Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 05

Total number of words is 4554
Total number of unique words is 1661
36.0 of words are in the 2000 most common words
49.1 of words are in the 5000 most common words
54.8 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
se réalisait par une allocation annuelle à laquelle l'obligeait ou sa
conscience, ou son orgueil. Peut-être, ayant rempli cette formalité, il
se disait, comme tant d'autres hommes qui se croient bons et sages:
--J'ai pourvu aux besoins de mon fils; s'il se distingue, s'il revient
homme honorable et haut placé, je pourrai dire: C'est mon enfant, je
l'ai fait ce qu'il est. Son caractère indomptable ne lui permettait que
la carrière maritime, je la lui fis embrasser.
Mon père m'abandonna donc à mon sort, avec aussi peu de regrets qu'il
en aurait éprouvé en ordonnant de noyer une portée de petits chiens.
Arraché de l'Angleterre dans de pareilles conditions, l'avenir me parut
sombre, et malgré mon extrême jeunesse, malgré mon esprit bouillant et
la tournure gaie de mon caractère, je ne pus apercevoir ni la plus
petite espérance ni un jour serein dans la chaîne de mon esclavage.
Nous étions en mer depuis deux ou trois semaines, lorsque le capitaine,
irrité contre un de ses lieutenants, s'approcha de moi et me dit:
--Faites bien attention à vous, et rappelez-vous que j'ai appris du
commandant A... les atrocités que vous avez commises à son bord.
--Je ne me sens coupable d'aucune mauvaise action, répondis-je
froidement.
--Quoi! s'écria-t-il, car il avait besoin d'épancher le reste de sa
colère sur quelqu'un de moins capable de se défendre qu'un officier.
Quoi! monsieur, n'est-ce rien que d'assassiner les gens? Je vous
convaincrai du contraire, et à la première plainte que j'entends porter
contre vous, je vous fais jeter hors du vaisseau.
La réalisation de cette vengeance, d'être mis à terre, eût comblé mes
voeux les plus ardents; cela me fit sourire.
Il crut sans doute que c'était de mépris, et me quitta plus furieux
encore.
Je m'aperçus bientôt que le capitaine n'était pas méchant, mais
seulement faible et très-irascible.
Il avait vécu, pendant plusieurs années, en demi-solde, retiré à la
campagne, et son retour forcé à la profession maritime avait interrompu,
sans l'affaiblir, son goût pour l'agriculture.
Pendant le long espace de temps qui s'était écoulé jusqu'à ce qu'il fût
appelé à commander un vaisseau, le capitaine avait suivi son penchant
naturel en s'appliquant en toute satisfaction à cultiver les champs
paternels, et il était plus glorieux de voir ses porcs et ses moutons
bien engraissés, de labourer la terre pour ses navets de Suède, que de
tracer un sillon sur l'océan des Indes avec la proue d'une brillante
frégate.
Le pauvre homme n'avait pas cherché l'honneur de ce commandement;
mais un membre honorable de sa famille, qui appartenait à
l'amirauté, scandalisé des occupations de ce marin dégénéré, de ce
fermier-capitaine, le fit rappeler au service et revêtir
officieusement des honneurs du commandement.
Il abandonna donc avec tristesse ce qu'il ne pouvait emporter avec lui,
sa maison et ses terres; il pleura ses enfants, sa femme, mais son
coeur éclata sous l'émotion qu'il éprouvait lorsque ses regards
humides contemplèrent la glorieuse et magnifique montagne du plus riche
des composts.
Quant au bétail vivant, aux porcs, aux moutons, à la volaille, après
avoir dépensé plus de temps, d'argent et de patience pour les nourrir et
les élever que bien des pères ne le font pour leurs enfants, il les
amena à bord avec lui, et cette singulière ressemblance du vaisseau avec
une basse-cour faisait les délices du capitaine.
La plus grande partie de son temps était consacrée aux enfants de son
adoption, et le premier lieutenant avait la charge du navire, sans autre
dédommagement à ce plaisir que celui de recevoir une partie de la
mauvaise humeur qui s'élevait sur le tillac à l'encontre des officiers,
toutes les fois qu'une mésaventure arrivait dans la basse-cour.
En somme, nous autres midshipmen, nous lui étions plus à charge que le
capitaine ne l'était à nous-mêmes, et je me rappelle qu'un de nos grands
plaisirs était de percer avec une aiguille la tête d'une ou de deux
volailles, et de les sauver de la mer en les fricassant pour notre
souper.
Notre capitaine était, dans toute l'acception du mot, une bonne pâte
d'homme, c'est-à-dire ni assez bon ni assez mauvais pour faire quoi que
ce soit de bien ou de mal.
Il était aussi impossible de l'aimer et de le respecter que de le haïr
et de le mépriser.


XI

Parfaitement résolu de quitter la marine pour suivre au gré du hasard,
et à l'aide de mon courage, le cours d'une vie aventureuse, je commençai
à comprendre le prix de la science et à m'occuper d'acquérir
l'instruction qui m'était nécessaire pour me diriger sans conseil.
Mon temps fut dès lors si activement occupé par les leçons de dessin, de
navigation et de géographie, qu'il ne me fut possible de réserver pour
ma passion de lecture que les courts instants de loisir qui suivaient ou
qui précédaient les heures de repas.
Après avoir longuement questionné les vieux matelots sur les moeurs,
sur les habitudes, sur les goûts des habitants des Indes et de leurs
nombreuses îles, j'acquis une certaine connaissance des lieux et des
usages d'un pays pour lequel je ressentais une sorte de passion, et que
mes rêves poétisaient au delà du réel.
La marche rapide du vaisseau ne fut arrêtée par aucun accident, et après
avoir doublé le cap de Bonne-Espérance, nous jetâmes l'ancre dans le
port de Bombay.
La seule circonstance qui se rattache à la suite de ma vie et qu'il soit
nécessaire de mentionner ici est l'intimité fraternelle que je formai à
cette époque avec le plus jeune des lieutenants du vaisseau.
J'avais souvent partagé avec lui les veilles de nuit, et, pendant ces
longues heures de silence et de solitude, Aston avait, en causant avec
moi, approfondi et sondé mon caractère réel, de sorte qu'il avait
découvert que je n'étais pas ce que je semblais être. La bonté de ses
questions, les encouragements affectueux de sa parole bienveillante,
avaient tiré de la coquille dans laquelle ils s'étaient cachés les bons
instincts de ma nature. Aston réveilla en moi les sentiments engourdis
de la générosité, de la tendresse; il m'aima, me conseilla, et devint
mon champion dans la guerre haineuse que me livraient sans trêve ceux
qui se trouvaient par leur position au-dessus de moi.
Une des causes de la vive amitié que me témoignait visiblement Aston
était le souvenir d'une scène qui s'était passée entre le second
lieutenant et moi, et à laquelle il avait assisté.
Un jour, en me questionnant sur un devoir, ce lieutenant me dit:
--Quand vous répondez à mes demandes, monsieur, il faut ôter votre
chapeau.
--Je vous ai salué comme je salue le capitaine, monsieur, répondis-je en
portant la main à mon chapeau.
Le lieutenant rougit et s'avança vers moi:
--Ôtez votre chapeau, monsieur, vous parlez à votre supérieur!
--Mon supérieur! je n'en ai pas.
--Comment, monsieur, vous n'en avez pas? Ne suis-je donc pas officier,
n'êtes-vous pas sous mes ordres?
--Oui, monsieur, vous êtes officier.
--Eh bien! pourquoi me manquez-vous de respect? Pourquoi n'ôtez-vous pas
votre chapeau?
--Je ne l'ôte jamais, monsieur.
--Obéissez-moi sur l'heure, gronda le lieutenant d'une voix furieuse.
--Non, je ne veux pas.
--Comment, vous ne voulez pas?
--Non, parce que je n'ôte mon chapeau que devant l'image de Dieu... que
devant celle du roi.
Le lieutenant me quitta exaspéré de colère.
Ce parasite croyait,--ou du moins, on l'aurait pensé par sa manière
d'agir,--que la seule utilité d'un chapeau était de pouvoir le tenir
pointé vers la terre, comme la preuve d'une basse et rampante nature.
Quoiqu'il eût adroitement accaparé les bonnes grâces du capitaine, ses
plaintes contre moi, lorsqu'il m'accusa d'une insolente désobéissance,
ne produisirent aucun effet. Il m'en garda une si vive et une si
profonde rancune, qu'il saisit avec une âcre méchanceté toutes les
occasions pour entasser sur ma conduite une innombrable suite de
méfaits. S'il réussit parfois à m'attirer de graves punitions, il fit
grandir dans mon sein une haine qui rêva, qui chercha, et qui enfin
exécuta son projet de vengeance...
Une seconde cause se rattache encore à la naissance de la tendresse
qu'Aston me portait.
Pendant que nous rasions la côte entre Madras et Bombay, un bâtiment aux
allures suspectes, après avoir essayé d'éviter nos regards, chercha à
fuir sans que nous eussions manifesté, ni par un signal ni par un appel,
le désir de le connaître. En voyant cette manoeuvre, le capitaine
donna l'ordre d'apprêter trois bateaux et de poursuivre le mystérieux
bâtiment.
Je fus placé dans le bateau commandé par mon ennemi, le second
lieutenant.
Il était mieux équipé et mieux armé que les autres.
Aston se trouvait dans le second bateau.
Le bâtiment, que nous supposions être un pirate des côtes de Goa,
continuait, à force de voiles, sa course vers le rivage, et nous eûmes,
malgré la rapidité de notre marche, une vive crainte de ne pouvoir
l'atteindre avant qu'il fût arrivé à son but.
Un vent frais qui s'éleva au même instant nous en rapprocha, et nous
allions l'atteindre, lorsque la frégate tira un coup de canon et hissa
son pavillon de rappel.
Nous nous avançâmes encore, car nous nous trouvions à portée de mousquet
de la barque étrangère, qui était tout près de la terre, et déjà les
natifs armés se rassemblaient en foule sur le rivage.
En entendant le signal de rappel, le lieutenant donna l'ordre de virer
de bord pour retourner au bâtiment.
--Aston, cria-t-il à mon ami, voyez-vous le signal de rappel?
--Quel signal? répondit Aston, je ne le vois pas.
--Si vous regardez, vous le verrez, répondit brusquement le lieutenant.
--Je n'ai pas l'intention de regarder, s'écria mon ami; il nous a été
ordonné d'examiner cette barque, je le fais. Avançons, mes braves!
Je priai Aston de s'arrêter un instant, et, me tournant vers le
lieutenant, je lui demandai d'une voix presque respectueuse:
--Avançons-nous, monsieur?
--Non, et je vous ordonne de naviguer pour regagner le vaisseau.
En entendant cette réponse, je quittai le gouvernail, et me précipitant
dans la mer, je gagnai à la nage le bateau commandé par Aston.
--Je rendrai compte de votre conduite! cria le lieutenant en fureur.
--Ramez vers le rivage, dit Aston à ses hommes, dans dix minutes nous
atteindrons le malais.
Au moment où notre vaisseau toucha la proue du malais, je saisis un
cordage, m'élançai à son bord, et avant que mon pied eût touché le pont,
j'avais fendu la tête à un homme d'un violent coup de sabre. Deux ou
trois matelots m'avaient suivi, et nous faisions sans miséricorde un
massacre de tous ceux qui nous tombaient sous la main. Les Malais
sortaient hors du bâtiment dans un effroyable désordre. J'étais
tellement excité, tellement exaspéré par ma propre violence, que, rendu
tout à fait furieux en les voyant fuir, je saisis un mousquet et je fis
feu.
Tout à coup Aston me saisit violemment par le bras:
--Ne m'entendez-vous pas? cria-t-il, je vous appelle à tue-tête; au nom
du ciel, que faites-vous? Êtes-vous fou? êtes-vous enragé? Votre exemple
a rendu tous mes gens insensés. Posez votre mousquet, vous n'avez pas le
droit de toucher ces hommes.
--Ce bâtiment n'est donc pas un pirate malais? demandai-je étonné.
--Comment puis-je savoir ce qu'il est? me répondit-il; vous auriez dû
attendre mes ordres avant d'agir. Peut-être n'est-ce qu'un innocent
vaisseau du pays.
Ma rage se calma soudain, et j'eus l'angoisse affreuse d'avoir peut-être
compromis Aston.
Mais je vis bientôt avec une joie inexprimable que mon emportement
serait sans résultat désavantageux pour mon ami. Les sauvages
commençaient à faire feu sur nous, et notre agression allait se changer
en défense. Pendant que leurs canots armés s'arrêtaient pour secourir
leurs compatriotes tombés ou nageant dans la mer, nous coulâmes à fond
leur vaisseau; et, lancés activement sur nos bateaux, nous regagnâmes la
frégate, qui s'était rapprochée. Aston amenait avec lui deux Malais
blessés.
Après l'escarmouche, j'essayai d'adoucir la colère d'Aston, et j'y
réussis si bien, qu'après m'avoir réprimandé, il fit au premier
lieutenant un éloge si pompeux de mon courage et de mon intrépidité, que
la plainte d'insubordination qu'avait portée contre moi le second
lieutenant ne m'attira aucune punition.
La haine que cet officier avait conçue à mon égard s'envenima encore,
mais elle fut impuissante contre le bouclier protecteur de l'amitié
d'Aston.
D'ailleurs, la pusillanimité du second lieutenant avait été une source
de ridicule, et les marins, qui considèrent le courage comme le plus
grand des mérites, m'applaudissaient et m'encourageaient tous.


XII

Malgré la nonchalance et l'ennui que j'apportais dans l'accomplissement
de mes devoirs ordinaires, je trouvai après cet événement plus de
tolérance dans l'esprit de mes chefs, et plus de sympathie auprès de mes
camarades. Les uns me témoignèrent une indifférente bonté, parce qu'ils
découvrirent que le calme de mon maintien recélait un courage
invincible; les autres, un semblant d'affection, parce que ce courage
apparut à leur pusillanimité comme un puissant soutien. Du reste, pour
contre-balancer la paresse d'une action par l'énergie de l'autre, je me
montrai dans les cas graves d'une activité si diligente, si infatigable,
que non-seulement on m'admirait, mais encore on me remerciait.
Dans la mer des Indes, il n'est pas permis de plaisanter avec les
caprices du temps, car les rafales y sont tellement dangereuses,
qu'après avoir courbé les mâts comme un souffle du vent courbe la frêle
ligne d'un pêcheur, elles font voltiger çà et là par lambeaux les voiles
déchirées, plient les vergues et jettent le vaisseau sur son gouvernail;
alors le rugissement de la mer, le bruit sonore du vent, la rapide et
rouge lueur des éclairs, mêlés aux voix fortes, brèves et haletantes des
officiers de quart, font de ces tempêtes le plus magnifique, mais aussi
le plus effrayant des tableaux. Les premiers instants de ces terribles
scènes me surprenaient parfois endormi; mais au bruissement des vagues
je me réveillais, et, avec la fougue irréfléchie de la jeunesse, je
m'élançais sur le pont pour grimper dans les cordages, et ma voix était
souvent la seule qui répondît à la trompette d'Aston.
Je me sentais à l'aise; j'étais heureux dans ce désordre de
l'atmosphère, dans ce bouleversement de la nature. Je faisais aux vents
en fureur, aux vagues en révolte, une sorte de guerre, et ces luttes
faisaient battre mon coeur et couler en flots de vif-argent le sang de
mes veines. Plus l'orage était dangereux, plus mon bonheur était grand;
mon mépris du danger m'en cachait le péril, et j'étais partout; je me
prêtais à toutes les manoeuvres, tandis que les graves et méthodiques
élèves, qui se piquaient d'une si grande exactitude dans
l'accomplissement de leurs devoirs, regardaient avec étonnement ce
garçon si souvent puni pour sa négligence se jeter volontairement dans
des entreprises presque mortelles, pendant que leur égoïste prudence
leur démontrait l'impossibilité de l'imiter. Les matelots admiraient mon
courage, et leur franche et bonne amitié en suivait les imprudences avec
un dévouement prêt à tout entreprendre pour me sauver la vie. Ils me
prédisaient un avenir glorieux. «C'est un marin, disaient-ils, un vrai,
un brave marin.» Quant aux officiers, leur admiration était surprise,
et l'épithète de fainéant me fut à tout jamais épargnée.
Pendant ces heures de court triomphe, ils concevaient de moi une haute
estime; mais mon intraitable orgueil, mon arrogante indépendance,
anéantissaient dans le temps calme la considération née dans la tempête;
je perdais vite tout mon prestige, et ils me traitaient plus souvent en
élève insubordonné qu'en héros futur; mais leur injustice à mon égard ne
froissait ni mon coeur ni mon orgueil; je n'avais pour eux ni
affection ni estime, mais seulement la conscience de ma propre valeur.
Je trouvais auprès de mes condisciples plus de réelle amitié, car je me
faisais une gloire de protéger les faibles en tyrannisant les forts.
Ma taille, bien supérieure à mon âge, me donnait une force corporelle
que mon caractère inflexible rendait presque indomptable, car nulle
énergie physique ne peut être bien réelle si elle n'est appuyée par
l'énergie morale; ainsi, dans mes fréquentes disputes avec mes
camarades, j'arrivais toujours à leur prouver que j'avais raison, dans
ce sens que, battus et hors de combat, ils étaient forcés de me déclarer
leur vainqueur. Ma hardiesse et mon impétuosité brisaient tous les
obstacles, et pour moi ce mot était le synonyme de bataille.
Parmi les plus âgés et les plus forts des élèves, il n'en existait pas
un seul qui voulût disputer avec moi pour le plaisir de disputer; il
était trop assuré de la défaite, car, ne voulant jamais avoir le
dessous, je continuais la querelle sans respect ni pour les lieux, ni
pour les heures, ni pour les témoins de ces escarmouches. Cette conduite
me fit craindre de mes compagnons, mais cette crainte était admirative
lorsque je leur donnais la preuve que je ne traitais pas mes supérieurs
avec plus de ménagement.
Ces derniers avaient usé envers moi de tant d'injustes représailles; ils
avaient épuisé sur mes premiers jours d'inertie et de découragement un
si grand arsenal de méchanceté, qu'en m'indignant contre eux ils avaient
doublé ma hardiesse naturelle. Je crois que la torture eût été
impuissante devant le calme de mon front, aussi froid, aussi dur que
l'airain. Pour me jouer d'eux et uniquement par badinage, j'allais plus
loin que leur esprit dans l'exécution des supplices. Le second
lieutenant, cet Écossais à l'âme chevillée de fer, avait inventé, pour
punition usuelle, d'envoyer l'élève récalcitrant ou paresseux à la cime
du mât, et cette dangereuse position devait être gardée pendant quatre
ou cinq heures.
Un jour il me condamna à cette torture; je me couchai le long du mât en
l'entourant de mes bras, et je feignis de dormir, comme si j'avais été
parfaitement à mon aise. Mon persécuteur parut effrayé du danger qu'il
courait si mon sommeil, en apparence réel, me faisait faire un faux
mouvement. Il m'ordonna de descendre, et pour changer la punition, me
fit monter sur la vergue de la voile du perroquet; j'y grimpai
lestement, et arrivé sur la périlleuse hauteur, je saisis la balançoire
de la voile du perroquet, et me couchant entre les vergues, je fis
encore semblant de dormir.
Le lieutenant m'appela et m'ordonna de me tenir éveillé.
--Vous tomberez par-dessus le bord! cria-t-il plusieurs fois.
Cet avertissement me suggéra une idée, et cette idée, dans laquelle je
trouvai un soulagement pour l'avenir de mes camarades, m'en cacha le
danger.
--Eh bien! pensai-je, bourreau, gibier à potence, je vais antidater tes
craintes, tu vas voir.
Je pris mes arrangements pour me laisser tomber dans la mer, non avec le
désir d'y trouver la mort, mais avec celui de supprimer à tout jamais
cette abominable punition. Je nageais parfaitement, et j'avais vu un
matelot sauter dans la mer de la plus basse vergue, et revenir en se
jouant sur le vaisseau. Je saisis donc un moment favorable: le roulis de
la frégate était doux, la mer calme, et me laissant glisser sans bruit,
je tombai sur la crête d'une énorme vague. Je fus si promptement
engouffré dans son sein, qu'après la rapidité de ma chute l'agonie du
manque de respiration fut terrible. Si je n'avais pas eu la prudence de
maintenir mon équilibre en tenant mes mains sur ma tête et en conservant
dans ma descente une position perpendiculaire, j'aurais infailliblement
perdu la vie; mais je fus insensible à tout, excepté à une horrible
sensation de ma poitrine, gonflée et près d'éclater; car j'eus bien vite
acquis l'affreuse conviction que je tombais comme la foudre dans le sein
de la mer, malgré tous mes efforts pour rester à sa surface. Je souffris
une torture qu'il est impossible de dépeindre. Saisi d'une torpeur
inerte, d'un découragement mortel, je me laissai aller avec une pensée
du ciel et un adieu à la vie; puis j'entendis des voix, un bruit
indistinct; ma poitrine et ma tête semblèrent se fendre, et un monde de
figures bizarres et étranges passa devant mes yeux.
Un affreux mal de coeur, un froid mortel, qui faisait trembler mon
corps et grincer mes dents en me rendant la connaissance des douleurs
physiques, laissa à mon imagination la délirante idée que je luttais
encore contre le bouillonnement des vagues, et je fis de prodigieux
efforts pour les fuir. Cette impression dura longtemps, et les premières
paroles qui en calmèrent la terreur furent prononcées par la voix
d'Aston.
--Comment allez-vous, mon ami? me disait-il.
J'essayai vainement de lui répondre; mes lèvres s'ouvrirent, mais aucun
son ne s'échappa de ma poitrine oppressée. Pendant quarante-huit heures
je supportai une douleur inexprimable, et cette douleur était mille fois
plus aiguë que celle que j'avais ressentie en tombant dans la mer.
Mais qu'importent mes souffrances, qu'importe mon agonie, j'avais gagné
mon enjeu! L'Écossais fut sévèrement réprimandé, et le capitaine fit la
défense formelle de jamais renouveler, ni à mon égard ni envers mes
camarades, les cruautés de cette affreuse punition. Le coeur de notre
fermier-capitaine fut si attendri, qu'il ordonna, non sans émotion, de
tuer un de ses enfants, un de ses chers poulets, et de le faire rôtir
pour mon dîner.
Le supplice au mât fut donc aboli, mais personne ne soupçonna jamais que
j'avais pu être capable de faire la bêtise de risquer ma vie, de me
donner une horrible torture, uniquement pour attirer sur un officier la
colère du capitaine et pour détruire la cruelle invention du mauvais
coeur de ce misérable.
Les élèves gardèrent rancune au lieutenant: ce fut un grief nouveau
qu'ils ajoutèrent au souvenir de sa pusillanimité dans la poursuite du
vaisseau malais. Pour faire comprendre la lâcheté de cet homme, il est
nécessaire d'expliquer qu'un officier envoyé à une expédition doit être
investi d'un pouvoir discrétionnaire et non précisé. Le signal de rappel
fut fait dans la prévision que le vaisseau malais gagnerait le rivage,
et que là, assisté par les natifs, il pourrait, à l'aide de ce puissant
secours, faire une résistance acharnée. Les officiers revêtus de
l'autorité discrétionnaire sont engagés à être économes des matériaux du
vaisseau, c'est-à-dire des hommes. Cet ordre n'est point donné par
humanité, mais pour un plus sérieux motif. La valeur d'un marin est
cotée en chiffres, et le prix d'un matelot habitué au climat, routinier
du service, est trop élevé pour qu'on le perde sans regret. En hissant
son signal de rappel, le capitaine faisait son devoir, et si les suites
de l'attaque portée contre le bâtiment pirate étaient déplorables, il ne
s'en trouvait nullement compromis. L'officier, commandant à sa guise,
gardait pour lui toute la responsabilité de ses actions; il était libre
de voir ou de ne pas voir le signal.
S'il y a le moindre espoir de succès, un officier vraiment courageux ne
s'inquiète pas de la conduite politique et obligatoire de son capitaine.
Il va en avant, mais alors de son entière volonté, car il est libre
d'agir ou de ne pas agir, et cela sans mériter véritablement le moindre
reproche. Il est rare de rencontrer un lieutenant qui se rende avec une
promptitude si pusillanime à ce semblant de rappel; la couardise de
l'Écossais ne lui fut jamais pardonnée par les matelots, car ils se
faisaient tous, et d'un commun accord, un réel plaisir de l'appeler tout
bas le lâche et tout haut le prudent, le sage, le pacifique, dérisoires
qualifications que l'officier feignait toujours de ne pas entendre.


XIII

En outre de l'affection que j'avais pour Aston, je me sentais vivement
entraîné vers un jeune élève nommé Walter. Il n'y avait cependant entre
nos deux caractères aucune ressemblance, ou pour mieux dire, nous
différions dans nos goûts, dans nos habitudes et même dans notre manière
de juger les choses. Cependant un motif puissant m'avait jeté vers lui
avec l'amitié d'un frère dans le coeur. Walter avait été fort
malheureux, et son père s'était montré envers lui plus cruel encore que
le mien. Peut-être, dans les esprits scrupuleux, le pauvre enfant
avait-il mérité la haine de son père en faisant son entrée dans le monde
humanitaire d'une manière hétérodoxe et contraire aux lois. Parents,
amis et tuteurs n'avaient pas été consultés, l'Église s'était vue
frustrée de ses droits, ses saints ministres fraudés de leurs gages.
Il n'y avait point eu de gai carillon aux cloches du village où il était
né, point de joyeux amis, point de voix harmonieuses pour souhaiter au
petit étranger la bienvenue de sa présence.
Rien de tout cela; mais, au lieu des bons présages qui fêtent
ordinairement l'entrée d'un enfant dans son berceau, ce furent des
figures attristées, des femmes craintives, des mains tremblantes qui
reçurent le nouveau-né.
Sa mère avait été transportée nuitamment dans l'obscur faubourg d'une
grande ville, et on employa pour la dissimuler aux regards autant de
précautions, de soins, d'artifices, d'argent qu'il en faut pour cacher
un crime de meurtre.
Ce mystère fut la seule attention paternelle que donna à Walter l'auteur
de ses jours.
La mère du pauvre abandonné était une de ces mille malheureuses qu'a
séduites une promesse de mariage, une de ces infortunées qui ont cru aux
protestations d'amour éternel, de constante adoration, d'inviolable
fidélité, aux serments d'un lord! Comme si un lord pouvait aimer et
rester fidèle à autre chose qu'à l'orgueil de son nom, qu'à la vanité de
sa couronne. Comme si un lord pouvait hésiter un instant à sacrifier
femme, enfant, famille, repos des uns, honneur de l'autre, à la crainte
de paraître coupable, à la crainte d'entacher, même d'une ombre, la
pureté de son écusson! Un lord ne peut tenir ses serments ainsi qu'un
plébéien, il ne peut non plus reconnaître son enfant illégitime: il faut
laisser cette prud'homie au peuple.
Walter fut élevé dans une maison de charité. Le _Blue-coat-School_ est
un établissement fondé par la royauté pour l'éducation des pauvres
orphelins, enfants sans famille, et qui étaient moins pauvres que ce
fils d'un homme qui avait cinquante mille livres de rente! Cette
institution, qui n'est pas la seule en Angleterre, est une admirable
place pour élever les bâtards de l'aristocratie, et le peuple doit être
fier du haut et puissant privilége qui lui accorde de dépenser son
argent pour l'entretien et l'éducation des enfants abandonnés de ses
arrogants seigneurs. Ce serait en vérité un horrible sacrilége si une
seule goutte de ce sang noble ne s'alimentait pas de la sueur du peuple.
La mère de Walter employa tout son courage et toutes ses ressources pour
placer son fils dans la marine; mais, pauvre et sans protection, Walter
n'y mena qu'une vie triste, sans espoir d'avenir, une vie de
persécutions qui ne fut point améliorée sous la domination du lieutenant
écossais. Ce brutal personnage appesantit sa force sur la faiblesse du
pauvre garçon, et l'attrista tellement que, presque sans se rendre
compte à lui-même des changements de son esprit, Walter devint pensif,
soucieux, presque indifférent à tout ce qui se passait autour de lui.
Après avoir fui nos réunions, il s'éloigna complétement de nous et ne
nous adressa plus la parole.
Cette conduite, dans laquelle se révélait une immense douleur, m'attira
à lui, et je devins, malgré son mutisme, le plus attaché de ses amis.
Souvent, et sans qu'il s'en aperçût, tant le pauvre enfant était absorbé
dans ses sombres rêveries, je remplissais ses devoirs, et peu à peu, de
jour en jour, j'arrivai à conquérir sa confiance et son amitié.
En cherchant par quel moyen il me serait possible d'infliger au second
lieutenant la juste punition de la revanche que je m'étais promis de
prendre, il me vint à l'esprit de compléter le rôle ridicule que nous
You have read 1 text from French literature.
Next - Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 06
  • Parts
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 01
    Total number of words is 4546
    Total number of unique words is 1720
    35.9 of words are in the 2000 most common words
    49.4 of words are in the 5000 most common words
    54.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 02
    Total number of words is 4546
    Total number of unique words is 1698
    34.7 of words are in the 2000 most common words
    46.2 of words are in the 5000 most common words
    52.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 03
    Total number of words is 4563
    Total number of unique words is 1690
    37.5 of words are in the 2000 most common words
    48.6 of words are in the 5000 most common words
    54.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 04
    Total number of words is 4561
    Total number of unique words is 1702
    36.5 of words are in the 2000 most common words
    49.6 of words are in the 5000 most common words
    55.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 05
    Total number of words is 4554
    Total number of unique words is 1661
    36.0 of words are in the 2000 most common words
    49.1 of words are in the 5000 most common words
    54.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 06
    Total number of words is 4516
    Total number of unique words is 1712
    34.8 of words are in the 2000 most common words
    47.7 of words are in the 5000 most common words
    54.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 07
    Total number of words is 4665
    Total number of unique words is 1679
    37.2 of words are in the 2000 most common words
    50.2 of words are in the 5000 most common words
    56.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 08
    Total number of words is 4674
    Total number of unique words is 1793
    35.9 of words are in the 2000 most common words
    47.9 of words are in the 5000 most common words
    53.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 09
    Total number of words is 4750
    Total number of unique words is 1695
    39.0 of words are in the 2000 most common words
    50.8 of words are in the 5000 most common words
    56.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 10
    Total number of words is 4701
    Total number of unique words is 1689
    35.0 of words are in the 2000 most common words
    47.2 of words are in the 5000 most common words
    52.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 11
    Total number of words is 4642
    Total number of unique words is 1635
    35.3 of words are in the 2000 most common words
    47.5 of words are in the 5000 most common words
    52.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 12
    Total number of words is 4634
    Total number of unique words is 1609
    35.8 of words are in the 2000 most common words
    46.3 of words are in the 5000 most common words
    52.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 13
    Total number of words is 4622
    Total number of unique words is 1681
    37.0 of words are in the 2000 most common words
    50.2 of words are in the 5000 most common words
    54.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 14
    Total number of words is 4528
    Total number of unique words is 1587
    36.1 of words are in the 2000 most common words
    47.3 of words are in the 5000 most common words
    52.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 15
    Total number of words is 4618
    Total number of unique words is 1601
    39.2 of words are in the 2000 most common words
    51.4 of words are in the 5000 most common words
    57.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 16
    Total number of words is 4672
    Total number of unique words is 1681
    38.0 of words are in the 2000 most common words
    51.4 of words are in the 5000 most common words
    56.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 17
    Total number of words is 617
    Total number of unique words is 312
    52.1 of words are in the 2000 most common words
    60.6 of words are in the 5000 most common words
    63.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.