Molière - Œuvres complètes, Tome 2 - 06

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ÉRASTE.
Je cherche ici quelqu'un, et ne puis m'arrêter.
DORANTE.
Parbleu! chemin faisant, je te le veux conter.
Nous étions une troupe assez bien assortie,
Qui, pour courir un cerf, avions hier fait partie;
Et nous fûmes coucher sur le pays exprès,
C'est-à-dire, mon cher, en fin fond de forêts.
Comme cet exercice est mon plaisir suprême,
Je voulus, pour bien faire aller au bois moi-même,
Et nous conclûmes tous d'attacher nos efforts
Sur un cerf qu'un chacun nous disoit cerf dix cors[82];
Mais moi, mon jugement, sans qu'aux marques j'arrête,
Fut qu'il n'était que cerf à sa seconde tête.
Nous avions, comme il faut, séparé nos relais,
Et déjeunions en hâte, avec quelques œufs frais,
Lorsqu'un franc campagnard, avec longue rapière,
Montant superbement sa jument poulinière,
Qu'il honorait du nom de sa bonne jument,
S'en est venu nous faire un mauvais compliment,
Nous présentant aussi comme surcroît de colère
Un grand benêt de fils aussi sot que son père.
Il s'est dit grand chasseur, et nous a priés tous
Qu'il pût avoir le bien de courir avec nous.
Dieu préserve, en chassant, toute sage personne
D'un porteur de huchet[83], qui mal à propos sonne;
De ces gens qui, suivis de dix hourets[84] galeux,
Disent: Ma meute, et font les chasseurs merveilleux!
Sa demande reçue, et ses vertus prisées,
Nous avons été tous frapper à nos brisées[85].
A trois longueurs de trait[86], tayaut! voilà d'abord
Le cerf donné[87] aux chiens[88]. J'appuie, et sonne fort.
Mon cerf débuche[89], et passe une assez longue plaine,
Et mes chiens après lui; mais si bien en haleine,
Qu'on les auroit couverts tous d'un seul justaucorps.
Il vient à la forêt. Nous lui donnons alors
La vieille meute; et moi, je prends en diligence
Mon cheval alezan. Tu l'as vu?
ÉRASTE.
Non, je pense.
DORANTE.
Comment! C'est un cheval aussi bon qu'il est beau,
Et que, ces jours passés, j'achetai de Gaveau[90].
Je te laisse à penser si, sur cette matière,
Il voudroit me tromper, lui qui me considère:
Aussi je m'en contente; et jamais, en effet,
Il n'a vendu cheval ni meilleur, ni mieux fait.
Une tête de barbe, avec l'étoile nette,
L'encolure d'un cygne, effilée et bien droite[91];
Point d'épaules non plus qu'un lièvre, court-jointé,
Et qui fait dans son port voir sa vivacité;
Des pieds, morbleu! des pieds! le rein double: à vrai dire,
J'ai trouvé le moyen, moi seul, de le réduire;
Et sur lui, quoiqu'aux yeux il montrât beau semblant,
Petit-Jean de Gaveau ne montoit qu'en tremblant.
Une croupe en largeur à nulle autre pareille,
Et des gigots, Dieu sait! Bref, c'est une merveille;
Et j'en ai refusé cent pistoles, crois-moi,
Au retour d'un cheval amené pour le roi.
Je monte donc dessus, et ma joie étoit pleine
De voir filer de loin les coupeurs[92] dans la plaine;
Je pousse, et je me trouve en un fort à l'écart,
A la queue de nos chiens, moi seul avec Drécar[93].
Une heure là-dedans notre cerf se fait battre.
J'appuie alors mes chiens, et fais le diable à quatre;
Enfin jamais chasseur ne se vit plus joyeux.
Je le relance seul, et tout alloit des mieux,
Lorsque d'un jeune cerf s'accompagne le nôtre;
Une part de mes chiens se sépare de l'autre;
Et je les vois, marquis, comme tu peux penser,
Chasser tous avec crainte, et Finaud balancer:
Il se rabat soudain, dont j'eus l'âme ravie;
Il empaume la voie; et moi, je sonne et crie:
A Finaut! à Finaut! j'en revois[94] à plaisir
Sur une taupinière, et re-sonne[95] à loisir.
Quelques chiens revenoient à moi, quand, pour disgrâce,
Le jeune cerf, marquis, à mon campagnard passe.
Mon étourdi se met à sonner comme il faut,
Et crie à pleine voix: Tayaut! tayaut! tayaut!
Mes chiens me quittent tous, et vont à ma pécore;
J'y pousse, et j'en revois dans le chemin encore;
Mais à terre, mon cher, je n'eus pas jeté l'œil,
Que je connus le change et sentis un grand deuil.
J'ai beau lui faire voir toutes les différences
Des pinces de mon cerf et de ses connoissances,
Il me soutient toujours, en chasseur ignorant,
Que c'est le cerf de meute; et par ce différend
Il donne temps aux chiens d'aller loin. J'en enrage,
Et, pestant de bon cœur contre le personnage,
Je pousse mon cheval et par haut et par bas,
Qui plioit des gaulis[96] aussi gros que le bras:
Je ramène les chiens à ma première voie,
Qui vont, en me donnant une excessive joie,
Requérir notre cerf, comme s'ils l'eussent vu.
Ils le relancent; mais ce coup est-il prévu?
A te dire le vrai, cher marquis, il m'assomme;
Notre cerf relancé va passer à notre homme,
Qui, croyant faire un trait de chasseur fort vanté,
D'un pistolet d'arçon qu'il avoit apporté,
Lui donne justement au milieu de la tête,
Et de fort loin me crie:--Ah! j'ai mis bas la bête!
A-t-on jamais parlé de pistolet, bon Dieu!
Pour courre un cerf? Pour moi, venant dessus le lieu,
J'ai trouvé l'action tellement hors d'usage,
Que j'ai donné des deux à mon cheval, de rage,
Et m'en suis revenu chez moi toujours courant,
Sans vouloir dire un mot à ce sot ignorant.
ÉRASTE.
Tu ne pouvois mieux faire, et ta prudence est rare:
C'est ainsi des fâcheux qu'il faut qu'on se sépare.
Adieu.
DORANTE.
Quand tu voudras nous irons quelque part,
Où nous ne craindrons point de chasseur campagnard.
ÉRASTE, seul.
Fort bien. Je crois qu'enfin je perdrai patience.
Cherchons à m'excuser avecque diligence.

[81] Personnage copié, par ordre de Louis XIV, sur le marquis de
Soyecourt, amoureux de la chasse jusqu'à la folie.
[82] Pour cerf de sept ans.
[83] Pour: petit cor d'appel destiné à rassembler la meute.
[84] Pour: mauvais chiens du chasse.
[85] Pour: repasser par-dessus les branches brisées, atteindre le cerf
dans son asile et l'en faire repartir.
[86] Pour: trois longueurs de laisse.
[87] Hiatus que Molière n'a pas corrigé, pour laisser le terme de
chasse dans son entier.
[88] Pour: voilà les chiens lancés sur la voie du cerf.
[89] Pour: sort de la forêt.
[90] Gaveau, marchand de chevaux célèbre à la cour. (_Note de
Molière._)
[91] Ces deux mots rimaient ensemble au XVIIe siècle.
[92] Pour: les chiens coupant le chemin au cerf et prenant l'avance
sur lui.
[93] Drécar, piqueur renommé. (_Note de Molière._)
[94] Pour: je revois la trace.
[95] L'édition d'Aimé Martin porte _résonne_, c'est-à-dire je
retentis, ce qui n'a pas de sens. L'édition de M. Louandre, 1852,
porte _raisonne_, c'est-à-dire je médite à loisir. Enfin l'édition
Didot porte _re-sonne_, leçon que nous adoptons, et qui semble
d'autant plus conforme à la pensée de Molière, que le chasseur dit
ensuite: «Quelques chiens revenaient à moi.»
[96] Pour: gaule, branchage.

BALLET DU DEUXIÈME ACTE.
PREMIÈRE ENTRÉE.
Des joueurs de boule l'arrêtent pour mesurer un coup dont ils sont en
dispute. Il se défait d'eux avec peine, et leur laisse danser un pas
composé de toutes les postures qui sont ordinaires à ce jeu.
DEUXIÈME ENTRÉE.
De petits frondeurs les viennent interrompre, qui sont chassés ensuite.
TROISIÈME ENTRÉE.
Par des savetiers et des savetières, leurs pères, et autres, qui sont
aussi chassés à leur tour.
QUATRIÈME ENTRÉE.
Par un jardinier qui danse seul, et se retire pour faire place au
troisième acte.


ACTE III

SCÈNE I.--ÉRASTE, LA MONTAGNE.
ÉRASTE.
Il est vrai, d'un côté mes soins ont réussi,
Cet adorable objet enfin s'est adouci;
Mais d'un autre on m'accable, et les astres sévères
Ont contre mon amour redoublé leurs colères.
Oui, Damis, son tuteur, mon plus rude fâcheux,
Tout de nouveau s'oppose au plus doux de mes vœux,
A son aimable nièce a défendu ma vue,
Et veut d'un autre époux la voir demain pourvue.
Orphise toutefois, malgré son désaveu,
Daigne accorder ce soir une grâce à mon feu;
Et j'ai fait consentir l'esprit de cette belle
A souffrir qu'en secret je la visse chez elle.
L'amour aime surtout les secrètes faveurs.
Dans l'obstacle qu'on force il trouve des douceurs,
Et le moindre entretien de la beauté qu'on aime,
Lorsqu'il est défendu, devient grâce suprême.
Je vais au rendez-vous; c'en est l'heure à peu près,
Puis je veux m'y trouver plutôt avant qu'après.
LA MONTAGNE.
Suivrai-je vos pas?
ÉRASTE.
Non. Je craindrois que peut-être
A quelques yeux suspects tu me fisses connoître.
LA MONTAGNE.
Mais...
ÉRASTE.
Je ne le veux pas.
LA MONTAGNE.
Je dois suivre vos lois;
Mais au moins, si de loin...
ÉRASTE.
Te tairas-tu, vingt fois!
Et ne veux-tu jamais quitter cette méthode,
De te rendre à toute heure un valet incommode?

SCÈNE II.--CARITIDÈS, ÉRASTE.
CARITIDÈS.
Monsieur, le temps répugne à l'honneur de vous voir,
Le matin est plus propre à rendre un tel devoir;
Mais de vous rencontrer il n'est pas bien facile,
Car vous dormez toujours, ou vous êtes en ville:
Au moins, messieurs vos gens me l'assurent ainsi;
Et j'ai, pour vous trouver, pris l'heure que voici.
Encore est-ce un grand heur dont le destin m'honore,
Car, deux moments plus tard, je vous manquois encore.
ÉRASTE.
Monsieur, souhaitez-vous quelque chose de moi?
CARITIDÈS.
Je m'acquitte, monsieur, de ce que je vous doi;
Et vous viens... Excusez l'audace qui m'inspire,
Si...
ÉRASTE.
Sans tant de façons, qu'avez-vous à me dire?
CARITIDÈS.
Comme le rang, l'esprit, la générosité,
Que chacun vante en vous...
ÉRASTE.
Oui, je suis fort vanté.
Passons, monsieur.
CARITIDÈS.
Monsieur, c'est une peine extrême
Lorsqu'il faut à quelqu'un se produire soi-même;
Et toujours près des grands on doit être introduit
Par des gens qui de nous fassent un peu de bruit,
Dont la bouche écoutée avecque poids débite
Ce qui peut faire voir notre petit mérite.
Enfin, j'aurais voulu que des gens bien instruits
Vous eussent pu, monsieur, dire ce que je suis.
ÉRASTE.
Je vois assez, monsieur, ce que vous pouvez être,
Et votre seul abord le peut faire connoître.
CARITIDÈS.
Oui, je suis un savant charmé de vos vertus,
Non pas de ces savants dont le nom n'est qu'en _us_,
Il n'est rien si commun qu'un nom à la latine:
Ceux qu'on habille en grec ont bien meilleure mine,
Et, pour en avoir un qui se termine en _ès_,
Je me fais appeler monsieur Caritidès.
ÉRASTE.
Monsieur Caritidès, soit. Qu'avez-vous à dire?
CARITIDÈS.
C'est un placet, monsieur, que je voudrois vous lire,
Et que, dans la posture où vous met votre emploi,
J'ose vous conjurer de présenter au roi.
ÉRASTE.
Eh! monsieur, vous pouvez le présenter vous-même.
CARITIDÈS.
Il est vrai que le roi fait cette grâce extrême;
Mais, par ce même excès de ces rares bontés,
Tant de méchants placets, monsieur, sont présentés,
Qu'ils étouffent les bons; et l'espoir où je fonde[97]
Est qu'on donne le mien quand le prince est sans monde.
ÉRASTE.
Eh bien, vous le pouvez, et prendre votre temps.
CARITIDÈS.
Ah! monsieur, les huissiers sont de terribles gens!
Ils traitent les savants de faquins à nasardes[98],
Et je n'en puis venir qu'à la salle des gardes.
Les mauvais traitements qu'il me faut endurer
Pour jamais de la cour me feroient retirer,
Si je n'avais conçu l'espérance certaine
Qu'auprès de notre roi vous serez mon Mécène.
Oui, votre crédit m'est un moyen assuré...
ÉRASTE.
Eh bien, donnez-moi donc, je le présenterai.
CARITIDÈS.
Le voici. Mais au moins ayez-en la lecture.
ÉRASTE.
Non.
CARITIDÈS.
C'est pour être instruit, monsieur, je vous conjure.
AU ROI
«SIRE,
»Votre très-humble, très-obéissant, très-fidèle et très-savant sujet
et serviteur Caritidès, François de nation, Grec de profession, ayant
considéré les grands et notables abus qui se commettent aux
inscriptions des enseignes des maisons, boutiques, cabarets, jeux de
boule, et autres lieux de votre bonne ville de Paris, en ce que
certains ignorants, compositeurs desdites inscriptions, renversent,
par une barbare, pernicieuse et détestable orthographe, toute sorte
de sens et raison, sans aucun égard d'étymologie, analogie, énergie,
ni allégorie quelconque, au grand scandale de la république des
lettres et de la nation françoise, qui se décrie et déshonore, par
lesdits abus et fautes grossières envers les étrangers, et notamment
envers les Allemands, curieux lecteurs et inspecteurs des dites
inscriptions.»
ÉRASTE.
Ce placet est fort long, et pourrait bien fâcher...
CARITIDÈS.
Ah! monsieur, pas un mot ne s'en peut retrancher.
ÉRASTE.
Achevez promptement.
CARITIDÈS continue.
«Supplie humblement VOTRE MAJESTÉ de créer, pour le bien de son État
et la gloire de son empire, une charge de contrôleur, intendant,
correcteur, réviseur et restaurateur général desdites inscriptions, et
d'icelle honorer le suppliant, tant en considération de son rare et
éminent savoir que des grands et signalés services qu'il a rendus à
l'État et à VOTRE DITE MAJESTÉ, en françois, latin, grec, hébreu,
syriaque, chaldéen, arabe...»
ÉRASTE, l'interrompant.
Fort bien. Donnez-le vite et faites la retraite:
Il sera vu du roi; c'est une affaire faite.
CARITIDÈS.
Hélas! monsieur, c'est tout que montrer mon placet.
Si le roi le peut voir, je suis sûr de mon fait;
Car, comme sa justice en toute chose est grande,
Il ne pourra jamais refuser ma demande.
Au reste, pour porter au ciel votre renom,
Donnez-moi par écrit votre nom et surnom;
J'en veux faire un poëme en forme d'acrostiche
Dans les deux bouts du vers et dans chaque hémistiche[99]
ÉRASTE.
Oui, vous l'aurez demain, monsieur Caritidès.
Seul.
Ma foi, de tels savans sont des ânes bien faits.
J'aurois dans d'autres temps bien ri de sa sottise.

[97] Pour: sur lequel je fonde mon projet. Ellipse qui est une faute.
[98] Pour: gens que l'on maltraite, à qui l'on donne sur le nez.
[99] Le poëte Neufgermain, à demi-fou, avait mis à la mode ces
puérilités. Voyez Tallemant des Réaux.

SCÈNE III.--ORMIN, ÉRASTE.
ORMIN.
Bien qu'une grande affaire en ce lieu me conduise,
J'ai voulu qu'il sortît avant que vous parler.
ÉRASTE.
Fort bien. Mais dépêchons, car je veux m'en aller.
ORMIN.
Je me doute à peu près que l'homme qui vous quitte
Vous a fort ennuyé, monsieur, par sa visite.
C'est un vieux importun qui n'a pas l'esprit sain,
Et pour qui j'ai toujours quelque défaite en main.
Au Mail[100], au Luxembourg, et dans les Tuileries,
Il fatigue le monde avec ses rêveries;
Et des gens comme vous doivent fuir l'entretien
De tous ces savantas[101] qui ne sont bons à rien.
Pour moi, je ne crains pas que je vous importune,
Puisque je viens, monsieur, faire votre fortune.
ÉRASTE, bas, à part.
Voici quelque souffleur[102], de ces gens qui n'ont rien,
Et vous viennent toujours promettre tant de bien.
Haut.
Vous avez fait, monsieur cette bénite pierre[103]
Qui peut seule enrichir tous les rois de la terre?
ORMIN.
La plaisante pensée, hélas! où vous voilà!
Dieu me garde, monsieur, d'être de ces fous-là!
Je ne me repais point de visions frivoles,
Et je vous porte ici les solides paroles
D'un avis que par vous je veux donner au roi,
Et que tout cacheté je conserve sur moi:
Non de ces sots projets, de ces chimères vaines,
Dont les surintendans ont les oreilles pleines,
Non de ces gueux d'avis, dont les prétentions
Ne parlent que de vingt ou trente millions;
Mais un qui, tous les ans, à si peu qu'on le monte,
En peut donner au roi quatre cents de bon compte,
Avec facilité, sans risque ni soupçon,
Et sans fouler le peuple en aucune façon;
Enfin, c'est un avis d'un gain inconcevable,
Et que du premier mot on trouvera faisable.
Oui, pourvu que par vous je puisse être poussé...
ÉRASTE.
Soit, nous en parlerons. Je suis un peu pressé.
ORMIN.
Si vous me promettiez de garder le silence,
Je vous découvrirois cet avis d'importance.
ÉRASTE.
Non, non, je ne veux point savoir votre secret.
ORMIN.
Monsieur, pour le trahir je vous crois trop discret,
Et veux avec franchise en deux mots vous l'apprendre.
Il faut voir si quelqu'un ne peut point nous entendre.
Après avoir regardé si personne ne l'écoute, il s'approche de
l'oreille d'Éraste.
Cet avis merveilleux dont je suis l'inventeur
Est que...
ÉRASTE.
D'un peu plus loin, et pour cause, monsieur.
ORMIN.
Vous voyez le grand gain, sans qu'il faille le dire,
Que de ses ports de mer le roi tous les ans tire;
Or l'avis dont encor nul ne s'est avisé
Est qu'il faut de la France, et c'est un coup aisé,
En fameux ports de mer mettre toutes les côtes.
Ce seroit pour monter à des sommes très-hautes;
Et si...
ÉRASTE.
L'avis est bon, et plaira fort au roi.
Adieu. Nous nous verrons.
ORMIN.
Au moins appuyez-moi,
Pour en avoir ouvert les premières paroles.
ÉRASTE.
Oui, oui.
ORMIN.
Si vous vouliez me prêter deux pistoles,
Que vous reprendriez sur le droit de l'avis,
Monsieur...
ÉRASTE.
Il donne de l'argent à Ormin. Seul.
Oui, volontiers. Plût à Dieu qu'à ce prix
De tous les importuns je pusse me voir quitte!
Voyez quel contre-temps prend ici leur visite!
Je pense qu'à la fin je pourrai bien sortir.
Viendra-t-il point quelqu'un encor me divertir?

[100] Promenade plantée d'arbres près de l'Arsenal. Du mot teutonique
_mail_, lieu de réunion.
[101] Pour: savant épais, du péjoratif italien _accio_; en
languedocien, _asse. Villaccia_, grande et vilaine ville.
[102] Pour: alchimiste, qui fait de l'or à coup de soufflet. Le mot
était encore d'usage en ce sens à la fin du XVIIe siècle.
[103] Pour: pierre philosophale.

SCÈNE IV.--FILINTE, ÉRASTE.
FILINTE.
Marquis, je viens d'apprendre une étrange nouvelle.
ÉRASTE.
Quoi?
FILINTE.
Qu'un homme tantôt t'a fait une querelle.
ÉRASTE.
A moi?
FILINTE.
Que te sert-il de le dissimuler?
Je sais de bonne part qu'on t'a fait appeler;
Et comme ton ami, quoi qu'il en réussisse[104],
Je te viens contre tous faire offre de service.
ÉRASTE.
Je te suis obligé; mais crois que tu me fais...
FILINTE.
Tu ne l'avoueras pas: mais tu sors sans valets.
Demeure dans la ville, ou gagne la campagne,
Tu n'iras nulle part que je ne t'accompagne.
ÉRASTE, à part.
Ah! j'enrage!
FILINTE.
A quoi bon de te cacher de moi?
ÉRASTE.
Je te jure, marquis, qu'on s'est moqué de toi.
FILINTE.
En vain tu t'en défends.
ÉRASTE.
Que le ciel me foudroie,
Si d'aucun démêlé...
FILINTE.
Tu penses qu'on te croie?
ÉRASTE.
Eh! mon Dieu! je te dis, et ne déguise point,
Que...
FILINTE.
Ne me crois pas dupe et crédule à ce point.
ÉRASTE.
Veux-tu m'obliger?
FILINTE.
Non.
ÉRASTE.
Laisse-moi, je te prie.
FILINTE.
Point d'affaire, marquis.
ÉRASTE.
Une galanterie
En certain lieu ce soir...
FILINTE.
Je ne te quitte pas:
En quel lieu que ce soit, je veux suivre tes pas.
ÉRASTE.
Parbleu! puisque tu veux que j'aie une querelle,
Je consens à l'avoir pour contenter ton zèle;
Ce sera contre toi, qui me fais enrager,
Et dont je ne me puis par douceur dégager.
FILINTE.
C'est fort mal d'un ami recevoir le service;
Mais, puisque je vous rends un si mauvais office,
Adieu. Videz sans moi tout ce que vous aurez.
ÉRASTE.
Vous serez mon ami quand vous me quitterez.
Seul.
Mais voyez quels malheurs suivent ma destinée!
Ils m'auront fait passer l'heure qu'on m'a donnée.

[104] Pour: quel que soit le succès de l'affaire, quoi qu'il en
résulte. Extension du sens, d'un emploi assez hardi.

SCÈNE V.--DAMIS, L'ÉPINE, ÉRASTE, LA RIVIÈRE ET SES COMPAGNONS.
DAMIS, à part.
Quoi! malgré moi le traître espère l'obtenir!
Ah! mon juste courroux le saura prévenir.
ÉRASTE, à part.
J'entrevois là quelqu'un sur la porte d'Orphise.
Quoi! toujours quelque obstacle aux feux qu'elle autorise!
DAMIS, à l'Épine.
Oui, j'ai su que ma nièce, en dépit de mes soins,
Doit voir ce soir chez elle Éraste sans témoins.
LA RIVIÈRE, à ses compagnons.
Qu'entends-je à ces gens-là dire de notre maître?
Approchons doucement, sans nous faire connoître.
DAMIS, à l'Épine.
Mais, avant qu'il ait lieu d'achever son dessein,
Il faut de mille coups percer son traître sein.
Va-t'en faire venir ceux que je viens de dire,
Pour les mettre en embûche[105] aux lieux que je désire,
Afin qu'au nom d'Éraste on soit prêt à venger
Mon honneur, que ses feux ont l'orgueil d'outrager,
A rompre un rendez-vous qui dans ce lieu l'appelle,
Et noyer dans son sang sa flamme criminelle.
LA RIVIÈRE, attaquant Damis avec ses compagnons.
Avant qu'à tes fureurs on puisse l'immoler,
Traître, tu trouveras en nous à qui parler.
ÉRASTE.
Bien qu'il m'ait voulu perdre, un point d'honneur me presse
De secourir ici l'oncle de ma maîtresse.
A Damis.
Je suis à vous, monsieur.
Il met l'épée à la main contre la Rivière et ses compagnons, qu'il
met en fuite.
DAMIS.
O ciel! par quel secours
D'un trépas assuré vois-je sauver mes jours?
A qui suis-je obligé d'un si rare service?
ÉRASTE, revenant.
Je n'ai fait, vous servant, qu'un acte de justice.
DAMIS.
Ciel! puis-je à mon oreille ajouter quelque foi?
Est-ce la main d'Éraste...
ÉRASTE.
Oui, oui, monsieur, c'est moi;
Trop heureux que ma main vous ait tiré de peine,
Trop malheureux d'avoir mérité votre haine.
DAMIS.
Quoi! celui dont j'avois résolu le trépas
Est celui qui pour moi vient d'employer son bras?
Ah! c'en est trop, mon cœur est contraint de se rendre;
Et, quoi que votre amour ce soir ait pu prétendre,
Ce trait si surprenant de générosité
Doit étouffer en moi toute animosité.
Je rougis de ma faute, et blâme mon caprice.
Ma haine trop longtemps vous a fait injustice;
Et, pour la condamner par un éclat fameux,
Je vous joins dès ce soir à l'objet de vos vœux.

[105] Pour: embuscade. Du mot _bois_, où l'on s'embusque pour
surprendre l'homme qui va passer.

SCÈNE VI.--ORPHISE, DAMIS, ÉRASTE.
ORPHISE, sortant de chez elle avec un flambeau.
Monsieur, quelle aventure a d'un trouble effroyable...
DAMIS.
Ma nièce elle n'a rien que de très-agréable,
Puisqu'après tant de vœux que j'ai blâmés en vous,
C'est elle qui vous donne Éraste pour époux;
Son bras a repoussé le trépas que j'évite,
Et je veux envers lui que votre main m'acquitte.
ORPHISE.
Si c'est pour lui payer ce que vous lui devez,
J'y consens, devant tout aux jours qu'il a sauvés.
ÉRASTE.
Mon cœur est si surpris d'une telle merveille,
Qu'en ce ravissement je doute si je veille.
DAMIS.
Célébrons l'heureux sort dont vous allez jouir,
Et que nos violons viennent nous réjouir!
On frappe à la porte de Damis.
ÉRASTE.
Qui frappe là si fort?

SCÈNE VII.--DAMIS, ORPHISE, ÉRASTE, L'ÉPINE.
L'ÉPINE.
Monsieur, ce sont des masques,
Qui portent des crincrins et des tambours de basques.
Les masques entrent et occupent toute la place.
ÉRASTE.
Quoi! toujours des fâcheux! Holà! suisses, ici;
Qu'on me fasse sortir ces gredins que voici.

BALLET DU TROISIÈME ACTE.
PREMIÈRE ENTRÉE.
Des suisses, avec des hallebardes, chassent tous les masques fâcheux et
se retirent ensuite pour laisser danser à leur aise.
DERNIÈRE ENTRÉE.
Quatre bergers et une bergère, qui, au sentiment de tous ceux qui l'ont
vue, ferme le divertissement d'assez bonne grâce.
FIN DES FACHEUX


L'ÉCOLE DES FEMMES
COMÉDIE
REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS, A PARIS, LE 26 DÉCEMBRE 1662, SUR LE
THÉATRE DU PALAIS-ROYAL.

Voici Molière marié. L'imperfection de l'espèce humaine, plus vive et
plus flagrante dans l'association de deux êtres dépendant l'un de
l'autre, lui apparaît redoutable. Il a quarante et un ans et sa femme en
a dix-huit; il est sombre et contemplatif: elle est coquette et sans
principes. Il ne porte pas même le nom de son père, Poquelin; après
tout, ce n'est qu'un acteur.
Jolie, admirée et vaine, fille de gentilhomme, elle est entourée de
seigneurs dont les titres et les prétentions brillent comme leur épée.
L'éducation d'Armande s'est faite dans la vie nomade, sur les grandes
routes et à travers les villes que visitait la troupe de ses parents et
de Molière. C'était cette petite Armande que depuis treize années il
avait bercée sur ses genoux, dont il avait développé l'esprit, qu'il
avait formée pour la scène, c'était elle qui prenait son essor du côté
des marquis, de la coquetterie et du luxe, et se souciait peu des
conseils donnés par ce directeur de troupe enseveli dans ses vieux
livres ou dans l'étude de ses rôles, et qui lui était toujours apparu
comme un père ou un tuteur.
Molière pleura; cela lui arrivait souvent, il l'avoue lui-même dans une
lettre à le Vayer. On a même avancé que, ne pouvant chasser de sa maison
les marquis, ni armer sa femme contre les séductions hardies qui
venaient l'assiéger, il fut saisi de désespoir peu de temps après le
mariage, et suivit le roi en Lorraine; fait qui n'a rien de possible,
puisque le roi ne partit pour la Lorraine qu'au commencement de l'année
1663.
Quoi qu'il en soit, en 1662 le ménage est déjà troublé. Armande ne
paraîtra plus dans la nouvelle œuvre que médite le poëte. Molière a
beaucoup souffert; et, ce qui est le propre du génie, il aperçoit le
côté comique de sa souffrance.
Dévoré de douloureuses passions, se reprochant sa faiblesse, impuissant
à se vaincre, comprenant l'imperfection de l'humanité et l'irrésistible
entraînement de la coquetterie féminine, il prit une résolution étrange:
il se joua lui-même et railla l'involontaire amour dont il était obsédé.
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