Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 07

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leurs couleurs naturelles: il se mettait donc de pair avec nous, et par
cette conduite, il obtint une influence que Salomon, avec toute sa
sagesse et tous ses proverbes, n'a jamais possédée.


XVI

Traité comme un égal par un être d'une supériorité si grande, je
ressentis un vif orgueil, et cette intime satisfaction me donna un air
d'importance tout à fait grandiose. La conduite de Ruyter lui gagna mon
entière confiance, et insensiblement il parvint à arracher de mon
coeur ses plus secrètes pensées.
Je lui dis un jour que j'étais fermement résolu à abandonner la
profession maritime, parce qu'elle ne pouvait réaliser l'ardente
ambition et la perspective de gloire qu'elle avait peinte à mon esprit.
Mais, au lieu d'encourager l'exécution de ma fuite prochaine du
vaisseau, il m'engagea à ne rien faire prématurément et sous l'empire de
la passion.
--Mon cher de Ruyter, m'écriai-je, j'ai souffert d'horribles outrages,
j'ai vu s'enfuir une à une toutes mes espérances, et l'abandon de ma
famille a été la pierre d'achoppement contre laquelle sont venus se
réunir tous mes malheurs. J'ai pris la ferme détermination de me défaire
des entraves qui, en embarrassant mon intelligence, bornent mes
aspirations, et je vous déclare que, s'il m'est impossible de rien faire
de mieux, j'irai dans les jungles, je m'associerai aux buffles et aux
tigres, et là je serai au moins le libre agent de ma courte vie. Oui, de
Ruyter, je préfère l'existence périlleuse et sauvage d'un chasseur de
bêtes fauves à celle qui est contrainte de se soumettre à un despotisme
de fer, à un despotisme qui comprime la pensée... N'est-il pas écrit
dans le code de la loi navale: Vous ne devez, ni par regard, ni par
geste, témoigner que vous êtes mécontent de ceux qui vous gouvernent en
tenant le fouet de la correction levé sur votre tête. Si les dieux nous
gouvernaient par une brutale intimidation, quel est celui qui ne se
révolterait pas? Et si nous devons avoir un maître, pourquoi ne pas
entrer au service des démons et des diables en bons termes et avec des
accords avantageux?
--Mon ami, me répondit de Ruyter, vous vous éloignez de la route et vous
laissez parler vos passions; retenez-les, regardez les choses sous leurs
véritables couleurs, et non défigurées par la teinte jaune dont les
enveloppe votre esprit malade. Nous ne pouvons pas être tous chefs,
oppresseurs et maîtres; il est impossible également qu'un supérieur
contente toujours ceux qui sont sous ses ordres. Votre esprit a reçu une
fausse direction, mon cher Trelawnay, c'est moins votre faute que celle
de vos parents.
L'égarement de votre imagination vous est venu de faibles, mais non de
méchantes créatures. Puisque vous avez souffert, mon enfant, puisque
vous avez subi le joug de ces esprits étroits et moroses, vous devez
apprendre à raisonner juste, apprendre à connaître, et tâcher de
conquérir cette charitable vertu qu'on appelle la tolérance, apprendre
surtout à distinguer entre la faiblesse et la méchanceté de ceux qui
vous ont offensé. Dans le véhément récit que vous m'avez fait de vos
griefs contre la destinée et contre ceux qui ont contribué à vous rendre
malheureux, je ne vois qu'un cas de malice réelle, et, entre nous, il
est trop insignifiant pour qu'on daigne y arrêter une seule pensée de
rancune: je veux parler du lieutenant écossais.
--Comment, de Ruyter, vous appelez peu de chose l'entière ruine et la
complète dégradation que ce misérable a accumulées sur mon ami Walter?
J'en suis la cause, et je me dévoue à venger ses injures. Puissent tous
les malheurs de la vie s'abîmer sur ma tête, puisse le paria m'insulter
et me cracher au visage, puissent les chiens sauvages me poursuivre à
travers les forêts, si je pardonne à ce monstre!
Le nom maudit de l'Écossais tremblait sur mes lèvres, et j'allais le
prononcer, lorsque le scélérat lui-même entra dans la salle de billard
où nous étions.
Au premier coup d'oeil qu'il jeta sur moi, le lieutenant s'aperçut de
mon émotion, et le regard de fureur dont j'accueillis son entrée, joint
à la rougeur qui colorait mes joues, le fit rester un instant immobile
sur le seuil de la porte, ne sachant s'il devait avancer ou reculer.
Il se décida pourtant, et après avoir éclairé sa figure verdâtre d'un
gracieux sourire, après s'être armé de toute cette artillerie de
grimaces et d'affectation courtisane qui lui avait fait faire son chemin
dans le monde en détruisant toutes les espérances des bons, des braves,
des honnêtes gens, il s'avança vers nous.--Je dois dire que, pendant mon
séjour à la taverne, il était venu très-souvent s'y attabler, et qu'il
déployait sur terre autant d'affabilité et d'obligeance qu'il montrait
de cruauté et d'injustice sur le vaisseau.
Comme j'étais placé sous son commandement personnel, le lieutenant me
considérait encore esclave de son pouvoir. Il s'approcha donc de moi, et
me dit de sa voix mielleuse:
--Eh bien! Trelawnay, allez-vous aujourd'hui à bord? Le vaisseau met à
la voile demain; tous les officiers seront rentrés dès l'aurore.
--Vraiment? répondis-je d'une voix sombre, car je cherchais à contenir
l'emportement de ma fureur. Mais chaque fibre de mon corps tressaillait
de colère, et mon sang bouillonnait dans mes veines comme une lave
ardente. Monsieur, dis-je au lieutenant en faisant quelques pas vers
lui, l'heure de régler mes comptes vient de sonner; je vais m'en
occuper, car, fort heureusement, mon principal créancier est ici.
--Que voulez-vous dire? demanda l'Écossais en considérant d'un air
effaré le bouleversement de ma physionomie.
--Je vais me faire comprendre: un jour vous m'avez défendu de paraître
devant vos yeux la tête couverte; je vous obéis pour la dernière fois.
Et, en prononçant ces paroles, je lui jetai mon chapeau au visage.
Le lieutenant resta debout, pâle, stupéfait.
--Monsieur, repris-je en me dépouillant de mon habit, que je foulai aux
pieds, je suis libre, vous n'êtes plus mon chef, et si je dois vous
reconnaître une supériorité sur moi, il faut me la prouver avec votre
épée.
Je fermai la porte en me plaçant entre la sortie et l'Écossais, et je
lui dis insolemment:
--Allons, défendez-vous! M. de Ruyter et nos amis vont voir un beau jeu!
L'Écossais voulut tenter de franchir l'espace qui le séparait de la
porte, en murmurant d'une voix plus effrayée que surprise:
--Que voulez-vous, Trelawnay? avez-vous bien toute votre raison?
Je bondis sur ce lâche, et, le saisissant par le collet, je le traînai
au milieu de la salle.
--Vous ne vous échapperez pas, mauvais drôle, défendez-vous, ou je vous
frappe sans merci!
--Monsieur de Ruyter, s'écria le lieutenant, je réclame votre
protection; ce garçon est fou, car, en vérité, il est impossible de
comprendre où il veut en venir.
--Cependant, répondit Ruyter sans quitter le bout d'ambre de sa longue
pipe, cela me semble très-clair; arrangez-vous avec lui, vos querelles
ne me regardent pas, et vous feriez mieux, au lieu d'hésiter, de tirer
votre épée et de vous mettre en garde. Trelawnay est un enfant et vous
êtes un homme, si j'en juge par votre moustache.
Le lieutenant, dont l'esprit était bouleversé par la crainte, s'humilia
devant moi; il protesta d'une voix tremblante qu'il n'avait pas voulu
m'offenser, mais que cependant, si je lui avais cru cette intention, il
en était peiné et m'en demandait cordialement pardon.
--Remettez votre épée au fourreau, mon jeune ami, ajouta-t-il, et venez
à bord avec moi; je vous jure que jamais je n'userai contre vous du
droit de représailles; que ce qui s'est passé ici sera à jamais oublié.
Cette lâcheté ignoble, cette bassesse honteuse me firent rougir.
--Souviens-toi de Walter, brigand, souviens-toi de Walter, lâche
assassin; quoi! aucune insulte, aucun mépris, aucune injure ne peut
t'émouvoir. Eh bien! que la punition s'accomplisse, et malheur, malheur
à toi!
Je tombai sur lui comme la foudre. Je le frappai au visage, et, lui
arrachant ses épaulettes, je les déchirai en mille morceaux.
--Le noble drapeau anglais est déshonoré par un lâche, je dois en purger
la terre!
Cris, protestations, prières, ce vil personnage employa tout pour tenter
de m'attendrir, mais il ne faisait qu'exalter ma rage. J'avais honte en
moi-même d'être resté, de m'être courbé si longtemps sous la domination
d'une créature indigne du nom d'homme et du titre d'officier.
Quand je l'eus jeté presque sans connaissance à mes pieds, je lui dis:
--Pour les torts que tu as eus envers moi, j'ai pris une juste revanche;
mais pour les souffrances dont tu as accablé Walter, il me faut ta vie!
Mon épée s'était brisée sur le dos du lieutenant, je lui arrachai la
sienne.
Je l'eusse infailliblement tué, si une main plus forte que mon bras
menaçant n'eût arrêté le coup mortel que j'allais porter.
--Ne le tuez pas, mon ami, dit derrière moi la voix grave de de Ruyter,
prenez cette queue de billard, un bâton est une arme assez convenable
pour châtier un lâche; ne souillez pas dans son ignoble sang l'acier de
votre épée.
Je ne pus m'opposer à la volonté de de Ruyter, car il m'avait désarmé.
Je saisis donc la queue de billard, et je frappai rudement le scélérat,
qui poussait des hurlements épouvantables. Je ne m'arrêtai qu'après
avoir vu que mes coups tombaient sur un homme mort ou sans connaissance.
Pendant le combat, de Ruyter avait placé des sentinelles à la porte afin
de prévenir toute surprise; lorsqu'il vit mon ennemi vaincu, il leva la
consigne. Alors un grand tumulte se fit entendre, et une foule compacte
de noirs et de blancs se précipita dans la salle.


XVII

À la tête de cette bande, et à mon grand étonnement, j'aperçus mon ami
Walter. Sa surprise fut aussi vive, aussi joyeuse que la scène qui se
présentait à ses yeux était extraordinaire. L'homme qu'il haïssait le
plus gisait à ses pieds. Walter le regarda avec une sorte de triomphe;
ses lèvres frissonnèrent, et son visage passa d'un rouge ardent à une
pâleur livide. Il leva les yeux vers moi, et me voyant tremblant et
muet, un tronçon d'épée à la main, il comprit qu'il arrivait trop tard.
Son regard, empreint de reconnaissance et de regret, rencontra celui de
Ruyter.
--Vous vous nommez Walter? demanda-t-il.
--Oui, monsieur.
--Eh bien, dit de Ruyter, votre bourreau est vaincu; mais il serait à
souhaiter que Trelawnay gardât quelques mesures dans les emportements de
sa colère.
--L'aurait-il tué? s'écria Walter.
--Je n'en suis pas certain, répliqua mon ami en s'approchant de
l'Écossais, dont il tâta le pouls. Non, non, dit-il, enlevez-le, il a
la vie tenace; la mort ne veut pas de ce tison d'enfer.
Les serviteurs soulevèrent le lieutenant, qui ouvrit les yeux; le sang
sortait abondamment de sa bouche, car il avait plusieurs dents brisées.
C'était vraiment un objet digne de commisération; il criait comme un
enfant, et se tordait les bras en demandant du secours.
Le premier regard du lieutenant rencontra les yeux irrités de Walter; il
frissonna et baissa les paupières devant le visage altéré de sa victime.
--Trelawnay a cassé son épée sur son dos, dit de Ruyter à mon jeune
camarade, et je crois que cet homme serait aussi difficile à tuer qu'un
chat-tigre. Je n'ai jamais vu une créature supporter tant de coups sans
rester sur place. Allons, venez, mousses, votre ennemi en a reçu assez,
et même trop si vous devez en répondre. Votre manière de punir les chefs
et de renoncer au service peut vous attirer de grands embarras, et avant
que l'alarme soit donnée, avant que les clameurs qu'elle ne manquera pas
de soulever ferment les portes de la ville, il faut vous enfuir...
Suivez-vous votre ami, Walter? Sans doute, car je m'aperçois que vous
avez également quitté l'uniforme bleu. Que signifie cette couleur rouge?
Avez-vous changé après mûre réflexion ou par simple boutade?
J'avais remarqué avec une vive surprise que Walter était vêtu en
militaire.
--Oui, j'ai changé d'uniforme, monsieur, répondit-il à de Ruyter; non
par boutade, mais, comme vous le dites, après mûre réflexion. J'en
remercie les prières de ma mère et la bonté de Dieu, qui ont permis que
je trouvasse un emploi dans le service de la compagnie. Le vaisseau m'a
déposé ici ce matin, et j'accourais auprès de Trelawnay dans l'espoir
d'acquitter ma dette envers le lieutenant.
--Mon cher enfant, me dit de Ruyter, venez et fuyez comme le vent, vous
aurez le temps de causer avec votre ami dans une meilleure occasion; les
instants sont précieux; allez au bungalo dont je vous ai parlé l'autre
jour, près du village de Pimée. Vous connaissez le chemin; Walter ou moi
nous irons vous rejoindre aussitôt que la frégate aura quitté le rivage
et que le bruit qui va suivre votre duel sera entièrement éteint.
Allons, adieu, partez vite.
Mon cheval me fut amené. C'était une bête vicieuse, qui avait quelque
chose de louche dans son regard, d'une sinistre expression. Il avait été
amené d'Angleterre; et comme il avait déjà renversé plusieurs officiers,
personne ne voulait plus le monter; de sorte qu'au moment où on me
l'offrait, il jouissait d'une véritable sinécure.
N'ayant jamais trouvé de caractère aussi opiniâtre que le mien, je fus
enchanté de la rencontre, et je me pris d'une belle amitié pour cet
entêté quadrupède. Il y avait pour moi un réel plaisir dans l'ardente
lutte de nos deux natures, aussi tenaces l'une que l'autre dans la
domination de leur volonté.
Un cheval fougueux et rétif n'est considéré, sous le climat tropical de
l'Inde, que comme un moyen de récréation, mais de récréation rare. Les
nonchalants cavaliers préfèrent le pas doux, lent et tranquille d'une
jument bien apprise, qui suit docilement la direction de la bride.
Mon sauvage compagnon était une sorte de bête féroce pour les timides
naturels, et dans les premiers jours de notre lutte on chercha à deviner
lequel de nous deux serait vainqueur. Tous les jours je galopais dans
les rues étroites de Bombay, au grand péril des hommes, des femmes et
des marmots en pleurs. Le nombre des cabanes renversées, des
meurtrissures faites, des fractures, des contusions, est innombrable, et
je crois que le district tout entier, avec ses cent castes, se
réunissait dans un souhait général pour appeler sur moi les malédictions
les plus épouvantables. Si ces malédictions avaient pu me désarçonner et
rouler mon corps sous le sabot de mon cheval, personne n'eût bougé un
doigt pour arrêter l'exécution d'un si juste châtiment.
Grâce à un mors et à une selle turcs que j'avais substitués par méprise
à la selle et au mors anglais que j'avais d'abord, ivre ou à jeun je
gardais mes étriers. Peu à peu je parvins à dominer, sinon à dompter la
fougue du cheval, et j'arrivai enfin à lui faire comprendre qu'aussi
entêté que lui, je resterais toujours le maître. Si bien que fatigués,
lui d'être battu, moi de battre, nous arrivâmes au parfait accord d'une
sincère amitié.
En quittant de Ruyter et mon camarade, je montai donc sur ce cheval.
J'avais une veste de de Ruyter, une épée qu'il m'avait donnée,
passablement d'argent dans mes poches, et le coeur ivre de joie et
d'indépendance. Sous l'influence des coups de bâton que j'avais donnés
au lieutenant, fièvre de bataille qui faisait frissonner ma main,
j'administrai quelques coups à ma monture, et nous gagnâmes au triple
galop les portes de la ville.
La garde de cipayes était rangée sous l'arche de la porte, réunie pour
quelque point de service.
Une idée brutale me traversa l'esprit.
Mon antipathie pour les extérieurs de la servitude s'étendait sur tous
ceux qui en étaient revêtus.
Je me sentis, en voyant ce troupeau d'esclaves, si supérieur en
intelligence et en force, que, pour prouver mon amour pour
l'indépendance et pour ma nouvelle émancipation, je m'élançai vers le
centre du bataillon formé par les gardes.
Ma capricieuse monture parut me comprendre et se jeta en avant.
--Hourrah! hourrah! m'écriai-je, et je passai comme un éclair à travers
le groupe. Les uns tombèrent, les autres furent blessés; mais leurs cris
n'arrêtèrent ni mes sauvages acclamations ni ma fuite dans la plaine
sablonneuse qui entoure la ville. Là, loin de tout bruit, loin de tout
regard, je me laissai aller aux violents transports de ma joie,
extravagances d'un fou qui vient de briser ses chaînes. Je guidai mon
cheval au milieu des sables, toujours poussant des cris jusqu'à perdre
la respiration; puis, armé du sabre de de Ruyter, je m'escrimai de
toutes mes forces, sans m'inquiéter de la tête ou des oreilles de mon
compagnon. Dès que j'eus entièrement perdu du regard les portes de la
ville, j'examinai les alentours, et, n'apercevant aucune créature
humaine, je descendis...
--Nous voici libres, entends-tu? dis-je à mon cheval en caressant son
cou ruisselant de sueur; libres, la chaîne de mon esclavage est rompue.
Qui me commandera maintenant? Personne. Je ne veux plus d'autre guide
que mon instinct: je suivrai ma propre impulsion. Qui replacera un joug
sur mes épaules?
Que celui qui aura cette audace vienne, je me défendrai; et si la flotte
et toute la garnison étaient à ma poursuite, je les attendrais de pied
ferme; je ne bougerais pas!


XVIII

Je me complaisais tellement dans l'admiration de mon courage et dans
celle de mon indépendance, que je racontais au vent et à l'immensité de
la plaine l'histoire de mes luttes, l'enchantement de ma victoire. Ma
poitrine était si gonflée par les battements de mon coeur, qu'il me
fut impossible de supporter sur mes épaules la veste de de Ruyter; je
m'en dépouillai, et, malgré l'ardeur brûlante d'un sable dont
l'étincelant éclat réfléchissait les rayons du soleil, je continuai ma
course effrénée, traînant mon cheval par la bride et le forçant à
galoper derrière moi.
Je fus tout à coup arrêté au milieu de mes cris et de mes gambades par
la vue d'un spectacle qui arrêta court mes bruyantes acclamations.
Ma première idée fut, non la crainte, mais la croyance que le bataillon
si bien renversé par mon cheval à la sortie de la ville s'était mis à ma
poursuite. Mais cette erreur fut dissipée, lorsqu'une seconde
d'observation m'eut fait voir que je me trouvais placé entre Bombay et
l'objet qui attirait mes regards. Je tâchai donc de distinguer les
détails du tableau confusément déroulé devant l'ardeur de mon attention.
Malgré tous mes efforts, il me fut impossible d'apercevoir autre chose
qu'un nuage de sable argenté qui s'élevait dans l'air en formant un
cercle brillant, dont le centre était un point noir. Je remontai
vivement sur mon cheval, et, l'épée à la main, je courus éclaircir le
mystère de ce tourbillonnement.
Le point noir autour duquel miroitaient les nuages lumineux du sable
était un cheval tournant sur lui-même avec une vigueur et une
précipitation qui, de minute en minute, croissait de violence et de
rapidité.
Ma monture s'arrêta soudain, releva brusquement la tête et répondit par
un hennissement aux cris presque sauvages de son compagnon; puis, malgré
le puissant effort de ma main, qui maintenait la bride, il se précipita
au milieu du cercle avec impétuosité.
Aveuglé par le sable, je ne distinguai d'abord que le farouche animal;
mais, guidé bientôt par la voix d'un homme qui m'appelait à son
secours, je puis voir un soldat à moitié couvert de sable, et dont la
figure était horriblement souillée d'un mélange de sang et de sueur.
--Qu'y a-t-il? m'écriai-je.
Au son de ces paroles, le cheval irrité suspendit sa course haletante,
et ses grands yeux noirs se fixèrent sur moi. Ses narines, dilatées,
étaient d'un rouge de feu; le sang, qui jaillissait de sa tête et de son
cou, mêlé à une écume blanche, couvrait son beau poitrail d'ébène. La
crinière hérissée, la queue relevée, la bouche ouverte, il s'avança
majestueusement vers moi.
--Quelle magnifique bête! pensai-je en moi-même, oubliant, dans ma
contemplation admirative, le malheureux qui m'appelait encore.
À l'approche du cheval, je me mis sur mes gardes en agitant devant ses
yeux la lame étincelante de mon épée, mais je ne l'effrayai pas, car il
battit fièrement la terre avec son pied gauche, me regarda un instant et
reprit sa course sur lui-même en lançant avec ses jambes de derrière un
nuage de sable sur la tête du cavalier renversé à quelques pas de lui.
Protégé par la selle et son caparaçon, armé de son sabre, le soldat se
défendit vigoureusement et porta un coup violent au cheval. Celui-ci se
retourna, et, comme un lion en fureur, il bondit sur son maître, qu'il
essaya de saisir avec ses dents. Il voulait, sans nul doute, tuer le
pauvre militaire, car il tenta de se rouler sur lui. D'après mes idées
sur l'indépendance, j'aurais dû, voyant là, face à face, un maître et un
esclave, prendre le parti de l'opprimé ou rester neutre; mais un
sentiment d'humanité, peu en harmonie avec l'admiration que m'inspirait
le courageux quadrupède, me fit songer à l'homme: j'essayai donc de me
placer entre eux deux; cela n'était pas facile à faire, car le cheval,
dont je voulais tourner la fureur contre moi, refusait de répondre à mes
attaques et concentrait toutes ses forces et toute son attention à
frapper le soldat.
Cette lutte, dans laquelle je voyais comme dans toutes l'image de la
guerre, me fit bondir le coeur, et je résolus de vaincre ce sauvage
antagoniste. D'une voix retentissante je jetai mon cri de liberté, et au
dernier hourrah je frappai le cheval, qui s'enfuit en hennissant à une
centaine de mètres. Je sautai aussitôt à terre, et je secourus le
blessé. Pendant que je m'occupais de consoler le pauvre homme, le cheval
revint à la charge. Indigné de cette déloyale attaque, je saisis mon
épée à deux mains, et sans pitié pour ma propre admiration, sans pitié
pour le superbe animal, je le frappai si rudement, qu'après avoir fait
quelques pas en arrière, après avoir laissé échapper de sa bouche un
sourd et lugubre gémissement, il tomba pour ne plus se relever.
--De l'eau! de l'eau! murmura le blessé, de l'eau! de grâce! de l'eau.
--Mon brave, je n'en ai pas, et nous sommes dans une plaine aride, lui
dis-je en ôtant de sa bouche le sable et le sang qui l'empêchaient
presque de respirer.
Après lui avoir essuyé le visage avec ma veste, je compris, moitié par
signe, moitié par parole, qu'il y avait un soulagement à ses
souffrances dans les fontes de sa selle. Je cherchai vite, et je trouvai
en effet ce que le vieux Falstaff préfère à une pistole, une bouteille,
non de vin de Canarie, mais d'arrak. J'en fis boire au blessé, et je lui
lavai avec le reste le visage et la tête.
--Mon ami, lui dis-je, voulez-vous monter sur mon cheval jusqu'à ce que
nous soyons arrivés à quelque hutte?
--Merci, monsieur, merci; j'ai assez des chevaux pour aujourd'hui.
--Eh bien! voulez-vous marcher?
--Comment le pourrais-je? mon bras et ma jambe gauche sont brisés! Sans
cette double fracture, vous ne m'eussiez point trouvé si faible contre
les attaques de ce sauvage animal. Si vous n'étiez pas venu à mon
secours, il m'eût infailliblement tué. Je n'ai jamais rien vu de pareil,
et cependant je suis cité comme un rude cavalier au régiment; car,
pendant seize ans, j'ai dompté, dominé, rendu doux comme des moutons de
bien féroces brutes, de bien indomptables chevaux. Jamais de ma vie, et
je ne suis plus jeune, non, jamais je n'avais été désarçonné. Mais
celui-ci n'est point une bête ordinaire; c'est un démon incarné dans un
corps animal; il m'a jeté sous ses pieds, et comme une bête farouche, il
a voulu me massacrer; il était fou, j'en suis certain. J'espère,
monsieur, qu'il ne se relèvera plus, vous l'avez bien réellement tué?
--Oui, il palpite encore, mais c'est la dernière convulsion de l'agonie;
il sera mort dans quelques minutes.
Ô pauvre bête! pensai-je en moi-même. Pardieu! j'aurais bien dû rester
neutre.
Dungaro était le village le plus proche de nous; je remontai sur mon
cheval, et après avoir engagé le soldat à attendre patiemment mon
retour, je partis pour me mettre à la recherche d'un palanquin.
Je trouvai à mon retour le blessé un peu plus calme.
En jetant un dernier regard sur le cheval mort, il me dit:
--Cette belle et méchante bête a appartenu au colonel du régiment, qui
l'avait prise à un Arabe. Elle avait d'abord paru très-douce et
très-docile; puis, tout d'un coup et sans qu'il fût possible de
découvrir la cause de cette évolution du caractère, elle devint
tellement féroce, tellement vicieuse, que personne ne voulut plus la
monter.
J'entrepris de dompter ce cheval, et je fis tout mon possible pour y
parvenir; mais ce fut en vain que j'essayai d'abattre sa fougue; les
coups l'irritaient, et la privation de nourriture le rendait furieux. Il
guettait constamment, et avec une finesse étonnante, la possibilité de
me mordre.
Un jour, au moment où je versais l'avoine dans sa mangeoire, il me prit
par le dos et me jeta dans son râtelier. Je n'étais pas assez fort pour
entrer seul en lutte avec lui, surtout lorsqu'il n'était ni sellé ni
bridé et que j'étais sans armes, et ce ne fut qu'avec l'aide de
quelques-uns de mes camarades que je pus me délivrer.
Chaque fois que je le montais, au lieu de suivre la route sous la
direction de ma main, il n'était occupé qu'à saisir un instant propice
pour me jeter par terre: il n'avait point encore réussi; mais,
aujourd'hui il a fait des mouvements si violents, qu'il est parvenu à
renverser la selle, et tandis que j'étais occupé à la replacer sans me
démonter, il s'est élancé au grand galop et m'a jeté bas. Mais au lieu
de fuir, la maligne bête est revenue sur ses pas et m'a brisé bras et
jambe. Je me suis défendu, mais sans votre bienheureuse intervention,
monsieur, je serais mort, et d'une mort horrible. Grâces vous soient
rendues!
Vous avez dû voir que je l'ai blessé à plusieurs reprises, mais mes
coups enivraient sa fureur. Cependant j'étais encore plus épouvanté de
ses regards et de ses cris que du mal qu'il me faisait. Je vous l'ai
déjà dit, monsieur, et je vous le répète encore, c'était le diable en
personne.
--Vous croyez? dis-je en souriant. Alors, c'est une consolation pour
vous de voir qu'il n'existe plus.
J'ajoutai un adieu à ces paroles, et en payant le transport du soldat à
Bombay, j'indiquai aux porteurs le chemin de l'hôpital.


XIX

Au coucher du soleil je retournai au village de Dungaro, décidé à
terminer une journée active par une nuit bruyante.
Ce village est mis à part par le gouvernement pour être l'exclusive
résidence d'une caste particulière. C'est là une espèce de petite
Utopie.
Je mis mon cheval en sûreté et je fis un tour dans les rues du village
pour examiner les groupes bizarres qui se trouvaient dans l'intérieur ou
à la porte des huttes de banc et de bambous entrelacés.
Les beautés noires et huileuses de Madagascar se présentèrent d'abord à
mes regards, qui furent bientôt éblouis par la rencontre d'une épaisse
Japonaise aux yeux de furet, au teint couleur d'ambre, et qui me regarda
d'un air si hébété, que je me mis à rire et à sauter autour d'elle, à
son grand ébahissement. J'aperçus enfin la demeure d'une amie, femme
charmante, qui, au besoin, vendait à boire à ses visiteurs. J'entrai
donc chez elle. Cette aimable dame était le schaich femelle de la tribu,
et son habitation se distinguait des autres par un second étage avec
verandahs.
Cette habitation, splendide en comparaison de son pauvre entourage,
était le principal refuge des Européens, en l'honneur desquels la
maîtresse du logis portait une coiffure anglaise qui rendait bizarre
jusqu'au grotesque son visage d'acajou. Mais Anne réunissait dans sa
belle personne tous les traits caractéristiques du buffle des forêts. Sa
peau, épaisse et de couleur sombre, était couverte d'un poil rude et
menaçant; ses yeux s'enfonçaient dans leur orbite; elle avait les jambes
courbées, une bosse de dromadaire et des dents d'éléphant; en un mot,
c'était la plus horrible sorcière qui eût jamais hanté les sabbats du
démon.
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