torpeur, tressaillit au son de ma voix. J'allais donner l'ordre de
raccourcir les voiles, de carguer le perroquet, lorsque de Ruyter vint à
moi et me dit:
--Pourquoi toutes les mains? Je ne vois aucune apparence de tempête.
--Ni moi non plus, répliquai-je; mais une panique dangereuse règne à
bord, attriste les hommes, il faut que je tâche de les distraire par une
grave occupation; ils sont sous la puissance d'un mauvais charme, et si
une rafale survenait, nous perdrions nos mâts avant qu'ils eussent la
conscience du danger.
--Vous avez eu une très-bonne pensée, mon garçon.
Les marins obéirent à mes ordres, et leur préoccupation intérieure
était si grande, qu'ils ne s'apercevaient pas de l'inaltérable
tranquillité de la mer. Dans un tout autre moment, je me serais
certainement attiré une averse de malédictions et de blasphèmes.
Mes ordres remplis, je laissai la garde du pont à de Ruyter, et en dépit
de ce qui venait d'arriver, l'excès de la fatigue me fit tomber mourant
de sommeil sur l'oreiller de mon lit.


XLV

Dans un corps jeune, bien constitué, plein de santé et de vigueur, un
coeur généreux cherche naturellement asile; car pour s'épanouir, se
développer, il faut qu'il ait une large place, il faut que ses
impulsions ardentes puissent se répandre sans obstacle. Dans ce corps
privilégié par la nature, l'âme ou l'esprit qui nous gouverne est
fortement engendré: sa naissance et sa vitalité sont puissantes.
En revanche, quand l'âme est emprisonnée dans une poitrine étroite, sous
le fardeau des humeurs sombres et tristes, quand elle manque d'air et
d'espace, sa flamme vacille obscurément dans la lampe de la vie, jusqu'à
ce qu'elle soit entièrement éteinte.
Le philanthrope Owen de Lanark et la sage et pieuse Hannah More disent
que la différence des constitutions fait la différence du caractère des
hommes, et que la nature nous a envoyés dans le monde également disposés
pour faire le bien et pour faire le mal.
Shakspeare et Bacon pensaient autrement, et ils sont aussi profonds et
aussi savants que les autres sont ignorants et superficiels.
Bacon dit: «Les gens difformes sont généralement méchants de caractère;
la nature leur ayant fait du mal, ils en font autant par instinct que
par vengeance: ils naissent donc exclusivement méchants, et n'apportent
point avec eux cette part de bonté qu'on croit commune à tous les
hommes.»
Le double souvenir d'Aston et de de Ruyter m'éloigne de mon sujet; pour
eux, la nature avait été prodigue de ses dons en leur accordant
non-seulement la beauté du visage, la grâce des formes, mais encore la
vigueur d'une âme fortement trempée à la puissance magnétique, car eux
seuls m'ont révélé, en me l'inspirant, cette vive amitié qui unit les
hommes les uns aux autres plus saintement, plus tendrement surtout
qu'ils ne le sont par les liens du sang. Avant d'avoir connu ces deux
nobles coeurs, j'avais pensé que le monde était peuplé de démons et
que j'étais emprisonné dans un enfer.
Avec quel plaisir je puise dans les souvenirs des jours passés auprès de
mes amis! Avec quelle joie je leur paye ici le tribut de mon affection
et de ma reconnaissance, faible prix pour tout le bonheur que m'a fait
connaître leur vive et sérieuse tendresse! Ma vie auprès d'eux a été un
enchantement; sous leur regard brillant d'amitié, le monde me paraissait
un jardin plein de fruits et de fleurs. À cette époque, je n'eusse pas
échangé mon existence contre les délices du paradis, tels qu'ils sont
dépeints par les enthousiastes. Cependant je menais une vie de fatigues
et de dangers presque sans exemple; une vie partagée entre les combats,
la douleur des blessures, les tourments de la faim et ceux plus ardents
encore de la soif. J'ai si douloureusement connu ce dernier supplice,
que plus d'une fois il m'est arrivé de vouloir donner mon sang et mes
deux mains pleines d'or pour quelques gouttes d'eau.
L'abondance est venue, mes souffrances sont oubliées, et, si je m'en
souviens, c'est seulement pour en faire la narration ou donner plus de
saveur aux mets exquis que l'habitude rend communs et inappréciés. J'ai
souvent dormi ma tête sur une boîte à balles, et le fer me paraissait
alors plus doux que le duvet, couvert d'un canevas goudronné pour me
protéger contre la violence de la pluie, contre la glaciale étreinte de
l'écume dans laquelle j'étais presque submergé, profondément endormi
dans ce qu'on pourrait bien appeler un cercueil de mer, près d'un rivage
dangereux, parmi les éclairs et le tonnerre, dans une tempête dont la
violence aurait déraciné un cèdre aussi facilement qu'un homme déracine
une tige de blé.
Eh bien! ce sommeil de repos, si près de l'éternel sommeil, était aussi
calme, aussi doux, aussi profond que celui d'un enfant fatigué. Si,
soutenu par l'affection, il m'a été possible de supporter ces fatigues
sans en souffrir, sans m'en plaindre, quelle conduite odieuse et
dénaturée faut-il que mes parents aient tenue vis-à-vis de moi, pour
arriver à me dégoûter de la vie dans l'âge le plus tendre, pour me faire
concevoir et méditer sérieusement ma propre destruction! Non-seulement
je l'ai méditée, mais à l'âge de quatorze ans je me suis vu sur le point
de mettre à exécution cet effroyable projet.
Je ne m'éveillai qu'à midi, et la première personne sur laquelle tomba
mon regard fut l'aide du docteur, qui tenait d'une main une bouteille
d'huile camphrée, avec laquelle je devais frotter mes blessures, et de
l'autre une potion calmante, dont, suivant l'ordonnance de Van
Scolpvelt, il était nécessaire que j'abreuvasse mon estomac.
Je me levai et, suivi du garçon, dont je repoussais les offres, j'entrai
dans la cabine où se trouvait Louis aux heures de repas.
Le munitionnaire, qui donnait au cuisinier l'ordre de préparer un second
festin de tortue, s'interrompit brusquement, et se tournant vers le
garçon, il lui dit, avec un inimitable accent de mépris dans le geste et
dans la voix:
--À quoi le camphre est-il bon, je vous prie, si ce n'est à bourrer les
narines et la bouche d'un Arabe mort? J'en déteste l'odeur; la
détestez-vous? Le docteur vous croit-il de la race des scorpions et des
centipèdes, qu'il veut vous nourrir de poison? Le croyez-vous? Le
capitaine a besoin de remplir son estomac, et nullement d'avaler des
potions et de masser ses jambes. La soupe est prête, et je garantis que
son bienfaisant bouillon, après avoir visité l'estomac, descendra
jusqu'aux ongles des pieds, et même qu'il circulera autour des cors,
dont il amortira les élancements douloureux, si toutefois le capitaine a
des cors. Avez-vous? Ma soupe est un remède, un remède universel pour
toutes les maladies, n'est-ce pas?
J'approuvai le raisonnement de Louis, car, aussi affamé que l'est un
oiseau par une forte gelée, je trouvais une immense différence entre une
bonne assiettée de soupe et la nauséabonde potion du docteur.
Le garçon disparut, et Louis posa sur la table une immense soupière
remplie de potage.
Quand de Ruyter et Aston vinrent me rejoindre, je leur demandai ce qu'on
avait fait de Torra.
--Il est toujours assis sur ses talons, la tête dans ses mains, répondit
de Ruyter.
--Pauvre garçon! Avez-vous découvert le mystère que cache son étrange
conduite? car je suis convaincu qu'il doit avoir été excité au crime par
un puissant motif; il m'a toujours paru bon, naïf, doux et tranquille.
--Vous devinez juste, répondit de Ruyter; mais j'observe depuis
longtemps que les hommes aux extérieurs calmes sont les plus dangereux,
les plus vindicatifs et les plus cruels. S'ils ont une raison de haine,
ils projettent la vengeance et l'accomplissent pendant que les
brailleurs se contentent de paroles. N'avez-vous pas remarqué
l'effroyable rage qu'apportait Torra dans la destruction des Marratti?
Il était couvert de sang comme un peau-rouge.
--Je me suis aperçu en effet de cette ivresse furieuse, mais je l'ai
attribuée à l'entraînement du combat. J'avoue même que, tout en
comprenant l'exaltation de cette conduite, elle m'a effrayé, car Torra
se jetait avec une sorte de désespoir au centre même de l'ennemi et
n'avait pour arme qu'un immense couteau, le même qui lui a servi pour
tuer son frère. Malgré cette apparente cruauté, je suis certain que le
coeur de Torra est bon, qu'il est d'une nature honnête et brave.
Rappelez-vous, de Ruyter, la preuve de sensibilité et de dévouement
qu'il a donnée l'autre jour en se précipitant dans la mer pendant une
rafale pour sauver la vie à mon oiseau, à mon charmant loriot; oui, je
le répète, Torra est brave, Torra est honnête, car il était presque
continuellement dans cette cabine, où les dollars sont aussi abondants
que les biscuits et les liqueurs; eh bien, il n'a jamais pris ni un
dollar, ni un biscuit, ni même un verre de vin; n'est-ce pas, Louis?
demandai-je au munitionnaire, qui écoutait bouche béante, n'est-ce pas
que Torra est un brave garçon?
--Oui, capitaine, oui, je suis sûr de la loyauté de ce pauvre nègre;
j'en suis si sûr, que je n'hésiterais pas à lui confier ma fortune si
j'avais une fortune. Écoutez-en une preuve, une preuve évidente, non de
ma confiance, mais de son honnêteté, quoique ce soit ma confiance qui
l'ait fait ressortir: Auprès de Ceylan, je ramassai un jour une petite
tortue, que vous preniez tous pour un morceau de bois, mais je savais
bien que c'était une tortue; je verrais une tortue à vingt milles de
nous, quand bien même elle ne montrerait au-dessus de l'eau que la
rondeur de sa carapace. Quand les tortues dorment, elles aiment à sentir
la chaleur du soleil: vous aussi, n'est-ce pas?
Eh bien! rappelez-vous que je pris la tortue tout doucement, sans
l'éveiller, comme on prend dans un berceau un petit enfant endormi. Au
moment où je glissais mon couteau dessous sa carapace, elle sortit sa
jolie petite tête et me regarda d'un air de reproche; mais elle n'eut
pas le temps de m'attendrir, car je la mis aussitôt dans le pot, qui
était sur le feu. Ah! oui, l'homme noir est honnête et brave, car il
assomma un des hommes, qui voulait mettre sa cuiller dans ma soupe. Eh
bien! messieurs, je laissai Torra seul auprès de ma tortue; il en
respecta la cuisson et ne mit même pas son doigt dans le pot pour le
lécher avec gourmandise.
Ah! je le dis et je le dirai toujours, ce nègre est le plus honnête
homme du monde; tout autre que lui aurait goûté ma soupe; _n'auriez-vous
pas?_ Un homme noir, un homme si différent d'un chrétien et qui ne vole
pas une cuillerée de soupe, c'est un homme remarquable. J'aime Torra
rien que pour sa discrétion; et vous?
--Allons, bavard, dit de Ruyter, faites passer les longs bouchons et
débarrassez le pont.
Le vin mis sur la table, Louis se retira dans l'office, et nous
l'entendîmes manger comme un glouton un cormoran, son mets favori.
--Le vaisseau serait en feu, dit Aston, que Louis ne bougerait pas de
son amarrage; il s'y tient ferme.
--Maintenant, de Ruyter, dis-je en me tournant vers mon ami,
racontez-nous ce que vous savez sur les causes qui ont conduit Torra au
crime.
--Volontiers, mais il faut d'abord que je vous raconte l'histoire de sa
vie.


XLVI

--Il y a dix mois, en touchant à l'île Rodrigues pour y prendre du bois
et de l'eau, il me prit fantaisie d'aller chasser dans les jungles; je
découvris dans une crevasse de rocher un homme nu, sauvage et affamé. Ce
malheureux était Torra.
--Comment! s'écria Louis, qui ne se leva pas de son siége, mais qui
avança son énorme tête en dehors de la porte de l'office; comment!
répéta-t-il, affamé! S'il a encore faim, je lui donnerai de cette
tortue, je ne puis pas tout manger, et il y en a en abondance sur le
vaisseau; j'aime Torra, moi, parce que c'est un honnête homme.
La sueur qui coulait du front de Louis, la graisse de tortue qui
suintait de sa bouche, ses yeux brillants de satisfaction sensuelle,
nous firent éclater de rire. Il retira sa tête en grommelant un
interrogatif _croyez-vous?_
--Mon arme ne permettait pas à l'esclave de fuir, reprit de Ruyter, je
lui fis signe d'approcher de moi, et je l'interrogeai.
Avec une peine et une attention inouïes, je parvins à comprendre qu'il
avait fui les tortures que lui faisait subir un inspecteur hollandais,
son maître; il me dit encore qu'il avait été employé avec d'autres
esclaves, dans le nord de l'île Rodrigues, à saler du poisson et à
attraper des tortues pour les expédier à l'île de France.
Torra s'était évadé au moment où ses compagnons et lui allaient partir
pour Macao, avant que le sud-ouest mousson fût passé, et depuis cette
époque, qui datait de plusieurs semaines, il avait vécu dans les bois,
se nourrissant d'oeufs, de poissons et de fruits. Bien que ce
lamentable récit me parût une vieille histoire, l'histoire de tous les
nègres marrons, je pris ce pauvre diable en pitié et je l'emmenai sur le
grab. Depuis cette époque, il s'est parfaitement comporté.
Lorsque Louis fut rassasié, il vint nous engager à prendre un verre de
skedam.
--Il est très-urgent de m'obéir, ajouta Louis; l'absorption de cette
liqueur apaisera la tortue que vous avez mangée, car, quoique vous
l'ayez dans l'estomac, elle ne mourra pas avant le coucher du soleil,
n'ayant été tuée qu'au matin. Une tortue devrait toujours avoir la gorge
coupée le soir, alors elle mourrait tout de suite. Torra sait cela, mais
les autres hommes du bord sont des imbéciles qui ne savent absolument
rien; savent-ils quelque chose? Allons, buvez cette petite goutte, elle
tournera la tortue, qui restera tranquille jusqu'au soir, et passé le
soir, vous n'entendrez plus parler d'elle. Le vin français n'est bon que
pour faire digérer la soupe de tortue, et encore est-il bien inférieur
au madère.
Comme Louis ne pouvait arriver à nous persuader que le gin était
meilleur que le vin de Bordeaux, il essaya de se consoler de cet échec
en remplissant de la liqueur dédaignée une tasse de coco qu'il nommait
un dé de voilier, et, ouvrant sa large bouche, il vida la tasse d'un
trait.
De Ruyter reprit le récit de l'histoire de Torra.
--Hier au soir, après votre départ, je questionnai le nègre, et il me
raconta sa vie; je vais, autant que ma mémoire pourra me le permettre,
vous traduire ses propres paroles.
--Soyez consciencieux, mon cher de Ruyter, dis-je en riant, et ne faites
pas le récit que nous attendons avec votre brièveté habituelle. Vous
êtes un impitoyable rogneur des histoires des autres, et je désire
connaître toutes les particularités de l'existence de Torra; car, pour
me servir de l'expression de Louis, je dirai simplement je l'aime, et je
serais très-fâché de m'apercevoir qu'en le jugeant bon et brave, j'ai
commis une grande erreur.
--Je serai plus honnête, mon cher Trelawnay, que ne le sont la plupart
des narrateurs; car, si je ne raconte pas l'histoire littérairement,
vous aurez du moins la matière pure, sans aucune digression morale,
soit comme épisode, préface, notes, choses qu'un sot se permet d'ajouter
au récit de l'auteur en croyant que plusieurs sots les liront.
«Je suis né, m'a dit Torra, dans un village habité par des pêcheurs; ce
village est situé au nord-est de Madagascar, dans la baie d'Antongil.
Mon père était pauvre; il prit une femme, et eut d'elle un garçon chétif
et qui ne valait pas grand'chose.» Sa mère ne voulait pas le laisser
travailler, et désirait avoir un autre enfant; mais c'était chose
impossible, car elle vieillissait, et sa vieillesse la rendait méchante,
ou, pour mieux dire, d'une détestable maussaderie.
Ainsi vous voyez que les mêmes femmes florissent en Europe et à
Madagascar. Quand nous leur faisons la cour, elles nous donnent leur
main couverte de faveurs, et, la trouvant douce comme le velours, nous
les épousons. Le noeud conjugal formé, les mains deviennent griffes,
la douce voix se change en sifflement furieux.
Aston et moi nous nous mîmes à rire. De Ruyter oubliait vite
l'engagement qu'il avait pris de faire d'une manière concise et
dépourvue de toute réflexion le récit de l'histoire de Torra.
De Ruyter comprit la cause de notre gaieté, car il reprit vivement:
--Par le ciel, mes amis, ceci est une traduction littérale ou pour mieux
dire l'imitation d'une comparaison faite par Torra. Écoutez donc ses
propres paroles: «Dans sa jeunesse, une femme ressemble à une tortue
verte; sa coquille est douce et souple; mais, dans sa vieillesse, elle
est plus dure que du bois de fer. Mon père voulut calmer l'irritation de
sa femme, sa peine fut perdue; alors, en homme prudent, il acheta une
autre femme et eut d'elle trois beaux enfants.
»La première épouse fut froissée, et elle ne permit pas à son mari
d'introduire cette seconde femme dans la maison. Mon père ne discuta
pas, il traversa la rivière et se bâtit une autre hutte. Là, il eut du
bonheur; il fit de bonnes pêches et en vendit le produit aux blancs.
Séparé de sa vieille femme, dont le fils était assez grand pour
travailler, mon père leur donna un canot, un filet de pêche et une
lance. Mais, aussi paresseux l'un que l'autre, la mère et le fils
devinrent très-pauvres.
»Je grandis et je fus un bon pêcheur, mon père m'aimait. Quelquefois je
partageais avec mon père le poisson que j'avais pris, et lorsque ma
journée avait été mauvaise, ne voulant pas qu'il en souffrît, je lui
donnais des courses (petite coquille, argent des Indiens sauvages).
Ayant appris que la place occupée par mon père était bonne, les blancs
de l'île de France vinrent s'y établir. D'abord ils parlèrent doucement
à mon père, qui ne voulut pas les écouter. Quand ils virent cela, ils se
fâchèrent et bâtirent une place forte dans le champ où mon père
cultivait son pain. Mon père n'était pas content; voyant son irritation,
les blancs le tuèrent et prirent ma mère et mes soeurs pour en faire
des esclaves.
»Je me sauvai dans les montagnes et je me rendis à Nassi-Ibrahim. Là
existe un très-brave peuple; il vole sur l'eau, c'est vrai, mais il ne
fait point d'esclaves. Quand je leur dis que les blancs étaient venus
tuer mon vieux père, ils dirent qu'ils étaient contents, parce que le
vieillard avait eu tort d'établir un commerce avec les blancs; mais
quand je terminai mon récit en ajoutant que ma mère et mes soeurs
étaient devenues les esclaves des blancs, ils s'écrièrent:
»--Ceci est mal, et nous allons tenir conseil.
»Ils me dirent:
»--Nous voudrions parler aux hommes blancs.
»Un vieillard, qui était un ami de mon père, dit:
»--Non, il ne faut pas parler aux blancs: leurs paroles sont blanches
comme le matin, mais leurs actions sont noires comme la nuit; il est
inutile de les entendre: il faut les tuer, voilà tout.
»Après un long entretien, l'assemblée se rendit aux conseils du sage
vieillard. On arma de grands canots de guerre, et pendant la nuit cette
petite armée traversa l'eau pour aller surprendre et attaquer les
blancs. Il n'y avait pas de lune, pas d'étoiles, et la nuit était
sombre.
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