Molière - Œuvres complètes, Tome 2 - 16

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ballet, Molière supprima la division des actes, la danse, les chants,
tout l'appareil pittoresque, et fit du _Ballet du roi_ le _Mariage
forcé_ tel que nous le possédons aujourd'hui. Il y reste encore des
traces de la première conception de l'auteur. C'est une esquisse
italienne des plus vives et des plus colorées; les Égyptiens qui dansent
contrastent vivement avec les figures aristotéliques de Marphurius et de
Pancrace, et le sentiment de l'harmonie, que Molière possédait au plus
haut degré, accorde dans un fantasque ensemble le caprice de Callot, la
satire de Rabelais et la verve des bouffons.
Non que Molière cesse d'être philosophe. C'est toujours la sévérité
doctorale du vieux monde que Molière poursuit de son ironie et de son
mépris; c'est le fanatisme pédantesque dictant l'arrêt de mort prononcé
en 1624 par le parlement de Paris contre les ennemis d'Aristote; ce sont
les retardataires de l'Université et de la Sorbonne; c'est Marphurius
qui doute de tout, c'est Pancrace qui dogmatise sur tout. Molière va
rechercher dans la _Jalousie du Barbouillé_ les vieilles armes qu'il a
fourbies contre eux dans sa première jeunesse. Il attaque aussi, comme
il l'a déjà fait, l'inégalité des âges dans l'union conjugale, les
vieillards qui veulent pour femmes des jeunes filles, la contrainte
imposée aux penchants naturels, l'esclavage des femmes et la servitude
en général. Il ne ménage pas davantage la colère hargneuse des savants,
le pédantisme ridicule, l'inhabileté aux choses de la vie, la morale
ignoble qui se fait des vertus de ses cupidités, ou la sensualité
décrépite de ce bourgeois qui veut avoir des _petits sortis de lui_. Il
signale, avec une liberté gauloise empruntée à Rabelais, les terribles
résultats de cette servitude de la femme dans sa jeunesse; le père qui
se débarrasse de sa fille au moyen d'une dot, la fille qui se débarrasse
de son père et de son esclavage au moyen d'un mari.
Voltaire a tort de critiquer la bouffonnerie excessive de cette œuvre,
qui n'est autre chose que la continuation philosophique des idées de
Molière. Il a puisé çà et là dans les faits contemporains des souvenirs
et des motifs dont il a disposé selon son génie. Il s'est souvenu des
frères Hamilton, poursuivant de Londres à Douvres le comte de Grammont
et lui criant de loin:
«--N'avez-vous rien oublié à Londres?
»--Pardonnez-moi, j'ai oublié d'épouser votre sœur, et j'y retourne.»
Un certain marquis de la Trousse, qui ne souffrait pas d'être regardé de
travers, et qui, avant de tuer son homme, l'accablait de politesses;
enfin les nouveaux efforts des vieux docteurs pour écraser
judiciairement la philosophie de Descartes, étaient présents à l'esprit
de Molière, qui, chaque jour plus puissant, devenait pour eux plus cruel
et plus terrible.
Armande ne joua point dans cet impromptu, où mademoiselle Duparc, _objet
ravissant et de belle taille_, dit Loret,
«Rendit les gens ébaudis
»Par ses appas et sa prestance,
»Par ses beaux pas et par sa danse.»
Le succès du ballet fut ratifié, le 15 février suivant, par _le
Bourgeois_, comme s'exprime encore Loret, et la faveur dont jouissait
Molière à la cour s'accrut encore de son succès populaire.


PERSONNAGES ACTEURS
SGANARELLE. MOLIÈRE.
GÉRONIMO LA THORILLIÈRE.
DORIMÈNE, jeune coquette, promise à
Sganarelle. Mlle DUPARC.
ALCANTOR, père de Dorimène. BÉJART.
ALCIDAS, frère de Dorimène. LA GRANGE.
LYCASTE, amant de Dorimène.
PANCRACE, docteur aristotélicien. BRÉCOURT.
MARPHURIUS, docteur pyrrhonien. DU CROISY.
DEUX ÉGYPTIENNES. {Mlle BÉJART.
{Mlle DEBRIE.
La scène est sur une place publique.


SCÈNE I.--SGANARELLE, parlant à ceux qui sont dans sa maison.
Je suis de retour dans un moment. Que l'on ait bien soin du logis, et
que tout aille comme il faut. Si l'on m'apporte de l'argent, que l'on me
vienne querir vite chez le seigneur Géronimo: et, si l'on vient m'en
demander, qu'on dise que je suis sorti, et que je ne dois revenir de
toute la journée.

SCÈNE II.--SGANARELLE, GÉRONIMO.
GÉRONIMO, ayant entendu les dernières paroles de Sganarelle.
Voilà un ordre fort prudent.
SGANARELLE.
Ah! seigneur Géronimo, je vous trouve à propos, et j'allois chez vous
vous chercher.
GÉRONIMO.
Et pour quel sujet, s'il vous plaît?
SGANARELLE.
Pour vous communiquer une affaire que j'ai en tête, et vous prier de
m'en dire votre avis.
GÉRONIMO.
Très-volontiers. Je suis bien aise de cette rencontre, et nous pouvons
parler ici en toute liberté.
SGANARELLE.
Mettez donc dessus[200], s'il vous plaît. Il s'agit d'une chose de
conséquence, que l'on m'a proposé; et il est bon de ne rien faire sans
le conseil de ses amis.
GÉRONIMO.
Je vous suis obligé de m'avoir choisi pour cela. Vous n'avez qu'à me
dire ce que c'est.
SGANARELLE.
Mais, auparavant, je vous conjure de ne me point flatter du tout, et de
me dire nettement votre pensée.
GÉRONIMO.
Je le ferai, puisque vous le voulez.
SGANARELLE.
Je ne vois rien de plus condamnable qu'un ami qui ne nous parle pas
franchement.
GÉRONIMO.
Vous avez raison.
SGANARELLE.
Et, dans ce siècle, on trouve peu d'amis sincères.
GÉRONIMO.
Cela est vrai.
SGANARELLE.
Promettez-moi donc, seigneur Géronimo, de me parler avec toute sorte de
franchise.
GÉRONIMO.
Je vous le promets.
SGANARELLE.
Jurez-en votre foi.
GÉRONIMO.
Oui, foi d'ami. Dites-moi seulement votre affaire.
SGANARELLE.
C'est que je veux savoir de vous si je ferai bien de me marier.
GÉRONIMO.
Qui? vous!
SGANARELLE.
Oui, moi-même, en propre personne. Quel est votre avis là-dessus?
GÉRONIMO.
Je vous prie auparavant de me dire une chose.
SGANARELLE.
Et quoi?
GÉRONIMO.
Quel âge pouvez-vous bien avoir maintenant?
SGANARELLE.
Moi?
GÉRONIMO.
Oui.
SGANARELLE.
Ma foi, je ne sais; mais je me porte bien.
GÉRONIMO.
Quoi! vous ne savez pas à peu près votre âge?
SGANARELLE.
Non: est-ce qu'on songe à cela?
GÉRONIMO.
Eh! dites-moi un peu, s'il vous plaît: combien aviez-vous d'années
lorsque nous fîmes connoissance?
SGANARELLE.
Ma foi, je n'avois que vingt ans alors.
GÉRONIMO.
Combien fûmes-nous ensemble à Rome!
SGANARELLE.
Huit ans.
GÉRONIMO.
Quel temps avez-vous demeuré en Angleterre?
SGANARELLE.
Sept ans.
GÉRONIMO.
Et en Hollande, où vous fûtes ensuite?
SGANARELLE.
Cinq ans et demi.
GÉRONIMO.
Combien y a-t-il que vous êtes revenu ici?
SGANARELLE.
Je revins en cinquante-six.
GÉRONIMO.
De cinquante-six à soixante-huit, il y a douze ans, ce me semble. Cinq
ans en Hollande font dix-sept, sept ans en Angleterre font vingt-quatre,
huit dans notre séjour à Rome font trente-deux, et vingt que vous aviez
lorsque nous nous connûmes, cela fait justement cinquante-deux. Si bien,
seigneur Sganarelle, que, sur votre propre confession, vous êtes environ
à votre cinquante-deuxième ou cinquante-troisième année.
SGANARELLE.
Qui? moi! cela ne se peut pas.
GÉRONIMO.
Mon Dieu! le calcul est juste; et là-dessus je vous dirai franchement et
en ami, comme vous m'avez fait promettre de vous parler, que le mariage
n'est guère votre fait. C'est une chose à laquelle il faut que les
jeunes gens pensent bien mûrement avant que de la faire; mais les gens
de votre âge n'y doivent point penser du tout; et, si l'on dit que la
plus grande de toutes les folies est celle de se marier, je ne vois rien
de plus mal à propos que de la faire, cette folie, dans la saison où
nous devons être plus sages. Enfin, je vous en dis nettement ma pensée.
Je ne vous conseille point de songer au mariage; et je vous trouverais
le plus ridicule du monde, si, ayant été libre jusqu'à cette heure, vous
alliez vous charger maintenant de la plus pesante des chaînes.
SGANARELLE.
Et moi, je vous dis que je suis résolu de me marier, et que je ne serai
point ridicule en épousant la fille que je recherche.
GÉRONIMO.
Ah! c'est une autre chose! Vous ne m'aviez pas dit cela.
SGANARELLE.
C'est une fille qui me plaît, et que j'aime de tout mon cœur.
GÉRONIMO.
Vous l'aimez de tout votre cœur?
SGANARELLE.
Sans doute; et je l'ai demandée à son père.
GÉRONIMO.
Vous l'avez demandée?
SGANARELLE.
Oui. C'est un mariage qui se doit conclure ce soir; et j'ai donné ma
parole.
GÉRONIMO.
Oh! mariez-vous donc. Je ne dis plus mot.
SGANARELLE.
Je quitterois le dessein que j'ai fait! Vous semble-t-il, seigneur
Géronimo, que je ne sois plus propre à songer à une femme? Ne parlons
point de l'âge que je puis avoir; mais regardons seulement les choses. Y
a-t-il homme de trente ans qui paroisse plus frais et plus vigoureux que
vous me voyez? N'ai-je pas tous les mouvemens de mon corps aussi bons
que jamais; et voit-on que j'aie besoin de carrosse ou de chaise pour
cheminer? N'ai-je pas encore toutes mes dents les meilleures du monde?
(Il montre ses dents.) Ne fais-je pas vigoureusement mes quatre repas
par jour, et peut-on voir un estomac qui ait plus de force que le mien?
(Il tousse.) Hem, hem, hem! Eh! qu'en dites-vous?
GÉRONIMO.
Vous avez raison, je m'étois trompé. Vous ferez bien de vous marier.
SGANARELLE.
J'y ai répugné autrefois; mais j'ai maintenant de puissantes raisons
pour cela. Outre la joie que j'aurai de posséder une belle femme, qui me
fera mille caresses, qui me dorlotera, et me viendra frotter lorsque je
serai las; outre cette joie, dis-je, je considère qu'en demeurant comme
je suis, je laisse périr dans le monde la race des Sganarelle; et qu'en
me mariant, je pourrai me voir revivre en d'autres moi-même; que j'aurai
le plaisir de voir des créatures qui seront sorties de moi, de petites
figures qui me ressembleront comme deux gouttes d'eau, qui se joueront
continuellement dans la maison, qui m'appelleront leur papa quand je
reviendrai de la ville, et me diront de petites folies les plus
agréables du monde. Tenez, il me semble déjà que j'y suis, et que j'en
vois une demi-douzaine autour de moi.
GÉRONIMO.
Il n'y a rien de plus agréable que cela; et je vous conseille de vous
marier le plus vite que vous pourrez.
SGANARELLE.
Tout de bon, vous me le conseillez?
GÉRONIMO.
Assurément. Vous ne sauriez mieux faire.
SGANARELLE.
Vraiment, je suis ravi que vous me donniez ce conseil en véritable ami.
GÉRONIMO.
Et quelle est la personne, s'il vous plaît, avec qui vous allez vous
marier?
SGANARELLE.
Dorimène.
GÉRONIMO.
Cette jeune Dorimène, si galante et si bien parée.
SGANARELLE.
Oui.
GÉRONIMO.
Fille du seigneur Alcantor?
SGANARELLE.
Justement.
GÉRONIMO.
Et sœur d'un certain Alcidas, qui se mêle de porter l'épée?
SGANARELLE.
C'est cela.
GÉRONIMO.
Vertu de ma vie!
SGANARELLE.
Qu'en dites-vous?
GÉRONIMO.
Bon parti! Mariez-vous promptement.
SGANARELLE.
N'ai-je pas raison d'avoir fait ce choix?
GÉRONIMO.
Sans doute. Ah! que vous serez bien marié! Dépêchez-vous de l'être.
SGANARELLE.
Vous me comblez de joie de me dire cela. Je vous remercie de votre
conseil, et je vous invite ce soir à mes noces.
GÉRONIMO.
Je n'y manquerai pas; et je veux y aller en masque, afin de les mieux
honorer.
SGANARELLE.
Serviteur.
GÉRONIMO, à part.
La jeune Dorimène, fille du seigneur Alcantor, avec le seigneur
Sganarelle, qui n'a que cinquante-trois ans! O le beau mariage! ô le
beau mariage[201]!
Ce qu'il répète plusieurs fois en s'en allant.
[200] Pour: le chapeau sur votre tête. Ellipse archaïque et
bourgeoise.
[201] Imité de Rabelais, _Pantagruel_, liv. III, c. IX.

SCÈNE III.--SGANARELLE.
Ce mariage doit être heureux, car il donne de la joie à tout le monde,
et je fais rire tous ceux à qui j'en parle. Me voilà maintenant le plus
content des hommes.

SCÈNE IV.--DORIMÈNE, SGANARELLE.
DORIMÈNE, dans le fond du théâtre, à un petit laquais qui la suit.
Allons, petit garçon, qu'on tienne bien ma queue, et qu'on ne s'amuse
pas à badiner.
SGANARELLE, à part, apercevant Dorimène.
Voici ma maîtresse[202] qui vient. Ah! qu'elle est agréable! Quel air!
et quelle taille! Peut-il y avoir un homme qui n'ait, en la voyant, des
démangeaisons de se marier? (A Dorimène.) Où allez-vous, belle mignonne,
chère épouse future de votre époux futur?
DORIMÈNE.
Je vais faire quelques emplettes.
SGANARELLE.
Eh bien, ma belle, c'est maintenant que nous allons être heureux l'un et
l'autre. Vous ne serez plus en droit de me rien refuser; et je pourrai
faire avec vous tout ce qu'il me plaira, sans que personne s'en
scandalise. Vous allez être à moi depuis la tête jusqu'aux pieds, et je
serai maître de tout: de vos petits yeux éveillés, de votre petit nez
fripon, de vos lèvres appétissantes, de vos oreilles amoureuses, de
votre petit menton joli, de vos petits tétons rondelets, de votre...
Enfin, toute votre personne sera à ma discrétion, et je serai à même
pour vous caresser comme je voudrai. N'êtes-vous pas bien aise de ce
mariage, mon aimable pouponne?
DORIMÈNE.
Tout à fait aise, je vous jure. Car enfin la sévérité de mon père m'a
tenue jusques ici dans une sujétion la plus fâcheuse du monde. Il y a je
ne sais combien que j'enrage du peu de liberté qu'il me donne, et j'ai
cent fois souhaité qu'il me mariât, pour sortir promptement de la
contrainte où j'étois avec lui, et me voir en état de faire ce que je
voudrai. Dieu merci, vous êtes venu heureusement pour cela, et je me
prépare désormais à me donner du divertissement, et à réparer comme il
faut le temps que j'ai perdu. Comme vous êtes un fort galant homme, et
que vous savez comme il faut vivre, je crois que nous ferons le meilleur
ménage du monde ensemble, et que vous ne serez point de ces maris
incommodes qui veulent que leurs femmes vivent comme des loups-garous.
Je vous avoue que je ne m'accommoderois pas de cela, et que la solitude
me désespère. J'aime le jeu, les visites, les assemblées, les
cadeaux[203] et les promenades; en un mot, toutes les choses de plaisir;
et vous devez être ravi d'avoir une femme de mon humeur. Nous n'aurons
jamais aucun démêlé ensemble; et je ne vous contraindrai point dans vos
actions, comme j'espère que, de votre côté, vous ne me contraindrez
point dans les miennes; car, pour moi, je tiens qu'il faut avoir une
complaisance mutuelle, et qu'on ne se doit point marier pour se faire
enrager l'un l'autre. Enfin, nous vivrons, étant mariés, comme deux
personnes qui savent leur monde. Aucun soupçon jaloux ne nous troublera
la cervelle; et c'est assez que vous serez assuré de ma fidélité, comme
je serai persuadée de la vôtre. Mais qu'avez-vous? je vous vois tout
changé de visage.
SGANARELLE.
Ce sont quelques vapeurs qui me viennent de monter à la tête.
DORIMÈNE.
C'est un mal aujourd'hui qui attaque beaucoup de gens; mais notre
mariage vous dissipera tout cela. Adieu. Il me tarde déjà que j'aie des
habits raisonnables, pour quitter vite ces guenilles. Je m'en vais de ce
pas achever d'acheter toutes les choses qu'il me faut, et je vous
enverrai les marchands.
[202] Pour: personne recherchée en mariage. Mot qui a changé
d'acception.
[203] Voyez plus haut, tome Ier, p. 268, note troisième.

SCÈNE V.--GÉRONIMO, SGANARELLE.
GÉRONIMO.
Ah! seigneur Sganarelle, je suis ravi de vous trouver encore ici; et
j'ai rencontré un orfévre qui, sur le bruit que vous cherchiez quelque
beau diamant en bague pour faire un présent à votre épouse, m'a fort
prié de vous venir parler pour lui, et de vous dire qu'il en a un à
vendre, le plus parfait du monde.
SGANARELLE.
Mon Dieu! cela n'est pas pressé.
GÉRONIMO.
Comment! que veut dire cela? Où est l'ardeur que vous montriez tout à
l'heure?
SGANARELLE.
Il m'est venu, depuis un moment, de petits scrupules sur le mariage.
Avant que de passer plus avant, je voudrois bien agiter à fond cette
matière, et que l'on m'expliquât un songe que j'ai fait cette nuit, et
qui vient tout à l'heure de me revenir dans l'esprit. Vous savez que les
songes sont comme des miroirs, où l'on découvre quelquefois tout ce qui
nous doit arriver. Il me sembloit que j'étois dans un vaisseau, sur une
mer bien agitée, et que...
GÉRONIMO.
Seigneur Sganarelle, j'ai maintenant quelque petite affaire qui
m'empêche de vous ouïr. Je n'entends rien du tout aux songes; et, quant
au raisonnement du mariage, vous avez deux savans, deux philosophes, vos
voisins, qui sont gens à vous débiter tout ce qu'on peut dire sur ce
sujet. Comme ils sont de sectes différentes, vous pouvez examiner leurs
diverses opinions là-dessus. Pour moi, je me contente de ce que je vous
ai dit tantôt, et demeure votre serviteur.
SGANARELLE, seul.
Il a raison. Il faut que je consulte un peu ces gens-là sur
l'incertitude où je suis.

SCÈNE VI.--PANCRACE, SGANARELLE.
PANCRACE, se tournant du côté par où il est entré, et sans voir
Sganarelle.
Allez, vous êtes un impertinent, mon ami, un homme [ignare[204] de toute
bonne discipline[205]] bannissable de la république des lettres!
SGANARELLE.
Ah! bon. En voici un fort à propos.
PANCRACE, de même, sans voir Sganarelle.
Oui, je te soutiendrai par vives raisons [je te montrerai par Aristote,
le philosophe des philosophes,] que tu es un ignorant, [un]
ignorantissime, ignorantifiant et ignorantifié, par tous les cas et
modes imaginables.
SGANARELLE, à part.
Il a pris querelle contre quelqu'un. (A Pancrace.) Seigneur...
PANCRACE, de même, sans voir Sganarelle.
Tu veux te mêler de raisonner, et tu ne sais pas seulement les élémens
de la raison.
SGANARELLE, à part.
La colère l'empêche de me voir. (A Pancrace.) Seigneur...
PANCRACE, de même sans voir Sganarelle.
C'est une proposition condamnable dans toutes les terres de la
philosophie.
SGANARELLE, à part.
Il faut qu'on l'ait fort irrité. (A Pancrace.) Je...
PANCRACE, de même, sans voir Sganarelle.
_Toto cœlo, tota via aberras[206]._
SGANARELLE.
Je baise les mains à monsieur le docteur.
PANCRACE.
Serviteur.
SGANARELLE.
Peut-on...
PANCRACE, se retournant vers l'endroit par où il est entré.
Sais-tu bien ce que tu as fait? un syllogisme _in balordo_.
SGANARELLE.
Je vous...
PANCRACE, de même.
La majeure en est inepte, la mineure impertinente, et la conclusion
ridicule.
SGANARELLE.
Je...
PANCRACE, de même.
Je crèverois plutôt que d'avouer ce que tu dis; et je soutiendrai mon
opinion jusqu'à la dernière goutte de mon encre.
SGANARELLE.
Puis-je...
PANCRACE, de même.
Oui, je défendrai cette proposition _pugnis et calcibus, unguibus et
rostro_[207].
SGANARELLE.
Seigneur Aristote, peut-on savoir ce qui vous met si fort en colère?
PANCRACE.
Un sujet le plus juste du monde.
SGANARELLE.
Et quoi, encore?
PANCRACE.
Un ignorant m'a voulu soutenir une proposition erronée, une proposition
épouvantable, effroyable, exécrable.
SGANARELLE.
Puis-je demander ce que c'est?
PANCRACE.
Ah! seigneur Sganarelle, tout est renversé aujourd'hui, et le monde est
tombé dans une corruption générale. Une licence épouvantable règne
partout; et les magistrats, qui sont établis pour maintenir l'ordre dans
cet État devroient rougir de honte, en souffrant un scandale aussi
intolérable que celui dont je veux parler.
SGANARELLE.
Quoi donc?
PANCRACE.
N'est-ce pas une chose horrible, une chose qui crie vengeance au ciel,
que d'endurer qu'on dise publiquement la forme d'un chapeau?
SGANARELLE.
Comment?
PANCRACE.
Je soutiens qu'il faut dire la figure d'un chapeau, et non pas la forme;
d'autant qu'il y a cette différence entre la forme et la figure, que la
forme est la disposition extérieure des corps qui sont animés; et la
figure, la disposition extérieure des corps qui sont inanimés: et,
puisque le chapeau est un corps inanimé, il faut dire la figure d'un
chapeau, et non pas la forme. (Se retournant encore du côté par où il
est entré.) Oui, ignorant que vous êtes! c'est comme il faut parler, et
ce sont les termes exprès d'Aristote dans le chapitre de la qualité.
SGANARELLE, à part.
Je pensois que tout fût perdu. (A Pancrace.) Seigneur docteur, ne songez
plus à tout cela. Je...
PANCRACE.
Je suis dans une colère, que je ne me sens pas.
SGANARELLE.
Laissez la forme et le chapeau en paix. J'ai quelque chose à vous
communiquer. Je...
PANCRACE.
Impertinent fieffé[208]!
SGANARELLE.
De grâce, remettez-vous. Je...
PANCRACE.
Ignorant!
SGANARELLE.
Eh! mon Dieu. Je...
PANCRACE.
Me vouloir soutenir une proposition de la sorte!
SGANARELLE.
Il a tort. Je...
PANCRACE.
Une proposition condamnée par Aristote!
SGANARELLE.
Cela est vrai. Je...
PANCRACE.
En termes exprès!!
SGANARELLE.
Vous avez raison. (Se tournant du côté par où Pancrace est entré.) Oui,
vous êtes un sot et un impudent, de vouloir disputer contre un docteur
qui sait lire et écrire. Voilà qui est fait: je vous prie de m'écouter.
Je viens vous consulter sur une affaire qui m'embarrasse. J'ai dessein
de prendre une femme, pour me tenir compagnie dans mon ménage. La
personne est belle et bien faite; elle me plaît beaucoup, et est ravie
de m'épouser; son père me l'a accordée. Mais je crains un peu ce que
vous savez, la disgrâce dont on ne plaint personne; et je voudrois bien
vous prier, comme philosophe, de me dire votre sentiment. Eh! quel est
votre avis là-dessus?
PANCRACE.
Plutôt que d'accorder qu'il faille dire la forme d'un chapeau,
j'accorderais que _datur vacum in rerum natura_[209], et que je ne suis
qu'une bête.
SGANARELLE, à part.
La peste soit de l'homme! (A Pancrace.) Eh! monsieur le docteur, écoutez
un peu les gens. On vous parle une heure durant, et vous ne répondez
point à ce qu'on vous dit.
PANCRACE.
Je vous demande pardon. Une juste colère m'occupe l'esprit.
SGANARELLE.
Eh! laissez tout cela, et prenez la peine de m'écouter.
PANCRACE.
Soit. Que voulez-vous me dire?
SGANARELLE.
Je veux vous parler de quelque chose.
PANCRACE.
Et de quelle langue voulez-vous vous servir avec moi?
SGANARELLE.
De quelle langue?
PANCRACE.
Oui.
SGANARELLE.
Parbleu! de la langue que j'ai dans la bouche. Je crois que je n'irai
pas emprunter celle de mon voisin.
PANCRACE.
Je vous dis, de quel idiome, de quel langage?
SGANARELLE.
Ah! c'est une autre affaire.
PANCRACE.
Voulez-vous me parler italien?
SGANARELLE.
Non.
PANCRACE.
Espagnol?
SGANARELLE.
Non.
PANCRACE.
Allemand?
SGANARELLE.
Non.
PANCRACE.
Anglois?
SGANARELLE.
Non.
PANCRACE.
Latin?
SGANARELLE.
Non.
PANCRACE.
Grec?
SGANARELLE.
Non.
PANCRACE.
Hébreu?
SGANARELLE.
Non.
PANCRACE.
Syriaque?
SGANARELLE.
Non.
PANCRACE.
Turc?
SGANARELLE.
Non.
PANCRACE.
Arabe?
SGANARELLE.
Non, non; françois [françois, françois].
PANCRACE.
Ah! françois.
SGANARELLE.
Fort bien.
PANCRACE.
Passez donc de l'autre côté; car cette oreille-ci est destinée pour les
langues scientifiques [et étrangères], et l'autre est pour [la vulgaire
et] la maternelle.
SGANARELLE, à part.
Il faut bien des cérémonies avec ces sortes de gens-ci.
PANCRACE.
Que voulez-vous?
SGANARELLE.
Vous consulter sur une petite difficulté.
PANCRACE.
[Ah! ah!] sur une difficulté de philosophie, sans doute?
SGANARELLE.
Pardonnez-moi. Je...
PANCRACE.
Vous voulez peut-être savoir si la substance et l'accident sont termes
synonymes ou équivoques à l'égard de l'être?
SGANARELLE.
Point du tout. Je...
PANCRACE.
Si la logique est un art ou une science?
SGANARELLE.
Ce n'est pas cela. Je...
PANCRACE.
Si elle a pour objet les trois opérations de l'esprit, ou la troisième
seulement?
SGANARELLE.
Non. Je...
PANCRACE.
S'il y a dix catégories, ou s'il n'y en a qu'une?
SGANARELLE.
Point. Je...
PANCRACE.
Si la conclusion est de l'essence du syllogisme?
SGANARELLE.
Nenni. Je...
PANCRACE.
Si l'essence du bien est mise dans l'appétibilité, ou dans la
convenance?
SGANARELLE.
Non. Je...
PANCRACE.
Si le bien se réciproque avec la fin?
SGANARELLE.
Eh non! Je...
PANCRACE.
Si la fin nous peut émouvoir par son être réel, ou par son être
intentionnel?
SGANARELLE.
Non, non, non, non, non, de par tous les diables, non!
PANCRACE.
Expliquez donc votre pensée, car je ne puis pas la deviner.
SGANARELLE.
Je vous la veux expliquer aussi; mais il faut m'écouter. (Pendant que
Sganarelle dit:) L'affaire que j'ai à vous dire, c'est que j'ai envie de
me marier avec une fille qui est jeune et belle. Je l'aime fort, et l'ai
demandée à son père; mais comme j'appréhende...
PANCRACE, dit en même temps, sans écouter Sganarelle:
La parole a été donnée à l'homme pour expliquer sa pensée; et, tout
ainsi que les pensées sont les portraits des choses, de même nos paroles
sont-elles les portraits de nos pensées. (Sganarelle, impatienté, ferme
la bouche du docteur avec sa main à plusieurs reprises, et le docteur
continue de parler d'abord que Sganarelle ôte sa main.) Mais ces
portraits diffèrent des autres portraits en ce que les autres portraits
sont distingués partout de leurs originaux, et que la parole enferme en
soi son original, puisqu'elle n'est autre chose que la pensée expliquée
par un signe extérieur; d'où vient que ceux qui pensent bien sont aussi
ceux qui parlent le mieux. Expliquez-moi donc votre pensée par la
parole, qui est le plus intelligible de tous les signes.
SGANARELLE, pousse le docteur dans sa maison, et tire la porte pour
l'empêcher de sortir.
Peste de l'homme!
PANCRACE, au-dedans de sa maison.
Oui, la parole est _animi index et speculum_[210]. C'est le truchement
du cœur, c'est l'image de l'âme, (il monte à la fenêtre et continue.)
C'est un miroir qui nous présente naïvement les secrets les plus
arcanes[211] de nos individus; et, puisque vous avez la faculté de
ratiociner[212] et de parler tout ensemble, à quoi tient-il que vous ne
vous serviez de la parole pour me faire entendre votre pensée?
SGANARELLE.
C'est ce que je veux faire! mais vous ne voulez pas m'écouter.
PANCRACE.
Je vous écoute, parlez.
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