Un Cadet de Famille, v. 1/3 - 01

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COLLECTION MICHEL LÉVY

OEUVRES COMPLÈTES
D'ALEXANDRE DUMAS

PARIS.--IMPRIMERIE DE ÉDOUARD BLOT, 46, RUE SAINT-LOUIS


UN
CADET DE FAMILLE
TRADUIT PAR VICTOR PERCEVAL
PUBLIÉ PAR
ALEXANDRE DUMAS

--PREMIÈRE SÉRIE--

PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS
1860
Tous droits réservés


MON CHER ÉDITEUR,
Lisez le roman, les mémoires, les aventures, la _chose_ enfin que je
vous envoie, et que je viens de publier dans _le Mousquetaire_, sous le
titre du _Cadet de famille_.
Ce sont les aventures de jeunesse du fameux pirate Trelawnay, ami de
lord Byron.
Il y avait autrefois un libraire modèle qu'on appelait Dumont. Il fut
alors ce qu'est aujourd'hui Cadot, l'étoile du cabinet littéraire dans
le ciel de la librairie. Ils sont d'ailleurs les deux bouts d'une ligne
d'horizon qui aboutit à moi. Dumont fut mon premier, Cadot sera
probablement mon dernier libraire. J'allai un jour, je ne sais pourquoi,
dans la librairie de Dumont. Il y a bien longtemps de cela, mon cher
Éditeur: il y a quelque chose comme trente ans. Je faisais _Henri III_.
--Lisez donc cela, me dit Dumont en me remettant trois volumes dans la
main, c'est amusant en diable.
--Qu'est-ce que c'est que cela, Dumont?
--Un livre que je viens de faire traduire.
Je n'avais pas une énorme confiance dans le goût littéraire de Dumont,
qui venait de refuser d'imprimer mon premier volume, les _Nouvelles
contemporaines_. J'ouvris donc son livre, je dois le dire, avec une
certaine nonchalance.
J'y fus pris; je lus le livre de la première à la dernière page.
D'autres y furent pris comme moi, sans doute, car lorsque, vingt-six ou
vingt-huit ans après, voulant relire ce livre, qui m'avait tant plu
pendant ma jeunesse, j'allais écrire mon enfance: ce que c'est que
d'être vieux! je ne le pus retrouver.
J'eus alors l'idée de le faire traduire, et de le publier dans _le
Mousquetaire_. Je m'adressai à un de mes amis, garçon fort habile et que
j'aime beaucoup, nommé Victor Perceval, et je le chargeai de ce travail.
Ce travail accompli, à ma grande satisfaction, je le publiai dans _le
Mousquetaire_.
Publiez-le à votre tour, mon cher Éditeur; mettez-le dans votre
collection, et je vous promets qu'il ne la déparera en aucune façon.
Tout à vous.
A. DUMAS.
20 août 1856.


UN
CADET DE FAMILLE


I

Ma naissance est mon premier malheur. Je suis venu au monde dénoncé
comme un vagabond, quoique je fusse le cadet d'une famille fière de son
antiquité. Dans une telle maison, mon inopportune arrivée fut à peu près
accueillie comme celle des jeunes loups, sur la tête desquels le bon roi
Edgard avait mis un prix, à l'époque de l'invasion de ces animaux, qui
infestèrent de leur désolante présence les années de son règne.
Mon grand-père était général. À sa mort, il ne laissa à l'auteur de mes
jours, son fils unique, qu'un nom sans tache et des protections dans la
carrière qu'il avait parcourue. La nature avait été plus généreuse à
l'égard de mon père, en lui prodiguant toutes les qualités extérieures
qui mènent à la fortune plus promptement encore que le travail, le
courage et la vertu. Il était jeune, beau, spirituel, et avait des
manières gracieuses, simples et distinguées. La jeunesse de mon père ne
se signala par aucun fait remarquable; il menait la vie aventureuse et
galante des jeunes gens de l'époque. Le vin, les femmes, la cour et le
camp formaient le théâtre de ses exploits, mais il jouait parfaitement
son rôle.
À l'âge de vingt-quatre ans, il devint amoureux d'une douce et charmante
jeune fille. Ses pensées prirent alors une nouvelle direction, et en
apportant un peu de régularité dans le désordre de sa vie, elles
calmèrent l'effervescence de son goût effréné pour les plaisirs.
Mon père découvrit bientôt que la jeune fille partageait son amour (car
il était savant dans l'étude des sentiments du coeur), que le seul
obstacle qui s'opposait à leur union était la fortune. Leurs familles,
non leurs espérances d'avenir, se trouvaient égales: car la jeune fille
était pauvre, et l'ambition de mon père aurait pu, en dirigeant sa
conduite, le faire arriver à une brillante fortune. Mais la jeunesse et
l'amour ne calculent pas, et l'argent, les contrats, les douaires, sont
des mots dont ils n'apprécient nullement la valeur; puis, lorsque ce
sentiment se révèle pour la première fois, il est trop sincère, trop
vif, trop passionné pour être retenu par l'intérêt personnel. Intérêt
sordide, qui, à une certaine époque de la vie, se trouve si bien mélangé
à tous les sentiments, qui les fait naître et mourir à l'aide d'un
chiffre. Des passions nobles et généreuses, animées par le premier
amour, impriment souvent sur le caractère incertain et irrésolu de la
jeunesse une stabilité que le temps ne peut pas tout à fait détruire.
Plût au ciel que mon père eût uni sa destinée à celle de cette charmante
femme, car son mérite et sa constance ont résisté aux épreuves du temps
et de ses vicissitudes!
Pendant que mon père essayait de vaincre les difficultés matérielles qui
s'opposaient à son mariage, il lui fut soudainement ordonné de partir
pour l'Ouest avec son régiment.
Pensant que leur séparation ne serait que momentanée, les deux jeunes
gens se dirent adieu, comme tous ceux qui se trouvent dans la même
situation, avec des larmes et des serments de fidélité éternelle; et
quoique mon père fût un soldat joyeux et galant, il s'éloigna avec
l'accablement du regret, et fit honneur à ses promesses pendant trois
mois entiers.
Pour célébrer sa nouvelle dignité, le shérif du comté où mon père était
en garnison donna un bal à ses administrés.
Mon père y fut invité, ainsi que les premiers officiers de son grade,
car il était capitaine.
Les honneurs de la soirée étaient faits par la fille du riche gentleman.
Celle-ci était le bonheur, l'idole et l'unique héritière de son père. À
l'ouverture du bal, le shérif engagea sa fille à choisir pour cavalier
l'homme le plus haut placé dans le monde par ses distinctions sociales:
la jeune personne répondit qu'elle n'accorderait cette faveur qu'au plus
charmant, et tendit la main à mon père. Cette flatteuse préférence
enivra l'orgueilleux capitaine, car elle attira sur lui l'attention
générale, et le brillant officier fut dès ce moment le sujet de toutes
les causeries. Dès lors une modification complète s'opéra dans les idées
de mon père, et lui fit concevoir des désirs que, sans cet événement, il
n'eût jamais soupçonnés.
La fille du shérif avait vingt-huit ans, les traits prononcés, la
tournure sans grâce. Ses gestes, ses allures et le son de sa voix
avaient quelque chose de masculin et de peu agréable; mais elle était
riche, et en parant ses imperfections des splendeurs de la fortune, elle
les rendait intéressantes.
Naturellement, ou par l'exemple du monde, mon père était très-égoïste.
Son ambition, prenant un nouveau point de départ, lui fit abandonner le
chemin de l'amour et considérer la richesse et la beauté comme des dons
semblables. Les constantes attentions de l'héritière, en élevant mon
père au-dessus de ses rivaux, lui donnèrent encore le désir de les
vaincre complétement par l'éclat d'une triomphante victoire, et ceux
dont il avait autrefois envié le sort devinrent alors jaloux de lui.
Ce dernier succès fut le voile sous lequel disparurent les vivants
souvenirs de sa première affection; car son premier amour passa bientôt
dans son esprit à l'état de folie de jeunesse. L'or devint son unique
idole, car il avait cruellement ressenti les humiliantes souffrances de
la pauvreté. Il prit donc la résolution de sacrifier son coeur au dieu
de la fortune, et n'attendit plus qu'un instant favorable pour dévoiler
son apostasie envers l'amour. Il appelait sa conduite prudence,
sagesse, nécessité, essayant ainsi d'en dissimuler le cruel et froid
égoïsme. Ses lettres à l'aimante jeune fille si lâchement trahie
devinrent moins longues, moins expansives, moins tendres; l'intervalle
entre chaque jour de cette correspondance fut d'une interminable
longueur; puis enfin elle cessa tout à fait, et la pauvre enfant fut
entièrement convaincue de son abandon. Elle pleura ses illusions, son
bonheur et sa jeunesse à jamais flétrie par d'inconsolables regrets; car
la malheureuse fille resta fidèle aux serments violés par le trompeur
oublieux.
Mon père consacra donc tous ses loisirs à sa nouvelle conquête, et finit
par lui donner son nom. Mais pourquoi nous arrêter ainsi sur un
événement si commun dans le monde? N'arrive-t-il pas journellement que
nous jetons loin de nous la vertu et la beauté, pour prendre la laideur
et la richesse, quoique ce soit le diable qui nous les donne?
Une fois initié aux affaires embrouillées du shérif, mon père découvrit
que la fortune de sa femme était des plus médiocres. Désespéré de s'être
si aveuglément laissé éblouir par les luxueuses apparences d'une fausse
splendeur, il rentra au régiment avec la conscience peu satisfaisante
d'avoir mérité sa punition. Non-seulement par l'excès des exigences de
la dame, mais encore pour continuer la parade de son élévation, il
dépensa en bals et en festins une bonne partie de la dot, et six mois
après mon père quittait l'armée sous le faux prétexte d'une maladie de
poitrine, mais véritablement pour se retirer à la campagne et y végéter,
en attendant mieux, dans les privations d'une tardive et sévère
économie.
Le savant Malthus n'avait pas encore éclairé le monde, et chaque année
mon père enregistrait à contre coeur dans la Bible de la famille la
naissance d'un fardeau vivant. Des dépenses inévitables le fatiguèrent
tellement, qu'il s'attrista et perdit le courage de tâcher d'y pourvoir.
Sur ces malheureuses entrefaites, un legs lui fut laissé, et, en
relevant son affaiblissement moral, cette bonne fortune augmenta, s'il
était possible, son système d'économie et ses désirs d'amasser de
l'argent.
Cette avare occupation devint alors l'unique emploi de son temps; il y
concentra toutes ses facultés, et fut enfin ce que l'on appelle un homme
prudent. Si un pauvre parent se hasardait à venir demander à mon père
l'appui d'un secours, il lui était refusé au milieu de phrases sonores
qui élevaient au-dessus de toute considération les devoirs qu'il avait à
remplir envers sa femme, et les nécessités sans cesse renaissantes d'un
essaim d'enfants dont le chiffre n'était pas encore arrêté.
Plus la fortune de mon père prenait d'accroissement, et plus il
s'entourait des apparences de la misère, plus il criait contre le prix
déraisonnable de toutes les denrées. Son avarice, en ne se relâchant
jamais que pour lui-même, mettait dans sa tête des idées absurdes.
D'abord il se persuadait et essayait de persuader aux autres qu'il était
au-dessus de ses moyens de nous envoyer en pension, parce que
l'éducation coûtait bien au delà de sa valeur; il partait de là pour
prouver encore que ses études à Westminster ne lui avaient été ni
utiles ni agréables, et n'avaient apporté aucun changement à la
direction de sa vie, puisqu'il n'avait point relu les livres grecs et
latins qu'il avait été forcé d'y apprendre.
Cependant, disait-il, je ne suis ni plus sot ni plus ignorant qu'un
autre: tout ce que l'on doit savoir, c'est la valeur de l'argent, les
avantages qu'il procure et la nécessité d'en amasser beaucoup; la
science vient quand on en a besoin. Car il croyait peut-être à la
doctrine du talent inné, en trouvant qu'il n'était nécessaire de
s'instruire qu'au moment de faire le choix d'une profession. Comme il me
destinait, ainsi que mon frère, à celle des armes, nos études devaient
se borner à la plus légère superficie de toutes les sciences. Mon père
détestait les superflus onéreux; d'ailleurs il avait observé dans son
régiment que ceux qui étaient instruits étaient les plus niais et les
plus pédants, et que la profondeur de leur érudition ne les avançait pas
d'une ligne dans la carrière militaire.


II

Mon frère James, garçon à peu près de mon âge (nous étions entre neuf et
dix ans), avait un caractère doux, inoffensif, généreux. Il ne se
plaignait jamais de la tristesse de notre vie, mais il en souffrait
passivement. Quant à moi, j'étais sans cesse grondé par mon père, car,
en suivant les caprices de mon imagination, je me révoltais violemment
contre le frein qu'il voulait y mettre, et les entraves de sa volonté,
le transport de ses furieuses colères ne servaient qu'à augmenter mon
vif penchant pour l'indiscipline. Entre les mille rigueurs qui bornaient
l'étroit horizon de notre liberté, il en était une que je n'ai jamais pu
admettre: celle de nous promener dans le jardin sans jamais en franchir
les allées.
Mon frère se soumettait tranquillement à cette règle, tandis que
j'allais chercher une compensation à ce plaisir restreint en maraudant
dans les propriétés voisines, d'où je revenais les mains et les poches
remplies de racines, de fruits et de fleurs. En outre de la monotone
promenade du jardin, nous avions celle plus monotone encore d'une route
peu fréquentée qui longeait la maison, et pendant que le pacifique James
arpentait lentement l'espace fixé, je grimpais sur les collines, et là,
riche de mes frauduleuses récoltes, je passais une grande partie du jour
mangeant, dormant, rêvant, sans être préoccupé une seule minute de
l'accueil qui attendait mon retour.
À la nuit tombante, j'abandonnais ma solitude aérienne pour les eaux
bleues du lac dans lequel j'appris à nager. Les coups qui célébraient
mes rentrées nocturnes ne changeaient rien à mes projets pour le
lendemain, car je les réalisais avec autant d'insouciance pour leurs
mauvais résultats que j'avais, avec la même perspective, réalisé ceux
de la veille. Je détestais les réprimandes, les sermons, les maîtres,
les curés, enfin tous ceux qui se prétendent sages et qui ne sont
qu'ennuyeux.
Loin d'intimider mes passions et de les contraindre, la cruelle sévérité
de mon père ne faisait qu'en décupler les forces, et je recherchais
toujours et plus avidement que les autres les actions dangereuses à
tenter ou qu'il m'était défendu de faire; car c'était précisément celles
qui s'emparaient avec le plus de force de mon esprit, et j'étais
incapable de résister à cet entraînement qui me poussait à la
désobéissance avec une joie d'esclave emporté par le courant d'une
révolte.
Si, à la place de ses brutales remontrances, mon père m'eût témoigné un
peu d'affection ou même un semblant d'amitié, je serais resté doux et
gentil, comme je l'étais aux premiers jours de mon enfance. Mais les
privations, les coups, les pénitences aigrirent mon caractère; et ce
sont les seules preuves d'amour paternel dont je puisse me souvenir.
Mon père possédait depuis fort longtemps un affreux corbeau, pour lequel
il avait, malgré sa sécheresse de coeur, une profonde amitié. Ce
corbeau, qui était vieux, laid, sale, boiteux, passait sa vie à rôder
solitairement dans le jardin, et détestait les enfants, car lorsque nous
apparaissions à la porte il accourait vers nous en jetant des cris de
fureur et nous chassait de son domaine. Bien certainement je ne lui
eusse jamais disputé la possession de ce territoire, s'il n'eût mis
tant de méchanceté à en constater les droits. Mais le sauvage égoïsme
de cette odieuse bête, soutenu par mon père, nous la faisait considérer
comme le second tyran du logis.
Il était hideux à voir; sa démarche chancelante sur des pattes roidies
par les années et aussi dures que l'écorce d'un liége, son regard lourd
et faussement engourdi donnaient à son approche quelque chose
d'effrayant. Mon frère en avait peur: quant à moi, il ne m'inspirait
qu'un invincible dégoût. L'affreuse bête passait la moitié du jour
couchée au soleil, sur la crête d'un mur contre lequel était appuyé un
des pruniers du jardin et le plus productif. La privation de ces prunes
délicieuses, dont le corbeau défendait énergiquement la possession,
augmenta notre haine et nous fit enfin, épuisés de patience, concevoir
le projet de nous en rendre maîtres.
Avant d'en arriver à de trop vives représailles, nous essayâmes de le
déloger amicalement, d'abord par des offres de fruits, de viandes qu'il
aimait, puis enfin par de douces paroles.
Mais tout échoua devant l'impassible regard d'un oeil flasque et
vitreux. L'entêtement raisonné de la méchante bête, qui semblait deviner
nos désirs, l'impossibilité de satisfaire ces désirs et la rage de nous
voir vaincus nous rendirent tout à fait furieux. Nous eûmes alors
recours aux procédés qu'on employait si souvent envers nous, procédés
sans réplique, qui étaient de rosser d'importance la maligne bête. Mais
nous étions trop faibles pour agir avec efficacité sur sa vieille
carcasse, car les pierres et les coups de bâton l'atteignirent à peine;
il fallait y renoncer et attendre une meilleure occasion. Le soir de la
bataille, je demandai justice au jardinier en lui exposant nos griefs
contre le corbeau; mais, dans la crainte de déplaire à son maître, le
jardinier nous donna tort et se moqua de notre gourmandise.
Le lendemain de cette orageuse journée, en jouant sur la route avec la
petite fille d'un de nos voisins, je fus entraîné à lui offrir des
fruits, car, ayant soif, elle voulait nous quitter, et son départ eût
suspendu nos plaisirs. Sans être vus, même de mon père, nous entrâmes
tous les deux dans le jardin avec l'intention de remplir clandestinement
nos poches de poires. Mais au moment où, joyeux de notre mystérieuse
escapade, nous commencions notre récolte, le corbeau fondit sur nous et
saisit la petite fille par la manche de sa robe. Éperdue d'épouvante et
trop effrayée pour se débattre, la pauvre enfant jeta un cri d'angoisse,
auquel je répondis en me précipitant sur le corbeau.
À mon approche, le monstre tourna sa fureur contre moi, et son bec de
fer mordit violemment ma main, à laquelle il se cramponna. Mais,
insensible à la douleur, car la colère de voir couler les larmes de ma
compagne, que j'aimais tendrement, m'avait rendu furieux, je saisis le
corbeau par le cou, et le forçant de lâcher prise, je le frappai
violemment contre l'arbre. Mais cette dure secousse ne semblait lui
faire aucun mal. Son corps rebondissait comme une balle élastique, et
son regard restait terne et froidement féroce. Nous combattîmes ainsi
pendant quelques minutes, et ses efforts pour échapper à l'énergique
pression de mes mains, trop faibles pour le contenir, me causèrent de
vives douleurs. J'étais évidemment moins fort que lui, et j'allais
succomber.
--Si j'appelais le jardinier? me demanda l'enfant, dont l'effroi avait
suspendu les larmes.
--Non, car il dirait à mon père que nous avons pris des poires. Je vais
prendre ce lâche oiseau; donne-moi ta ceinture.
La petite fille me tendit le ruban bleu qui retenait les plis de sa
robe, et je réussis, malgré mes blessures, à l'attacher au cou de notre
ennemi. Après avoir grimpé sur l'arbre, j'attachai le ruban à une
branche, et nous eûmes le plaisir de voir le corbeau à la portée de nos
coups et dans l'impossibilité de se défendre.
Nous commencions à peine à prendre notre revanche, lorsque mon frère
arriva vers nous. La vue de mes blessures, dont il ne comprit la cause
qu'en apercevant lié comme un criminel celui qui les avait faites,
changea vite sa tristesse en joie, et il nous aida à assaillir le
corbeau d'une volée de pierres.
Quand nous fûmes fatigués de ce divertissement, et que, d'après
l'immobilité de l'oiseau, nous le jugeâmes mort, je remontai sur
l'arbre, et je repris le ruban de notre petite amie. Le corbeau détaché
tomba au pied du poirier. Pour compléter notre triomphante victoire, mon
frère prit une branche de sureau et le frappa encore violemment sur la
tête, quand tout à coup,--à notre grande surprise et surtout à notre
grande consternation,--l'infernal oiseau s'élança dans l'air en jetant
un cri aigu. Mais sa méchanceté fut sa perte; car après avoir tournoyé
un instant au-dessus de nous, il dirigea son vol oblique contre mes
regards, levés vers lui, et auxquels il préparait un aveuglant coup de
bec. Je le saisis par ses ailes en criant à mon frère de ne pas fuir,
car la terreur l'avait jeté à vingt pas de moi, et nous emprisonnâmes de
nouveau notre invincible ennemi. Mais il était enfin comme anéanti. Son
regard terrifiant se voilait des ombres de la mort, le sang coulait de
son bec entr'ouvert et ses ailes battaient la terre. J'avais le pied sur
sa queue à moitié arrachée, et cependant l'expirante bête employait
encore son dernier souffle à la conservation de sa vie. J'étais aussi
ensanglanté que le corbeau, qui mourut enfin sous nos piétinements.
Nous lui attachâmes une pierre au cou, afin de cacher son corps et notre
impardonnable crime dans la profondeur de l'étang. Ce duel est le
premier et le plus redoutable que j'aie jamais eu. Je le raconte,
quoiqu'il soit puéril, non-seulement parce qu'il s'est fortement imprimé
dans ma mémoire, mais ensuite parce que la revue de ma vie m'a prouvé
qu'il fut l'anneau auquel se sont liées toutes mes actions. Cet
événement est une preuve que, jusqu'à une certaine limite, je puis
supporter les ennuis et les vexations, mais qu'une fois révolté contre
ma chaîne, je la brise sans souci, sans crainte, sans arrière-pensée,
sans réflexion surtout. Je vois le but, je le saisis sans regarder ni en
avant ni en arrière.
Cette brusque révélation d'une nature fort patiente, mais inexorable
dans la démonstration de sa force trop longtemps contenue, est un grand
défaut, et ce défaut m'a donné de vifs, de profonds remords; car j'ai
tué sans justice, par violence, dans des circonstances où les
corrections eussent été suffisantes. En commettant une action que mon
emportement me faisait trouver naturelle et justiciable, ceux qui en
souffraient ou qui vivaient avec moi la considéraient comme une horrible
vengeance.


III

D'après le règlement établi dans notre famille par les convictions de
mon père sur l'inutilité de l'enseignement précoce, on nous laissa
jusqu'à l'âge de dix ans sans nous apprendre à lire.
J'étais à cette époque d'une taille élancée, grand, maigre, gauche dans
tous mes mouvements, surtout en présence de mon terrible père.
En me voyant si rapidement atteindre la stature d'un adolescent, ma
famille commença à entrevoir la nécessité de me mettre au collége, et on
s'occupa journellement à discuter l'instant précis de ce départ et du
choix à faire de la maison d'enseignement.
Comme mes parents n'arrivaient pas à se mettre d'accord sur la solution
de ces importantes affaires, elles traînèrent en longueur, et ne se
seraient peut-être jamais résolues si un événement puéril, et même
trivial, n'était venu couper court à toutes leurs discussions.
La fatigante oisiveté qui absorbait lentement les longues heures du
jour, en laissant mon esprit occupé à la recherche des distractions, me
conduisait naturellement à mal faire, et cela parce que je ne savais que
faire.
Un jour donc, excédé d'ennui et de désoeuvrement, j'entrai au jardin,
malgré la défense que nous avions reçue de ne jamais y reparaître,
éternelle expiation de la mort du corbeau. Mon frère m'avait suivi. Je
grimpai lestement sur un pommier, et nous nous amusâmes, moi à lui jeter
des pommes, lui à riposter à mes agaceries par la dégringolade de celles
qu'il atteignait avec des projectiles. Au milieu de l'animation d'un
plaisir qui provoquait nos éclats de rire, nous fûmes violemment
interrompus par cette foudroyante exclamation:
--Ah! les voleurs!
C'était la voix de mon père.
James voulut s'enfuir, mais, pris par l'oreille, il fut contraint
d'attendre que mon père m'eût jeté en bas de l'arbre. Lorsque nous nous
trouvâmes tous deux en sa possession, il nous dit d'un ton furieux:
--Suivez-moi, brigands!
Je m'attendais aux inévitables coups de canne dont mon père gratifiait
si généreusement nos épaules pour la moindre faute; mais il passa devant
la maison sans s'y arrêter, traversa la route et se dirigea vers la
ville.
Nous marchâmes ainsi pendant une heure et sans échanger la moindre
parole. Moi, je suivis mon père d'un air bourru, tandis que le pauvre
James, ivre de peur, trébuchait à chaque pas, et, sans ma main qui
saisit la sienne, il serait infailliblement tombé de faiblesse et
d'épouvante.
Arrivés à l'extrémité de la ville, mon père questionna un marchand assis
devant sa porte, et d'après la réponse qui lui fut faite, il se dirigea
d'un air superbe vers un sombre édifice entouré de hautes murailles.
Nous suivîmes automatiquement notre majestueux conducteur dans un long
passage, au bout duquel se trouvait une porte massive, lourde et chargée
de serrures comme celle d'une prison. Mon père frappa, le domestique qui
ouvrit nous fit traverser d'abord une immense salle remplie d'ombre et
d'une atmosphère glaciale, puis enfin il nous laissa dans un petit
parloir sévèrement et tristement meublé de quelques chaises.
Après dix minutes d'une silencieuse attente, minutes dont l'anxieuse
longueur me parut éternelle, un petit homme parut. La tête de cet homme,
renversée en arrière, soit dans le dessein de relever par la fierté de
cette pose la médiocre apparence de sa frêle personne, soit par
l'habitude de regarder du haut en bas son interlocuteur en le toisant
comme une bête de somme, donnait à sa physionomie, à demi cachée sous de
grandes lunettes bleues, quelque chose de faux, de lâche et de
servilement bas. Les grandes boucles d'argent qui reluisaient sur ses
souliers, le col étroit qui emprisonnait son cou comme un carcan de fer,
ajoutaient à la première impression produite par son aspect un air
précis, froid et terriblement méthodique pour l'imagination d'un enfant.
Le regard rapide de ses yeux de faucon, sous ses lunettes relevées,
tomba d'abord sur mon père, et, quand il nous eut également examinés, il
comprit sans doute le but de notre visite, car il avança une chaise à
mon père, et d'un signe brusque et impératif il nous engagea tous deux à
nous asseoir.
--Monsieur, dit mon père après avoir répondu à la profonde salutation du
petit homme, vous êtes, je crois, monsieur Sayers?
--Oui, monsieur.
--Pouvez-vous disposer de deux places dans votre pension?
--Certainement, monsieur.
--Eh bien! répliqua mon père, maintenant, monsieur, voulez-vous vous
charger de ces indomptables vagabonds qui me rendent fort malheureux,
car il m'est impossible d'en obtenir respect et obéissance? Celui-ci,
continua mon père en me désignant, fait plus de mal, cause plus de
tourments et de discorde dans ma maison que ne le font ici, bien
certainement, vos soixante pensionnaires.
En entendant ces paroles, le pédagogue remit ses lunettes sur le bout
pointu de son nez, et me regarda en dessous. Ses deux mains se
joignirent comme rapprochées par l'étreinte d'un bouleau correcteur, et
il jeta à mon père un coup d'oeil oblique.
--Ce mauvais garçon, ajouta mon père, qui comprit l'éloquente réponse de
son interlocuteur, a un naturel féroce, sauvage; je le crois
incorrigible.
Un petit ricanement déplissa les lèvres froncées du maître.
--Incorrigible! s'écria-t-il en faisant un pas vers moi.
--Oui, et tout à fait. Il montera un jour sur l'échafaud si vous ne
fouettez énergiquement le diable qu'il a dans le corps. Je l'ai vu
commettre ce matin un acte de déloyauté, d'insubordination, de félonie,
pour lequel il mérite la corde. Mais je me contente de satisfaire ma
juste fureur par son exil, et c'est, je vous assure, trop d'indulgence.
Mon fils aîné, que voici, est déjà gâté par les insinuations de ce
vaurien, dont il a eu la faiblesse de se faire le complice. Cependant il
y a plus à espérer de sa nature, qui est douce, tranquille, et que le
travail polira complétement.
Quand mon père eut enfin achevé la longue énumération de nos crimes,
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