Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 14

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jamais été défendu par Mahomet, que les libations prohibées sont celles
du vin; la raison de cette dernière défense vient de la faveur dont
jouit le gin dans le paradis des croyants. Une vision miraculeuse m'a
assuré ce que je vous dis, déclama Louis le munitionnaire: les jours où
quelques rebelles refusèrent le genièvre, un ange m'est apparu; il m'a
donné une bouteille de grès pleine de gin, et ce gin était un
échantillon de celui qui se boit dans le séjour des bienheureux.
Après avoir rempli sa commission, Louis vint nous dire qu'un requin
suivait notre sillage.
--Nos provisions fraîches sont épuisées, ajouta-t-il, je vais
l'attraper; il sera très-bon à manger, car je le ferai cuire moi-même.
Aston et de Ruyter me suivirent sur le pont. J'appâtai le croc avec des
entrailles de volailles, et je le lançai devant le poisson. À peine le
vorace animal eut-il aperçu ma friandise qu'il se précipita sur elle,
et, sans bénir le ciel de la trouvaille, il avala viande et pointes de
fer. Nous le hissâmes sur le pont, et Louis eut bientôt taillé sur ses
côtes un plat de côtelettes.
--Ma foi, il a mérité sa mort, dit le munitionnaire en montrant les
restes d'une jaquette de matelot enfouis dans l'estomac du monstre.
Les hommes du bord passèrent la soirée autour du requin. De Ruyter
s'absorba dans la lecture d'un drame de Shakspeare, et je restai
songeur, cherchant à prévoir l'avenir qui m'était réservé.
Le temps passait, toujours rapidement, emporté sur les ailes de la
satisfaction; si quelquefois l'harmonie de notre tranquillité était
interrompue par les inévitables rencontres d'un voyage à travers
l'Océan, ces nuages fuyaient bientôt vers l'horizon, en laissant le ciel
plus bleu et plus limpide. J'étais donc heureux entre deux hommes que
j'aimais et que j'admirais à la fois. Il ne manquait au complément de
mon bonheur que la présence de Walter. Un déluge eût englouti le monde,
que le grab serait resté mon arche. Je n'aurais rien perdu, car, à cette
époque, l'affection que je ressentais pour de Ruyter absorbait mon
coeur. Il y avait entre mes deux amis, malgré la différence de leur
éducation, de leur patrie, de leurs habitudes, une profonde
ressemblance. Chez l'un comme chez l'autre existaient une grande
stabilité d'esprit, un courage héroïque, des manières douces,
affectueuses, un air mâle, fier, et l'inaltérable bonté des grands
caractères.
Les marins considèrent la mer comme leur patrie, et tous les vrais
enfants de Neptune sont frères; les préjugés nationaux lavés et effacés
par les éléments permettent de former vite des amitiés qui durent
longtemps. Quand les marins partagent leur bourse, cette action se fait
avec plus d'empressement et de générosité que n'en mettra sur terre un
frère à obliger son frère avec la garantie des hypothèques. Le mot
emprunter ou prêter n'existe pas dans le langage d'un matelot. Il donne
ou il reçoit; ce qui ferait croire que l'amitié, la confiance et la
sincérité ont cherché un refuge sur l'océan.
Un matin, nous aperçûmes à l'ouest une voile étrangère, qui dirigeait sa
course vers nous.
De Ruyter nous dit:
--C'est une corvette française.
Nous hissâmes un signal secret, et elle répondit.
Au coucher du soleil, la corvette vint sous nos quartiers, et, après une
conversation avec le capitaine, de Ruyter alla à son bord.
Au retour de notre commandeur, nous changeâmes notre course vers l'île
de Madagascar.
Plusieurs de nos blessés moururent, et, n'ayant pas assez de place sur
le grab pour garder les prisonniers sans un grand embarras, de Ruyter
demanda à Aston s'il voulait lui permettre de les confier au capitaine
de la corvette.
--C'est un homme humain, dit de Ruyter, ils seront très-bien traités.
--J'y consens, répondit Aston, qui présida lui-même au transfert des
prisonniers.
Aston et quatre Anglais dévoués à leur jeune lieutenant restèrent avec
nous.


XXXVIII

Cette corvette, nous dit de Ruyter, a été envoyée pour examiner et
mentionner les détails d'un acte de piraterie qui, on le suppose, a été
commis par les Marratti, formidable nid de brigands perché vers le nord,
sur la pointe de Madagascar.
Les Portugais et les Français ont tenté plusieurs fois de s'établir dans
l'île de Madagascar, mais leur séjour n'a jamais pu s'y prolonger,
tellement les natifs le leur rendaient odieux. Ils harcelaient nuit et
jour ces faibles colons, qui abandonnaient l'île en rejetant l'insuccès
de leurs efforts sur l'insalubrité du climat. Quelques-uns n'avaient
même pas le temps de fuir: ils étaient assassinés; ceux qui parvenaient
à s'échapper le faisaient avec une telle précipitation, qu'ils
abandonnaient leurs bâtiments, leur famille, et les Marratti
s'emparaient de tout.
Ces Marratti sont une ancienne horde de pirates qui demeurait autrefois
à l'est de Madagascar. De là, ils jetèrent dans les îles voisines une
profonde terreur, car ils étaient alliés avec les corsaires de
Nassi-Ibrahim, nommés plus tard les corsaires de Sainte-Marie. Ils
détruisaient ou s'emparaient des provisions et des bestiaux envoyés aux
îles par Madagascar. Quelquefois ils débarquaient sur les côtes,
brûlaient et massacraient tous les habitants des îles Maurice et
Bourbon. Les Hollandais, qui possédaient alors l'île Maurice, furent si
tourmentés par le manque de vivres, si harassés par ces frelons, qu'ils
abandonnèrent le pays. Comme les Portugais, les Hollandais eurent leur
excuse toute préparée. Ils prétendirent que les sauterelles et les rats
étaient la cause qui activait le désordre de leur fuite. Mais, ainsi que
le dit le vieux Shylock, il y a des rats de terre et des rats d'eau. Ce
furent des rats d'eau qui chassèrent les Hollandais.
Retirés au cap de Bonne-Espérance, les pauvres gens y trouvèrent le
sauvage Hottentot, un animal peu agréable, mais cependant moins
dangereux et moins rongeur que les rats (c'est-à-dire les pirates). Les
Français, qui s'étaient établis dans l'île Bourbon, profitèrent
avidement du départ des buveurs de gin: ils se précipitèrent dans leur
nid, sans attendre même qu'il fût froid. À cette époque, Port-Louis
était un misérable hameau; car les Hollandais adorent la boue et le
bois, matériaux avec lesquels ils construisent leurs habitations.
Quelque temps après ces diverses installations, les compagnies
française, portugaise et hollandaise équipèrent un armement pour
exterminer les Marratti, qui continuaient à faire un grand ravage dans
leur commerce. Ils attaquèrent la place forte de Nassi-Ibrahim, refuge
des pirates, et réussirent, non sans de grandes pertes, à détruire une
partie de leurs canots de guerre et à les chasser vers les montagnes de
Madagascar.
Un mois de repos suivit cet exploit, puis les Marratti, après avoir
exterminé une colonie française que la compagnie avait établie dans la
baie d'Antongil, se rétablirent de nouveau sur les côtes de Madagascar,
près du cap de Saint-Sébastien, où leur nombre devint alors formidable.
Encouragés par les natifs, qui les trouvèrent moins désagréables que les
Européens, lesquels ravageaient leurs côtes et les tuaient pour
conquérir plus facilement des oeufs frais ou une salade, les Marratti
élargirent le cercle de leurs dévastations; ils dépeuplèrent le Comore,
Mayatta, Mahilla et toutes les îles de leur voisinage, dont ils
saisissaient les habitants pour les vendre comme esclaves aux marchands
européens.
Avant leur expulsion de Nassi-Ibrahim, on ne pouvait leur persuader
d'entrer dans le commerce des esclaves, car ils avaient pour ce commerce
une si profonde horreur qu'ils massacraient invariablement l'équipage de
chaque vaisseau qui tombait dans leurs mains, poursuivant comme une
vengeance ce détestable trafic en comparaison duquel leur piraterie leur
paraissait honorable. Cette conduite antérieure à leur première défaite
avait servi à la combinaison de la compagnie pour arriver à les anéantir
comme des barbares peu chrétiens et assez aveuglés pour ne pas
comprendre leur propre intérêt. À Saint-Sébastien (qui, je le suppose,
est le patron des esclaves), les Marratti prouvèrent qu'ils avaient
non-seulement changé leur manière d'agir, mais encore qu'ils étaient
moins portés vers le paganisme qu'on voulait bien le croire, car avec un
vrai zèle chrétien, ils entrèrent dans toutes les ramifications du
commerce des esclaves, ils accaparèrent ce trafic dans l'Est avec le
système exclusif dont se servaient les méthodiques Hollandais pour
vendre l'épice, et les Anglais pour exploiter les feuilles de thé.
Pour tout faire avec ordre, les Marratti comptèrent leur population, se
divisèrent en districts, calculèrent leurs produits, et au commencement
de chaque saison ils envoyèrent une flotte de proas pour visiter en
rotation les différentes îles. Mais ils se gardaient bien de tomber sur
la même île plus d'une fois dans l'espace de quatre années. Quand ils
faisaient leur descente, ils choisissaient les habitants jeunes et
robustes, depuis l'âge de dix ans jusqu'à celui de trente. Après avoir
été marqués d'un fer chaud noirci de poudre, ces malheureux étaient
transportés à Saint-Sébastien et vendus comme esclaves aux Français, aux
Portugais, aux Hollandais et aux Anglais. Les Marratti s'instruisirent
fort à l'école des Européens; ils apprirent encore à savoir tirer un
grand parti de la discorde en semant le germe de ces disputes parmi les
natifs de Madagascar, et cela en leur montrant l'avantage qu'ils
auraient de se vendre les uns les autres. À ce trafic, les Marratti
gagnèrent un très-joli intérêt, une sorte de _dustovery_. Alors les fils
furent vendus par leurs pères, les frères et les soeurs par l'aîné de
la famille, et tout fut accepté comme un commerce juste et honorable.
Sur ces entrefaites, un schooner français, ayant débarrassé un village
de ses volailles et de ses moutons, fut poursuivi par les Marratti,
abordé, pris, avant que les Français eussent eu le temps de couper la
gorge aux moutons; ils furent eux-mêmes massacrés, et les innocents
agneaux reprirent le chemin de leur pâturage. Les représentants de la
grande nation, établis à l'île Maurice, furent frappés d'horreur, et on
décida que si cette audacieuse atrocité n'était pas expiée par une
destruction complète des pirates, l'honneur de la France se trouverait
compromis. Le massacre des natifs de Madagascar fut d'abord prémédité,
mais ce projet de rigueur échoua devant une malheureuse circonstance.
Toutes les forces que les Français avaient à leur disposition se
composaient de deux frégates, bloquées dans le Port-Louis par deux
vaisseaux anglais. Enfin une corvette arriva et fut envoyée par des
ordres très-amples; mais les moyens sont limités pour les exécuter.
Cette corvette, mes amis, est celle que nous venons de rencontrer.
Quand de Ruyter nous eut quittés, je dis à Aston:--Bien certainement,
nous allons attaquer les Marratti.
Le lendemain, le commandeur de la corvette vint à notre bord. Il employa
tous les arguments possibles pour persuader à de Ruyter de se joindre à
l'expédition.
--Venez dîner à mon bord avec ces messieurs, ajouta-t-il en désignant
Aston et moi; vous me donnerez, au dessert, votre réponse définitive.


XXXIX

--Il y a une grande difficulté à l'exécution de votre projet,
commandant, dit de Ruyter; mais si vous croyez qu'il nous soit possible
de la surmonter, je me ferai non-seulement un devoir, mais encore un
plaisir de partager les périls de votre expédition. Cette difficulté est
notre faiblesse matérielle, car par nous-mêmes ils nous est
littéralement impossible d'agir. D'abord nous ignorons dans quel lieu
ils se trouvent, ces Marratti. (Je ne parle pas ici de les attaquer à
Saint-Sébastien.) Puis, quel est leur nombre? Il faut également que nous
soyons informés du motif de leur attaque contre le drapeau français, et
si le schooner leur avait donné réellement un sujet de plainte. Car, mon
cher commandant, et je suis fâché de le dire, nous sommes quelquefois
trop emportés et trop arrogants dans notre manière d'agir vis-à-vis les
natifs de ces îles. En conséquence, notre devoir est de chercher à
connaître le premier agresseur. Si les Marratti ont tort, nous les
punirons.
--J'ai abordé plusieurs vaisseaux, capitaine, répondit le commandeur, et
tous m'ont dit qu'ils avaient été récemment pillés par les canots de
guerre de Saint-Sébastien.
--Je croyais que les Marratti n'allaient sur mer que vers le sud-ouest,
à l'époque des moussons. Cependant je ne mets pas en doute la mauvaise
action dont ils se sont rendus coupables envers le schooner.
Malheureusement je suis forcé d'être prudent et de me demander si une
attaque faite avec passion ne sera pas une témérité regrettable.
--Ils sont en mer dans ce moment, capitaine, et je suis certain de la
vérité de mes paroles; seulement il m'est impossible de désigner le lieu
où ils se trouvent. Pensons d'abord à vos dépêches, car je crois que
nous allons avoir une occasion pour les envoyer; je m'attends tous les
jours à faire la rencontre de nos bateaux de transport.
La corvette et le grab marchèrent ainsi de compagnie. Le temps était
beau, et nous passions les heures du jour et celles de la nuit d'une
manière très-agréable. Aston, qui avait été prisonnier en France pendant
son premier séjour sur la mer, parlait français aussi bien que de
Ruyter. Au point du jour les deux vaisseaux se séparaient, et au coucher
du soleil nous les rapprochions, afin de passer la nuit ensemble.
Le premier vaisseau que nous rencontrâmes fut un schooner, et après
l'avoir chassé longtemps, nous découvrîmes que c'était un bâtiment
américain. Aussitôt qu'à son tour il nous eut reconnus pour être des
Français, il mit en panne. Cet américain était un magnifique vaisseau
aux mâts élancés, terminés en pointe, aux girouettes en queue-d'aronde,
volant çà et là comme des feux follets. Le drapeau étoilé voltigeait sur
la poupe, et quand le vaisseau tourna sous le vent pour se mettre en
panne, il mit dans ses mouvements une vitesse et une légèreté d'oiseau
qui n'appartient qu'à cette classe de bâtiments. Il s'agitait avec la
grâce et la fierté qu'apporte dans sa course un coursier arabe
traversant le désert.
L'Amérique a le mérite d'avoir perfectionné cette merveille nautique, et
elle surpasse tous les autres vaisseaux par ses proportions exquises,
par sa beauté autant que la fine et souple gazelle surpasse toute la
nature animale.
Un bateau léger, presque féerique, fut lancé à la mer par-dessus le
plat-bord, et j'avais de la peine à comprendre comment il était possible
que ce léger esquif pût supporter le poids des quatre hercules qui en
dirigeaient la course. Deux ou trois coups de rames l'amenèrent auprès
de nous, et de Ruyter fut joyeusement surpris en reconnaissant des
compatriotes; car, Hollandais par son père, il s'était fait naturaliser
Américain. Après avoir affectueusement serré la main du capitaine du
schooner, qui était de ses amis, après avoir longuement causé de
Boston-Ville, où s'était écoulée sa première jeunesse, de Ruyter demanda
pour quelle destination voyageait le schooner.
Il avait touché à Saint-Malo et voguait vers l'île Maurice.
Ce schooner était un de ces vaisseaux qui sont remarquables pour
l'excessive rapidité avec laquelle ils naviguent, et qui suivent ce que
l'on appelle un commerce forcé de drogues et d'épices. Généralement ces
vaisseaux étaient américains, et, après avoir quitté l'Amérique, ils
touchaient à quelque port français, prenaient du papier, des livres, des
commissions, des lettres; et comme tous les hommes du bord avaient une
part dans les profits de la cargaison, ils étaient tous intéressés au
succès de l'entreprise.
Le schooner que nous venions de rencontrer avait, à mon avis, une
cargaison plus riche qu'une mine d'or; elle se composait des meilleurs
vins de France et de différentes liqueurs européennes. Tous ces précieux
liquides devaient être échangés à l'île Maurice contre des épices. Le
schooner avait déjà passé sous les baguettes de l'escadre anglaise, dans
la baie de Biscaye, ainsi qu'au cap de Bonne-Espérance; et si nous ne
l'avions pas informé des événements, il n'eût point évité les Marratti.
De Ruyter conseilla au capitaine d'entrer dans le port de l'île Maurice
par le côté opposé au vent; il lui donna nos dépêches, ainsi qu'un
paquet de lettres. En échange, le capitaine fit passer sur notre bord
une pipe de vin de Bordeaux, une pièce de cognac et une grande quantité
de vivres.
La corvette vint nous rejoindre. Nous nous séparâmes du schooner, et
nous continuâmes notre course vers Saint-Sébastien.
Quelques jours après, nous fîmes la rencontre de plusieurs vaisseaux
arabes; ils avaient été pillés, et la plupart n'avaient plus à leur bord
que de pauvres vieillards. Cet outrage avait été commis par une flotte
de dix-huit proas, montées chacune par une quarantaine d'hommes. Ces
malheureux nous apprirent que la flotte se dirigeait vers les îles
situées dans le canal de Mozambique.
Après une longue conférence avec le capitaine de la corvette, il fut
décidé que, pendant l'absence d'une partie des pirates, nous ferions une
descente sur Saint-Sébastien.
--Nous allons, dit de Ruyter, nous diriger vers ce repaire de brigands
pendant la nuit; il nous sera facile de les surprendre, de détruire
leurs fortifications, de brûler leur ville et d'emmener leurs
prisonniers.
Ce plan d'attaque arrêté, la corvette nous donna deux canons de cuivre
et quinze de ses soldats.
Aucun événement particulier ne troubla notre course, et nous arrivâmes
bientôt en vue des montagnes de Madagascar. Des pêcheurs de baleines
nous donnèrent toutes les informations dont nous avions besoin pour
diriger savamment notre attaque.
À la faveur du crépuscule, de Ruyter nous pilota au travers d'un étroit
canal dans la retraite, et vers minuit nous nous trouvâmes à l'est, près
des rochers cachés par le cap placé entre la ville et nous.
La nuit était profondément obscure. Nous fîmes sortir nos bateaux, et
nous débarquâmes cent trente soldats et marins, tous résolus et bien
armés. Pour rendre justice et pour faire apprécier le caractère du
capitaine français, je dois dire ici qu'il n'était point jaloux de la
supériorité de de Ruyter; que non-seulement il la reconnaissait, mais
encore qu'il avait insisté pour que ce dernier prît le commandement. Il
ordonna donc à ses officiers d'obéir implicitement aux ordres du
commandeur du grab, car il restait lui-même sur la corvette.
En débarquant, de Ruyter divisa ses hommes en trois parties, se
réservant pour lui une troupe composée de cinquante hommes armés de
mousquets et de baïonnettes. Le lieutenant français eut trente-cinq
marins sous ses ordres, moi j'en reçus trente, et parmi ces hommes
j'avais plusieurs Arabes de la compagnie favorite de de Ruyter.
Nous marchâmes ensemble jusqu'à ce que nous fûmes passés de l'autre
côté du cap. Là, de Ruyter me dit de grimper sur les rochers et de faire
le tour de la colline au pied de laquelle était située la ville; je ne
devais m'arrêter qu'en me trouvant placé au-dessus de Saint-Sébastien.
Le lieutenant continua sa course le long du rivage et se mit en face de
moi; de Ruyter dirigea ses hommes en avant. Nous devions marcher aussi
près que possible les uns des autres et prendre les précautions les plus
minutieuses pour éviter d'être découverts. Il avait encore été convenu
que nous devions jusqu'au point du jour rester en silence dans nos
positions respectives, que le signal annonçant l'heure de l'attaque
serait une roquette faite par de Ruyter.
Protégés par la solitude de la nuit, nous pouvions faire toutes les
observations possibles, afin d'entrer facilement dans la ville, qui
n'était défendue que par des murs de boue, et qui avait trois portes
d'entrée. En prenant possession de ces trois portes, nous devions y
laisser une partie de nos hommes, afin de les garder. Il fut ordonné de
tuer ou de faire prisonnière toute personne qui essayerait de fuir. Si
nous étions découverts et attaqués avant le signal, il fallait se
replier sur de Ruyter.
--Ne tuez que les gens armés, avait encore dit notre commandant, et
surtout évitez de faire aucun mal aux femmes, aux enfants et aux
prisonniers.


XL

Mes hommes m'avaient précédé de quelques pas, et nous suivions un
sentier rude, étroit et irrégulier. Nous fûmes arrêtés tout à coup par
un infranchissable obstacle; un profond ravin coupait la route, et nous
entendions clapoter une eau que l'obscurité nous montra noire et
boueuse. Franchir cet abîme était une chose à la fois impossible et
dangereuse, car, ne pouvant agir librement, deux hommes se seraient
facilement opposés à notre entrée dans la ville. Nous descendîmes plus
bas, et cette descente ne put s'opérer sans de grandes fatigues et une
perte de temps considérable; enfin nous réussîmes à passer de l'autre
côté du ravin.
Quelques minutes avant l'aurore, nos sentinelles avancées me donnèrent
l'agréable nouvelle que nous étions à quelques pas de notre destination.
Je fis arrêter ma petite troupe, et, suivi de deux Arabes, je descendis
vers la ville par un étroit sentier bordé d'arbrisseaux et d'informes
blocs de cocotiers. Nous entendions distinctement le choc des vagues qui
frappaient contre la terre avec la monotone régularité du mouvement de
pendule. Le terrain devint plus ferme, et nous aperçûmes au-dessous de
nos pieds les huttes basses de la ville, tout à fait semblables à des
ruches d'abeilles; puis, sur la hauteur d'une petite colline, je
découvris un bâtiment en ruines: il était vide, et je me dis que, si on
venait à nous surprendre, ce bâtiment pouvait être un excellent poste.
Je gagnai le mur de la ville; il était fort bas et commençait à tomber
en poussière. Sur un coin de ce mur, une hutte était bâtie. Elle avait
dans le bas une entrée, ou plutôt un trou qui devait conduire dans
l'intérieur. Après avoir examiné la place dans son ensemble et dans ses
détails, je rejoignis ma troupe. Les nuages commençaient à disparaître,
le jour allait poindre. Accompagné de dix hommes, je m'avançai sous
l'ombre du mur, et nous nous plaçâmes à une portée de fusil de la
première porte. Là, nous prîmes position, attendant avec impatience de
voir paraître le signal concerté avec de Ruyter.
Le calme du silence fut interrompu par le sifflement de la roquette, qui
vola comme un météore sur la maudite ville des pirates; mais elle ne
venait pas de de Ruyter, car elle monta directement en face de la place
que nous occupions. Cette roquette annonçait que le lieutenant était
découvert, ou seulement qu'il le craignait. Je répondis à cet appel, et
à la même minute la fusée de de Ruyter s'élança dans les airs: l'heure
de l'attaque était arrivée.
Je brisai lestement les frêles obstacles de l'entrée, et, dans mon
emportement, je tombai sur quelque chose qui était par terre. L'homme,
car c'était un de nos sauvages, essaya de se relever, mais je le saisis
par la gorge. La plupart de mes Arabes se précipitèrent sur la hutte, au
pied de laquelle dormait le Marratti que je tenais dans mes mains. Ils
en forcèrent l'entrée, et les quelques individus qu'elle contenait
furent expédiés avant d'avoir pu jeter un seul cri d'alarme.
L'homme que je tenais n'avait plus besoin de défense; il était mort sous
la crispation de mes doigts. De l'autre côté de la ville, le bruit de
l'assaut commençait à se faire entendre. Je donnai à quelques-uns de mes
hommes l'ordre de garder l'entrée, et je courus vers les habitations;
elles s'ouvraient toutes les unes après les autres: les habitants en
sortaient pâles, à demi vêtus et dans la plus grande confusion. La
surprise était horrible et complète. Ceux qui passèrent devant ma petite
troupe furent percés par nos lances, et les fuyards arrêtés à coups de
fusil. Nous ne leur laissions pas le temps de se rallier, et en tuant
tous ceux qui s'opposaient à mon passage, je gagnai un grand bâtiment,
dont l'heureuse situation au milieu de la ville m'inspira l'idée d'y
établir un quartier général. Le lieutenant et de Ruyter vinrent bientôt
m'y rejoindre.
--Fort bien, mon garçon, me dit le commandant, je suis content de vous,
mais je vous engage à aller reprendre votre poste à l'entrée de
Saint-Sébastien. Je crains que les habitants n'essayent de fuir par
cette sortie, qui les conduirait dans la montagne.
Comme pour appuyer la vérité des paroles prononcées par de Ruyter, un
feu très-vif fut ouvert à cet endroit de la ville. J'y courus en toute
hâte.
Douze hommes, placés sous la garde d'un officier, furent chargés par de
Ruyter de la surveillance du poste que j'avais désigné comme le centre
de la ville, et tous les prisonniers devaient y être conduits.
Les balles de mousquet volaient çà et là, des cris de désespoir,
d'horreur, d'impuissance et de rage faisaient retentir l'air du bruit
sinistre d'un affreux hurlement. Des hommes, des femmes, des enfants,
des vieillards couraient éperdus dans toutes les directions, et leurs
clameurs épouvantées se mêlaient aux cris de guerre des Arabes, aux
_allons!_ et aux _vite!_ des Français.
En approchant de la porte par laquelle nous étions entrés, je vis une
foule mêlée de sauvages nus de tout âge, armés de poignards, de fusils,
de couteaux et de lances de bambou, qui essayait de se creuser un
passage dans la muraille vivante qui barrait la porte. J'arrêtai mes
hommes, et en prenant l'ennemi de côté, je lui fis donner une volée de
mousquets; il se retourna vers moi, et se défendit avec la férocité que
donne le désespoir; mais sa résistance était sans méthode, et il fut
bientôt vaincu.
Nos hommes oublièrent les recommandations faites par de Ruyter. Ils
massacrèrent sans pitié tous les Marratti qui leur tombèrent sous la
main, car le sang produit une ivresse plus insatiable encore que celle
donnée par l'eau-de-vie, et il est plus facile de persuader à un homme
ivre de cesser de boire pendant qu'il peut encore tenir son verre, que
d'arrêter le furieux emportement d'un homme dont les mains sont
couvertes de sang, et qui a la possibilité d'en verser encore.
Bientôt le jour commença à poindre; les objets devinrent plus visibles,
et je m'aperçus de l'horrible confusion et de l'effroyable carnage qui
décimait les malheureux habitants de Saint-Sébastien. Je réunis quelques
hommes, et je leur donnai l'ordre de garder la sortie que nous venions
de défendre, car j'avais versé tant de sang et j'en avais tant vu
verser, que mon regard était obscurci par un voile de pourpre.
Enveloppés dans leurs murs, les Marratti firent des efforts surhumains
pour essayer de sauver de la mort leurs femmes et leurs enfants; mais
comprenant bientôt qu'il n'y avait pour leur famille aucun espoir de
salut, ils revinrent sur nous avec l'intrépidité ou l'imprudence d'un
tigre tombé dans un piége. Ils couraient de porte en porte avec une
furie aveugle, se jetant la tête la première sur les baïonnettes et sur
la pointe acérée des lances.
N'ayant jamais entendu parler de miséricorde ou de soumission, n'ayant
jamais demandé grâce, ces malheureux ne voyaient que la mort ou le
succès.
Depuis leur enfance, ils avaient été habitués à verser le sang, soit
celui des hommes, soit celui des singes, et l'un comme l'autre avec une
profonde indifférence, car les Européens tombés entre leurs mains
avaient toujours été traités avec une odieuse brutalité. Sachant par
eux-mêmes le sort d'un prisonnier de guerre (ils nous jugeaient aussi
féroces qu'eux), les Marratti se battaient vaillamment, et, malgré nos
désirs, il nous était impossible d'épargner même les femmes, qui nous
attaquaient avec un incroyable courage.
J'éprouve maintenant une honte réelle, une peine profonde, lorsque mes
souvenirs me rappellent avec quelle horrible férocité j'ai massacré ces
barbares, et surtout le délice sauvage et inhumain que j'ai trouvé dans
cette odieuse action.
La destruction des habitants de Saint-Sébastien eût été complète, si
quelques-uns ne s'étaient sauvés en faisant des trous dans la boueuse
maçonnerie du vieux mur qui entourait la ville.
Quelques minutes après l'entière défaite de nos ennemis, une femme, sur
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