Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 02

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dont je supprime les trois quarts, il prit avec M. Sayers les
arrangements indispensables, nous recommanda encore chaleureusement à
toutes les rigueurs de sa domination et sortit du parloir sans même nous
regarder.
Je souffris mortellement de cet insensible abandon, et je restai bouche
béante, immobile, terrifié, ne comprenant que trop la cruauté de la
conduite de mon père, qui nous arrachait sans commisération du lieu de
notre enfance, des bras de notre mère, dont il ne nous avait même pas
été permis de rencontrer le regard. Cet exil, ce pouvoir étranger, cette
maison à l'extérieur horrible, me causaient une si vive impression, que
je ne m'aperçus pas que j'étais poussé par M. Sayers dans une vaste et
triste cour, au milieu d'une quarantaine d'enfants. En les voyant tous,
grands et petits, se grouper autour de moi, en entendant leurs questions
déplacées, leurs rires moqueurs, je repris mes sens, et je souhaitai de
toutes les puissances de mon âme que la terre s'entr'ouvrît pour me
dérober à leur insolente inspection et à la misérable existence qui
m'était promise.
Le coeur gonflé par les larmes que je n'osais répandre, je demandai
intérieurement au ciel, avec une énergie bien au-dessus de mon âge, la
fin de ma vie, et je venais d'atteindre à peine ma neuvième année!
Eh bien! si à cette époque il m'eût été permis d'apercevoir l'avenir qui
m'attendait, je me serais brisé la cervelle contre le mur auquel je
m'appuyai, morne, stupide de chagrin, sans voix et sans regard.
Le caractère tranquille et doux de mon frère le rendait capable de
supporter patiemment sa destinée; mais sa figure pâle et triste, mais
l'imperceptible tremblement de ses mains, la lourdeur de ses paupières,
la faiblesse de sa voix, montraient que, si nos souffrances étaient
dissemblables dans l'expression, elles avaient la même force et nous
oppressaient également le coeur. Quoique je me sois constamment trouvé
malheureux pendant mes deux années de collége, les douleurs qui
marquèrent le premier jour de mon installation se sont plus fortement
encore que les autres gravées dans mon souvenir. Je me rappelle que le
soir, au souper, il me fut impossible de porter jusqu'à mes lèvres,
tremblantes de fièvre, l'immonde nourriture qui nous fut servie en
portions d'une cruelle mesquinerie.
Je ne trouvai un peu de soulagement que dans le misérable grabat qui me
fut assigné loin de mon frère, car déjà on nous séparait.
Lorsque les lumières furent éteintes, et que les ronflements de mes
nouveaux camarades m'eurent laissé en pleine liberté, je me pris à
pleurer amèrement, et mon oreiller se mouilla de mes larmes. Si le
frôlement d'une couverture ou la respiration d'un dormeur éveillé
troublait le silence, j'étouffais vivement le bruit de mes sanglots; et
la nuit s'écoula dans l'épanchement de cette surabondante douleur.
Je m'endormis vers le matin; mais cette heure de repos fut courte, car
au point du jour on m'éveilla brusquement, et sitôt habillé il fallut
descendre dans les salles d'étude.
Les enfants élevés sous l'oppression brutale, cruelle et absolue d'un
maître sans coeur, perdent complétement les bons instincts qui gisent
au fond des natures en apparence les plus mauvaises. La brutalité leur
révèle leurs forces, les décuple pour le mal, en comprimant les efforts
généreux qu'elles pourraient leur faire entreprendre si elles étaient
doucement dirigées vers le bien. Mais la parole sans réplique d'une
volonté supérieure par ordre, et non par mérite, mais la froide cruauté
des punitions, souvent injustes, en aigrissant le caractère à peine
formé d'un enfant, étouffe ses bonnes dispositions, en donnant naissance
à la ruse, à l'égoïsme et au mensonge, car ce sont alors les seuls
moyens de défense qu'il puisse opposer à d'indignes traitements.
Après le sonore appel de la cloche qui nous réunissait dans la salle, le
professeur parut, sa férule à la main. C'était encore, comme le maître
de la maison, un pédagogue du vieux temps, à l'air dur, à la physionomie
froide, revêche, ennuyée. Il avait aussi une croyance absolue dans
l'efficacité des coups, et la prouvait continuellement en les employant
dans toutes les circonstances où la sagesse de l'élève paraissait
douteuse. Cette pension, dans laquelle on n'entendait depuis le matin
jusqu'au soir que des cris, des pleurs, des murmures de rébellion et des
sanglots d'épouvante, ressemblait bien plus à une maison de correction
qu'à une académie de sciences; et quand je songeais aux recommandations
qu'avait faites mon père de ne point m'épargner la verge, je sentais
dans tout mon corps un vif tressaillement, et mon coeur palpitait
d'effroi.
Comme mon temps de pension a été, depuis le premier jusqu'au dernier
jour, une horrible souffrance, je suis obligé d'en raconter les détails,
non-seulement parce qu'elle a cruellement influé sur mon caractère, mais
encore parce que ces rigueurs des maisons d'enseignement, quoique bien
modérées aujourd'hui, sont cependant encore commises à la sourdine sur
les enfants pauvres, ou qu'un motif de haine particulière livre à la
tenace rancune d'un professeur.
Pour suivre à la lettre les ordres de mon père, on me fouettait tous les
jours, et à toutes les heures une volée de coups de canne m'était
administrée. Je m'étais habitué si bien à ces horribles traitements que
j'y étais devenu insensible, et que les heureuses améliorations qu'ils
apportèrent dans mon caractère furent de le rendre entêté, violent et
fourbe.
Mon professeur proclama enfin que j'étais l'être le plus sot, le plus
ignare et le plus incorrigible de la classe. Sa conduite à mon égard
prouvait et motivait la vérité de ses paroles. Car ses plus terribles
punitions ne faisaient naître en moi qu'un âcre ressentiment, sans même
m'inspirer le désir de m'y soustraire par un peu d'obéissance. J'étais
devenu non-seulement insensible aux coups, mais à la honte, mais à
toutes les privations. Si mes maîtres se fussent adressés à mon coeur,
si le sentiment de ma dégradation intellectuelle m'eût été représenté
avec les images du désespoir que je pouvais répandre dans la vie de ma
mère, mon esprit se fût plié à des ordres amicalement grondeurs; mais la
bonté, la tendresse étaient bien inconnues à des êtres qui martyrisaient
sans pitié un misérable enfant. Et, sous le joug du despotisme sauvage
qui me courbait comme un esclave exécré, j'ajoutai à tous les mauvais
instincts de ma nature, si indignement asservie, une obstination contre
laquelle se brisaient toutes les volontés.
Je devins encore vindicatif, et, par d'injustes représailles, brutal et
méchant envers mes camarades, sur lesquels je déchargeais ma colère...
La peur me gagna non leur amitié, mais leur respect, et si je n'étais
pas supérieur à tous par mon application ou mes progrès dans l'étude, je
l'étais du moins par la force corporelle et par l'énergie de ma volonté.
J'appris ainsi ma première leçon, de la nécessité de savoir se défendre
et ne compter que sur soi-même. À cette rigide école mon esprit gagna
une force d'indépendance que rien ne put ni comprimer ni affaiblir. Je
grandissais en courage, en vigueur d'âme et de corps, dans mon étroite
prison, comme grandit, malgré le vent destructeur des tempêtes, un pin
sauvage dans la fente d'un rocher de granit.


IV

En augmentant de vigueur, mes forces corporelles me rendirent adroit et
leste dans tous les jeux et dans tous les exercices de la gymnastique.
J'acquis en même temps la malice, la finesse et la rouerie d'un singe.
Résolu à ne jamais rien apprendre, je réservais pour le plaisir toute la
vivacité, toute la fougue de mon esprit; je dominais si entièrement mes
camarades, qu'ils me choisirent pour chef dans tous leurs complots de
rébellion. Lorsque je fus certain de l'ascendant que j'avais sur eux, je
songeai à la possibilité de me venger de M. Sayers; mais, avant
d'arriver à lui, je voulus essayer ma puissance sur le sous-maître.
Après avoir fait un choix parmi les élèves les plus forts et les plus
intrépides, je leur communiquai mon intention, à laquelle ils
applaudirent avec des transports de joie et de reconnaissance.
Tout bien projeté, discuté, arrangé, nous attendîmes la première sortie.
Une fois par semaine, on nous faisait faire dans la campagne une longue
promenade, et le pédagogue désigné pour être le support de notre colère
était d'ordinaire le surveillant qui nous accompagnait.
Le jour de sortie arriva le surlendemain, à la grande satisfaction de
notre impatience. Nous partîmes joyeusement pour la campagne, et le
maître arrêta notre course sous l'ombre d'un grand bois de chênes et de
noisetiers. Les élèves qui ignoraient le complot se dispersèrent dans le
taillis, tandis que ceux qui étaient initiés à la préparation de la
bastonnade attendirent le signal en armant leurs mains du bouleau
vengeur. Le sous-maître s'était solitairement assis, un livre à la main,
sous l'ombre d'un arbre. Nous approchâmes de lui en silence, et lorsque
la position de la bande en révolte m'eut assuré la victoire, je sautai
sur notre ennemi, que je maintins immobile en le saisissant par les
bouts de sa cravate nouée en corde. Au cri d'effroi et au geste violent
qu'il fit pour se dégager de ma furieuse étreinte, mes compagnons
tombèrent les uns sur ses jambes, les autres sur ses bras, et nous
réussîmes, après de prodigieux efforts, à le jeter sans défense sur le
gazon. Nous eûmes alors l'indicible plaisir de lui rendre largement les
coups que nous en avions reçus, entre autres un échantillon du fouet
dont il garda longtemps le visible souvenir.
Je fus aussi insensible à ses cris, à ses prières et à ses plaintes,
qu'il l'avait été aux sanglots de mes souffrances et je laissai à demi
mort de rage, de honte, d'indignation et de douleur.
À notre retour au collége, notre maître et pasteur (car M. Sayers était
ecclésiastique) resta stupéfait en entendant la narration de notre
conduite: il commença à comprendre jusqu'à quel point nous étions
irrités contre les règlements de sa maison, et de quels emportements la
colère nous rendait capables. L'idée terrible que le sous-maître lui
donna de ma violence éveilla la crainte que la sainteté de sa vocation
et de sa robe sacerdotale ne fût pas plus respectée que ne l'avait été
le grade de premier maître d'étude. M. Sayers comprit qu'ayant une fois
goûté les douceurs de la victoire, nous serions assez présomptueux pour
refuser nettement d'obéir à ses ordres, que le mauvais exemple de ma
rébellion et mon influence pernicieuse, en encourageant les élèves dans
l'indiscipline, nuiraient à son autorité, qui deviendrait alors de jour
en jour plus faible et plus chimérique.
Ce châtiment si durement infligé au professeur confondit son esprit en
lui ouvrant les yeux sur la nécessité de prendre, pour préserver
l'avenir, des mesures fermes et décisives: il lui conseilla de faire un
exemple en me punissant sévèrement avant que je devinsse assez
audacieux pour comploter quelque méchanceté contre lui. Sa prévoyance et
ses précautions étaient trop tardives.
À la classe du soir, le lendemain, M. Sayers entra, et s'assit sur
l'estrade à la place du maître. Quand il eut promené sur nous son oeil
de faucon, redressé ses lunettes, il m'appela d'une voix dure. Comme de
jeunes chevaux qui viennent d'apprendre tout nouvellement leur force et
leur pouvoir, les élèves bondissaient sur leurs siéges, et les
énergiques soufflets appliqués par les professeurs n'arrêtaient pas leur
turbulente agitation. J'escaladai mon banc, et je parus devant M.
Sayers, non pas comme autrefois, pâle, tremblant, mais le regard
hautain, le pied ferme, le front calme, et, par moquerie de la tenue de
mon juge, audacieusement renversé en arrière. L'air sévère du prêtre ne
me fit pas rougir. Mon oeil se fixa hardiment sur le sien, et
j'attendis son accusation avec arrogance.
Après avoir froidement écouté le récit de ma faute, je répondis en
énumérant les griefs que j'avais à venger, et je plaidai, non pas ma
cause, mais celle de mes camarades. Sans attendre la fin de ma défense,
M. Sayers me frappa à la figure, et cela si violemment, que mes dents
s'entrechoquèrent. Je devins furieux, et par un effort soudain, plutôt
irréfléchi que calculé, je saisis le féroce directeur par les jambes, je
le renversai en arrière, et il tomba lourdement sur la tête. Les
professeurs accoururent à son secours, mais les élèves ne firent pas un
geste; ils ricanaient entre eux, attendant avec anxiété le résultat de
ma brusque revanche. Peu désireux d'être saisi par le sous-maître déjà
bâtonné, qui, entre la peur que je lui inspirais et ses devoirs envers
son chef, demeurait irrésolu, je m'élançai hors de la classe.
J'avais pris depuis longtemps la détermination de quitter le collége;
l'invincible effroi que m'inspirait mon père avait toujours mis un
sérieux obstacle à ce projet. Mais en me promenant dans la cour du
pensionnat, je résolus de ne jamais y remettre les pieds, et de m'évader
le soir même. Depuis deux ans que duraient mes souffrances, elles
avaient tellement accablé ma patience, qu'il était impossible de songer
à la mettre plus longtemps à l'épreuve. J'étais désespéré, et par
conséquent sans espoir de résignation et sans peur de personne.
Vers la nuit tombante, je reçus l'ordre par un domestique de rentrer
dans la maison; l'impossibilité d'un départ subit me contraignait
forcément à l'obéissance, et, après quelques minutes d'hésitation, je le
suivis sans réplique.
Un des professeurs m'enferma sans mot dire dans une chambre élevée de la
maison, et, à l'heure du souper, on me donna un morceau de pain. C'était
un pauvre repas, mais celui que nous faisions ordinairement n'était pas
meilleur.
Le lendemain, je ne vis que la servante; elle m'apporta encore la maigre
pitance du régime des prisonniers.
Le soir de ce même jour, on me laissa, sans doute par inadvertance, un
bout de chandelle pour me coucher.
Une idée affreuse me vint à l'esprit; mais elle ne fut point dictée par
un désir de vengeance: ce fut plutôt l'espoir de conquérir ma liberté.
Je pris cette chandelle, et j'enflammai les rideaux de mon lit: le feu
se propagea rapidement, et sans même avoir la pensée de m'enfuir, je
regardais les progrès avec un plaisir joyeux et enfantin.
Après avoir consumé les rideaux, le feu gagna le lit, la boiserie, les
meubles, et la chambre devint le centre d'un violent incendie.
Je commençais à suffoquer de chaleur et d'étourdissement, car une
épaisse fumée obscurcissait par intervalles la brillante clarté des
flammes. Le domestique vint reprendre sa chandelle; à son entrée, le
vent s'engouffra par la porte et augmenta rapidement l'intensité du feu.
--Georges, criai-je au domestique, dont la peur avait paralysé les
mouvements, vous m'avez dit que, malgré le froid, je me passerais de
feu; eh bien, j'en ai allumé un moi-même.
Le valet me prit sans doute pour un démon, car il s'enfuit en jetant des
rugissements d'épouvante et d'alarme. On accourut; l'incendie fut
rapidement éteint, mais il avait entièrement dévoré les meubles. Je fus
transporté dans un autre appartement, et un homme resta toute la nuit
pour me surveiller. Cette précaution me rendit extrêmement fier, et
doubla, à mes yeux, la terrible crainte que j'inspirais. Cependant,
lorsque j'entendais appeler mon action sacrilége, blasphème, frénésie,
j'en restais un peu surpris, car je n'en comprenais pas le sens. On me
laissa entièrement seul pendant toute la journée, et, à mon grand
étonnement, je ne vis point mon révérend professeur; sans doute, il se
ressentait encore de sa chute sur la tête. Mes maîtres défendirent
expressément aux élèves de pénétrer jusqu'à moi, et cette recommandation
se montra encore plus sévère à l'égard de mon frère, auquel on assura
que j'étais un être maudit, et que mon contact serait sa perdition.
Le lendemain de cette mémorable journée, je fus reconduit sous bonne
garde au domicile paternel. Fort heureusement pour mes épaules, mon père
était absent, car une fortune imprévue et considérable venait de lui
être léguée.
À son retour au logis, il feignit d'ignorer la cause de mon renvoi du
collége; soit parce que son humeur morose s'était adoucie dans son
enchantement d'hériter, soit par mesure politique; toujours est-il qu'il
ne me parla nullement de mon aventure.
Un jour, en sortant de table, il dit à ma mère:
--Je crois, madame, que vous avez un peu d'influence sur l'indomptable
caractère de votre fils. Donnez-lui vos soins, je vous prie, car je suis
fermement résolu à ne jamais m'occuper de lui. S'il veut se conduire
raisonnablement, gardez-le ici, sinon il faut songer à lui trouver un
autre domicile. J'avais à cette époque à peu près onze ans.
Après une assez vive discussion sur le prix fabuleux qu'avaient coûté
mes deux années de collége, mon père finit par conclure qu'il avait eu
bien tort de sacrifier tant d'argent, parce qu'il eût été tout aussi
bien de m'envoyer à l'école de la paroisse, à laquelle il était obligé
de contribuer. Et pour connaître le bénéfice que cet onéreux déboursé de
pension avait pu rapporter en savoir, il se tourna vers moi et me dit
brusquement:
--Eh bien! monsieur, qu'avez-vous appris?
--Appris? répondis-je en hésitant, car je craignais les suites de sa
question.
--Est-ce la manière de répondre à votre père, lourdaud? Parlez plus
fort, et dites _monsieur_. Me prenez-vous pour un laquais? continua-t-il
en élevant sa voix jusqu'à un rugissement.
Cette expression furibonde chassa de ma tête le peu de science que le
maître m'avait enseignée avec des coups et des punitions abominables.
--Qu'avez-vous appris, canaille? redit mon père, que savez-vous,
imbécile?
--Pas grand'chose, monsieur.
--Parlez-vous latin?
--Latin? monsieur, je ne sais pas le latin.
--Vous ne savez pas le latin, idiot? comment, vous ne le savez pas? mais
je croyais que vos professeurs ne vous enseignaient que cela.
--Autre chose encore, monsieur, le calcul.
--Eh bien! quels progrès avez-vous faits en arithmétique?
--Je n'ai pas appris l'arithmétique, monsieur, mais le calcul et
l'écriture.
Mon père avait l'air encore plus stupéfait que grave. Cependant, malgré
l'étrangeté de ma réponse, il continua son interrogatoire.
--Pouvez-vous faire la règle de trois, sot que vous êtes?
--La règle de trois, monsieur?
--Connaissez-vous la soustraction, nigaud? répondez-moi: ôtez cinq de
quinze, combien reste-t-il?
--Cinq et quinze, monsieur; et, comptant sur mes doigts, en oubliant le
pouce, je dis: cela fait... dix-neuf.
--Comment, sot incorrigible, s'écria furieusement mon père, comment!
Voyons, reprit-il avec un calme contraint, savez-vous votre table de
multiplication?
--Quelle table, monsieur?
Mon père se tourna vers sa femme et lui dit:
--Votre fils est complétement idiot, madame; il est fort possible qu'il
ne sache seulement pas son nom; écrivez votre nom, imbécile.
--Écrire, monsieur; je ne puis pas écrire avec cette plume, car ce n'est
pas la mienne.
--Alors, épelez votre nom, ignorant, sauvage!
--Épeler, monsieur?
J'étais si étourdi, si confondu, que je déplaçai les voyelles.
Mon père se leva, exaspéré de colère; il renversa la table, et se
meurtrit les jambes en essayant de me donner un coup de pied.
Mais j'évitai cette récompense de mon savoir en me précipitant hors de
l'appartement.


V

Malgré son augmentation de fortune, mon père n'augmenta pas ses
dépenses. Bien au contraire, il établit un système d'économie plus
sévère encore que celui qui régissait sa maison à l'époque de ses
désastres. Il éprouvait plus de bonheur dans la sourde accumulation de
ses richesses qu'il n'en avait jamais ressenti dans le cours de son
existence, dont la jeunesse avait été pourtant si joyeusement occupée.
L'unique symptôme de vivacité d'esprit et d'imagination que montra
encore mon père, au milieu des soucis abrutissants de l'avarice, était
dans l'élévation fabuleuse de ses châteaux en Espagne; mais,
heureusement pour lui, ses chimères étaient posées sur un piédestal plus
solide que celles de la généralité des visionnaires. Les lingots,
l'argent monnayé, les terres, les maisons, enfin tout ce qui a une
valeur positive et réelle, étaient les objets de ses rêves, l'unique
espoir de son ambition.
À ce travail de tête se joignit bientôt le travail plus sérieux de
l'arithméticien. Mon père fit l'acquisition d'un petit livre tout rempli
de règles de calcul, et sur lequel il chiffra, à un sterling près, la
valeur relative de toutes les fortunes dont il pouvait espérer une
parcelle. En écrivant sur les marges de ce précieux volume, son
inséparable compagnon, le nom de ses parents, de ceux de la famille de
sa femme, il y joignit leur âge, leur filiation, l'état moral, physique
et financier de leur position; et quand il se fut rendu un compte exact
de la valeur de chacun, en faisant la part des maladies, des accidents,
de la goutte, il décida qu'on entretiendrait avec les riches une
correspondance suivie et amicale, mais que les pauvres seraient
entièrement expulsés du cercle des relations familières.
Comme mon père ne se trouvait jamais dans la dure nécessité d'emprunter
de l'argent, il éprouvait une horreur profonde pour ceux qui avaient ce
triste besoin, et cette horreur doubla son antipathie pour la
générosité, car il lui était difficile de débourser sans tristesse même
la valeur d'un penny. Si, par le hasard de ses relations, mon père se
rencontrait avec des gens dont il fût présumable ou prouvé que la
position était précaire, il se lançait alors dans de graves discours sur
la cherté des vivres, sur ses obligations personnelles, sur la
prévoyance de l'avenir. Toute cette phraséologie était entremêlée de
proverbes, de citations faisant preuves, du récit fabuleux des plus
fabuleuses tromperies. En ajoutant à cela le témoignage de son dédain
pour les pauvres et de son horreur pour l'aventureuse condescendance de
prêteur, il épouvantait les plus hardis, et on renonçait promptement à
tenter une inutile démarche; car le vol, les tortures de la faim ou le
suicide étaient préférables à l'insolent refus de mon père, dont la
fortune et l'avarice avaient fermé le coeur.
Nous ne nous sommes jamais mis à table sans un discours en trois points
sur l'économie. Ce discours produisait l'effet ordinaire des
remontrances et des sermons sur ma nature toujours en révolte. Je
prenais l'ordre, la parcimonie, la prévoyance en dégoût, me jurant en
mon âme d'être toujours généreux, prodigue et dépensier.
L'excessive mesquinerie de nos repas, en me faisant souffrir la faim,
m'indiqua la ruse et le vol comme les remèdes à opposer aux
tiraillements de mon estomac. Je m'emparai donc sans scrupule des
fruits, du vin, des confitures, pour lesquelles j'avais un goût
particulier, et j'arrivai à satisfaire, non sans quelques soufflets,
lorsque j'étais pris la tête dans un bol de crème, mon appétit toujours
en éveil.
Un jour cependant je jouai tout à fait de malheur, car les élans
contradictoires de ma générosité, sans cesse en lutte avec l'avarice de
mon père, m'attirèrent une scène semblable à celles dans lesquelles mon
maître, M. Sayers, jouait le premier rôle, celui du plus fort. Mon
action parut si monstrueuse à mon père, qu'il maudit la destinée de lui
avoir donné un fils si infâme, et afin que mon exemple ne nuisît plus à
mes frères et ne le ruinât pas entièrement, il résolut de se débarrasser
de moi.
Le crime odieux que j'avais commis, crime que mon père n'a jamais ni
oublié ni pardonné, était celui d'avoir pris dans le buffet un pâté de
pigeons, et d'avoir donné pâté et plat à une pauvre vieille femme qui se
mourait de faim. Après son succulent dîner, la trop consciencieuse
vieille rapporta le contenant vide du contenu, et cette démarche fit ma
perte.
Je maudis de tout mon coeur l'honnêteté de la pauvresse, et, depuis
cette époque, il m'est impossible de supporter les vieilles femmes.
Appelée devant mon père, la mendiante écouta silencieusement ses cris,
ses reproches, ses menaces de la faire enfermer dans une maison de
correction; puis, lorsque mon père se fut épuisé devant cette statue,
qui paraissait sourde et muette, il la chassa, et me fit avancer près de
lui.
--Vous êtes plus qu'un voleur, me dit-il d'une voix de stentor, vous
êtes un criminel endurci, un monstre!
Et il accompagna ces paroles de soufflets et de coups de pied.
Je me tins ferme, aussi ferme que je m'étais tenu autrefois devant les
fureurs de M. Sayers. J'avais tellement appris à souffrir, que les coups
effleuraient à peine ma peau, épaissie et durcie par de nombreuses
cicatrices.
Lorsque les pieds et les mains de mon père furent fatigués de cet
exercice, il me dit furieusement:
--Hors d'ici, vagabond, hors d'ici!
Mais je ne bougeai pas, et je soutins d'un oeil froid et intrépide le
sanglant regard de ses yeux injectés de sang.
De peur qu'on ne s'imagine que j'étais réellement un mauvais sujet et
que cet excès de sévérité était urgent pour corriger mes défauts, je
dirai que mes frères et mes soeurs ont été gouvernés avec la même
barre de fer. La seule différence qui existât entre nous était qu'ils se
soumettaient avec patience à ces durs traitements, tandis que rien, ni
coups ni sermons, n'avait d'influence sur moi, et que mon
insubordination exaspérait mon père. Mais pour montrer entièrement la
férocité de son coeur, un seul trait suffira.
Quelques années après l'histoire du pâté de pigeons, mon père résidait à
Londres. Il avait toujours eu l'habitude d'accaparer pour lui seul une
chambre de la maison dans laquelle il serrait soigneusement les choses
qu'il aimait, comme les vins rares, les conserves étrangères, les
cordiaux. Ce _sanctum sanctorum_ était une chambre du rez-de-chaussée
ayant un abat-jour au-dessus de la fenêtre. Une après-midi, les enfants
de nos voisins s'amusaient à jouer, quand tout à coup ils eurent la
maladresse d'envoyer leur balle sur le toit plombé de la maison
mystérieuse. Deux de mes soeurs, âgées de quatorze à seize ans, mais
en apparence déjà de grandes et belles jeunes filles, coururent à la
fenêtre du salon pour essayer d'attraper la balle. La plus jeune glissa
sur le toit et fut précipitée, au travers de l'abat-jour, sur les
bouteilles et les pots qui étaient placés sur une table au-dessous. La
pauvre enfant fut horriblement blessée: ses mains, ses jambes et sa
figure étaient toutes meurtries, et elle a longtemps conservé les traces
de cette effrayante chute.
Au cri d'alarme de ma soeur aînée, ma mère courut à la porte de la
chambre, essayant de l'ouvrir avec toutes les clefs de la maison, mais
n'osant en forcer la serrure. Pendant ces infructueux efforts, la pauvre
enfant pleurait en demandant du secours. Si j'avais été là, j'aurais
enfoncé la porte, malgré la défense expresse qu'avait faite mon père de
ne jamais pénétrer dans la chambre bleue. Enfin, ma pauvre soeur
attendit l'arrivée de mon père, qui était à la chambre des communes,
dans laquelle il siégeait. Quel admirable législateur! À sa rentrée, ma
mère l'informa de l'accident survenu, en mettant toute la faute sur la
maladroite exigence des voisins; mais, sans écouter ses tremblantes
explications, mon père se dirigea à grands pas vers sa chambre.
Au bruit sonore de cette rapide approche, l'innocente coupable réprima
ses sanglots; et lorsqu'elle parut devant son juge, pâle, effrayée, la
figure pleine de larmes rougies par le sang de ses blessures, elle reçut
un soufflet et fut chassée de l'appartement.
Lorsque mon père se trouva seul, il transvasa en soupirant le vin qui
restait encore dans les bouteilles cassées.


VI

Ma famille manifesta le désir de m'envoyer à l'université d'Oxford, car
un de mes oncles avait à sa disposition plusieurs bénéfices, et mon père
eût été désolé d'en perdre les avantages; mais, soit dans la crainte
d'être obligé d'entrer en lutte avec l'insubordination de mon caractère,
soit dans le désir de connaître sérieusement mes goûts, ma famille usa
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