Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 03

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d'un meilleur procédé que celui par lequel elle m'avait conduit chez M.
Sayers. Mon père daigna me consulter sur l'urgence de ce prochain
départ; mieux encore, il voulut bien en préciser le lieu et me présenter
l'image de ma future position sous l'aspect le plus séduisant.
Malheureusement pour la réalisation des espérances de mon père, je
réfutai ses arguments à l'aide d'une parole si ferme et avec des
manières si éloignées de toute concession, qu'il comprit enfin que je ne
serais jamais guidé dans ma conduite ni par l'égoïsme ni par l'intérêt
personnel.
À ma grande joie, je fus quelques jours après conduit à Portsmouth et
embarqué comme passager sur un vaisseau de ligne nommé le _Superbe_, qui
allait rejoindre à Trafalgar l'escadre de Nelson.
Le _Superbe_ était commandé par le capitaine Keates. De Portsmouth, nous
mîmes à la voile pour Plymouth, afin de prendre à bord l'amiral
Duckworth; mais un ordre de l'amiral contraignit le vaisseau à
stationner trois jours dans la rade, et ces trois jours furent employés
par les officiers à maugréer tout bas contre un ordre qui retardait la
satisfaction de leur vif désir d'être joints à l'escadre, et par les
matelots à transporter sur le bâtiment des moutons et des pommes de
terre de Cornwall, destinés à la table de l'amiral.
Ce maudit délai jeta tout l'équipage dans le désespoir, car nous
rencontrâmes la flotte de Nelson deux jours après sa victoire
immortelle.
J'étais bien jeune à cette époque mémorable de ma vie, et cependant je
fus vivement impressionné par la scène qu'amena l'approche du schooner
_le Pickle_, qui portait les premières dépêches de la bataille de
Trafalgar et le récit circonstancié de la mort du héros. Le commandant
du schooner brûlait d'une si ardente impatience pour être le premier à
porter la grande nouvelle en Angleterre, que nos signaux furent
vainement aperçus; il n'arrêta pas sa course, et nous nous trouvâmes
dans l'obligation de nous détourner de notre route pendant plusieurs
heures pour lui donner la chasse, afin de le contraindre à venir sur
notre vaisseau.
Le capitaine Keates reçut le commandant sur le pont, et lorsque d'une
voix tremblante il lui demanda des nouvelles de l'escadre, je me
trouvais à côté de lui. Un profond silence régnait partout; les
officiers se tenaient immobiles, pâles et frémissants, à quelques pas de
leur chef, qui marchait sur le pont tantôt avec une précipitation
fiévreuse, tantôt avec un calme d'écrasant désespoir.
Bataille, Nelson, vaisseaux, étaient les seules paroles intelligibles
que pouvaient recueillir les oreilles avides de ces jeunes officiers,
bouillants d'impatience et d'ardeur. Le capitaine trépignait, le sang
avait jailli à sa figure, et sa voix haletante saccadait les
interrogations.
L'amiral Duckworth, retiré dans sa cabine, attendait le résultat des
ordres qu'il avait donnés d'arrêter le schooner. Son humeur irritable
et violente s'était justement exaspérée du refus d'obéissance qu'avait
opposé le commandant à son pressant appel; dès qu'il fut instruit de
l'arrivée du schooner, il fit demander le capitaine. Mais Keates
n'entendit ni l'ordre ni même la voix qui le transmettait, car il
s'appuyait chancelant contre une batterie; et, frappé au coeur, il
méconnut pour la première fois la voix de son chef.
--Maudite destinée! murmurait sourdement le capitaine, déplorable délai
qui nous enlève la gloire d'avoir participé à la plus magnifique
bataille, au plus illustre combat de l'histoire navale!
Un nouvel ordre de l'amiral, qui bouillait de rage et d'impatience,
interrompit le sombre monologue du capitaine.
Je suivis Keates dans la cabine du chef, et je m'arrêtai derrière lui
sur le seuil de la porte violemment ouverte par l'amiral.
--Une grande bataille vient d'avoir lieu à Trafalgar, dit le capitaine
d'une voix basse et entrecoupée par l'émotion, les flottes combinées de
la France et de l'Espagne sont entièrement détruites, et Nelson a rendu
le dernier soupir. Après un court silence, le capitaine ajouta d'un ton
plein d'amertume:
--Si nous n'avions pas perdu trois jours à Plymouth, nous serions au
nombre des vainqueurs... Le commandant du schooner vous supplie,
monsieur, de ne pas le retenir, de ne pas détruire ses espérances comme
vous avez détruit les nôtres...
L'amiral pâlit; mais, sachant qu'il méritait les reproches, il ne fit
aucune observation et monta sur le tillac pour interroger le commandant
du schooner, qui ne répondit aux questions de Duckworth que par des
monosyllabes.
Irrité contre lui-même et contre son entourage, l'amiral renvoya le
messager et fit déployer toutes les voiles, afin de réparer par la
marche d'une double vitesse les heures qu'il venait de perdre.
Pendant l'exécution de cette manoeuvre, l'amiral se promena seul au
milieu des officiers, qui gardaient tous un profond silence, et dont les
physionomies exprimaient la tristesse et le mécontentement.
Placé au centre de cette désolation, j'en subis l'atteinte, et sans me
rendre un compte bien exact du motif de mon chagrin, je m'affligeai avec
tout l'équipage.
Le lendemain matin, nous rencontrâmes quelques vaisseaux de la flotte
victorieuse; notre amiral communiqua avec eux, et reçut des dépêches du
général Callingevood, qui mettait aux ordres du _Superbe_ six vaisseaux
de ligne, pour l'aider dans la poursuite des débris de la flotte
vaincue. Au nombre de ces vaisseaux se trouvait celui sur lequel je
devais prendre une place d'élève: j'y fus donc transbordé.
Il n'est pas nécessaire de dépeindre les misères de l'existence
d'aspirant de marine, je les trouvai moindres que celles que j'avais
supportées à la pension Sayers, et préférables aux bastonnades de mon
père. Du reste, je dois dire en toute franchise que je fus traité par
mes supérieurs et même par mes camarades avec une rare bonté, et que cet
entourage d'extérieure affection me fit trouver heureux un temps de
dure servitude.
--L'inutilité de nos poursuites contre les flottes alliées nous obligea
à voguer vers Portsmouth, et la traversée fut très-orageuse; les
vaisseaux étaient la plupart démâtés, et le nôtre avait subi des
atteintes plus graves; car, fracassé par les boulets ennemis, le pont
supérieur était presque incendié. Ce galant vaisseau, qui peu de jours
auparavant faisait voltiger ses voiles jusque dans les nuages, tandis
qu'il s'avançait fièrement sur les flottes réunies, que l'on nommait
avec ostentation les invincibles, était maintenant--quoique son
victorieux drapeau flottât encore dans les airs--entraîné çà et là à la
miséricorde du vent et des flots. Enfin, après des travaux et des
dangers inouïs, et au milieu des acclamations de triomphe de tous les
navires auprès desquels nous passions, nous arrivâmes en sûreté à
Spithead.
Quelle scène de joie, quel accueil enthousiaste, quel attendrissement
universel célèbrent notre débarquement! Du vaisseau au rivage il y avait
un pont de bateaux, et chacun s'efforçait d'arriver jusqu'à nous. Des
personnes mourantes d'angoisse et d'inquiétude demandaient d'une voix
tremblante et passionnée un père, un frère, un fils chéri, un mari
adoré. Ces appels étaient suivis ou par un cri de joie délirante, ou par
les sanglots déchirants d'un pauvre infortuné qui retournait seul au
rivage.
Après les transports de félicitations qui réunirent les amis aux amis,
les parents aux parents, vint se faire entendre la voix nasillarde des
usuriers juifs, qui offraient aux matelots, d'une main crochue, des
poignées d'or en échange de leur part de butin. Aux juifs succédèrent
les enfants, les femmes et les parents des matelots; toute une
population, tout un peuple qui ne poussait qu'un cri de bonheur; enfin,
avec les provisions fraîches, une nuée de femmes de mauvaise vie envahit
le vaisseau comme les sauterelles d'Égypte.
Ces femmes arrivèrent en une si prodigieuse quantité, que de huit mille
qui demeuraient à cette époque à Portsmouth et à Gaspart, il n'en resta
pas plus d'une douzaine dans les deux villes. En peu de temps elles
eurent achevé ce que les flottes ennemies avaient menacé de faire,
c'est-à-dire de prendre possession de l'escadre de Trafalgar.
Je me rappelle que le lendemain, pendant qu'on déchargeait le vaisseau,
ces effrontées pécheresses enlevèrent les trois canons de 32, et je
pense qu'il y en avait bien trois ou quatre cents qui viraient le
cabestan.
Aussitôt notre débarquement opéré, le capitaine Morris écrivit à mon
père pour lui demander ce qu'il fallait faire de moi, puisque son
vaisseau, hors de service, était obligé de rester en rade.
Mon père répondit que, bien déterminé à ne pas me recevoir dans sa
maison, il priait le capitaine de m'envoyer de suite dans l'école de
navigation du docteur Burney.
Je fus épouvanté à l'annonce de cette nouvelle; je pensais en avoir fini
avec les pensions; car, pour moi, elles ressemblaient toutes à celles
du collége Sayers. Je pressentis donc une vie de pénitences imméritées
et d'impitoyables tortures.
Le capitaine Morris, qui souffrait d'une cruelle blessure, fut obligé de
quitter le vaisseau, et il me plaça, avec deux autres enfants de mon
âge, sous la surveillance d'un contre-maître qui nous amena avec lui à
Gaspart. Ce marin avait reçu l'ordre du capitaine de nous conduire dans
la maison du docteur Burney.


VII

Le vieux Noé et sa famille hétérogène, en mettant le pied _in terra
firma_, ne ressentirent point, bien certainement, un plaisir plus vif
que celui qui nous remplit le coeur lorsque nous quittâmes le
vaisseau. Le visage du contre-maître, qu'une longue habitude
d'obéissance et à la fois d'autorité avait rendu impassible et grave
comme une figurine de bois, venait de s'épanouir et ressemblait à celui
d'un joyeux bouffon.
Il regardait autour de lui avec autant de majesté que s'il eût été
conquérant et possesseur de l'île entière. Comme le vieux brave traitait
de trahison et de blasphème l'expression pensive ou morose d'un
débarqué, il se tourna brusquement vers moi, et me dit d'une voix
grave:
--Holà! mon garçon, qu'avez-vous? Votre physionomie est aussi renfrognée
que si nous étions en un jour de dimanche, et que la cloche sonnât pour
annoncer l'heure des prières. Vous ne me prenez pas sans doute pour cet
idiot de curé que nous avions à bord?
Le contre-maître avait deviné juste, en pressentant qu'une idée
attristante absorbait ma joie. C'était le souvenir des ordres donnés par
mon père et que le marin devait exécuter.
--N'allez jamais à l'église sur terre, mon fils, reprit vivement le
contre-maître; sur mer on ne peut pas toujours en éviter l'obligation;
mais là, les prières se comprennent, il y a quelque chose à demander à
Dieu: le beau temps et de riches butins; mais à terre, garçon, il n'y a
rien du tout à souhaiter. Allons, mes enfants, marchez la tête haute et
cherchons la taverne de _la Couronne et l'Ancre_; elle doit être quelque
part dans ces latitudes, si elle n'a pas échappé à son amarrage.
Ces paroles du contre-maître me firent bondir de joie.
Un répit! m'écriai-je en mon âme; il a oublié la pension et nous allons
à la taverne!
Je doublai le pas, marchant de l'allure impatiente et décidée d'un
cheval sans frein, quand j'aperçus (car je dévorais les enseignes du
regard) une brillante couronne suspendue au-dessus de l'auvent d'une
porte; je la montrai à notre gardien, qui nous y entraîna rapidement.
Au moment de franchir le seuil de l'entrée, le marin s'arrêta, et,
passant la main sur son front, il nous dit d'un air effaré:
--Arrière, mes garçons, arrière, voyons! Voyons, le capitaine m'a dit
de... de vous conduire à... au... où diable est-ce? Dites donc, garçons,
où faut-il que vous alliez?
--Aller? répétâmes-nous d'un commun accord et de l'air le plus surpris.
--Certainement, le capitaine m'a ordonné de vous conduire quelque part;
c'est très-drôle que vous ne le sachiez pas, et plus drôle encore qu'il
me soit impossible de le rappeler à ma satanée mémoire. Bon, j'y suis...
au docteur; quelqu'un de Gaspart, enfin... Oui, oui, j'ai entendu parler
du bonhomme; je me souviens que dans le temps mon père voulait me faire
nager dans son sillage; mais j'étais rusé comme un jeune marsouin, et je
n'ai point voulu entrer dans sa maudite frégate. Pour vous, garçons,
c'est différent, il faut obéir; j'en suis responsable. Voyons, je suis
libre, loin du drapeau, et je puis agir à ma guise; eh bien, mes petits
hommes, que pensez-vous? qu'allez-vous dire? Vous sentez-vous entraînés
par le courant sur le sable de l'école? Diable! vous regardez autour de
vous comme si vous aviez envie de prendre le large et d'échapper à ma
surveillance (Nous songions en effet à nous évader). Allons, allons,
enfants, suivez-moi; nous parlerons raison le verre en main; j'ai trois
jours de bombances à faire, et il suffit à ma conscience de voir vos
noms inscrits sur les registres du docteur un quart d'heure avant de me
présenter devant le capitaine. Alerte, mes gaillards; filez votre
noeud vers la taverne.
Un garçon s'empressa de nous faire entrer dans une chambre, et pendant
qu'il arrangeait le feu en attendant des ordres, notre commodore criait
de toute sa force:
--Eh! là-bas, vous autres, vous ne faites pas mal de poussière comme ça
avec votre fourneau d'enfer, et si vous ne vous dépêchez pas de nous
apporter du grog afin de nettoyer notre gorge, je verrai si une
application de tapes sur votre poupe ne vous fera pas agir avec plus de
vitesse.--Arrêtez, continua-t-il en rappelant le garçon qui se hâtait de
courir pour chercher la consommation demandée.--Enfants, et il se tourna
vers nous, ne sentez-vous pas le vent entrer dans votre tillac? Quelle
heure est-il, garçon?
--Monsieur, il est dix heures.
--Fort bien, apportez-nous quelque chose à manger.
--Que désirez-vous, monsieur; nous avons du boeuf et du jambon froids?
--Je ne désire ni l'un ni l'autre, gronda le contre-maître; voulez-vous
donc nous donner le scorbut, affreux coquin?
--Nous avons aussi des côtelettes et des biftecks.
--C'est cela, apportez-en et faites mouvoir vos jambes un peu plus vite
que cela, imbécile que vous êtes... Attendez... serait-il possible
d'avoir des poulets?
--Oui, monsieur, oui, nous en avons un superbe dans le garde-manger,
répondit le garçon ahuri, et se tenant prudemment à distance du maître
d'équipage.
--Un poulet! stupide animal; je vous dis de faire rôtir tout le
poulailler et de vous dépêcher, encore; car s'ils ne sont pas sur la
table dans cinq minutes, dites à la mère... je ne sais pas son nom.... à
l'hôtesse, que je l'embrocherai elle-même. Eh bien! pourquoi ne
bougez-vous pas? Mais allons donc, butor! Arrêtez.... Comment!.... Mais
où diable est donc le grog que j'ai demandé il y a une heure?
--Mais, monsieur... balbutia le garçon, de plus en plus effrayé.
--Taisez-vous, belître, dit le marin en lançant au travers de la chambre
son chapeau orné de dentelles d'or; taisez-vous et filez sous le vent,
ou sinon...
Le garçon, à qui cette manière claire et précise de commander donnait
des ailes, se baissa sous la table, et se levant avec l'élasticité d'un
diable de tabatière, il s'élança vers la cuisine et disparut comme
l'éclair sous les yeux du vieux loup de mer.
Celui-ci, à qui cette rapidité exagérée dans l'exécution de ses ordres
était loin de déplaire, jeta sur nous un regard de triomphante
satisfaction; puis, élevant la main droite jusqu'à la hauteur de sa
bouche, il en retira, avec une délicatesse suprême, une chique qui y
était toujours emprisonnée et qui faisait croire aux étrangers que le
vieux marin avait sous une de ses joues un incurable abcès. Après avoir,
par une seconde manoeuvre, transporté de la main droite au creux de la
main gauche ce morceau de tabac, à qui il ne donnait de répit qu'aux
heures solennelles des repas, notre homme saisit son verre avec la ferme
assurance d'un homme habitué à cet exercice, et en avala d'un trait le
contenu.
--Diable! dit-il en faisant claquer bruyamment sa langue contre le
palais, voilà un petit brandy que j'aime bien mieux dans ma gorge qu'une
corde alentour d'elle, et je ne serais pas fâché, avant d'approfondir
les côtelettes et les biftecks qu'on doit nous apporter, de renouveler
connaissance avec lui.... Je vais donc lui dire encore un mot.
Et le contre-maître versa encore dans son verre une rasade de cognac,
pour laquelle il mit pour la forme un passe-poil d'eau claire.
Ce grog fulminant étant avalé, les yeux de notre mentor brillèrent et
s'humectèrent d'une larme de satisfaction, puis, s'affermissant sur sa
chaise et fixant un regard assuré sur la table, que le garçon, revenu de
sa frayeur, avait abondamment garnie de viandes, il brandit sa
fourchette et nous donna le signal du branle-bas, en s'écriant:
--Adieu va! mes enfants, sus à l'ennemi!
L'ennemi, je veux dire les côtelettes et les biftecks, ne tint pas
longtemps devant nos appétits aiguisés par une longue traversée, et,
après une courte résistance, la table fut couverte des débris de notre
victoire et de plusieurs bouteilles et flacons morts. Ces malheureux,
qui avaient perdu l'esprit dans la bataille, furent dédaigneusement
jetés sur le carreau par notre général en chef, qui, ainsi que nous,
avait oublié et le vaisseau et la pension.
D'un pas légèrement festonné, nous arrivâmes à Gaspart. Là, notre
pilote nous promena de boutique en boutique, et dans chacune d'elles il
faisait une emplette, en nous engageant à l'imiter. Comme il nous avait
avertis qu'il prenait à son compte personnel tout le montant des
dépenses, et que nous savions que notre commanditaire n'aimait pas à
être désobéi, nous nous donnâmes bien garde de le contrarier, et nous
sortîmes des magasins où il nous avait menés chargés de butin.
Durant tout le cours de cette _bordée_, ou plutôt de cette invasion à
Gaspart, le vieux marin, qui avait le vin très-hospitalier, invitait
tous les camarades qui se trouvaient sur son passage et toutes les
figures qui lui plaisaient--et il était facile de lui plaire dans ces
moments-là--à dîner à la taverne de _la Couronne et l'Ancre_ à deux
heures précises.
Ce n'était pas seulement aux hommes que le prodigue amphitryon
s'adressait. Non moins tendre que généreux, à toutes les jeunes et
jolies femmes qu'il rencontrait également de sa connaissance,--et Dieu
sait si le nombre en était grand,--il tenait ce discours flatteur:
--Mes toutes belles, virez de bord, mettez le cap sur votre domicile,
balayez les ponts, mettez un peu d'ordre dans votre cabine, gréez-vous
le plus coquettement possible, et venez me rejoindre au théâtre.
Surtout, mes petits amours, ne manquez pas de remplir vos petites
bouteilles de poche, afin d'avoir beaucoup de grog dans la cambuse; je
serai exact au poste.
Ces invitations terminées, le contre-maître, qui était prévoyant et
systématique dans les arrangements de sa fête, alla au théâtre, pour
lequel il prit trois loges, et rentra enfin à _la Couronne et l'Ancre_,
en se plaignant de son _travail à sec_, c'est-à-dire d'avoir travaillé
sans boire.
Les nombreuses connaissances de notre joyeux commodore commencèrent
bientôt à arriver. Les salutations extravagantes, rudes et folles le
ballottèrent des mains de l'une dans les bras de l'autre. Ce fut une
orgie de paroles qui précéda l'orgie d'action. On servit la table, et
les viandes disparurent comme par miracle; les bouteilles vides volèrent
çà et là, accompagnées des plats et des assiettes. Au dessert,
l'eau-de-vie, la limonade spiritueuse et le rhum firent le tour de la
table. On chanta, on porta des toasts, on fit des plaisanteries jusqu'au
moment où notre méthodique amphitryon, se levant de table, nous dit avec
gravité:
--Vous, là-bas, dans ce coin au bout de la table, jeunes chiens de mer,
arrêtez votre jargon, ou je vous porte à l'instant dans les bras du
docteur, vous comprenez... Maintenant, mes braves, ceci s'adresse à
tous, que pensez-vous de l'offre d'une petite promenade? Il est l'heure
du spectacle, et vous devez savoir que, pour aller aux églises et aux
théâtres, il faut être de sang-froid; là, par respect pour les curés;
ici, par amour pour les dames. Il n'est point admis dans les belles
manières de s'enivrer avant le coucher du soleil, et je ne le permettrai
pas. Ainsi, avancez à l'ordre; je n'ai plus qu'un toast à porter, et
après cette dernière salve je hisse mon pavillon.
Le contre-maître fut bruyamment interrompu par les cris des convives.
--Silence! gronda-t-il d'une voix de tonnerre.
Tout le monde se tut, excepté les verres et les bouteilles, qui
tremblèrent et rendirent un son cristallin.
Quand le calme fut un peu rétabli, le marin ajouta:
--Remplissez vos verres, messieurs, mais faites-le sans bruit, car nous
allons porter un toast très-solennel. Je m'aperçois avec peine de la
négligence que ce rustaud de garçon apporte à remplir ses devoirs envers
nous; les bouteilles sont à moitié vides; eh bien! je vous ordonne
d'empoigner chacun une bouteille, de la désenfler complétement et de lui
casser la tête.
Cet ordre, reçu avec acclamation, satisfaisait fort peu le garçon de
service, qui se hasarda à murmurer quelques remontrances.
--Marins! cria notre chef, soutenez votre capitaine. Qu'est-ce à dire,
drôle, tu te révoltes?... Sors d'ici... Ah! tu ne veux pas vider le
pont, eh bien! mes braves, écoutez ceci: un, deux, et quand je dirai
trois, souvenez-vous que la tête de ce requin est une cible.
Le domestique, effaré, se précipita hors de la chambre, contre les
portes de laquelle les bouteilles allèrent se briser.
Après avoir bu avec une gravité chancelante à la santé du grand Nelson,
nous fîmes irruption dans la ville, tâchant, tant bien que mal, de
marcher ensemble dans la direction du théâtre. Cette orgie fut ma
première leçon d'ivresse, et j'étais tellement ébloui par les liqueurs
que j'en respirais partout, et que l'air me semblait imprégné d'alcool.
Je ne me rappelle absolument rien de la pièce que je vis représenter au
théâtre; il me souvient seulement que l'auditoire était composé de
matelots et de leurs joyeuses compagnes.
Si le son de la grande cloche de Saint-Paul avait remplacé la musique
aiguë qui remplissait les entr'actes, il n'eût pas été perceptible.
À minuit, un souper fabuleux nous réunit encore à la taverne, et à deux
heures nous roulions, ivres de joie et de vin, dans les rues de la
ville, attaquant les gardes de nuit, les employés du chantier de la
marine royale et quelques soldats que le hasard nous fit rencontrer.
Malgré la prodigieuse quantité de liqueurs que le contre-maître avait
absorbée, sa tête était aussi saine et aussi calme que la bonde de bois
d'un tonneau de rhum. Quant à moi, je marchais en trébuchant; les
maisons se livraient devant mes yeux atones à des danses macabres, et
pour un pas que je faisais en avant, j'en faisais deux en arrière: mais
le contre-maître veillait sur la faiblesse des traîneurs jusqu'à ce
qu'il nous eût tous conduits au quartier général, ainsi qu'il appelait
notre auberge. Là, il nous remit tous les trois dans les mains d'une
vieille haridelle à la figure rouge comme un boulet en feu, en lui
disant d'un ton emphatique d'avoir pour nos petites personnes les
attentions les plus grandes.
La vieille femme répondit qu'elle nous traiterait avec des égards
d'hôtesse et une affection de mère.
Ce soin accompli, le fastueux amphitryon donna l'ordre de préparer dans
sa chambre un lit et une bassinoire, d'ajouter à cela un hareng salé, du
pain et un bol de punch, puis il nous souhaita une bonne nuit, et sortit
de la taverne pour aller en ville.
Notre prévenante et soumise hôtesse nous fit promptement préparer des
lits, nous donna à chacun un verre de grog très-fort, et nous fit
observer prudemment qu'il était fort tard. Sur ces paroles, elle me
conduisit dans ma chambre, me coiffa d'un de ses bonnets en me disant
que j'étais un très-joli garçon, et ajouta encore, après m'avoir
embrassé:
--Maintenant, sois sage, et n'oublie pas de dire ta prière avant de
t'endormir.
Je m'éveillai au point du jour; des rêves affreux avaient tourmenté mon
sommeil, et si j'avais connu ce fantôme qu'on appelle le cauchemar, je
me serais imaginé que ce hideux visiteur s'était glissé dans les rideaux
de mon lit. J'étais encore étourdi des libations de la journée, et ma
mémoire cherchait à rassembler les souvenirs confus des scènes de la
veille. L'entrée de la servante dans ma chambre dissipa entièrement les
nuages qui enveloppaient mon esprit.
Après avoir pris un bain et m'être habillé, je descendis au parloir,
dans lequel se trouvait le contre-maître; j'y entrai, les yeux timides,
la démarche honteuse, craignant des reproches, sans songer que c'était
dans le seul but de me distraire que mon gardien s'était fait
l'instrument de ma faute.
Le contre-maître était assis comme un empereur ou comme un prince
abyssinien, dans un large fauteuil que la corpulence de sa royale
personne remplissait en entier; il emprisonnait le feu entre ses jambes
posées en arcs-boutants. Sur une table posée près de lui se prélassaient
des tasses sans soucoupes, des théières sans manches, un morceau de
beurre salé enveloppé dans du papier brun, une rôtie de pain à moitié
mangée et des débris de hareng. Tous ces restes témoignaient de la
sobriété du bon marin, lorsqu'il n'avait pas de convives pour lui tenir
tête.
À la fin de deux jours de fêtes aussi bruyantes que celles que j'ai
racontées, le contre-maître nous conduisit, mes camarades et moi, au
collége du docteur Burney; mais, avant de se séparer de nous, il nous
glissa à chacun deux guinées dans la main, nous engagea à être sages, en
nous recommandant le silence sur l'emploi de nos jours de liberté.
Nous l'embrassâmes en pleurant, et il avait disparu que nous le
cherchions encore et du coeur et des yeux.


VIII

Je passai un temps très-court dans la maison du docteur Burney, car je
n'y étais entré qu'avec la condition expresse qu'au premier départ d'un
vaisseau je serais immédiatement embarqué.
Parmi les élèves du docteur, il s'en trouvait quelques-uns qui avaient
déjà vu la mer; je me liai de préférence avec ceux-là, et l'un d'eux me
joua un mauvais tour, qui s'est gravé dans ma mémoire, comme le seul
souvenir de ces quelques mois de collége.
Le capitaine Morris m'avait donné une lettre pour mon père. Un jour
j'obtins la permission de sortir, afin de la mettre à la poste, et je
fus accompagné par Joseph, le camarade rusé dont je n'ai pas même oublié
le nom.
--Pour qui est cette lettre? me demanda-t-il lorsque nous fûmes hors de
la maison; montrez-moi l'adresse, je vous prie.
Et prenant la lettre de mes mains, sans attendre mon refus ou mon
consentement, il la sentit lourde et s'écria:
--L'enveloppe renferme quelque chose de plus précieux qu'un chiffon de
papier.
Je lui dis alors que le capitaine Morris m'avait fortement recommandé de
faire parvenir cette lettre à mon père, et cela dans le plus bref délai.
--Ah! ah! par Jupiter, je comprends: cette lettre renferme un trésor, et
c'est bien certainement le reste des billets de banque que votre père
avait donnés au capitaine pour satisfaire aux nécessités de votre
entretien. J'espère que vous ne serez pas assez niais pour commettre la
folie de l'envoyer.
--Mais si, répondis-je en essayant de lui prendre la lettre.
--Mon Dieu, que vous êtes stupide! Cet argent vous appartient,
puisqu'il vous était destiné; gardez-le, il vous est bien nécessaire,
puisque vos deux guinées sont dépensées; un garçon de votre âge ne doit
jamais rester les poches vides.
Joseph ajouta tant de moqueries, tant d'arguments à ces paroles, qu'il
parvint à éveiller en moi un sentiment de rancune contre l'avarice de
mon père. Je songeai aussi qu'il me serait difficile de rencontrer la
nouvelle occasion d'une pareille aubaine, et je ne fis aucune objection
pour repousser la déloyauté des conseils de mon camarade.
--Vous avez droit, et un droit incontestable, à la moitié de cette
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