Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 09

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Ma pauvre mère n'a connu que le chagrin et l'affliction; son existence a
été triste, je me dois à elle. Dans mon enfance, Trelawnay, la main de
ma mère était la seule qui me caressât, je ne connais pas d'autre lieu
de repos que l'appui de son coeur, que l'asile de ses bras, et quand
je commençai à comprendre les tendresses de son âme, je ne voulus plus
quitter sa chère présence. Malade, c'était elle qui m'endormait, elle
qui, par les mélodies de sa harpe, charmait mes oreilles, elle qui
fermait mes yeux sous ses tendres baisers. Une fois, mon ami, je lui
causai un chagrin; je m'en suis repenti longtemps! C'était le soir,
auprès du feu, je lui demandai, avec cette cruelle étourderie de la
jeunesse, où était mon père. Ma mère cacha sa belle tête dans ses mains,
et de convulsifs sanglots soulevèrent sa poitrine. Sir Walter devint
pâle, une larme mouilla sa paupière.
--Ne me croyez pas un enfant, Trelawnay, si je vous parle ainsi, c'est
que j'ai le coeur plein d'affection pour ma mère. Ah! cher, vous ne
connaissez pas l'amour pur et ardent qui unit deux coeurs indifférents
à tous les autres, deux coeurs qui sont celui d'une mère abandonnée,
déshonorée, et celui d'un pauvre enfant orphelin. Je sais que le cher
ange s'est privé pour moi des choses les plus nécessaires de la vie,
que, pour me retirer de la marine, dans laquelle elle sentait que je
souffrais, quoique je ne le lui eusse pas dit, elle a fait les démarches
les plus cruelles, les plus humiliantes peut-être! Eh bien! Trelawnay,
puis-je maintenant détruire ses plus chères espérances? Ma condition est
heureuse, et dans deux ans j'aurai un congé pour aller en Angleterre, et
alors... Mais, dites-moi, puis-je? voudriez-vous que, déserteur, je
tuasse une pareille mère?
Je pressai la main de Walter sans pouvoir lui répondre.
--Venez me voir, reprit Walter, nous parlerons de vos projets, et
rappelez-vous bien que, quelle que soit la différente direction que nous
donnerons à notre vie, nous serons toujours des frères. Prenez ce livre,
ami, il m'a rendu presque incapable de remplir ma nouvelle profession;
je vous le donne. Sa lecture convient aux hommes qui ont une âme comme
la vôtre. Il faut que j'essaye de l'oublier; mais qui peut détourner son
esprit des charmes de la vérité? Walter me pressa une dernière fois la
main et partit sans tourner la tête. Quand mes yeux tombèrent sur de
Ruyter, tranquillement assis sous un arbre, occupé de fumer son hooka,
je m'aperçus qu'il frottait ses paupières avec sa large main.
--Ce Walter fera de nous des femmes, me dit-il; j'aimais bien ma mère
aussi, mais je ne puis pas parler d'elle, et, comme ce pauvre Walter, je
n'ai point connu mon père.
En achevant ces paroles, de Ruyter baissa la tête et fuma
silencieusement.
--Ce garçon, reprit-il après un moment de silence ému, a un bon coeur,
mais il a trop teté du lait de sa mère, et cet abus l'a métamorphosé en
fille. Quel livre vous a-t-il donné, Trelawnay? la Bible de sa mère, un
livre de Psaumes, un manuel de cuisine ou une liste de l'armée?
Je tendis le volume à de Ruyter.
--Ah! s'écria-t-il, _Des ruines des empires, et les lois de la nature_,
de Volney. Par le ciel! ce garçon a une âme. Si j'avais su cela plus
tôt, je l'aurais fait travailler dans une meilleure cause. Bah! ajouta
de Ruyter, non, un bâton courbé, quoique remis en droite ligne, essaye
toujours de reprendre sa forme naturelle. J'ai confiance en vous,
Trelawnay, en des hommes qui sont naturellement honnêtes et résolus. Ils
peuvent aussi quelquefois être détournés de leur route par leurs
caprices ou par la force, mais à la fin de la lutte ou de l'erreur de
leur esprit ils reprennent la bonne route. Allons, il faut que je rentre
en ville dès demain, et que dans dix jours je sois en mer. Qu'allez-vous
faire?
--Je ne sais, je n'y ai pas encore pensé. Je me plais dans votre
résidence, et j'y suis heureux.
De Ruyter se mit à rire.
--Bien, mon cher garçon, fort bien, je ne m'oppose pas à vos désirs.
S'ils vous retiennent ici, le bungalo est à vous, si vous voulez.
Visitons la propriété; voyons, il y a seize cocotiers, et ce sera bien
le diable si, avec le produit de ces arbres et celui du jardin, vous et
votre jak vous ne trouvez pas assez de subsistance pour vivre. Vous
ferez du _toddy_, et le _toddy_ fermenté devient un excellent rack.
Mêlée avec du riz, l'amande du coco fera un nourrissant curry. De plus,
cet arbre précieux vous fournira de l'huile pour polir votre peau et
pour vous éclairer le soir. Ajoutez à cela que de chaque coquille de
noix vous pouvez faire une tasse; les gousses vous fourniront de la
literie, du fil, des cordages. On peut encore faire une canne de l'arbre
lui-même lorsqu'il est vieux.
--Oui, je ferai tout cela, dis-je avec le plus grand sérieux; du reste,
je ne me contenterai pas de la frugale nourriture des fruits, je
chasserai.
--Parfaitement, mon garçon, mais permettez-moi de vous faire une petite
remarque. Les choses les plus exquises deviennent insipides et
nauséabondes lorsqu'elles sont trop entièrement possédées. Cela peut
arriver à celles-ci, tout exquises, toutes délicieuses qu'elles sont. Si
ce dégoût arrive, rappelez-vous que j'ai sur mer un joli petit vaisseau
bien armé, et façonné pour la guerre ou pour la paix, suivant le besoin
des circonstances. Souvenez-vous encore qu'il me manque un officier
entreprenant, un homme tel que je vous jugeais autrefois, mais je me
suis trompé.
--Où est ce vaisseau, de Ruyter? Vous ne m'avez jamais parlé de cela.
Allons, où est-il?
--Vous oubliez votre _toddy_, vos noix de coco, votre vie pastorale?
--Eh! non, je ne l'oublie pas, mais laissez-moi voir le bateau. Comment
est-il formé? où est-il? combien de tonneaux? d'hommes? qu'est-ce qu'il
doit faire? Répondez-moi.
--Du tout, vous me semblez si admirablement conformé pour la vie de
_baboo_ (cultivateur), qu'il vaut mille fois mieux que vous restiez ici.
Peut-être que l'année prochaine votre fantaisie vous conduira dans les
îles pour ramasser quelques jeunes beautés perses et hindoues, afin
d'activer la propagation des paysans. Est-ce là votre loi de la nature?
De Ruyter se moqua de moi pendant toute la soirée, et ne voulut jamais
répondre aux questions que je lui faisais relativement au vaisseau.
Comme il avait l'habitude de voyager la nuit, au premier rayon de la
lune il se leva, me tendit la main, et me dit en jetant sur la table un
sac de pagadas:
--Ne vous privez, mon cher Trelawnay, d'aucune des satisfactions que
l'argent procure, et attendez ma visite d'ici à quelques jours.


XXIII

Je passai de longues soirées à moitié assoupi sur la pelouse, admirant
ces belles nuits sans vent de l'Est, qui donnent à la terre tant de
grandeur et tant de majesté dans son suave et profond silence. Pendant
les nuits, tous ces objets, fruits, fleurs, arbustes, sont illuminés par
la brillante et limpide clarté de la lune, qui montre leur forme et leur
couleur presque aussi vivement que s'ils étaient baignés par la
resplendissante clarté du jour. Mais les teintes du ciel, plus pâles et
plus adoucies, l'air plus tranquille et plus doux, forment alors une
délicieuse opposition avec l'ardente et éblouissante lumière du soleil.
Le soir venu, je m'asseyais sur le vert talus d'un tapis d'émeraude
étendu à la porte de ma maison, et j'écoutais les huées des hiboux, en
suivant de l'oeil la voltige capricieuse des chauve-souris. Souvent je
m'endormais, et mes rêves m'entraînaient dans l'Inde accompagné de mes
deux amis, Walter et de Ruyter, ou bien encore la voix du maudit
Écossais venait bruire à mes oreilles. J'entendais presque réellement
cette voix me dire avec son âcreté sifflante:--Comment, monsieur, vous
vous endormez à l'heure de la faction! allez à la cime du mât, cela vous
éveillera.
Un jour ce rêve se présenta à mon esprit avec des formes si réelles et
en apparence si palpables, qu'éveillé en sursaut et prêt à répondre au
hargneux lieutenant, je vis penché vers moi, au lieu de la figure de ce
détestable officier, la bonne tête de l'honnête Saboo, qui m'éveillait
avec ces paroles d'avertissement:
--Pas bon de coucher dehors, rend malade; maison faite pour dormir.
Je me levai alors tout frissonnant; le soleil déchirait les derniers
voiles du matin, et en attendant que le vieillard eût achevé les
préparatifs de mon déjeuner, je pris un bain dans la citerne, dont l'eau
était parfumée par l'odoriférante senteur des roses et des jasmins.
Malgré les prévisions de mon ami de Ruyter, le paisible bonheur dont je
savourais si librement les jouissances ne m'avait pas encore fait
connaître les dégoûts de la satiété. Cependant, pour rendre justice aux
piquantes observations qu'il avait faites sur la bizarrerie de mon
costume, j'avais déjà repris ma jaquette et mes pantalons. N'étant pas
tout à fait à l'épreuve des moustiques, et ayant par inadvertance marché
sur un nid de jeunes centipèdes, je m'empressai de remettre mes
souliers.
Depuis ma plus tendre enfance, j'ai été involontairement soumis à des
attaques de spleen, non d'un spleen triste, désespéré, mais plutôt d'une
mélancolie douce, rêveuse et presque agréable.
La poétique habitation dans laquelle je me trouvais était faite pour
éveiller dans mon esprit ces illusoires fantômes. Peu à peu, cependant,
ils se dissipèrent, se confondirent dans la réalité, et je commençai à
méditer sur la singularité de ma position vis-à-vis de Ruyter.
Il y avait dans la vie, dans les actions, dans les manières de Ruyter,
et dans ses amicales poursuites à mon égard, un mystère qui m'intriguait
vivement; mais, loin qu'il me mît en défiance contre cet homme au regard
fascinateur, à l'entraînante parole, je me plaisais dans ce
clair-obscur, dans ce doute indécis qui me montrait mon ami tantôt dans
une situation ordinaire, tantôt dans des conditions tout à fait
exceptionnelles. La rapidité avec laquelle de Ruyter avait acquis sur
moi une irrésistible influence était merveilleuse. Sa franchise, son
courage, sa générosité, la noblesse de sa nature, tout chez lui était si
grand, si spontané, si réellement bon, que je ne pouvais croire qu'il
fût de la race mercantile et intéressée des négociants que j'avais
connus à Bombay.
Après avoir sérieusement réfléchi et sur ses paroles et sur tout ce que
je connaissais de sa conduite, j'arrivai à la conclusion qu'il devait
être le commandant d'un vaisseau de guerre particulier. Mais à cette
époque ni les Anglais ni les Américains n'avaient de vaisseaux de guerre
dans l'Inde; il est vrai que les Français en possédaient; mais si de
Ruyter était sous leur drapeau, que faisait-il dans un port anglais,
traité comme un ami bien connu par tous les habitants? Je pensai aussi
que de Ruyter pouvait être l'agent de quelques-uns des rajahs, qui
étaient encore des souverains indépendants, quoique la Compagnie les
entourât de ses cercles jusqu'au jour où elle parvenait à les chasser de
leurs villes dans les plaines pour y vivre en fugitifs et en bêtes
fauves. Il était connu à cette époque que, soit en temps de paix, soit
en temps de guerre, les princes entretenaient des agents cachés dans les
résidences pour leur transmettre le mouvement de la politique des
résidents de la Compagnie.
De Ruyter me semblait admirablement propre à remplir les fonctions de
cette charge, quoique souvent il ne parût avoir nul souci de déguiser
ses opinions sous un prudent silence.
Cependant de Ruyter aimait l'Angleterre, et même les individus de cette
nation, quoiqu'il leur préférât beaucoup ceux de l'Amérique, son pays de
prédilection.
Le souvenir des réflexions de de Ruyter me montra que mon jugement sur
lui était faux. Je ne m'arrêtai donc plus à la recherche de ce qu'il
avait été dans le passé, ni de ce qu'il pouvait être dans le présent; je
l'aimais, et je résolus de confier ma vie à la direction de son amitié.
Je recevais presque journellement des lettres de de Ruyter, et comme son
départ de Bombay était retardé, je ne trouvai plus de prétexte plausible
pour refuser l'invitation que Walter m'avait faite d'aller le voir.
Un soir je dis adieu à mes belles journées de paresse, et un magnifique
cheval envoyé par Walter me conduisit à la porte de sa tente. Mon fidèle
et tendre ami prit un plaisir enfantin à me montrer les agréments et
les avantages de sa position, si différente du cruel passé de son séjour
sur le vaisseau. Je fus heureux de son bonheur, heureux de le voir aimé,
estimé par les officiers du corps, auxquels il me présenta.
Le récit de mes aventures amusa tous ces jeunes gens, qui me prirent en
amitié, et le lendemain, escorté autour de mon palanquin par une
demi-douzaine des amis de Walter, je fus m'installer dans mon ancien
quartier de Bombay. De Ruyter se joignait à nous et partageait les
plaisirs de nos nuits de folie lorsqu'il n'était pas retenu dans la
ville par ses affaires, ou, comme il le disait, par ses occupations.


XXIV

Un jour, de Ruyter m'amena au bord d'un grab, brigantin arabe,
remarquable par sa proue mince et élancée. Ce grab était funé comme un
hermaphrodite, et, suivant la coutume des Arabes, il avait les antennes
carrées et inégales. La plus grande partie de l'équipage était arabe par
le teint et le costume; le reste des matelots laissait voir qu'ils
appartenaient à différentes castes. Ce brigantin déchargeait une
cargaison de coton et d'épices, achetée, me dit Ruyter, par la
Compagnie.
Après sa première visite, mon ami n'alla que rarement à bord du
vaisseau, mais son capitaine, nommé le Rais, vint le voir tout les
jours. Ils fixèrent le lieu du rendez-vous sur un très-petit et
très-singulier bateau nommé un dow. Ce bateau était principalement
équipé d'Arabes, et, à mon grand étonnement, j'y vis aussi des matelots
européens, des Danois, des Suédois et quelques Américains. Ces derniers
restaient cachés dans l'intérieur du vaisseau. J'ignore pour quelle
raison, mais je fus averti qu'il serait dangereux de parler sur terre de
cette circonstance.
Ce dow avait un grand mât à l'avant et un petit mât à l'arrière; c'était
bien le plus gauche et le plus vilain vaisseau que j'eusse jamais vu
dans l'Inde. Son avant et sa poupe, élevés et saillants, étaient faits
de légers bambous. Il semblait plein et n'avait que peu de prise sur
l'eau.
De Ruyter me demanda si le titre de commandeur de ce vaisseau me serait
agréable.
--Oui, lui répondis-je, quand je ne pourrai pas trouver un _Catamaran_
(ou bateau masolie), peut-être hasarderai-je ma carcasse à son bord.
--Je vois que vous êtes difficile, mon cher Trelawnay; eh bien! comme
j'ai le choix entre le grab et le dow, je vous laisse, si vous en avez
la plus légère envie, le commandement du premier.
--En vérité, mon ami! alors, ôtez-lui sa tête de requin et mettez un
beaupré à la place; je serai alors très-content de m'embarquer dessus,
car j'aime la mine de ces pâles et sombres Arabes; j'aime leurs regards
sauvages, leurs vestes rouges et leurs turbans. Je n'ai jamais vu de
gaillards si bien constitués pour grimper dans les cordages à l'heure
d'une rafale, ou pour aborder un vaisseau ennemi pendant le feu de la
bataille.
--Votre remarque est juste, mon cher enfant; ce sont en effet les
meilleurs soldats et les meilleurs marins que je connaisse; ils viennent
de Dacca et ils se battront fort bien, je puis vous l'assurer.
--Se battre, se battre, il faut des armes pour se battre.
--Oh! il y a des canons sur le grab.
--Je déteste l'apparence des canons sur les plats-bords; quelques douze
ou courts vingt-quatre ne seraient pas trop forts pour lui, car il a une
magnifique ligne d'eau, et sa tournure à l'arrière est celle d'un
schooner, sa proue est des plus minces; enfin, il a un air mauvais sujet
et intelligent qui m'enchante.
--Eh bien! voulez-vous l'essayer, Trelawnay? voulez-vous le conduire le
long de la côte jusqu'à Goa, je vous suivrai dans le vieux dow. Quand le
soleil sera couché, allez à bord, et levez l'ancre sitôt que le vent de
terre se fera sentir. Vous voyez que le grab est déjà transporté dans la
rade, et qu'il est tout prêt pour se mettre en mer. Au point du jour, je
lèverai l'ancre aussi. J'ai dit au _rais_ que vous partiez dans le grab;
il est prévenu également qu'il doit vous obéir. Je vais vous donner
quelques notes dans la prévision de l'avenir. Un accident pourrait nous
séparer; ce n'est guère probable, cependant il est plus sage que vous
ayez, dans ce cas-là, un règlement de conduite à suivre. Ne considérez,
mon ami, votre voyage jusqu'à Goa qu'en passager curieux d'en visiter
les côtes, et ne parlez nullement de tout ceci à Walter. Quand nous
serons sur l'eau bleue, je vous expliquerai bien des choses qui vous
paraissent peut-être aussi étranges qu'incompréhensibles. Êtes-vous,
malgré le mystère de ses allures, content de mon amitié?
--Très-content, mon cher de Ruyter, et je ne serais pas resté si
longtemps sans vous questionner si je n'avais eu en vous une confiance
absolue et entière. Partout où vous irez, je serai auprès de vous, et je
n'ai ni l'esprit inconstant, ni l'estomac délicat.
--Fort bien, mon garçon; mais souvenez-vous toujours qu'avant que vous
puissiez être en état de gouverner les autres, il faut que vous soyez
tout à fait maître de vous-même; et afin de l'être, il ne faut pas,
comme une fille, laisser vos paroles et vos gestes trahir les
préoccupations de votre esprit ou les préparatifs de vos actions. Un
seul mot dit dans un instant de colère, un seul regard embarrassé,
peuvent gâter l'exécution des projets les plus admirablement conçus.
Surtout, Trelawnay, gardez-vous de boire; car le vin ouvre le coeur,
et, excepté un sot, quel est celui qui voudrait trahir des secrets
devant des malveillants ou devant des espions? Ici nous sommes entourés
de ce genre d'ennemis.
--Vous savez que je bois fort peu, dis-je en souriant à de Ruyter.
--Je le sais, répliqua mon ami avec un fin regard de moqueuse
affirmation, mais je désire que vous ne buviez plus du tout.
Je regardai de Ruyter avec un air d'étonnement si stupéfait qu'il se mit
à rire.
--Si quelquefois vous vous abandonnez à ce plaisir, reprit-il, faites-le
avec de vrais amis; mais là, bien sérieusement, il vaut encore mieux ne
pas boire, car je sais qu'il est plus facile de s'en priver tout à fait
que de suivre un milieu. Mon observation n'est-elle pas juste?
--Parfaitement juste.
À mon retour dans la ville, de Ruyter me dit:
--Vous donnerez des ordres aux bateliers qui sont dans la taverne pour
les choses dont vous pourrez avoir besoin, mais vous trouverez presque
tout ce qu'il vous faut sur le grab, et cela est fort heureux pour vous,
qui êtes d'un naturel si insouciant et si étourdi.
Je reçus les dernières instructions de de Ruyter quelques moments avant
le coucher du soleil, et, en lui serrant la main, je sautai sur le
bateau qui devait me conduire au grab. Le rais, qui parlait parfaitement
anglais, me reçut à bord et me fit entrer dans sa cabine. Là, je lui
donnai une lettre de de Ruyter; il la mit à son front, la lut avec les
signes du plus profond respect, et me demanda à quelle heure on levait
l'ancre.
--À minuit, lui répondis-je, suivant l'ordre que j'avais reçu de mon
amiral; ensuite je commandai au rais de hisser à bord tous les bateaux,
de les arrimer et de se préparer au départ.
Pendant que le rais exécutait mes ordres, j'examinai les notes de de
Ruyter. Quoique j'eusse parfaitement compris que, si je le voulais, le
commandement du vaisseau était à ma disposition, je ne savais que penser
de l'étrange manière qu'employait de Ruyter pour me forcer à l'accepter.
Les notes de mon ami me disaient que le rais n'agirait plus sans mes
ordres.
--Fort bien, me dis-je, j'accepte le commandement de bon coeur. Demain
nous serons rejoints par le dow, et de Ruyter m'expliquera le mystère de
sa conduite.
Ma vie avait été, jusqu'à ce jour, tellement semblable à celle d'un
pauvre chien ballotté de ci et de là par d'impérieuses volontés, qu'il
ne m'était pas possible, en cherchant la fortune les yeux bandés, de
tomber plus mal dans le présent que je n'étais tombé dans le passé: de
sorte que non-seulement sans hésitation, mais encore avec une joyeuse
promptitude, je me déterminai à exécuter tous les ordres de de Ruyter,
car il était bien la seule personne qui semblait prendre intérêt à ma
triste destinée.
Je montai sur le pont, et j'y fis deux ou trois tours avec le pas ferme
et le regard fier que donne la puissance de l'autorité. Je parlai avec
bonté au _sérang_ (second officier) et aux autres, comme un homme fait
toujours au commencement de son pouvoir; la bienveillance est alors si
douce! Quoique en désordre, le grab ne manquait pas d'armes de guerre
offensives et défensives; mais les mâts de ses voiles avaient quelque
chose de malpropre aux yeux d'un homme habitué à l'admirable tenue d'un
vaisseau de guerre; il manquait de goudron, de peinture, et sa carcasse
avait la couleur du bronze. Malgré ce triste extérieur, on pouvait, en
l'examinant avec attention, voir qu'il avait été équipé avec un grand
soin sur tous les points essentiels, et surtout à l'aide des inventions
européennes.
En mesurage, le grab était à peu près de trois cents tonneaux, mais il
ne pouvait arrimer que la moitié de cela. Son milieu était profond et
percé de sabords pour les canons, mais ils étaient enfoncés, à
l'exception de deux placés en avant, et de quatre à l'arrière. Les
plats-bords étaient armés de porte-mousqueton. Le gaillard d'avant était
élevé, et celui d'arrière avait une poupe basse ou demi-tillac, sous
lequel était située la principale cabine.
Quand le dernier coup de la cloche eut sonné huit heures, l'heure du
souper des matelots, j'entrai par instinct dans cette cabine.
La fosse que le temps avait creusée dans mon estomac demandait à être
remplie.
Une foule d'hommes qui ressentaient le même besoin se pressa d'en bas et
s'accroupit sur les talons en petits cercles, divisés par tribus: ils
mangèrent leur messalo (mets) de riz, de ghée, du bumbalo sec et des
fruits frais.
Ayant bientôt rempli le vide de mon estomac, je me couchai sur le
canapé, et je fumai le hooka de de Ruyter en faisant l'inventaire de sa
cabine. Elle était basse, mais grande, bien éclairée, et l'air y entrait
librement par les embrasures de la poupe. Elle contenait deux lits aux
côtés opposés d'une fenêtre, et entre l'espace de ces lits il y avait
deux étoiles formées de pistolets, c'est-à-dire une quinzaine de ces
armes, dont les bouches réunies formaient le centre de l'étoile, tandis
que les crosses en étaient les rayons. La projecture en avant de la
cabine était garnie de barres de bambou, auxquelles étaient suspendues
des baïonnettes et des poignards malais, dentelés et réunis dans les
formes les plus fantastiques. Comme le disait de Ruyter, c'était son
équipement de guerre; mais la partie arrière de la cabine était
certainement dédiée à la paix. Ses rayons étaient encombrés de livres,
de matériaux pour écrire, d'instruments nautiques. Dans d'autres coins
se trouvaient des télescopes, des cartes de géographie, et, quoique
moins pittoresques, mais également indispensables, les articles dont
j'avais eu besoin pour mon souper.
Comme il ne m'était pas défendu de dormir, et que j'étais sans la
crainte d'encourir une punition pour la négligence de mes devoirs,
j'étais vigilant et alerte. Mon esprit était occupé de la responsabilité
que de Ruyter avait remise entre mes mains; je remontai donc sur le pont
pour regarder la girouette et attendre que la première caresse du vent
de la terre me donnât le signal du départ.
À minuit, un souffle d'air la fit tourner sur elle-même, je dis au rais
de lever l'ancre, et de la lever sans bruit si cela était possible.
--La première chose est facile à faire, me dit-il, mais quant à la
seconde, elle est indépendante de ma volonté.
Nous levâmes l'ancre vers une heure du matin, et nous mîmes à la voile.


XXV

Lorsque les puissances matérielles ou morales d'un être ont été poussées
par des moyens artificiels à un hâtif développement, cet être parvient à
une croissance prodigieuse et rapide; mais s'il a porté des boutons et
des feuilles, ils ont été vite flétris, et les fruits ont toujours paru
malsains et sans goût.
Il en est ainsi des animaux: lorsque les facultés de leur nature élevée
se trouvent excitées par les bienfaits de la civilisation, ils donnent
l'espoir d'une force extraordinaire; mais ces promesses ne sont jamais
réalisées, elles sont anéanties dans leur fleur, en laissant les traces
de l'âge et de la décrépitude.
Il y a dans le Nord quelques hommes rares qui, sans soin et sans
culture, s'élancent dans la vie avec la merveilleuse rapidité du vent,
et la source de leur force ne peut être altérée ni par le temps ni par
la fatigue, si bien qu'on les voit, à l'âge où l'homme penche vers sa
fin, se tenir debout fermes et robustes comme des hommes de fer.
Tels étaient les patriarches des anciens temps, et encore maintenant,
que le monde est mûri par la guerre, par les calamités qui déciment les
peuples, il y a des êtres qui survivent à tout, qui ne comptent plus le
temps par année, mais qui renvoient pour leur histoire aux annales du
monde, et qui s'étonnent de ce que leurs frères soient morts de maladie.
Quoique je ne fusse pas un de ces piliers de granit, je donnais des
signes non équivoques de ma ressemblance avec leur vaillante espèce,
car, à cette période de ma vie, je possédais les attributs d'un homme
fait. J'avais six pieds de haut, j'étais robuste, avec des os saillants
jusqu'à la maigreur, et à la force de la maturité je joignais cette
souplesse des membres que la jeunesse peut seule donner. Naturellement
d'une nuance foncée, mon teint se brunit si bien, sous les feux du
soleil, que je devins complétement bronzé. J'avais les cheveux noirs et
les traits arabes. À dix-sept ans on m'en aurait donné vingt-sept.
Comme, à toutes les époques de ma vie, j'ai été forcé de me frayer par
mes propres forces un passage à travers la foule, mes progrès avaient
été prompts dans ce qu'on appelle la connaissance du monde. Connaissance
que l'expérience fait mieux approfondir que la maturité des années.
J'ai raconté les suites de ma première rencontre avec de Ruyter et les
commencements de notre amitié; je crains qu'on ne puisse concevoir qu'il
ait voulu tirer un profit de l'abandon de ma jeunesse; loin de là, de
Ruyter était un grand coeur, et mon jugement sur lui n'était point
erroné, car maintenant j'ai éprouvé cet homme par la pierre de touche,
et je l'ai trouvé d'or pur. De Ruyter était lui-même un voyageur
délaissé, un homme qui s'était délivré des entraves de la civilisation,
et il était naturel qu'avec une imagination aussi élevée que la sienne
et un esprit aussi bien cultivé, il cherchât un objet sur lequel il pût
répandre ses affections et trouver un retour de sympathie.
Cet être n'était pas facile à rencontrer, au milieu d'un genre de vie
qui conduisait de Ruyter dans toutes les parties du monde. Parmi les
barbares il avait été inutile de le chercher, car les aventuriers
européens étaient dispersés de tous les côtés, entièrement occupés du
soin d'accumuler des richesses ou exclusivement engagés dans les vues
particulières de leur propre ambition. Quelques rares amis lui avaient
été enlevés par la mort, ou, ce qui est la même chose, par la distance.
De Ruyter n'était pas formé pour être asiatique. Sa nature libre et
légère le forçait de rechercher la société de quelques compagnons, et
comme le hasard m'avait jeté sur son chemin dans un moment où il était
isolé, les sentiments affectueux de son coeur se concentrèrent sur
moi. De Ruyter avait pénétré jusqu'au fond de mon âme, et il ne doutait
pas que, bien dirigé, je ne devinsse l'ami utile dont il poursuivait
depuis si longtemps la possession.
Naturellement observateur, de Ruyter découvrit qu'en outre des frais et
chaleureux sentiments de la jeunesse, je possédais l'honnêteté, la
sincérité, le courage, et que je n'étais encore ni usé, ni gâté par les
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