Molière - Œuvres complètes, Tome 2 - 11

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Et pour suivre un galant vous évader sans bruit!
Tudieu! comme avec lui votre langue cajole[144]!
Il faut qu'on vous ait mise à quelque bonne école!
Qui diantre tout d'un coup vous en a tant appris?
Vous ne craignez donc plus de trouver des esprits!
Et ce galant, la nuit, vous a donc enhardie?
Ah! coquine, en venir à cette perfidie!
Malgré tous mes bienfaits former un tel dessein!
Petit serpent que j'ai réchauffé dans mon sein,
Et qui, dès qu'il se sent, par une humeur ingrate,
Cherche à faire du mal à celui qui le flatte!
AGNÈS.
Pourquoi me criez-vous[145]?
ARNOLPHE.
J'ai grand tort en effet!
AGNÈS.
Je n'entends point de mal dans tout ce que j'ai fait.
ARNOLPHE.
Suivre un galant n'est pas une action infâme?
AGNÈS.
C'est un homme qui dit qu'il me veut pour sa femme:
J'ai suivi vos leçons, et vous m'avez prêché,
Qu'il se faut marier pour ôter le péché.
ARNOLPHE.
Oui. Mais, pour femme, moi, je prétendois vous prendre;
Et je vous l'avois fait, me semble[146], assez entendre.
AGNÈS.
Oui. Mais, à vous parler franchement entre nous,
Il est plus pour cela selon mon goût que vous.
Chez vous le mariage est fâcheux et pénible,
Et vos discours en font une image terrible;
Mais, las! il le fait, lui, si rempli de plaisirs,
Que de se marier il donne des désirs.
ARNOLPHE.
Ah! c'est que vous l'aimez, traîtresse!
AGNÈS.
Oui, je l'aime.
ARNOLPHE.
Et vous avez le front de le dire à moi-même!
AGNÈS.
Et pourquoi, s'il est vrai, ne le dirois-je pas?
ARNOLPHE.
Le deviez-vous aimer, impertinente?
AGNÈS.
Hélas!
Est-ce que j'en puis mais? Lui seul en est la cause;
Et je n'y songeois pas lorsque se fit la chose.
ARNOLPHE.
Mais il falloit chasser cet amoureux désir.
AGNÈS.
Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir?
ARNOLPHE.
Et ne saviez-vous pas que c'étoit me déplaire?
AGNÈS.
Moi? point du tout. Quel mal cela vous peut-il faire?
ARNOLPHE.
Il est vrai j'ai sujet d'en être réjoui!
Vous ne m'aimez donc pas, à ce compte?
AGNÈS.
Vous?
ARNOLPHE.
Oui.
AGNÈS.
Hélas! non.
ARNOLPHE.
Comment, non!
AGNÈS.
Voulez-vous que je mente?
ARNOLPHE.
Pourquoi ne m'aimer pas, madame l'impudente?
AGNÈS.
Mon Dieu ce n'est pas moi que vous devez blâmer.
Que ne vous êtes-vous, comme lui, fait aimer?
Je ne vous en ai pas empêché, que je pense.
ARNOLPHE.
Je m'y suis efforcé de toute ma puissance;
Mais les soins que j'ai pris, je les ai perdus tous.
AGNÈS.
Vraiment, il en sait donc là-dessus plus que vous;
Car à se faire aimer il n'a point eu de peine.
ARNOLPHE, à part.
Voyez comme raisonne et répond la vilaine!
Peste! une précieuse en diroit-elle plus?
Ah! je l'ai mal connue; ou, ma foi, là-dessus
Une sotte en sait plus que le plus habile homme.
A Agnès.
Puisqu'en raisonnemens votre esprit se consomme,
La belle raisonneuse, est-ce qu'un si long temps
Je vous aurai pour lui nourrie à mes dépens?
AGNÈS.
Non. Il vous rendra tout, jusques au dernier double[147].
ARNOLPHE, bas à part.
Elle a de certains mots où mon dépit redouble.
Haut.
Me rendra-t-il, coquine, avec tout son pouvoir,
Les obligations que vous pouvez m'avoir?
AGNÈS.
Je ne vous en ai pas de si grandes qu'on pense.
ARNOLPHE.
N'est-ce rien que les soins d'élever votre enfance?
AGNÈS.
Vous avez là-dedans bien opéré vraiment,
Et m'avez fait en tout instruire joliment!
Croit-on que je me flatte, et qu'enfin, dans ma tête,
Je ne juge pas bien que je suis une bête?
Moi-même j'en ai honte; et, dans l'âge où je suis,
Je ne veux plus passer pour sotte, si je puis.
ARNOLPHE.
Vous fuyez l'ignorance, et voulez, quoi qu'il coûte,
Apprendre du blondin quelque chose?
AGNÈS.
Sans doute.
C'est de lui que je sais ce que je puis savoir;
Et beaucoup plus qu'à vous je pense lui devoir.
ARNOLPHE.
Je ne sais qui me tient qu'avec une gourmade
Ma main de ce discours ne venge la bravade.
J'enrage quand je vois sa piquante froideur;
Et quelques coups de poing satisferoient mon cœur.
AGNÈS.
Hélas! vous le pouvez, si cela peut vous plaire.
ARNOLPHE, à part.
Ce mot et ce regard désarme ma colère,
Et produit un retour de tendresse de cœur,
Qui de son action m'efface la noirceur.
Chose étrange d'aimer, et que pour ces traîtresses
Les hommes soient sujets à de telles foiblesses!
Tout le monde connoît leur imperfection;
Ce n'est qu'extravagance et qu'indiscrétion;
Leur esprit est méchant et leur âme fragile,
Il n'est rien de plus foible et de plus imbécile,
Rien de plus infidèle: et, malgré tout cela,
Dans le monde on fait tout pour ces animaux-là.
A Agnès.
Eh bien, faisons la paix. Va, petite traîtresse,
Je te pardonne tout, et te rends ma tendresse;
Considère par là l'amour que j'ai pour toi,
Et, me voyant si bon, en revanche aime-moi.
AGNÈS.
Du meilleur de mon cœur je voudrais vous complaire:
Que me coûterait-il, si je le pouvais faire?
ARNOLPHE.
Mon pauvre petit bec, tu le peux, si tu veux.
Écoute seulement ce soupir amoureux,
Vois ce regard mourant, contemple ma personne,
Et quitte ce morveux et l'amour qu'il te donne.
C'est quelque sort qu'il faut qu'il ait jeté sur toi,
Et tu seras cent fois plus heureuse avec moi.
Ta forte passion est d'être brave[148] et leste,
Tu le seras toujours, va, je te le proteste;
Sans cesse, nuit et jour, je te caresserai,
Je te bouchonnerai[149], baiserai, mangerai;
Tout comme tu voudras tu pourras te conduire:
Je ne m'explique point, et cela c'est tout dire.
Bas, à part.
Jusqu'où la passion peut-elle faire aller!
Haut.
Enfin, à mon amour rien ne peut s'égaler:
Quelle preuve veux-tu que je t'en donne, ingrate?
Me veux-tu voir pleurer? Veux-tu que je me batte?
Veux-tu que je m'arrache un côté de cheveux?
Veux-tu que je me tue? Oui, dis si tu le veux,
Je suis tout prêt, cruelle, à te prouver ma flamme.
AGNÈS.
Tenez, tous vos discours ne me touchent point l'âme:
Horace avec deux mots en feroit plus que vous.
ARNOLPHE.
Ah! c'est trop me braver, trop pousser mon courroux!
Je suivrai mon dessein, bête trop indocile,
Et vous dénicherez à l'instant de la ville.
Vous rebutez mes vœux et me mettez à bout;
Mais un cul de couvent[150] me vengera de tout.

[144] Pour: dit des cajoleries. L'emploi de ce verbe, au neutre, est
archaïque et hors d'usage.
[145] Au lieu de: criez-vous contre moi.
[146] Pour: ce me semble.
[147] Monnaie valant deux deniers.
[148] Pour: pimpante et bien vêtue. Voyez plus haut.
[149] Terme emprunté aux soins de propreté que l'on prend des chevaux
en les nettoyant et les lustrant avec un bouchon de paille. Les
commentateurs ont vu ici un diminutif du mot _bouche_.
[150] Pour: fond d'un couvent.

SCÈNE V.--ARNOLPHE, AGNÈS, ALAIN.
ALAIN.
Je ne sais ce que c'est, monsieur, mais il me semble
Qu'Agnès et le corps mort s'en sont allés ensemble.
ARNOLPHE.
La voici. Dans ma chambre allez me la nicher.
A part.
Ce ne sera pas là qu'il la viendra chercher;
Et puis, c'est seulement pour une demi-heure.
Je vais, pour lui donner une sûre demeure,
A Alain.
Trouver une voiture. Enfermez-vous des mieux,
Et surtout gardez-vous de la quitter des yeux.
Seul.
Peut-être que son âme, étant dépaysée,
Pourra de cet amour être désabusée.

SCÈNE VI.--ARNOLPHE, HORACE.
HORACE.
Ah! je viens vous trouver, accablé de douleur:
Le ciel, seigneur Arnolphe, a conclu mon malheur;
Et, par un trait fatal d'une injustice extrême,
On me veut arracher de la beauté que j'aime.
Pour arriver ici mon père a pris le frais[151];
J'ai trouvé qu'il mettoit pied à terre ici près:
Et la cause, en un mot, d'une telle venue,
Qui, comme je disois, ne m'étoit pas connue,
C'est qu'il m'a marié sans m'en écrire rien,
Et qu'il vient en ces lieux célébrer ce lien.
Jugez, en prenant part à mon inquiétude,
S'il pouvait m'arriver un contre-temps plus rude.
Cet Enrique, dont hier je m'informois à vous,
Cause tout le malheur dont je ressens les coups:
Il vient avec mon père achever ma ruine,
Et c'est sa fille unique à qui l'on me destine.
J'ai dès leurs premiers mots pensé m'évanouir;
Et d'abord, sans vouloir plus longtemps les ouïr,
Mon père ayant parlé de vous rendre visite,
L'esprit plein de frayeur je l'ai devancé vite.
De grâce, gardez-vous de lui rien découvrir
De mon engagement, qui le pourrait aigrir;
Et tâchez, comme en vous il prend grande créance,
De le dissuader de cet autre alliance.
ARNOLPHE.
Oui-da.
HORACE.
Conseillez-lui de différer un peu,
Et rendez, en ami, ce service à mon feu.
ARNOLPHE.
Je n'y manquerai pas.
HORACE.
C'est en vous que j'espère.
ARNOLPHE.
Fort bien.
HORACE.
Et je vous tiens mon véritable père.
Dites-lui que mon âge... Ah! je le vois venir!
Écoutez les raisons que je vous puis fournir.

[151] Pour: a profité de la fraîcheur de la nuit. Vers obscur,
expression impropre.

SCÈNE VII.--ENRIQUE, ORONTE, CHRYSALDE, HORACE, ARNOLPHE.
Horace et Arnolphe se retirent dans un coin du théâtre, et parlent
bas ensemble.
ENRIQUE, à Chrysalde.
Aussitôt qu'à mes yeux je vous ai vu paroître,
Quand on ne m'eût rien dit, j'aurois su vous connoître.
Je vous vois tous les traits de cette aimable sœur
Dont l'hymen autrefois m'avoit fait possesseur;
Et je serais heureux si la parque cruelle
M'eût laissé ramener cette épouse fidèle,
Pour jouir avec moi des sensibles douceurs
De revoir tous les siens après nos longs malheurs;
Mais, puisque du destin la fatale puissance
Nous prive pour jamais de sa chère présence,
Tâchons de nous résoudre, et de nous contenter
Du seul fruit amoureux qui m'en ait pu rester.
Il vous touche de près; et, sans votre suffrage,
J'aurois tort de vouloir disposer de ce gage.
Le choix du fils d'Oronte est glorieux de soi[152],
Mais il faut que ce choix vous plaise comme à moi.
CHRYSALDE.
C'est de mon jugement avoir mauvaise estime
Que douter si j'approuve un choix si légitime.
ARNOLPHE, à part, à Horace.
Oui, je vais vous servir de la bonne façon.
HORACE, à part, à Arnolphe.
Gardez, encore un coup...
ARNOLPHE, à Horace.
N'ayez aucun soupçon.
Arnolphe quitte Horace pour aller embrasser Oronte.
ORONTE, à Arnolphe.
Ah! que cette embrassade est pleine de tendresse!
ARNOLPHE.
Que je sens à vous voir une grande allégresse!
ORONTE.
Je suis ici venu...
ARNOLPHE.
Sans m'en faire récit,
Je sais ce qui vous mène.
ORONTE.
On vous l'a déjà dit?
ARNOLPHE.
Oui.
ORONTE.
Tant mieux.
ARNOLPHE.
Votre fils à cet hymen résiste,
Et son cœur prévenu n'y voit rien que de triste,
Il m'a même prié de vous en détourner;
Et moi, tout le conseil que je vous puis donner,
C'est de ne pas souffrir que ce nœud se diffère,
Et de faire valoir l'autorité de père.
Il faut avec vigueur ranger[153] les jeunes gens,
Et nous faisons[154] contre eux à leur être indulgents.
HORACE, à part.
Ah! traître!
CHRYSALDE.
Si son cœur a quelque répugnance,
Je tiens qu'on ne doit pas lui faire violence.
Mon frère, que je crois, sera de mon avis.
ARNOLPHE.
Quoi! se laissera-t-il gouverner par son fils?
Est-ce que vous voulez qu'un père ait la mollesse
De ne savoir pas faire obéir la jeunesse?
Il seroit beau, vraiment, qu'on le vît aujourd'hui
Prendre loi de qui doit l'accepter de lui!
Non, non, c'est mon intime, et sa gloire est la mienne;
Sa parole est donnée, il faut qu'il la maintienne
Qu'il fasse voir ici de fermes sentimens,
Et force de son fils tous les attachemens.
ORONTE.
C'est parler comme il faut, et dans cette alliance,
C'est moi qui vous réponds de son obéissance.
CHRYSALDE, à Arnolphe.
Je suis surpris, pour moi, du grand empressement
Que vous me faites voir pour cet engagement,
Et ne puis deviner quel motif vous inspire...
ARNOLPHE.
Je sais ce que je fais, et dis ce qu'il faut dire.
ORONTE.
Oui, oui, seigneur Arnolphe, il est...
CHRYSALDE.
Ce nom l'aigrit:
C'est monsieur de la Souche, on vous l'a déjà dit.
ARNOLPHE.
Il n'importe.
HORACE, à part.
Qu'entends-je?
ARNOLPHE, se retournant vers Horace.
Oui, c'est là le mystère.
Et vous pouvez juger ce que je devois faire.
HORACE, à part.
En quel trouble...

[152] Pour: par soi-même.
[153] Pour: forcer les jeunes gens de se ranger. Archaïsme des plus
énergiques.
[154] Emploi du verbe _faire_ que nous avons déjà signalé. Ce vers
signifie: en étant indulgents pour eux nous agissons contre eux.
Phrase aussi languissante que le vers du Molière est élégant et
simple.

SCÈNE VIII.--ENRIQUE, ORONTE, CHRYSALDE, HORACE, ARNOLPHE, GEORGETTE.
GEORGETTE.
Monsieur, si vous n'êtes auprès,
Nous aurons de la peine à retenir Agnès;
Elle veut à tous coups s'échapper, et peut-être
Qu'elle se pourroit bien jeter par la fenêtre.
ARNOLPHE.
Faites-moi-la venir; aussi bien, de ce pas,
A Horace.
Prétends-je l'emmener. Ne vous en fâchez pas;
Un bonheur continu rendroit l'homme superbe;
Et chacun à son tour, comme dit le proverbe.
HORACE, à part.
Quels maux peuvent, ô ciel! égaler mes ennuis!
Et s'est-on jamais vu dans l'abîme où je suis!
ARNOLPHE, à Oronte.
Pressez vite le jour de la cérémonie,
J'y prends part, et déjà moi-même je m'en prie.
ORONTE.
C'est bien notre dessein.

SCÈNE IX.--AGNÈS, ORONTE, ENRIQUE, ARNOLPHE, HORACE, CHRYSALDE, ALAIN,
GEORGETTE.
ARNOLPHE, à Agnès.
Venez, belle, venez,
Qu'on ne saurait tenir, et qui vous mutinez.
Voici votre galant, à qui, pour récompense,
Vous pouvez faire une humble et douce révérence.
A Horace.
Adieu. L'événement trompe un peu vos souhaits;
Mais tous les amoureux ne sont pas satisfaits.
AGNÈS.
Me laissez-vous, Horace, emmener de la sorte?
HORACE.
Je ne sais où j'en suis, tant ma douleur est forte.
ARNOLPHE.
Allons, causeuse, allons!
AGNÈS.
Je veux rester ici!
ORONTE.
Dites-nous ce que c'est que ce mystère-ci.
Nous nous regardons tous, sans le pouvoir comprendre.
ARNOLPHE.
Avec plus de loisir je pourrai vous l'apprendre.
Jusqu'au revoir.
ORONTE.
Où donc prétendez-vous aller?
Vous ne nous parlez point comme il nous faut parler.
ARNOLPHE.
Je vous ai conseillé, malgré tout son murmure,
D'achever l'hyménée.
ORONTE.
Oui; mais, pour le conclure,
Si l'on vous a dit tout, ne vous a-t-on pas dit
Que vous avez chez vous celle dont il s'agit,
La fille qu'autrefois, de l'aimable Angélique,
Sous des liens secrets, eut le seigneur Enrique?
Sur quoi votre discours étoit-il donc fondé?
CHRYSALDE.
Je m'étonnois aussi de voir son procédé.
ARNOLPHE.
Quoi!...
CHRYSALDE.
D'un hymen secret ma sœur eut une fille
Dont on cacha le sort à toute la famille.
ORONTE.
Et qui, sous de feints noms, pour ne rien découvrir,
Par son époux aux champs fut donnée à nourrir.
CHRYSALDE.
Et dans ce temps, le sort, lui déclarant la guerre,
L'obligea de sortir de sa natale terre.
ORONTE.
Et d'aller essuyer mille périls divers
Dans ces lieux séparés de nous par tant de mers.
CHRYSALDE.
Où ses soins ont gagné ce que dans sa patrie
Avoient pu lui ravir l'imposture et l'envie.
ORONTE.
Et, de retour en France, il a cherché d'abord
Celle à qui de sa fille il confia le sort.
CHRYSALDE.
Et cette paysanne a dit avec franchise
Qu'en vos mains à quatre ans elle l'avoit remise.
ORONTE.
Et qu'elle l'avoit fait sur votre charité,
Par un accablement d'extrême pauvreté.
CHRYSALDE.
Et lui, plein de transport et d'allégresse en l'âme,
A fait jusqu'en ces lieux conduire cette femme.
ORONTE.
Et vous allez enfin la voir venir ici,
Pour rendre aux yeux de tous ce mystère éclairci.
CHRYSALDE, à Arnolphe.
Je devine à peu près quel est votre supplice;
Mais le sort en cela ne vous est que propice.
Si n'être point cocu vous semble un si grand bien,
Ne vous point marier en est le vrai moyen.
ARNOLPHE, s'en allant tout transporté, et ne pouvant parler.
Ouf!

SCÈNE X.--ENRIQUE, ORONTE, CHRYSALDE, AGNÈS, HORACE.
ORONTE.
D'où vient qu'il s'enfuit sans rien dire?
HORACE.
Ah! mon père,
Vous saurez pleinement ce surprenant mystère.
Le hasard en ces lieux avoit exécuté
Ce que votre sagesse avoit prémédité.
J'étois, par les doux nœuds d'une ardeur mutuelle,
Engagé de parole avecque cette belle;
Et c'est elle, en un mot, que vous venez chercher,
Et pour qui mon refus a pensé vous fâcher.
ENRIQUE.
Je n'en ai point douté d'abord que je l'ai vue,
Et mon âme depuis n'a cessé d'être émue.
Ah! ma fille, je cède à des transports si doux.
CHRYSALDE.
J'en ferois de bon cœur, mon frère, autant que vous;
Mais ces lieux à cela ne s'accommodent guères.
Allons dans la maison débrouiller ces mystères,
Payer à notre ami ses soins officieux,
Et rendre grâce au ciel, qui fait tout pour le mieux.
FIN DE L'ÉCOLE DES FEMMES


LA
CRITIQUE DE L'ÉCOLE DES FEMMES
COMÉDIE
REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS, A PARIS, LE 1er JUIN 1663,
SUR LE THÉATRE DU PALAIS-ROYAL

Armé par Louis XIV et protégé par lui, Molière continue sa campagne:
guerre dans toutes les règles, comédie belliqueuse en sept actes, dont
les cinq premiers (l'_Ecole des femmes_) sont en vers et les deux
derniers en prose.
Un abbé Dubuisson, qui faisait autorité, protégeait l'art dramatique et
avait pris le nom d'introducteur des «belles ruelles,» dit un jour à
Molière qu'il ne ferait peut-être pas mal de mettre en scène ses rivaux
et ses ennemis, en leur faisant tenir des discours dont ils se servaient
contre lui, et en leur opposant la réfutation d'un homme de bon sens.
L'abbé avait essayé ce travail. Molière le lut, approuva l'idée, se
l'appropria, l'exécuta lui-même, et de cette conversation de salon où
paraissent les précieuses, le chef de la cabale littéraire, Boursault,
et celui de la cabale des gens du monde, le duc de la Feuillade, il fit
une œuvre charmante. Toute sa théorie dramatique s'y révèle: étudier,
caractériser les hommes, les peindre au vif, réjouir et intéresser,
n'écouter ni l'affectation des petites-maîtresses, ni le savoir
enrouillé des pédants, ni les délicatesses frivoles des gens de cour;
saisir la nature et l'humanité; se laisser aller de bonne foi, comme il
le dit lui-même, «à ce qui vous prend les entrailles;» enfin créer des
règles et non les subir;--voilà le fond de la doctrine. C'est la libre
servitude des esprits supérieurs.
Cet admirable et léger dialogue, assez semblable à celui que Shakspeare
a placé dans son _Hamlet_, frappe la critique oblique et doucereuse de
Boursault, qui s'en allait par les ruelles détruire la réputation de
Molière en protestant de son estime pour le grand écrivain; le dédain
suprême du duc de la Feuillade pour les mots populaires semés dans
l'_École des Femmes_; le persiflage de la jeune noblesse et la raillerie
des _turlupins_ contre les allures bourgeoises de Sganarelle; l'emphase
dramatique des comédiens de l'hôtel de Bourgogne, enfin les prétentions
des docteurs qui ne voulaient pas permettre au public de s'égayer
autrement que selon la formule. Pédants et austères, marquis et rivaux,
précieux et déclamateurs, furent réduits au silence. Ninon de Lenclos et
Chapelle, la Fontaine et Boileau, proclamèrent partout la charmante
naïveté du grand artiste.
Le rôle d'une maligne et fine créature se détache vivement au milieu des
interlocuteurs; elle paraît approuver ce qu'elle raille, et encourage
par d'ironiques et doux éloges le développement des ridicules. Ce rôle
fut confié à la femme de Molière, Armande, que sans doute remords ou
caprice avait rapprochée de son mari. Molière a fait briller dans le
rôle de tous les personnages qu'il a confiés à sa femme la vive saillie,
la coquetterie involontaire et la pointe caustique qu'il admirait chez
Armande. Henriette, Angélique, Élise, Climène, Agnès elle-même, ne sont
que les aspects divers du même portrait; c'est toujours la brillante
Armande, cette femme douée de tous les charmes et de peu de vertus,
l'ange et le démon du contemplatif Molière.

A LA REINE MÈRE[155]
MADAME,
Je sais bien que VOTRE MAJESTÉ n'a que faire de toutes nos dédicaces, et
que ces prétendus devoirs, dont on lui dit élégamment qu'on s'acquitte
envers elle, sont des hommages, à dire vrai, dont elle nous dispenseroit
très-volontiers. Mais je ne laisse pas d'avoir l'audace de lui dédier la
_Critique de l'École des Femmes_, et je n'ai pu refuser cette petite
occasion de pouvoir témoigner ma joie à VOTRE MAJESTÉ sur cette heureuse
convalescence qui redonne à nos vœux la plus grande et la meilleure
princesse du monde, et nous permet en elle de longues années d'une santé
vigoureuse. Comme chacun regarde les choses du côté de ce qui le touche,
je me réjouis, dans cette allégresse générale, de pouvoir encore obtenir
l'honneur de divertir VOTRE MAJESTÉ; elle, MADAME, qui prouve si bien
que la véritable dévotion n'est point contraire aux honnêtes
divertissemens; qui, de ses hautes pensées et de ses importantes
occupations, descend si humainement dans le plaisir de nos spectacles,
et ne dédaigne pas de rire de cette même bouche dont elle prie si bien
Dieu. Je flatte, dis-je, mon esprit de l'espérance de cette gloire; j'en
attends le moment avec toutes les impatiences du monde; et, quand je
jouirai de ce bonheur, ce sera la plus grande joie que puisse recevoir,
MADAME,
DE VOTRE MAJESTÉ,
Le très-humble, très-obéissant,
et très-obligé serviteur,
J.-B. P. MOLIÈRE.

[155] Anne d'Autriche, fille aînée de Philippe III, roi d'Espagne,
femme de Louis XIII, mère de Louis XIV, morte le 20 janvier 1666.


PERSONNAGES ACTEURS
URANIE. Mlle DEBRIE.
ÉLISE. Arm. BÉJART.
CLIMÈNE. Mlle DUPARC.
LE MARQUIS. LA GRANGE.
DORANTE, ou le CHEVALIER. BRÉCOURT.
LYSIDAS, poëte. DU CROISY.
GALOPIN, laquais.
La scène est à Paris, dans la maison d'Uranie.


SCÈNE I.--URANIE, ÉLISE.
URANIE.
Quoi! cousine, personne ne t'est venu rendre visite?
ÉLISE.
Personne du monde.
URANIE.
Vraiment, voilà qui m'étonne, que nous avons été seules l'une et l'autre
tout aujourd'hui.
ÉLISE.
Cela m'étonne aussi, car ce n'est guère notre coutume; et votre maison,
Dieu merci, est le refuge ordinaire de tous les fainéans de la cour.
URANIE.
L'après-dînée, à dire vrai, m'a semblé fort longue.
ÉLISE.
Et moi, je l'ai trouvée fort courte.
URANIE.
C'est que les beaux esprits, cousine, aiment la solitude.
ÉLISE.
Ah! très-humble servante au bel esprit, vous savez que ce n'est pas là
que je vise.
URANIE.
Pour moi, j'aime la compagnie, je l'avoue.
ÉLISE.
Je l'aime aussi, mais je l'aime choisie; et la quantité de sottes
visites qu'il vous faut essuyer parmi les autres est cause bien souvent
que je prends plaisir d'être seule.
URANIE.
La délicatesse est trop grande, de ne pouvoir souffrir que des gens
triés.
ÉLISE.
Et la complaisance est trop générale, de souffrir indifféremment toutes
sortes de personnes.
URANIE.
Je goûte ceux qui sont raisonnables, et me divertis des extravagans.
ÉLISE.
Ma foi, les extravagans ne vont guère loin sans vous ennuyer, et la
plupart de ces gens-là ne sont plus plaisans dès la seconde visite.
Mais, à propos d'extravagans, ne voulez-vous pas me défaire de votre
marquis incommode? Pensez-vous me le laisser toujours sur les bras, et
que je puisse durer à[156] ses turlupinades[157] perpétuelles?
URANIE.
Ce langage est à la mode, et l'on le tourne en plaisanterie[158] à la
cour.
ÉLISE.
Tant pis pour ceux qui le font, et qui se tuent tout le jour à parler ce
jargon obscur. La belle chose de faire entrer, aux conversations du
Louvre, de vieilles équivoques ramassées parmi les boues des halles et
de la place Maubert! La jolie façon de plaisanter pour des courtisans,
et qu'un homme montre d'esprit lorsqu'il vient vous dire: Madame, vous
êtes dans la place Royale, et tout le monde vous voit de trois lieues de
Paris, car chacun vous voit de bon œil; à cause que Bonneuil est un
village à trois lieues d'ici! Cela n'est-il pas bien galant et bien
spirituel? Et ceux qui trouvent ces belles rencontres n'ont-ils pas lieu
de s'en glorifier?
URANIE.
On ne dit pas cela aussi comme une chose spirituelle; et la plupart de
ceux qui affectent ce langage savent bien eux-mêmes qu'il est ridicule.
ÉLISE.
Tant pis encore, de prendre peine à dire des sottises, et d'être mauvais
plaisans de dessein formé. Je les en tiens moins excusables; et, si j'en
étois juge, je sais bien à quoi je condamnerois tous ces messieurs les
turlupins.
URANIE.
Laissons cette matière qui t'échauffe un peu trop, et disons que Dorante
vient bien tard, à mon avis, pour le souper que nous devons faire
ensemble.
ÉLISE.
Peut-être l'a-t-il oublié, et que...
[156] Pour: souffrir longtemps. Expression énergique, aujourd'hui
perdue.
[157] Pour: invention de calembours grotesques et de lazzi; de
tire-lupin, qui tire des pois chiches, ou _lupins_, d'un sac. Bouffons
des anciennes farces.
[158] Pour: on le juge plaisant, agréable.

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