Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 04

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somme, reprit-il; et comprenant que mon silence était une affirmation,
il brisa doucement le cachet de la lettre.
--Ah! mon Dieu! s'écria Joseph, regardez, la lettre vient de s'ouvrir.
Quel heureux hasard! Voici vos billets de banque.
La vue de l'argent me grisa la conscience; je le pris de ses mains et
nous déchirâmes la lettre.
Généreusement aidé par Joseph, j'eus bientôt dépensé un trésor que, sur
le premier moment, j'avais jugé inépuisable. Ma part, bien moindre que
celle de mon compagnon, car il avait fait le partage, fut presque
absorbée par l'achat d'un fusil, d'une boîte de poudre et d'un paquet de
balles.
Le lendemain, le docteur Burney nous permit de sortir pour faire la
chasse aux oiseaux.
Joseph me laissa tirer le premier coup, et comme nous étions convenus de
mettre en commun la jouissance du fusil en nous en servant tour à tour,
je le lui donnai aussitôt.
Mais après s'en être injustement servi, et à différentes reprises, il
refusa de me le rendre.
Irrité de cet égoïsme, je lui dis qu'en bonne conscience il devait
avouer que l'arme était à moi seul, et que ma complaisance méritait un
meilleur remercîment.
--Ah! le fusil est à toi! s'écria-t-il en tournant le canon vers ma
figure; mais il rabaissa l'arme, et d'un geste furieux m'appliqua un
soufflet.
Je pâlis de colère et nous marchâmes en silence: Joseph fatigué de ne
rien tuer ou de ne pouvoir rien tuer, ce qui est absolument la même
chose, moi exaspéré d'indignation.
Vers le milieu de l'après-dîner, mon despotique compagnon eut faim, et
m'ordonna de dépenser mon dernier écu à l'achat de quelques
rafraîchissements dans une ferme dont nous longions les murs.
Je ne pouvais ni refuser ni hésiter à obéir; Joseph avait le fusil, il
était donc mon maître.
À la fin de notre repas, l'insolence du coquin devint tout à fait
impérieuse, car il me contraignit à placer mon chapeau à vingt pas de
lui, afin d'avoir un but pour exercer son adresse.
--Puisque tu m'as obéi, dit-il d'un air de condescendance, je te
permettrai tout à l'heure de viser ton chapeau; mais si je mets dedans
plus de balles que toi, tu me donneras le reste de ton écu.
J'acceptai cet arrangement d'un air si joyeux et si satisfait, que
Joseph me prit sans doute pour un imbécile.
Il tira maladroitement et me donna le fusil en ayant l'espoir d'une
heureuse revanche à sa seconde tentative.
En saisissant l'arme, je me jetai à quelques pas de Joseph; je visai
froidement, non pas mon chapeau, mais celui qui était sur sa tête, en
lui disant:
--Chapeau pour chapeau!
Je tirai la détente.
Mon mouvement fut si rapide et si imprévu, que le jeune garçon ne trouva
la force de crier qu'à l'instant où je m'aperçus que le fusil était sans
amorce.
--Ne tire pas! hurla-t-il d'une voix perçante, tu me brûlerais la
cervelle.
--C'est mon intention, répondis-je d'un ton glacial, et je rechargeai
l'arme.
Le coquin s'enfuit en courant, et il essayait de franchir un mur,
lorsque, rapidement arrivé jusqu'à lui, je fis feu...
Joseph tomba.
Mais, lorsque je vis la victime de ma colère étendue par terre, sans
mouvement et le visage décoloré, le transport de rage qui m'avait égaré
se changea en une indicible épouvante. Je jetai mon arme avec horreur et
je me précipitai vers mon camarade.
--Tu m'as tué, dit Joseph d'une voix faible.
L'examen de la blessure me rassura sur les suites de mon emportement,
car ce n'était qu'une légère égratignure dans un endroit où l'insolent
aurait dû recevoir des coups de pied.
La peur paralysait tellement l'intelligence de ce lâche qu'il balbutiait
d'une voix éperdue:
--Ne me fais aucun mal... je vais mourir... tâchons de rentrer au
collége... Ce soir je n'existerai plus.
La première chose que fit Joseph à notre retour, et cela en violant sa
promesse de garder le silence, fut de courir--car il avait retrouvé
l'usage de ses jambes--tout raconter au docteur.
Sans approfondir la cause de ce qu'il appela ma rage, M. Burney se
saisit de mon arme et m'enferma dans une chambre.
En me rendant ma liberté quelques jours après, le docteur m'annonça
qu'une lettre de mon père lui donnait l'ordre de me conduire à bord
d'une frégate, et mon départ eut lieu le lendemain.
Le capitaine de ce bâtiment connaissait ma famille; c'était un Écossais
à la figure hideuse, au caractère sournois et flagorneur, et qui n'avait
atteint ce grade qu'à force de bassesses, de cajoleries envers ses chefs
et de servilité à l'égard de tous. Le premier lieutenant de ce mauvais
drôle était né à Guernesey. D'une nature aussi vile que celle du
capitaine, il avait de plus des manières communes, un esprit méchant,
envieux, et cette dernière qualité lui faisait prendre en haine, et cela
indistinctement, jalousement, sans cause excusable, toutes les personnes
qui lui étaient supérieures, ce qui étendait son aversion sur l'univers
entier.
Malgré la bonne intelligence qui régnait entre les élèves et moi, je ne
pus m'habituer au régime de cette nouvelle existence, dans laquelle je
ne trouvais ni la grandeur ni l'indépendance dont la vie maritime
s'était parée à mes yeux. De l'ennui j'arrivai promptement à la
résolution de rompre toutes les entraves qui me retenaient sous une
volonté plus puissante que la mienne, et j'y songeai avec une impatiente
ardeur.
Le capitaine, qui avait entre ses mains une autorité sans bornes,
pouvait à son choix faire du vaisseau un paradis ou un enfer, et il
préférait certainement le baptiser de ce dernier titre, car il usait de
son pouvoir avec un rigorisme qui était à la fois injuste et cruel.
Les intraitables défauts de mon caractère, entier et dans sa résistance
et dans l'expression de cette résistance, me rendaient incapable de
soumission. Ne pouvant ni me plier devant des caprices ni m'abaisser à
de vaines, à de fausses flatteries, je parvins à me faire détester
cordialement de mes chefs. Dès lors les jours s'écoulèrent pour moi ou
dans l'émancipation d'une révolte constante, mais sans résultat heureux,
ou dans l'isolement des cachots; puis, en secouant avec une impuissante
vigueur les chaînes de cet esclavage, je déplorais la perte des
illusions qui m'avaient fait entrevoir des batailles sans nombre, de
victorieux combats dans l'armée navale. J'avais souri autrefois, d'un
air incrédule, aux histoires d'un vieux matelot qui m'assurait avoir
déjà vécu cinquante ans sur mer sans connaître encore la portée d'un
boulet de canon, et je voyais avec effroi qu'il pouvait avoir raison.
La bataille de Trafalgar semblait être le dernier exploit guerrier de la
marine, et la passion du vieux Duckworth pour les moutons et les pommes
de terre de Cornwall m'avait fermé le livre de gloire dans lequel
j'aurais pu lire, sur d'émouvantes pages, à quel prix et comment la
renommée s'acquiert.
Ce regret amena le désenchantement dans mon âme, et le mépris que
m'inspirait la conduite abjecte et sans dignité des jeunes officiers du
bord changea ce désenchantement en profond dégoût.
Je n'aurais jamais pu réussir, même avec la volonté la plus tenace, à
courber ma nature sauvage sous le droit d'une autorité injuste ou d'un
titre, comme le faisaient mes compagnons. Et il m'est encore difficile
de comprendre comment des fils de bonne maison, dont l'intelligence a
été développée par l'étude, peuvent descendre à cet abandon complet de
leur individualité. Ces jeunes gens n'ont là ni idée à eux ni caractère
propre; ce sont des brebis toujours prêtes à se laisser tondre.
Le règlement qui discipline les rapports entre les élèves et les chefs
est formé de façon que la tyrannie soit entière et sans contrôle d'un
côté, et la soumission absurde et complète de l'autre. On doit avoir
sans cesse son chapeau à la main, ne jamais exprimer, même par un signe
le plus simple, le moins sensible, un mécontentement. Si une querelle
s'élève, si le droit est du côté du plus faible, n'importe, vous avez
mal agi, vos supérieurs ont raison; car, de même que l'infaillible
royauté, ils ne peuvent avoir tort. Cette suprématie est peut-être
nécessaire au maintien de la discipline, soit; mais, en admettant
l'utilité de sa rigoureuse exigence, on ne peut s'empêcher de la
considérer comme arbitraire et souverainement despotique.
Cette appréciation de la loi est faite sans espoir d'en corriger les
abus; mais ces abus ont toujours violemment froissé les hommes qui s'en
trouvaient les victimes, et leur ont inspiré le désir d'y apporter des
remèdes à l'heure du pouvoir. Malheureusement la nature humaine a tant
de faiblesses, d'irrésolutions dans la pensée, d'égoïsme dans l'action,
que, l'instant venu où une parole juste et ferme pourrait changer le
déplorable état des choses, l'améliorer, ils oublient leurs projets de
réforme, ou, pour mieux dire, ils ne les considèrent plus sous leur
véritable jour.
Les changements, appelés de tant de voeux à une époque où ils leur
eussent été personnellement utiles, ne sont, quand ils n'aident pas à
leur bien-être, que des innovations dangereuses, des impossibilités, un
abandon du droit.
Ils expriment alors leurs nouvelles croyances à l'aide de phrases
spécieuses, telles que celles-ci:
«Il faut faire comme les autres.--Les choses sont bien ainsi. La
tentative de les améliorer serait présomptueuse.»
Toutes ces défaites cachent maladroitement leur désir de tyrannie, désir
souvent immodéré dans le coeur de ceux qui ont le plus crié à
l'injuste en étant le moins maltraités.
Ils continuent donc à suivre le même chemin, à perpétuer le même
système, car ils ne vivent que pour eux et agissent, sinon honnêtement,
du moins avec prudence.
Bacon a dit de la fourmi: «C'est une sage créature pour elle-même, mais
un fléau pour un jardin.» On oppose généralement d'infranchissables
obstacles à ceux qui essayent de faire accepter des changements dans les
habitudes invétérées par un long usage, parce que ces changements sont
regardés comme une insulte à la mémoire ou à l'expérience des hommes qui
ne les ont pas conçus, parce que c'est dire aux uns qu'ils ont été des
sots, aux autres qu'ils le sont encore.
De tout temps et dans tous les siècles, les réformateurs, n'importe quel
a été leur motif ou leur but, ont souffert le martyre, et la multitude a
toujours montré une sauvage exaltation en assistant à leur supplice.
Faites entrer la lumière dans un nid de jeunes hiboux, ils crieront
contre l'injure que vous leur faites. Eh bien! les hommes médiocres sont
de jeunes hiboux: quand vous voulez leur présenter des idées vivaces,
fortes et brillantes, ils les dénigrent en les déclarant absurdes,
fausses et dangereuses. Chaque abus qu'on tente de réformer est le
patrimoine de ceux qui ont plus d'influence que les réformateurs, un
bien défendu et insaisissable.


IX

Mon esprit se préoccupait donc exclusivement de la recherche des moyens
à employer pour rompre les contrats d'un apprentissage qui me faisait
souffrir autant au moral qu'au physique. J'avais dans ma force et dans
mon courage une foi si complète et si aveugle qu'il me parut possible de
hasarder, au premier débarquement, une désertion. Cette désertion, me
disais-je, en me rendant ma liberté, me mettra à même de choisir le
genre de vie qui convient à mes goûts. Sans vouloir cependant renoncer
tout à fait à suivre la carrière maritime, je voulais arriver à
conquérir plus d'indépendance et surtout plus de considération pour le
rang que m'assignait mon titre de gentilhomme. Ces espérances illusoires
avaient été puisées dans la lecture des romans et des histoires du vieux
temps, qui racontaient les aventures de jeunes héros partis pour les
Indes pauvres et nus, et qui avaient rapporté dans leur patrie les
trésors d'un nabab.
La réelle misère de ma situation présente glissait parfois de sombres
nuages au milieu de ces rêves d'or, et je songeais avec peine qu'étant
sans amis, sans argent, sans expérience, j'aurais d'effroyables
obstacles à surmonter pour conquérir même la médiocre fortune à
laquelle j'aspirais dans mes jours de réel découragement. L'impitoyable
abandon de mon père, le silence sans doute imposé à mes soeurs, la
privation éternelle de la vue de ma mère, étaient, à mes heures de
réflexion, de cruels supplices. Mais à quoi bon sonder les mystères de
l'âme, à quoi bon! Je m'impose la tâche de raconter l'histoire de ma
vie, et je ne dois qu'effleurer d'une plume légère la surface de ses
affreuses douleurs.
J'aimais passionnément la lecture, et j'avais su me procurer une grande
quantité de livres, seul charme de mes heures de prison ou de loisir.
Ces livres, qui étaient les uns de vieilles tragédies, les autres des
récits de voyage, m'enseignèrent un peu d'histoire et beaucoup de
géographie.
J'avais appris de mémoire et d'un bout à l'autre la narration du voyage
du capitaine Bligh dans les îles de la mer du Sud; la révolte de ses
hommes m'impressionna vivement, mais son récit partial ne m'illusionna
pas sur ses propres mérites. Je détestais sa tyrannie, et l'impétueux
Christian fut mon héros. J'enviais la destinée de ce jeune homme, en
désirant que la mienne eût les mêmes hasards, car je brûlais du désir
d'imiter sa conduite, si courageusement rebelle à des ordres cruels.
Ce livre m'instruisit, m'exalta et laissa dans mon coeur une
impression qui a eu la plus grande influence sur les actions de ma vie.
Le secrétaire du capitaine s'aperçut un jour que je possédais beaucoup
de livres, et que, n'ayant pas de place pour les serrer convenablement,
je m'en trouvais quelquefois embarrassé. Pensant que ces volumes
seraient un ornement pour sa cabine, il me proposa de construire une
espèce de bibliothèque et de les y enfermer.
--Vous pourrez, me dit-il, disposer de ma chambre pour lire tant que
vous le voudrez; moi, je n'ouvre jamais un livre.
J'acceptai joyeusement cette offre, que j'eus la niaiserie de juger
comme une complaisance de bon camarade.
Quelques jours après, ayant une heure à perdre, je descendis chercher un
livre.
Comme je sortais de la chambre en emportant le volume, il me dit d'un
ton grossier:
--Lisez ici; je ne veux pas qu'un seul de ces ouvrages sorte de ma
cabine.
--Ils ne sont donc pas à moi? lui demandai-je avec calme.
--Non, me répondit sèchement le secrétaire.
--Comment, monsieur! auriez-vous l'intention de m'en disputer la
jouissance hors de votre chambre, et la possession si je voulais les
reprendre?
--Voyons, voyons, pas d'insolence, s'il vous plaît.
--Donnez-moi mes livres; je ne veux pas les laisser un instant de plus
ici, et je comprends l'indélicatesse de votre conduite.
--Je vous défends d'y toucher.
--Ah! c'est comme cela! m'écriai-je en m'élançant vers la planche sur
laquelle ils étaient posés.
Ce déloyal garçon me frappa: je lui rendis le coup.
L'adversaire inattendu avec lequel j'allais entrer en lutte était un
gros homme de trente ans et plus; moi, j'avais une quinzaine d'années;
mais ma taille souple, mince, élancée, me donnait l'extérieur d'un jeune
homme de dix-huit ans.
Très-étonné de mon audace, le secrétaire resta un instant silencieux.
Quelques élèves étaient descendus, attirés par le bruit de la dispute,
et, immobiles auprès de la porte ouverte, ils en attendaient le
dénoûment.
Lorsque j'eus rendu avec usure le soufflet de l'insolent secrétaire,
j'entendis ces paroles:
--Très-bien! très-bien, camarade!
L'approbation des élèves irrita le sot et méprisable griffonneur. Il
rougit, et, me saisissant par le cou, il cria d'un ton féroce:
--Jeune vagabond, je vous dompterai.
Appuyé contre les parois de la cabine, sans la possibilité de pouvoir
faire un mouvement, je subis, dans la contrainte d'une indicible
rage, des coups de règle et des soufflets. Enfin un instant
d'inattention échappée à mon bourreau dégagea mes mains emprisonnées par
la pression de son bras de fer, et je me défendis autant que mes forces
purent me le permettre.
Les élèves m'encourageaient par de bonnes paroles, mais leur lâcheté
craintive, cette lâcheté qui leur galvanisait le coeur les empêcha de
me porter secours.
La tête me tourna; le sang jaillissait à flots de mon nez et de ma
bouche; j'étais physiquement vaincu, mais mon courage ne faiblit pas,
car je défiai le misérable d'une voix insolente et ferme.
Cette bravade augmenta sa fureur.
--Hors d'ici! hurla-t-il d'une voix terrible; hors d'ici, ou je vous
extermine!
--Non. Je ne sortirai pas de votre cabine, je veux mes livres.
Le secrétaire redoubla la fureur de ses coups, et je compris que
j'allais perdre connaissance, car tous les objets tourbillonnaient
devant mes yeux. J'étais au désespoir de me sentir battre par un lâche,
par une brute que je méprisais de toute mon âme, et dont les paroles
insultantes et l'air vainqueur me torturaient plus encore que les
mauvais traitements.
Tout à coup mes yeux tombèrent sur la lame luisante d'un couteau posé
sur une table à proximité de ma main.
Un espoir de vengeance ranima mes forces; je saisis le couteau, et le
brandissant sous ses yeux je lui dis:
--Lâche! gare à vous maintenant.
En voyant la lame affilée du couteau, le secrétaire recula; mais je
m'élançai sur lui et le frappai avec violence.
--Grâce, grâce! murmura-t-il faiblement et à plusieurs reprises, grâce!
puis il roula ensanglanté au milieu de la chambre.
--Que se passe-t-il donc? s'écria une voix encore éloignée, mais qui se
rapprochait au pas de course.
Je me tournai vers le questionneur en répondant:
--Cet assassin m'a horriblement battu, et je l'ai tué.
Un silence d'écrasante surprise suivit ma réponse.
Je jetai le couteau sur la table, et, prenant mon livre, je sortis de la
cabine.
Un sergent de marine vint bientôt me dire de monter sur le pont.
Le capitaine s'y trouvait, entouré de ses officiers.
Lorsque je parus, il demanda au premier lieutenant le récit du combat.
--Ce jeune étourdi, répondit l'officier, a tué votre secrétaire avec un
grand couteau de table.
Le capitaine, qui avait entendu parler de la rixe sans en connaître ni
les champions ni les détails, me regarda d'un air furieux, et, sans
m'adresser une seule question, il s'écria:
--Tué mon secrétaire! mettez l'assassin aux fers... tué mon secrétaire!
J'essayai de parler.
--Bâillonnez ce drôle, cria le capitaine, et conduisez-le tout de suite
dans la fosse aux lions; pas un mot, monsieur, pas un geste. Ah! vous
avez tué mon secrétaire!
Le sergent allait me saisir, lorsque je lui dis d'un air fier:
--Ne me touchez pas, je vous le défends!
Et, la démarche ferme, le regard calme, car je me croyais un homme, je
descendis lentement l'ouverture à travers les écoutilles.
Au bas de l'escalier, un sous-lieutenant vint contremander l'ordre.
--N'ayez pas peur, me dit-il, le capitaine ne peut vous faire aucun mal.
--Ai-je l'air de trembler, monsieur?
--Vous êtes un brave enfant, murmura l'officier en entendant le pas
rapproché de son chef.
--Vous n'êtes pas honteux d'une pareille conduite? me demanda sévèrement
le capitaine.
--Non, monsieur.
--Comment! est-ce là une réponse convenable? Ôtez votre chapeau. Vous
allez être pendu, monsieur, pendu comme assassin.
--À l'humiliation d'être souffleté par vos valets, capitaine, je préfère
la mort: pendez-moi.
--Vous êtes fou, monsieur, fou à lier.
--Oui, je suis fou d'indignation et de rage, fou parce que vous et votre
lieutenant me grondez et me maltraitez sans cesse, et cela par
méchanceté, injustement, cruellement; je ne me soumettrai plus à vos
ordres; je veux être traité en officier et en gentilhomme, et je suis
battu comme un chien. Débarquez-moi où vous voudrez, si vous ne me
pendez pas, car je ne remplirai aucun devoir, je n'exécuterai aucun
ordre; je ne veux plus ni être grondé par vous ni me sentir battu par
vos domestiques.
En achevant ces mots, je fis un pas vers le capitaine. Ce mouvement
l'effraya sans doute, car il me prit le bras.
--Asseyez-vous sur l'affût de ce canon, me dit-il d'une voix irritée.
--Non, vous m'avez défendu de jamais m'asseoir en votre présence, je ne
veux pas obéir aujourd'hui, pas plus que je n'ai obéi autrefois à une
défense contraire.
--Ah! vous ne voulez pas!
Et, reprenant ma main qu'il avait laissée tomber, il m'attira violemment
vers lui, me saisit par le cou, et répéta, en me frappant avec violence:
--Ah! vous ne voulez pas!
--Non, non, mille fois non! et je lui crachai à la figure.
Le capitaine me repoussa violemment, ses dents s'entrechoquèrent, et sa
figure passa d'une teinte livide à un rouge presque noir.
--Vous êtes un misérable! balbutia-t-il d'une voix suffoquée par la
colère, et il disparut.
Le soir, on vint me dire que je pouvais descendre en bas, mais qu'il ne
fallait pas me montrer sur le pont. À dater de cette époque, le ventru
capitaine ne m'adressa jamais la parole.
Le voyage devint une fête pour moi, je ne recevais plus ni ordres, ni
leçons, ni coups, et je lisais du matin au soir.
Le secrétaire fut sérieusement malade pendant un mois, et lorsque ses
blessures commencèrent à se cicatriser, il reparut sur le tillac, mais
en évitant toutefois de se rapprocher des élèves, qui tous étaient
indignés contre lui.
Un jour, j'eus la méchanceté de lui dire, en désignant du regard une
laide balafre qui traversait sa joue:
--Vous vous souviendrez longtemps, n'est-ce pas, d'avoir volé et battu
un gentilhomme?
Le lâche coquin baissa honteusement la tête et ne répondit pas.
Ce pauvre sire était le fils unique d'un tailleur de notre noble
capitaine, et son embarquement à bord de la frégate, malgré son âge
avancé, était une invention écossaise pour payer la note de son père.


X

Dès notre arrivée à un port anglais, je fus placé et détenu à bord d'un
garde-côte à Spithead, et peu de jours après on me transféra sur un
sloop de guerre. Ces différentes dispositions furent opérées sans qu'un
signe d'existence, de souvenir et d'amitié me fût donné par ma famille.
J'en souffris cruellement; mais, quoique bien jeune, l'étrangeté
aventureuse de ma vie m'avait donné assez d'orgueil et assez de
philosophie pour me rendre dédaigneusement indifférent, en apparence du
moins, à l'abandon de ma famille.
Cet abandon était cependant bien complet, car jusqu'à ce jour, quoique
éloigné des miens, j'avais eu dans mes chefs des amis ou des
connaissances de mon père, tandis que ce nouvel embarquement me livrait
sans défense à la volonté tyrannique de personnes étrangères à mon
coeur et à mes intérêts.
Je me trouvais donc, à quatorze ans, jeté sur un vaisseau, sans
protection visible ou lointaine, sans argent et dépourvu des objets les
plus nécessaires.
Je ne ressemblais guère à un prudent et soigneux jeune homme dont
l'étonnante figure se dessine dans le tableau de mes souvenirs.
C'était un certain _midshipman_ écossais que ses parents avaient envoyé
à la mer avec une très-petite quantité d'habits pour son dos; mais, en
revanche, une bonne provision de maximes écossaises dans la tête, telles
que:
«Un sou épargné est un sou gagné.»
«Les petits ruisseaux font les grandes rivières.»
Cet impudent escroc à cheveux jaunes avait enlevé de ma malle, à bord du
garde-côte sur lequel j'avais été emprisonné, la plupart de mes
vêtements. Un jour, un matelot l'ayant surpris porteur d'un paquet de
choses bizarres, telles que de vieilles brosses à dents, des morceaux de
savon, du linge sale, lui demanda ce qu'il venait de faire.
--J'ai, répondit-il avec le plus grand sang-froid, ramassé sur le pont
les vieilleries qu'on y laisse traîner.
Ce filou calédonien eut l'effronterie d'avouer qu'il possédait trois ou
quatre douzaines de chemises, chacune avec une marque différente; le
gaillard avait dîmé sur trente ou quarante d'entre nous. S'il avait trop
de prévoyance, moi, j'en avais trop peu. Manquant de tout, n'ayant
personne qui prît la peine de s'inquiéter de mes besoins, je repris la
mer sur le sloop de guerre.
Nous touchâmes successivement à Lisbonne, à Cadix, à la côte de
l'Amérique du Sud, puis à la côte d'Afrique. Notre voyage dura dix-huit
mois, et je vis trois des parties du monde, de sorte que j'acquis par la
pratique un peu de géographie pendant les douze ou quinze mille lieues
que nous parcourûmes.
Notre commandant était un capitaine explorateur. Petit, arrogant, plein
de suffisance, et, comme la plupart des petits hommes, il se croyait un
très-grand personnage. La seule chose que je puisse me rappeler de cet
extrait de commandant est son habitude de tourner la tête tout d'une
pièce de mon côté en m'adressant la parole avec des grognements de voix
et des mots bien sonores et bien grands pour une si petite bouche. Il me
disait donc aigrement:
--Eh bien! hideux colosse, tête de bois, masse inerte et épaisse,
pourquoi flânez-vous là au lieu d'obéir à mes ordres?
Le commandant me haïssait parce que j'étais formé comme un homme, et je
le méprisais parce qu'il me ressemblait fort peu, et en toute vérité il
avait des allures de singe lorsque la colère le faisait sauter à cheval
sur l'affût d'une caronade pour frapper les matelots à la tête.
Comme, dans le cours de ma vie, j'ai revu en détail toutes les parties
du monde, et avec des facultés développées et des sentiments éveillés,
je n'ai pas besoin de m'appesantir sur des événements puérils. Je
déteste les bavardages enfantins et les contes de grand'mère, cela est
aussi fâcheux que les dédicaces du _Spectator_, ou les écrits moraux,
fastidieux et méprisés par l'ivresse dont Addisson charme ses lecteurs.
En revenant en Angleterre, notre commandant fit la connaissance de mon
père, lequel, loin d'être adouci par mon temps d'exil, temps plus dur
encore que la pierre et le fer, réitéra l'ordre suprême et abhorré de me
rembarquer sur un autre navire en partance pour les Indes orientales.
Nous fûmes bientôt en mer. Qui pourrait peindre ce que je ressentis en
me voyant arraché de mon pays natal, condamné à traverser l'immense
Océan jusqu'à des régions sauvages, privé de tout lien, de toute
communication; déporté comme un criminel pour une si grande partie de ma
vie, car, à cette époque, peu de vaisseaux revenaient de leur course
avant sept ou huit ans!
J'étais enlevé aux miens sans avoir vu ma mère, mon frère, mes soeurs,
sans avoir vu une figure aimée; personne ne m'avait dit un mot de
consolation ni ne m'avait inspiré le plus petit espoir. Si le domestique
de notre maison, si même le vieux chien compagnon de mon enfance était
venu jusqu'à moi, je l'aurais embrassé avec bonheur, mais rien, mais
personne!
À dater de cette époque, mes affections pour ma famille et ma parenté
s'aliénèrent, et je recherchai dans la vaste étendue du monde l'amour
des étrangers. Séparé de ma famille, je l'étais encore de ces
compagnons de douleur que j'avais appris à aimer. Ce double supplice, on
peut le ressentir, mais on ne saurait l'exprimer. L'esprit invisible qui
soutenait mon énergie au milieu de tous ces chagrins est encore un
mystère pour moi; aujourd'hui même que mes passions sont affaiblies par
la raison, par le temps et par l'épuisement, j'en recherche la puissance
et les causes. Mais le feu intense qui brûlait dans ma tête s'est
assoupi et ne se révèle que par ces lignes profondes gravées
prématurément sur mon front; cependant, de temps à autre, le souvenir de
ce que j'ai souffert attise la flamme et ranime mon indignation.
Il ne me fut pas possible de mettre en doute la conviction désolante que
j'étais un être maudit, que mon père m'avait rejeté de sa demeure dans
l'espoir de ne m'y revoir jamais. L'intercession de ma mère (si elle en
fit aucune) fut stérile; j'étais livré à moi-même. La seule preuve que
mon père se souvînt qu'il avait encore des devoirs à remplir envers moi
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