Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 13

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comprendre par un muet reproche combien il blâmait ma conduite:
--En luttant contre un équipage commandé par deux pareils hommes, nous
n'avions aucune chance de succès; il était ensuite impossible de vous
prendre dans une position si bien fortifiée; nous avons inutilement
perdu les plus braves garçons de notre vaisseau. Quelle sottise ou
quelle folie! Je ne sais de quel terme qualifier notre témérité; mais
elle vient de l'ignorance du nom de l'ennemi que nous voulions
combattre.
Quelques-uns des hommes appartenant à la frégate essayaient encore de se
sauver, et deux bateaux partis pendant la confusion tentaient de
s'emparer d'un troisième dont nos Arabes avaient pris possession; de
sorte qu'il y avait encore de temps en temps des coups de canon et de
pistolet. Irrité de l'entêtement des vaincus, de Ruyter s'avança vers
Aston et lui dit d'un ton grave:
--Je vous en supplie, monsieur, parlez à vos hommes. S'ils désirent
profiter des usages de la guerre, ils doivent abandonner des efforts
inutiles pour soutenir une opposition plus longue; leur lutte est une
folie, plus encore, une déloyauté. Je ne puis m'opposer, en face d'une
attaque, à la défense de mes gens; mais, après avoir baissé leur
drapeau, vos hommes ne doivent ni fuir ni essayer de reprendre leurs
bateaux; et, croyez-le bien, lieutenant, le seul désir qui dicte mes
paroles est celui d'éviter l'effusion du sang.
Aston sauta sur le devant du navire, et ordonna aux hommes qui se
battaient dans la barge de venir à bord du grab.
Quand cet ordre fut exécuté, Aston se tourna vers de Ruyter et lui dit
en souriant:--Permettez-vous à ceux qui sont partis de profiter de leur
chance?
--Certainement, répondit de Ruyter; je n'ai besoin ni de bateaux ni de
prisonniers; cependant il faut que je remplisse le devoir qui m'oblige
de garder ceux que je possède, quoique je sois excessivement contrarié
de les avoir. Je n'ai jamais de ma vie gagné une bataille aussi inutile,
et non-seulement j'ai perdu mes meilleurs hommes, mais encore les
services momentanés de ceux qui sont entre les mains du docteur.
--Un succès continuel, fit observer Aston en contemplant avec tristesse
les débris de sa petite flotte, rend trop confiant, et en voici les
résultats.
--Non, dit de Ruyter, c'est au contraire cette confiance qui assure
votre succès dans presque tout ce que vous entreprenez. Toutes les
nations ont eu leur tour, et aussi longtemps qu'elles se sont crues
invulnérables, elles l'ont été. Quand elles commencent à douter de leurs
forces, elles ne sont plus victorieuses. Il faut que ces races--de
Ruyter désigna un drapeau américain qui couvrait une écoutille--prennent
l'essor en haut, c'est leur station... Mais, Trelawnay, conduisez votre
ami en bas, traitez-le en frère. Mon Dieu, garçon, qu'avez-vous? je ne
vous croyais que très-légèrement blessé!
En prononçant ces paroles, de Ruyter s'élança sur moi, et la promptitude
de ce mouvement amortit ma chute, car je tombai sans connaissance.
Depuis quelques instants, Van Scolpvelt se promenait sur le pont,
examinant, additionnant, récapitulant avec une indicible satisfaction la
riche moisson de patients que la bataille lui avait faite. Malgré la
joie qui remplissait le coeur du bourreau Esculape, un froncement de
sourcils très-prononcé accompagnait son regard lorsqu'il rencontrait,
dans les évolutions de sa promenade fantastique, la figure
bienveillante et douce d'un médecin anglais qui avait suivi Aston sur le
grab, et auquel, par l'autorisation de de Ruyter, devaient être confiés
tous les blessés de sa nation, beaucoup plus nombreux que les nôtres, et
qui ne prétendaient nullement aux soins de Van Scolpvelt, bien au
contraire, et il en eut l'irrécusable preuve.
Occupé à chercher dans le groupe des malades de son confrère un cas
d'amputation, afin de tenter une seconde épreuve de son nouvel
instrument, Van Scolpvelt fut interrompu dans son ardente et silencieuse
perquisition par la voix d'un matelot qui disait avec l'accent d'une
frayeur jouée:
--Tom, mon ami, regarde; voici un Indien, un diable, un cannibale, il va
enlever le paillasson de nos têtes (c'est-à-dire nous scalper), nous
hacher en morceaux, et ensuite il nous servira sous le nom de porc salé
aux mauricauds qui seront assez forts pour se mettre à table à l'heure du
dîner.
--Que je sois damné, répondit l'homme appelé Tom, si je n'oppose pas à
la fourchette de ce vieux Belzébuth la défense d'une bonne cuiller!
Et il ramassa une des cuillers à balles.
Offensé par ces séditieuses paroles, l'opérateur vint pour se plaindre à
de Ruyter au moment où je perdais connaissance.
En me voyant tomber, Van Scolpvelt se frotta les mains, se pencha vers
moi, et dit en souriant d'un air content de lui-même:
--Je savais bien qu'il succomberait. Lorsque je l'ai vu blessé à la
figure, je lui ai offert mes soins, mais il les a refusés, il a ri,--ri!
Il ne rira plus maintenant. Oui, en vérité, il se croit plus savant que
moi, plus savant que le docteur Van Scolpvelt!... Je préférerais fumer
ma meershaun (pipe) dans le magasin à poudre que de prendre la peine de
le saigner, car il est aussi entêté, aussi opiniâtre qu'une femme. Il a
tué mon patient; n'aurait-il pas été plus simple, plus juste et surtout
plus utile de me laisser scier les jambes du lascar? Mais non, il aime à
tuer, c'est la passion de sa nature brutale, féroce, indomptable. Enfin,
il a reçu sa punition, car ceci est un jugement de Dieu. Sans lui
j'aurais eu un sujet, un sujet magnifique.
Pendant ce monologue, qu'Aston me répéta, je fus transporté dans ma
cabine. Là, Van Scolpvelt détacha ma ceinture, et en ôtant ma chemise
rougie par le sang, il trouva deux autres blessures, l'une faite par une
balle qui avait traversé le bras gauche, l'autre par la crosse d'un
mousquet.
--Jugement de Dieu, punition du ciel, reprit Van Scolpvelt, pour le plus
atroce des crimes, celui de tromper son chirurgien. Il ne voulait pas
non plus apprendre comment on applique un tourniquet, imprudent et
déraisonnable jeune homme! Je ne doute pas, on ne doit pas douter qu'il
aimerait mieux perdre la vie que l'opiniâtre entêtement de son
caractère; rien ne l'émeut, rien ne l'arrête, rien! Il m'a triché, volé,
frustré d'un patient!
Ici, Van Scolpvelt coupait les chairs meurtries et fourrait de l'étoupe
dans la blessure.
À un vif tressaillement de douleur qui me fit reprendre mes sens, Van
Scolpvelt s'écria d'un ton surpris:
--Ah! ah! il n'aime pas cela; je croyais pourtant qu'il n'avait pas la
moindre sensibilité.
Sur ces paroles, le docteur me quitta en me confiant à la garde d'Aston.


XXXV

Lorsque j'eus entièrement repris connaissance, je vis Aston penché sur
moi, attentivement occupé à laver ma figure avec de l'eau mêlée de
vinaigre.
Quelques minutes se passèrent avant qu'il me fût possible de comprendre
l'état dans lequel je me trouvais et même de me rendre compte des
circonstances qui l'avaient produit. La figure d'Aston me rappela la
boutade que j'avais eue de me jeter du haut du mât dans la mer, et je
lui dis, en me croyant encore sur le vaisseau du capitaine-fermier:
--Est-ce bien vous, Aston; où suis-je?
--Où je suis fâché de vous trouver, Trelawnay; peut-être vous eussé-je
pardonné tout autre drapeau que celui-ci.
--Voyons, Aston,--car ces paroles me firent revenir à la
réalité,--avouez que j'ai eu mille raisons pour m'être à tout jamais
dégoûté du premier. Maintenant, je ne me bats que sous les ordres de de
Ruyter. Montrez-moi un homme plus loyal, plus chevaleresque, plus brave,
plus noble, et je le quitte à l'instant.
--L'appréciation que vous faites du grand caractère de de Ruyter est
connue, mon cher Trelawnay. Aussi bien que vous, je sais que c'est un
homme d'un rare mérite; mais là n'est point le sujet du regret que
j'exprime, et votre réponse nous éloigne de la question.
--Eh bien! Aston, pour y répondre, je ne puis qu'interroger vos
souvenirs; ils vous rappelleront, sans doute, la situation dans laquelle
je me trouvais à l'époque où je me suis mis, non dans la dépendance,
mais sous l'amicale protection de de Ruyter. À ma place, quel parti
auriez-vous pris?
Aston réfléchit quelques instants, me serra affectueusement la main et
me dit avec bonté:
--Par le ciel! je crois que j'aurais agi comme vous l'avez fait... mais,
ajouta-t-il en souriant, à votre âge.
--Si vous connaissiez de Ruyter comme je le connais, Aston, vous
n'ajouteriez pas cette parenthèse. Sur tout homme de coeur, mon ami
exercera l'irrésistible puissance qu'il a exercée sur moi: je l'ai suivi
parce que je l'ai aimé, et je le suivrai toujours parce je l'aimerai
toujours. En conséquence, ne parlons de rien qui puisse, même
indirectement, assombrir l'éclatante lueur de cette amitié... Comment
vont les choses sur le pont? Il me semble que la nuit est bien profonde,
et que nous sommes dans une singulière situation. Est-ce le ressac qui
frappe contre le grab?
--Non, mais contre les rocs. Il n'y a au monde que l'aventureux de
Ruyter qui soit capable de se hasarder dans un pareil ancrage. Je
comprends aujourd'hui son but, c'était celui d'empêcher notre vaisseau
de venir côte à côte du sien. Quelle profondeur d'idée! Je n'eusse
jamais pensé à cette ingénieuse défense.
--Et ce n'est point la première fois qu'il a jeté l'ancre à l'abri de
ces rochers, mon cher Aston; mais le temps et les circonstances vous
apprendront à connaître la supériorité de notre ami; en attendant,
parlons de choses fort terrestres: donnez-moi à manger ou un verre de
grog, car il faut que je me hâte de remplacer la liqueur rouge qui s'est
échappée de mes blessures.
Mais comment diable le vieux Scolpvelt a-t-il arrangé mon bras? Je sens
l'empreinte de ses griffes envenimer ma chair. Cet homme a toutes les
qualités voulues pour être bourreau en chef des enfers. Aston, appelez,
je vous prie, votre médecin. Van Scolpvelt a gâté mon appétit.
Aston envoya chercher son chirurgien, et me dit, en reprenant sa place
auprès de moi:
--Van Scolpvelt a certainement une mise extraordinaire, et je ne puis
pas dire que j'aime la coupe de sa figure.
--Je le crois, répondis-je en riant. Eh bien, mon ami, son affreux
visage n'a rien de malséant ni de désagréable, en comparant la vue au
toucher de ses mains, qui brûlent comme une pierre rougie dans un
brasier.
Le chirurgien d'Aston parut.
Généralement les médecins ne censurent jamais avec franchise leurs
confrères en profession, mais ils le font par une directe implication,
c'est-à-dire en défaisant tout ce que l'autre a fait: ce qui fut exécuté
par le médecin anglais, mais sans un mot de blâme. Pour apaiser
l'irritation des chairs, du liniment était appliqué sur la blessure; mon
nouveau docteur l'enleva, ainsi que les bouchons d'étoupe. Cette
opération me soulagea aussi vivement que si on avait ôté une écharde de
mon doigt.
Remis à mon aise par l'habileté du médecin, je repris ma conversation
avec Aston, je lui serrai les mains en lui demandant des nouvelles de
notre vaisseau, et pour quelle raison il l'avait quitté, car je savais
que ce n'était pas celui-là qui nous avait poursuivis.
--Un de mes amis, me dit-il, avait reçu le commandement d'une frégate,
et il m'a donné la place de premier lieutenant à son bord. Ayant reçu
des nouvelles de deux frégates françaises, nous étions partis en toute
hâte porter ces nouvelles à l'amiral, arrêté à Madras, et, en nous
faisant accompagner d'une autre frégate, il nous avait ordonné de
veiller sur elles et de ne point les perdre de vue. Nous les découvrîmes
au Port-Louis, qu'elles avaient bloqué pendant quelques jours. Outre
cela, on nous avait averti que de Ruyter était sur mer avec sa corvette,
et nous avions ordre d'intercepter son retour au port. Je n'avais pas la
moindre idée de le trouver ici sur le grab, que j'avais pris pour un
vaisseau arabe. Je croyais bien cependant l'avoir vu quelque part, et je
n'ai jamais pu me souvenir que c'était à Bombay. Mais alors je n'avais
pas de cause pour supposer que de Ruyter et même de Witt avaient
quelque connexion avec le grab, et à plus forte raison qu'ils étaient
l'un et l'autre une même personne. De Ruyter a fait plus de tort au
commerce de la Compagnie que tous les vaisseaux de guerre français.
Aussi sa tête vaut-elle la rançon d'une frégate. Il est merveilleux,
quelque habile qu'il soit, qu'il ait pu éviter si longtemps les piéges
tendus sur son passage.
Après avoir fini ses arrangements sur le pont, de Ruyter vint nous
retrouver; il serra la main que lui tendait Aston et lui dit avec bonté:
--Le désastre qui vous a fait tomber entre nos mains ne sera pas un
très-grand malheur, et il est bien préférable que la victoire soit de
mon côté. Quelle miséricorde pourrais-je espérer des marchands
inquisiteurs s'ils me tenaient dans leurs griffes? Je préférerais mille
fois sentir sur ma poitrine le genou d'un éléphant en fureur. Pour vous
mettre à l'aise, autant que les circonstances peuvent le permettre, je
laisse à votre jugement la disposition de vos hommes. Combien aviez-vous
de personnes sur les bateaux?
--Soixante au plus, en comptant les officiers, répondit Aston.
--Bien. Profitez du voisinage de la frégate pour envoyer votre docteur à
bord avec les hommes qui sont sérieusement blessés; ils y seront mieux
soignés qu'ici, car nous sommes très-serrés, et nous nous attendions peu
à recevoir des hôtes. Si vous avez des lettres à écrire, préparez-les.
De Ruyter remonta sur le pont; Aston commença sa correspondance, et,
brisé de fatigue je m'endormis jusqu'au matin.
Le lendemain, je me trouvai assez fort pour monter sur le pont à l'aide
d'un appui.
Une vigie que nous avions placée sur la pointe d'un rocher nous
avertissait des mouvements de la frégate.
Vers huit heures, elle s'approcha de nous aussi près que purent le lui
permettre le caprice du vent et le bouillonnement des vagues.
Nous envoyâmes notre chaloupe à son bord, pavoisée d'un drapeau de
trêve. Elle contenait le docteur anglais, les blessés et un porteur des
lettres d'Aston.
Le capitaine de la frégate renvoya ses remercîments; mais il promit à de
Ruyter, tout en lui sachant gré de sa conduite polie et humaine, de le
forcer à sortir de sa cachette.
Pour y réussir, tous les expédients furent employés; mais de Ruyter, en
étudiant les signaux faits à l'autre frégate, savait que, sous aucun
prétexte, elle ne devait quitter le blocus du Port-Louis. La première
frégate, dépourvue de bateaux, ne pouvait donc rien faire par elle-même,
et il lui était tout à fait impossible d'approcher du grab. La seule
chance de succès qui restait à la frégate était de nous bloquer; mais
les fréquents et dangereux orages de la saison ne pouvaient lui
permettre de le faire efficacement.
Pour éviter la prolixité,--ai-je été assez fortuné jusqu'à présent pour
y échapper?--et pour éviter le rocher sur lequel tant de gens ont fait
naufrage, j'emprunterai un extrait du journal abrupt et concis de de
Ruyter:
«_Dix heures du matin._--Temps sombre, couvert de nuages, éclairs,
fortes ondées; nous levons l'ancre, nous touons le vaisseau de son
ancrage; aidés par les éclairs et par le vent frais de la terre, nous
évitons les battures.
«_Une heure._--Nous mettons à la voile et nous quittons l'île qui a
été notre refuge.»
Ceci fut écrit trois jours après notre victoire. Nous dirigeâmes notre
course vers Diego Garcia, et nous fûmes bientôt loin des frégates.
Nous avions à bord du grab mon ami Aston et vingt-six Anglais.


XXXVI

De Ruyter aurait volontiers libéré Aston, si ce dernier avait voulu
accepter les offres généreuses de mon ami.
--Non, disait-il en fermant la bouche à de Ruyter, je dédaigne d'éviter
les conséquences naturelles et méritées de ma folle entreprise. Si le
succès qui a couronné votre défense avait récompensé mes efforts, il
est certain que je me serais montré aussi généreux que vous.
Malheureusement, les preuves de mes bonnes dispositions seraient
limitées. Il est donc préférable que les événements aient pris cette
marche. Je me soumets volontiers aux usages de la guerre, et je vous
supplie, mon cher de Ruyter, de ne pas hasarder votre réputation en
froissant les engagements que vous avez contractés envers la France. Ne
vous servez pas de votre pouvoir pour me préserver de la punition qui
m'attend. Ce ne sera qu'un emprisonnement rigoureux, mais court; puis il
y a tant de prisonniers dans l'Inde, qu'un échange pourra promptement
s'effectuer.
--Votre volonté sera la mienne, mon cher Aston; seulement, soyez assuré
de ceci,--j'ai du moins assez de pouvoir pour vous le promettre avec
certitude,--que si le nom de prisonnier ne vous tourmente pas, vous
n'éprouverez aucune des indignités qui accompagnent ordinairement cette
fâcheuse position. Si je pensais que dans les lieux où je commande il
pût en être autrement, je vous libérerais malgré vous. Ma fidélité aux
Français est de l'encre, et non du sang; je ne leur en dois pas. Notre
contrat est un mutuel intérêt; cet intérêt n'existant plus, chaque parti
peut le briser sans un instant d'hésitation. La lie que la révolution de
93 a fait bouillir m'ouvre l'île de France, une seconde Botany-Bay, où
la France exile ses félons. Là, ils sont aussi frivoles, aussi légers,
aussi violents que les brises du Mousan à Port-Louis, où le vent souffle
de chaque quartier de la boussole, depuis le lever jusqu'au coucher du
soleil; mais ils n'osent pas se jouer de moi: je dis ils n'osent pas,
parce qu'avec toutes leurs batteries de trompette, leurs coeurs ne
sont ni nobles ni braves. Leur courage est une parole, leur fureur un
ouragan en jupon. Ils vous détesteront parce que vous êtes brave, parce
que vous êtes beau garçon, parce que vous avez un habit élégant; ils
sont aussi envieux, aussi cruels, aussi lâches que l'est la race
caquetante des singes de Madagascar.
Aston regarda de Ruyter avec surprise, tandis que je riais de cette
moqueuse tirade.
--Je vous dis tout cela, lieutenant, parce que je désire que vous
compreniez que, sous leur drapeau, je ne sers que mes intérêts. Comme
nation, je les méprise, quoiqu'il y ait quelques bonnes âmes parmi eux.
Malgré toute leur civilisation,--civilisation dont ils sont
très-fiers,--malgré toute leur élégance de geste et de langage, ils vous
traiteront avec indignité, car rarement ils ont eu ici l'occasion de
décharger leur bile sur un prisonnier anglais. Mais, je vous le jure,
ils vous respecteront, et je ne permettrai pas qu'un de mes prisonniers
reçoive d'eux même un regard de mépris. Ainsi, nous nous comprenons.
--Maintenant, mes garçons, allons voir ce qu'il y a pour souper; j'ai
peur que notre cuisine et notre faïence aient souffert depuis que ces
rudes visiteurs nous ont abordés, et pourtant, avec un temps si froid et
si obscur, nous n'avons pas besoin d'absinthe pour aiguiser notre
appétit; descendez en bas, je jetterai seulement un coup d'oeil sur la
mer et je vous rejoindrai.
En descendant, j'appelai notre munitionnaire Louis, et je lui dis que
nous étions aussi affamés que des hyènes.
--Mais, Louis, m'écriai-je en jetant un coup d'oeil sur la table, qui
pourra avaler le porc sec et la salaison pourrie que vous avez servis?
Allons, mon vieux garçon, donnez-nous quelque chose de mieux, ou je
serai obligé de faire rôtir Van Scolpvelt.
--Une fois que vous l'aurez avalé, vous ne mangerez plus, me répondit le
munitionnaire; je préférerais dîner avec le sabot d'un cheval.
Au même instant, le docteur parut, attiré par le désir d'examiner mes
blessures.
--Laissez-moi tranquille, vieux Van, lui dis-je; pas de chevilles
caustiques pour moi. Asseyez-vous, et remplissez un peu votre peau, qui
traîne sur vos os comme un morceau de canevas goudronné et ratatiné.
--Comment! s'écria Van Scolpvelt en essayant d'attirer à lui tout le
service de la table pour le faire disparaître, mais il ne faut pas que
vous mangiez. J'ai ordonné au garçon de vous préparer du conzé.
--Que votre eau de riz soit maudite! Allez, Louis, allez auprès du
cuisinier, et dites-lui de nous faire rôtir deux poulets, ainsi qu'un
morceau de porc; j'ai besoin de prendre quelque chose de solide et de
réconfortant.
Van Scolpvelt allait contremander cet ordre, lorsque je lui mis
impatiemment la main sur les lèvres. Puis, à la grande surprise du
pauvre docteur, je versai dans une tasse le contenu d'une bouteille de
madère, et je me préparais à la vider, lorsque, revenu de sa stupeur,
Van s'élança sur moi en s'écriant:
--Pendant que vous êtes mon patient, je ne vous permettrai pas
d'attenter à vos jours; vous ne stigmatiserez pas mon système. Au lieu
de madère, vous boirez du jus de citron, à moins que vous ne préfériez
du gruau de conzé; mais le citron vaut mieux: c'est le fruit du _citrus_
de la classe _polyadelphia_, ordre _icosandria_, le principal ingrédient
dans l'acide citrique, précieux pour les usages pharmaceutiques sur
terre, et mille fois plus utile sur un vaisseau, où on ne peut jamais le
trouver. Mais moi, moi Van Scolpvelt, j'ai travaillé longtemps pour le
rendre applicable par la condensation. Jusqu'à présent, dans les mains
des chimistes, il a montré des symptômes de décomposition; mais, avec
l'aide d'un précieux mémoire composé par le savant Winschatan,
précepteur de l'immortel Boerhaave, et daté de 1673, j'ai réussi à le
préserver dans la forme concrète. Il a maintenant seize mois, et vous
verrez qu'il est meilleur et plus frais qu'à l'époque où on l'a enlevé
de l'arbre. Garçon, donnez-le-moi.
Tout occupé de prendre sa composition des mains de son aide, Van
Scolpvelt oublia le madère, que j'avalai d'un trait.
Le docteur se leva gravement, et, après m'avoir jeté un regard froid, il
prit sa bouteille, l'engouffra dans sa large poche et disparut.
--Capitaine, dit-il à de Ruyter, qu'il poursuivit sur le pont, Trelawnay
est un fou: je ne suis pas habitué à les soigner; seulement, je vous
conseille de lui faire mettre un gilet de force.
À la fin du souper, Louis plaça sur la table une bouteille de grès
couverte de poussière et contenant du skedam couleur de bambou.
Nous nous assurâmes qu'il avait conservé son véritable goût et, selon la
délicate observation de Louis, qu'il possédait la saveur d'une flamme
mêlée avec le fumet de genièvre.
--Allons, Louis, faites-nous griller un biscuit; vous êtes le seul homme
utile à bord; personne n'est capable d'égaler votre adresse pour faire
cuire un biscuit à point.
Quand Louis fut descendu pour remplir sa mission, Aston me demanda:
--Quel homme est donc ce Louis?
--Le munitionnaire; il remplit de plus les fonctions de commis et
quelquefois celles de cuisinier. C'est un homme double, un garçon sans
pareil. Né à l'île Maurice, il réunit dans sa personne les traits
caractéristiques de deux nations, le gros ventre et la taille carrée
d'un Hollandais aux maigres bras et aux jambes d'un Français; il
ressemble à un muid de skedam posé sur des échasses. Sa figure est un
burlesque mélange des traits de son père et de ceux de sa mère; grasse
et ronde comme une citrouille, elle laisse une large place à un nez
français, semblable à une figue mûre, rouge et à la queue élevée. Sa
bouche, fendue d'une oreille à l'autre, a des lèvres grosses, flasques,
humides, qui en s'entr'ouvrant montrent une rangée de dents tout à fait
pareilles aux pieux posés à l'entrée d'une digue hollandaise, et, comme
cette digue, toujours prête à recevoir ce qu'on lui offre. Le véritable
menton de Louis est ridiculement court, mais, d'une nature aussi féconde
que son estomac, il s'est ajouté trois ris. C'est une masse de gras
collée sur un vrai cou français, long, osseux et courbé à la façon de
celui du dromadaire. La tête de Louis paraît être formée pour porter une
couronne d'or, car, à moins de quelque chose de cette forme et de ce
poids, rien ne peut rester sur sa tête lorsqu'il fait du vent: aussi ses
compagnons lui ont-ils donné le sobriquet de _Louis le Grand_. Mais le
voici, regardez-le bien, et dites-moi si j'ai exagéré le portrait que je
viens de faire.
Quand les biscuits furent placés sur la table, je dis à Louis:
--Racontez au lieutenant de quelle façon vous avez obtenu la place de
munitionnaire.
--Quand le dernier mourut, monsieur.
--Soit, bien, je sais cela; mais comment mourut-il?
--Monsieur, dit Louis dans un jargon mêlé d'anglais et de français, ce
munitionnaire avait un très-grand amour pour l'économie, et un soir,
comme il était en train de placer sur la table de la cabine un morceau
de fromage dur, sec et salé, je voulus lui faire observer que ce fromage
n'était pas mangeable. Il ne répondit à la justesse de ma remarque qu'en
m'appelant niais, délicat, extravagant, et il me soutint que le fromage
était un très-bon fromage; pour me le prouver, tout en continuant de
m'appeler entêté, imbécile, il en cassa un morceau et essaya de
l'avaler; mais le morceau resta dans sa gorge comme restent dans celle
d'un serpent les cornes d'une chèvre qu'il a avalée tout entière. Van
Scolpvelt était sur terre, j'étais l'ami du pauvre munitionnaire, et je
frappai sur son dos pour lui faire rendre l'étouffant fromage. Ma foi,
monsieur, je frappai tant et tant qu'il en mourut, et je pris tout
naturellement la place du défunt.


XXXVII

L'équipage du grab s'amusait constamment aux dépens de Louis, dont il
ridiculisait les gestes, la figure et les habitudes: mais cette amicale
moquerie était rieuse, inoffensive, sans méchanceté, car tous les hommes
du bord avaient contracté envers ce brave et loyal garçon une dette
d'amitié ou de reconnaissance. Toujours bon, toujours honnête et
serviable, Louis se montrait infatigablement industrieux: puis, comme
son estomac avait la régularité d'un véritable chronomètre, il ne
mettait jamais le moindre retard dans le service des rations, du partage
desquelles, malgré son économie, il n'était nullement parcimonieux.
La parfaite organisation du système de dépense établi par le
consciencieux munitionnaire satisfaisait tout le monde, et Louis était
enchanté de voir ses matelots joyeux, dodus et bien portants.
Un seul personnage paraissait indifférent, non-seulement au physique,
mais encore au moral, à l'excellente nourriture distribuée par Louis, et
ce personnage était l'étique Van Scolpvelt.
--Je crois, disait le munitionnaire, que ce docteur hollandais est le
diable sous forme humaine; il vit de lecture et de tabac; sa pipe fume
toute la journée; il ne mange pas, il ne dort que d'un oeil.
En entendant l'éloge que nous faisions des admirables qualités de Louis,
de Ruyter, qui entrait dans la cabine, dit en s'asseyant près de nous:
--Il n'y a rien de si utile et de si important pour un commandeur que de
bien nourrir ses hommes. Les matelots mangent très-peu, mais si les
aliments leur sont parcimonieusement limités, ils deviennent aussi
indomptables et aussi sauvages que les bêtes fauves. Votre flotte,
ajouta de Ruyter en se tournant vers Aston, s'est révoltée une fois, et
cette flotte vous prit vos murs de bois, parce que vous aviez mesuré en
petites portions leur part de nourriture. Pour nous, qui tenons notre
autorité du suffrage universel de ceux qui se placent sous sa
domination, il serait excessivement dangereux d'être entouré par des
hommes mécontents et affamés. La faim est sourde à la voix de l'honneur;
elle ne connaît pas la crainte; elle brise les liens de fer de
l'habitude. Le seul abus qu'il soit nécessaire de réprimer à bord d'un
vaisseau est celui des liqueurs, car l'ivresse réveille les idées
d'indépendance et d'insubordination.
--Allons, vieux Louis, dit de Ruyter, donnez-nous encore une rasade de
genièvre, et comme mes hommes ont beaucoup travaillé, je vous engage à
leur porter à boire. Vous avez corrompu l'orthodoxie de nos Arabes,
votre superbe éloquence a vaincu leurs scrupules. Ce Louis, continua de
Ruyter en riant, a persuadé à mon équipage musulman que le gin n'a
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