Molière - Œuvres complètes, Tome 2 - 09

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Oui, je ne doute point que l'hymen ne vous plaise.
AGNÈS.
Vous nous voulez nous deux...
ARNOLPHE.
Rien de plus assuré.
AGNÈS.
Que, si cela se fait, je vous caresserai!
ARNOLPHE.
Eh! la chose sera de ma part réciproque.
AGNÈS.
Je ne reconnois point, pour moi, quand on se moque.
Parlez-vous tout de bon?
ARNOLPHE.
Oui, vous le pourrez voir.
AGNÈS.
Nous serons mariés?
ARNOLPHE.
Oui.
AGNÈS.
Mais quand?
ARNOLPHE.
Dès ce soir.
AGNÈS, riant.
Dès ce soir?
ARNOLPHE.
Dès ce soir. Cela vous fait donc rire?
AGNÈS.
Oui.
ARNOLPHE.
Vous voir bien contente est ce que je désire.
AGNÈS.
Hélas! que je vous ai grande obligation,
Et qu'avec lui j'aurai de satisfaction!
ARNOLPHE.
Avec qui?
AGNÈS.
Avec... Là...
ARNOLPHE.
Là... Là n'est pas mon compte.
A choisir un mari vous êtes un peu prompte.
C'est un autre, en un mot, que je vous tiens tout prêt,
Et quant au monsieur-là, je prétends, s'il vous plaît,
Dût le mettre au tombeau le mal dont il vous berce,
Qu'avec lui désormais vous rompiez tout commerce;
Que, venant au logis, pour votre compliment,
Vous lui fermiez au nez la porte honnêtement;
Et, lui jetant, s'il heurte, un grès[126] par la fenêtre,
L'obligiez tout de bon à ne plus y paroître.
M'entendez-vous, Agnès? Moi, caché dans un coin,
De votre procédé je serai le témoin.
AGNÈS.
Las! il est si bien fait! C'est...
ARNOLPHE.
Ah! que de langage!
AGNÈS.
Je n'aurai pas le cœur...
ARNOLPHE.
Point de bruit davantage.
Montez là-haut.
AGNÈS.
Mais quoi! voulez-vous...
ARNOLPHE.
C'est assez!
Je suis maître, je parle; allez, obéissez.

[121] Pour: vous ennuyez-vous? Emploi de _il_, impersonnel, que nous
avons déjà remarqué.
[122] L'emploi du verbe _faire_, pour: dire, était déjà un archaïsme
du temps de Molière, et cet emploi complète l'ingénuité du rôle
d'Agnès.
[123] Pour: un peu. Cet archaïsme naïf s'est conservé dans _petit
peu_.
[124] Pour: que l'on me fasse tous les affronts. Archaïsme hors
d'usage.
[125] Pour: qui donne du plaisir. Archaïsme regrettable. Nous n'avons
plus que déplaisante.
[126] Pour: un pavé. Mot qui ne se dirait plus.


ACTE III

SCÈNE I.--ARNOLPHE, AGNÈS, ALAIN, GEORGETTE.
ARNOLPHE.
Oui, tout a bien été, ma joie est sans pareille:
Vous avez là suivi mes ordres à merveille,
Confondu de tout point le blondin séducteur;
Et voilà de quoi sert un sage directeur.
Votre innocence, Agnès, avoit été surprise:
Voyez, sans y penser, où vous vous étiez mise.
«Vous enfiliez tout droit, sans mon instruction,
»Le grand chemin d'enfer et de perdition.
»De tous ces damoiseaux on sait trop les coutumes;
»Ils ont de beaux canons, force rubans et plumes,
»Grands cheveux, belles dents, et des propos fort doux;
»Mais, comme je vous dis, la griffe est là-dessous;
»Et ce sont vrais satans, dont la gueule altérée
»De l'honneur féminin cherche à faire curée[127];»
Mais, encore une fois, grâce au soin apporté,
Vous en êtes sortie avec honnêteté.
L'air dont je vous ai vu lui jeter cette pierre,
Qui de tous ses desseins a mis l'espoir par terre,
Me confirme encor mieux à ne point différer
Les noces où j'ai dit qu'il vous faut préparer.
Mais, avant toute chose, il est bon de vous faire
Quelque petit discours qui vous soit salutaire.
A Georgette et à Alain.
Un siége au frais ici. Vous, si jamais en rien...
GEORGETTE.
De toutes vos leçons nous nous souviendrons bien.
Cet autre monsieur-là nous en faisoit accroire:
Mais...
ALAIN.
S'il entre jamais, je veux jamais ne boire.
Aussi bien est-ce un sot: il nous a l'autre fois
Donné deux écus d'or qui n'étoient pas de poids.
ARNOLPHE.
Ayez donc pour souper tout ce que je désire;
Et pour notre contrat, comme je viens de dire,
Faites venir ici, l'un ou l'autre, au retour,
Le notaire qui loge au coin du carrefour.

[127] Les huit vers indiqués par des guillemets n'étaient pas
prononcés sur la scène du temps de Molière, comme attentatoires à la
morale et offrant la parodie des recommandations de l'Église.

SCÈNE II.--ARNOLPHE, AGNÈS.
ARNOLPHE, assis.
Agnès, pour m'écouter, laissez là votre ouvrage!
Levez un peu la tête et tournez le visage:
Mettant le doigt sur son front.
Là, regardez-moi là durant cet entretien;
Et, jusqu'au moindre mot, imprimez-le-vous bien.
Je vous épouse, Agnès; et, cent fois la journée,
Vous devez bénir l'heur de votre destinée,
Contempler la bassesse où vous avez été,
Et dans le même temps admirer ma bonté,
Qui, de ce vil état de pauvre villageoise,
Vous fait monter au rang d'honorable bourgeoise,
Et jouir de la couche et des embrassements
D'un homme qui fuyoit tous ces engagements,
Et dont à vingt partis, fort capables de plaire,
Le cœur a refusé l'honneur qu'il vous veut faire.
Vous devez toujours, dis-je, avoir devant les yeux
Le peu que vous étiez sans ce nœud glorieux,
Afin que cet objet d'autant mieux vous instruise
A mériter l'état où je vous aurai mise,
A toujours vous connoître et faire qu'à jamais
Je puisse me louer de l'acte que je fais.
Le mariage, Agnès, n'est pas un badinage:
A d'austères devoirs le rang de femme engage;
Et vous n'y montez pas, à ce que je prétends,
Pour être libertine et prendre du bon temps.
Votre sexe n'est là que pour la dépendance:
Du côté de la barbe est la toute-puissance.
Bien qu'on soit deux moitiés de la société,
Ces deux moitiés pourtant n'ont point d'égalité:
L'une est moitié suprême, et l'autre subalterne;
L'une en tout est soumise à l'autre qui gouverne;
Et ce que le soldat, dans son devoir instruit,
Montre d'obéissance au chef qui le conduit,
Le valet à son maître, un enfant à son père,
A son supérieur le moindre petit frère,
N'approche point encor de la docilité,
Et de l'obéissance, et de l'humilité,
Et du profond respect où la femme doit être
Pour son mari, son chef, son seigneur, et son maître.
Lorsqu'il jette sur elle un regard sérieux,
Son devoir aussitôt est de baisser les yeux,
Et de n'oser jamais le regarder en face
Que quand d'un doux regard il lui veut faire grâce.
C'est ce qu'entendent mal les femmes d'aujourd'hui;
Mais ne vous gâtez pas sur l'exemple d'autrui.
Gardez-vous d'imiter ces coquettes vilaines
Dont par toute la ville on chante les fredaines,
Et de vous laisser prendre aux assauts du malin,
C'est-à-dire d'ouïr aucun jeune blondin.
Songez qu'en vous faisant moitié de ma personne,
C'est mon honneur, Agnès, que je vous abandonne;
Que cet honneur est tendre et se blesse de peu;
Que sur un tel sujet il ne faut point de jeu;
Et qu'il est aux enfers des chaudières bouillantes
Où l'on plonge à jamais les femmes mal vivantes.
Ce que je vous dis là ne sont pas des chansons;
Et vous devez du cœur dévorer ces leçons.
Si votre âme les suit, et fuit[128] d'être coquette,
Elle sera toujours, comme un lis, blanche et nette;
Mais, s'il faut qu'à l'honneur elle fasse un faux bond,
Elle deviendra lors noire comme un charbon;
Vous paroîtrez à tous un objet effroyable,
Et vous irez un jour, vrai partage du diable,
Bouillir dans les enfers à toute éternité,
Dont vous veuille garder la céleste bonté!
Faites la révérence. Ainsi qu'une novice
Par cœur, dans le couvent, doit savoir son office,
Entrant au mariage il en faut faire autant;
Et voici dans ma poche un écrit important
Qui vous enseignera l'office de la femme.
J'en ignore l'auteur: mais c'est quelque bonne âme;
Et je veux que ce soit votre unique entretien.
Il se lève.
Tenez. Voyons un peu si vous le lirez bien.
AGNÈS, lit.
LES MAXIMES DU MARIAGE
OU LES DEVOIRS DE LA FEMME MARIÉE
AVEC SON EXERCICE JOURNALIER.
PREMIÈRE MAXIME.
Celle qu'un lien honnête
Fait entrer au lit d'autrui
Doit se mettre dans la tête,
Malgré le train d'aujourd'hui,
Que l'homme qui la prend ne la prend que pour lui.
ARNOLPHE.
Je vous expliquerai ce que cela veut dire;
Mais, pour l'heure présente, il ne faut rien que lire.
AGNÈS, poursuit.
DEUXIÈME MAXIME.
Elle ne se doit parer
Qu'autant que peut désirer
Le mari qui la possède:
C'est lui que touche seul le soin de sa beauté;
Et pour rien doit être compté
Que les autres la trouvent laide.
TROISIÈME MAXIME.
Loin ces études d'œillades,
Ces eaux, ces blancs, ces pommades,
Et mille ingrédients qui font des teints fleuris:
A l'honneur, tous les jours, ce sont drogues mortelles;
Et les soins de paroître belles
Se prennent peu pour les maris.
QUATRIÈME MAXIME.
Sous sa coiffe, en sortant, comme l'honneur l'ordonne,
Il faut que de ses yeux elle étouffe les coups;
Car, pour bien plaire à son époux
Elle ne doit plaire à personne.
CINQUIÈME MAXIME.
Hors ceux dont au mari la visite se rend,
La bonne règle défend
De recevoir aucune âme:
Ceux qui, de galante humeur,
N'ont affaire qu'à madame
N'accommodent pas monsieur.
SIXIÈME MAXIME.
Il faut des présens des hommes
Qu'elle se défende bien;
Car, dans le siècle où nous sommes,
On ne donne rien pour rien.
SEPTIÈME MAXIME.
Dans ses meubles, dût-elle en avoir de l'ennui,
Il ne faut écritoire, encre, papier, ni plumes:
Le mari doit, dans les bonnes coutumes,
Écrire tout ce qui s'écrit chez lui.
HUITIÈME MAXIME.
Ces sociétés déréglées,
Qu'on nomme belles assemblées
Des femmes tous les jours corrompent les esprits;
En bonne politique on les doit interdire;
Car c'est là que l'on conspire
Contre les pauvres maris.
NEUVIÈME MAXIME.
Toute femme qui veut à l'honneur se vouer
Doit se défendre de jouer,
Comme d'une chose funeste.
Car le jeu, fort décevant,
Pousse une femme souvent
A jouer de tout son reste.
DIXIÈME MAXIME.
Des promenades du temps,
Ou repas qu'on donne aux champs,
Il ne faut point qu'elle essaye.
Selon les prudents cerveaux,
Le mari, dans ces cadeaux[129],
Est toujours celui qui paye.
ONZIÈME MAXIME.
ARNOLPHE.
Vous achèverez seule; et, pas à pas, tantôt
Je vous expliquerai ces choses comme il faut.
Je me suis souvenu d'une petite affaire:
Je n'ai qu'un mot à dire, et ne tarderai guère.
Rentrez; et conservez ce livre chèrement.
Si le notaire vient, qu'il m'attende un moment.

[128] Pour: refuse d'être. Archaïsme et latinisme d'une grande
énergie.
[129] Pour: dîners à la campagne. Voyez tome Ier, p. 268, note
troisième.

SCÈNE III.--ARNOLPHE.
Je ne puis faire mieux que d'en faire ma femme.
Ainsi que je voudrai je tournerai cette âme;
Comme un morceau de cire entre mes mains elle est,
Et je lui puis donner la forme qui me plaît.
Il s'en est peu fallu que, durant mon absence,
On ne m'ait attrapé par son trop d'innocence;
Mais il vaut beaucoup mieux, à dire vérité,
Que la femme qu'on a pèche de ce côté.
De ces sortes d'erreurs le remède est facile.
Toute personne simple aux leçons est docile;
Et, si du bon chemin on l'a fait écarter[130],
Deux mots incontinent l'y peuvent rejeter.
Mais une femme habile est bien une autre bête:
Notre sort ne dépend que de sa seule tête;
De ce qu'elle s'y met rien ne la fait gauchir,
Et nos enseignements ne font là que blanchir;
Son bel esprit lui sert à railler nos maximes,
A se faire souvent des vertus de ses crimes,
Et trouver, pour venir à ses coupables fins,
Des détours à duper l'adresse des plus fins.
Pour se parer du coup en vain on se fatigue:
Une femme d'esprit est un diable en intrigue;
Et, dès que son caprice a prononcé tout bas
L'arrêt de notre honneur, il faut passer le pas:
Beaucoup d'honnêtes gens en pourroient bien que dire[131].
Enfin mon étourdi n'aura pas lieu d'en rire;
Par son trop de caquet il a ce qu'il lui faut.
Voilà de nos François l'ordinaire défaut:
Dans la possession d'une bonne fortune,
Le secret est toujours ce qui les importune;
Et la vanité sotte a pour eux tant d'appas,
Qu'ils se pendroient plutôt que de ne causer pas.
Oh! que les femmes sont du diable bien tentées
Lorsqu'elles vont choisir ces têtes éventées!
Et que... Mais le voici... Cachons-nous toujours bien,
Et découvrons un peu quel chagrin est le sien.

[130] Pour: s'écarter. C'est plutôt une faute de français qu'un
archaïsme.
[131] Pour: pourraient bien savoir qu'en dire. Ellipse très
intelligible et très-énergique.

SCÈNE IV.--HORACE, ARNOLPHE.
HORACE.
Je reviens de chez vous, et le destin me montre
Qu'il n'a pas résolu que je vous y rencontre.
Mais j'irai tant de fois, qu'enfin quelque moment...
ARNOLPHE.
Eh! mon Dieu! n'entrons point dans ce vain compliment:
Rien ne me fâche tant que ces cérémonies;
Et, si l'on m'en croyoit, elles seroient bannies.
C'est un maudit usage; et la plupart des gens
Y perdent sottement les deux tiers de leur temps.
Il se couvre.
Mettons[132] donc sans façon. Eh bien, vos amourettes?
Puis-je, seigneur Horace, apprendre où vous en êtes?
J'étois tantôt distrait par quelque vision;
Mais depuis là-dessus j'ai fait réflexion.
De vos premiers progrès j'admire la vitesse,
Et dans l'événement mon âme s'intéresse.
HORACE.
Ma foi, depuis qu'à vous s'est découvert mon cœur,
Il est à mon amour arrivé du malheur.
ARNOLPHE.
Oh! oh! comment cela?
HORACE.
La fortune cruelle
A ramené des champs le patron de la belle.
ARNOLPHE.
Quel malheur!
HORACE.
Et de plus, à mon très-grand regret,
Il a su de nous deux le commerce secret.
ARNOLPHE.
D'où diantre a-t-il sitôt appris cette aventure?
HORACE.
Je ne sais; mais enfin c'est une chose sûre.
Je pensois aller rendre, à mon heure à peu près,
Ma petite visite à ses jeunes attraits,
Lorsque, changeant pour moi de ton et de visage,
Et servante et valet m'ont bouché le passage,
Et d'un «Retirez-vous, vous nous importunez,»
M'ont assez rudement fermé la porte au nez.
ARNOLPHE.
La porte au nez!
HORACE.
Au nez.
ARNOLPHE.
La chose est un peu forte.
HORACE.
J'ai voulu leur parler au travers de la porte;
Mais à tous mes propos ce qu'ils ont répondu,
C'est: «Vous n'entrerez point, monsieur l'a défendu.»
ARNOLPHE.
Ils n'ont donc point ouvert?
HORACE.
Non. Et de la fenêtre
Agnès m'a confirmé le retour de ce maître,
En me chassant de là d'un ton plein de fierté,
Accompagné d'un grès que sa main a jeté.
ARNOLPHE.
Comment! d'un grès?
HORACE.
D'un grès de taille non petite,
Dont on a par ses mains régalé ma visite.
ARNOLPHE.
Diantre! ce ne sont pas des prunes que cela!
Et je trouve fâcheux l'état où vous voilà.
HORACE.
Il est vrai, je suis mal par ce retour funeste.
ARNOLPHE.
Certes, j'en suis fâché pour vous, je vous proteste.
HORACE.
Cet homme me rompt tout.
ARNOLPHE.
Oui; mais cela n'est rien,
Et de vous raccrocher vous trouverez moyen.
HORACE.
Il faut bien essayer, par quelque intelligence,
De vaincre du jaloux l'exacte vigilance.
ARNOLPHE.
Cela vous est facile; et la fille, après tout,
Vous aime.
HORACE.
Assurément.
ARNOLPHE.
Vous en viendrez à bout.
HORACE.
Je l'espère.
ARNOLPHE.
Le grès vous a mis en déroute;
Mais cela ne doit pas vous étonner.
HORACE.
Sans doute;
Et j'ai compris d'abord que mon homme étoit là,
Qui, sans se faire voir, conduisoit tout cela.
Mais ce qui m'a surpris, et qui va vous surprendre,
C'est un autre incident que vous allez entendre;
Un trait hardi qu'a fait cette jeune beauté,
Et qu'on n'attendroit point de sa simplicité.
Il le faut avouer, l'amour est un grand maître:
Ce qu'on ne fut jamais, il nous enseigne à l'être;
Et souvent de nos mœurs l'absolu changement
Devient par ses leçons l'ouvrage d'un moment.
De la nature en nous il force les obstacles,
Et ses effets soudains ont de l'air des miracles.
D'un avare à l'instant il fait un libéral,
Un vaillant d'un poltron, un civil d'un brutal;
Il rend agile à tout l'âme la plus pesante,
Et donne de l'esprit à la plus innocente.
Oui, ce dernier miracle éclate dans Agnès;
Car, tranchant avec moi par ces termes exprès:
«Retirez-vous, mon âme aux visites renonce,
»Je sais tous vos discours, et voilà ma réponse,»
Cette pierre ou ce grès, dont vous vous étonniez,
Avec un mot de lettre est tombée à mes pieds,
Et j'admire de voir cette lettre ajustée
Avec le sens des mots et la pierre jetée.
D'une telle action n'êtes-vous pas surpris?
L'Amour sait-il pas l'art d'aiguiser les esprits?
Et peut-on me nier que ses flammes puissantes
Ne fassent dans un cœur des choses étonnantes?
Que dites-vous du tour et de ce mot d'écrit?
Euh! n'admirez-vous point cette adresse d'esprit?
Trouvez-vous pas plaisant de voir quel personnage
A joué mon jaloux dans tout ce badinage?
Dites.
ARNOLPHE.
Oui, fort plaisant.
HORACE.
Riez-en donc un peu.
Arnolphe rit d'un air forcé.
Cet homme, gendarmé d'abord contre mon feu,
Qui chez lui se retranche, et de grès fait parade,
Comme si j'y voulois entrer par escalade;
Qui, pour me repousser, dans son bizarre effroi,
Anime du dedans tous ses gens contre moi,
Et qu'abuse à ses yeux, par sa machine même,
Celle qu'il veut tenir dans l'ignorance extrême!
Pour moi, je vous l'avoue, encor que son retour
En un grand embarras jette ici mon amour,
Je tiens cela plaisant autant qu'on saurait dire;
Je ne puis y songer sans de bon cœur en rire;
Et vous n'en riez pas assez, à mon avis.
ARNOLPHE, avec un ris forcé.
Pardonnez-moi, j'en ris tout autant que je puis.
HORACE.
Mais il faut qu'en ami je vous montre la lettre,
Tout ce que son cœur sent, sa main a su l'y mettre,
Mais en termes touchants et tout pleins de bonté,
De tendresse innocente et d'ingénuité,
De la manière enfin que la pure nature
Exprime de l'amour la première blessure.
ARNOLPHE, bas, à part.
Voilà, friponne, à quoi l'écriture te sert.
Et, contre mon dessein l'art t'en fut découvert.
HORACE lit.
«Je veux vous écrire, et je suis bien en peine par où je m'y prendrai.
J'ai des pensées que je désirerois que vous sussiez; mais je ne sais
comment faire pour vous les dire, et je me défie de mes paroles. Comme
je commence à connoître qu'on m'a toujours tenue dans l'ignorance,
j'ai peur de mettre quelque chose qui ne soit pas bien, et d'en dire
plus que je ne devrois. En vérité, je ne sais ce que vous m'avez fait;
mais je sens que je suis fâchée à mourir de ce qu'on me fait faire
contre vous, que j'aurai toutes les peines du monde à me passer de
vous, et que je serois bien aise d'être à vous. Peut-être qu'il y a du
mal à dire cela; mais enfin je ne puis m'empêcher de le dire, et je
voudrois que cela se pût faire sans qu'il y en eût. On me dit fort que
tous les jeunes hommes sont des trompeurs, qu'il ne les faut point
écouter, et que tout ce que vous me dites n'est que pour m'abuser;
mais je vous assure que je n'ai pu encore me figurer cela de vous; et
je suis si touchée de vos paroles, que je ne saurois croire qu'elles
soient menteuses. Dites-moi franchement ce qui en est; car, enfin,
comme je suis sans malice, vous auriez le plus grand tort du monde si
vous me trompiez, et je pense que j'en mourrois de déplaisir.»
ARNOLPHE, à part.
Hon! chienne!
HORACE.
Qu'avez-vous?
ARNOLPHE.
Moi? rien. C'est que je tousse.
HORACE.
Avez-vous jamais vu d'expression plus douce?
Malgré les soins maudits d'un injuste pouvoir,
Un plus beau naturel peut-il se faire voir?
Et n'est-ce pas sans doute un crime punissable
De gâter méchamment ce fond d'âme admirable;
D'avoir, dans l'ignorance et la stupidité,
Voulu de cet esprit étouffer la clarté?
L'amour a commencé d'en déchirer le voile;
Et si, par la faveur de quelque bonne étoile,
Je puis, comme j'espère, à ce franc animal,
Ce traître, ce bourreau, ce faquin, ce brutal...
ARNOLPHE.
Adieu.
HORACE.
Comment! si vite?
ARNOLPHE.
Il m'est dans la pensée
Venu tout maintenant une affaire pressée.
HORACE.
Mais ne sauriez-vous point, comme on la tient de près,
Qui dans cette maison pourrait avoir accès?
J'en use sans scrupule; et ce n'est pas merveille
Qu'on se puisse, entre amis, servir à la pareille[133].
Je n'ai plus là-dedans que gens pour m'observer;
Et servante et valet, que je viens de trouver,
N'ont jamais, de quelque air que je m'y sois pu prendre,
Adouci leur rudesse à me vouloir entendre.
J'avois pour de tels coups certaine vieille en main,
D'un génie, à vrai dire, au-dessus de l'humain:
Elle m'a dans l'abord servi de bonne sorte;
Mais, depuis quatre jours, la pauvre femme est morte.
Ne me pourriez-vous point ouvrir quelque moyen?
ARNOLPHE.
Non, vraiment; et sans moi vous en trouverez bien.
HORACE.
Adieu donc. Vous voyez ce que je vous confie.

[132] Pour: mettons notre chapeau. Ellipse du ton familier et même
trivial, qui n'a plus cours.
[133] Pour: de pareille manière. Expression populaire. Nous n'avons
gardé que _rendre la pareille_.

SCÈNE V.--ARNOLPHE.
Comme il faut devant lui que je me mortifie!
Quelle peine à cacher mon déplaisir cuisant!
Quoi! pour une innocente un esprit si présent!
Elle a feint d'être telle à mes yeux, la traîtresse,
Ou le diable à son âme a soufflé cette adresse.
Enfin me voilà mort par ce funeste écrit.
Je vois qu'il a, le traître, empaumé son esprit,
Qu'à ma suppression[134] il s'est ancré chez elle;
Et c'est mon désespoir et ma peine mortelle.
Je souffre doublement dans le vol de son cœur;
Et l'amour y pâtit aussi bien que l'honneur.
J'enrage de trouver cette place usurpée,
Et j'enrage de voir ma prudence trompée.
Je sais que, pour punir son amour libertin,
Je n'ai qu'à laisser faire à son mauvais destin,
Que je serai vengé d'elle par elle-même;
Mais il est bien fâcheux de perdre ce qu'on aime.
Ciel! puisque pour un choix j'ai tant philosophé,
Faut-il de ses appas m'être si fort coiffé!
Elle n'a ni parents, ni support, ni richesse;
Elle trahit mes soins, ma bonté, ma tendresse:
Et cependant je l'aime après ce lâche tour,
Jusqu'à ne me pouvoir passer de cet amour.
Sot, n'as-tu point de honte? Ah! je crève, j'enrage,
Et je souffletterois mille fois mon visage.
Je veux entrer un peu, mais seulement pour voir
Quelle est sa contenance après un trait si noir.
Ciel, faites que mon front soit exempt de disgrâce;
Ou bien, s'il est écrit qu'il faille que j'y passe,
Donnez-moi tout au moins, pour de tels accidents,
La constance qu'on voit à de certaines gens!

[134] Pour: en me supprimant, en m'effaçant de son cœur. Hardiesse
fort équivoque.


ACTE IV

SCÈNE I.--ARNOLPHE.
J'ai peine, je l'avoue, à demeurer en place,
Et de mille soucis mon esprit s'embarrasse,
Pour pouvoir mettre un ordre et dedans et dehors,
Qui du godelureau rompe tous les efforts.
De quel œil la traîtresse a soutenu ma vue!
De tout ce qu'elle a fait elle n'est point émue;
Et, bien qu'elle me mette à deux doigts du trépas,
On diroit, à la voir, qu'elle n'y touche pas.
Plus, en la regardant, je la voyois tranquille,
Plus je sentois en moi s'échauffer ma bile;
Et ces bouillants transports dont s'enflammoit mon cœur
Y sembloient redoubler mon amoureuse ardeur.
J'étois aigri, fâché, désespéré contre elle;
Et cependant jamais je ne la vis si belle,
Jamais ses yeux aux miens n'ont paru si perçants,
Jamais je n'eus pour eux des désirs si pressants;
Et je sens là-dedans qu'il faudra que je crève,
Si de mon triste sort la disgrâce s'achève.
Quoi! j'aurai dirigé son éducation
Avec tant de tendresse et de précaution;
Je l'aurai fait passer chez moi dès son enfance,
Et j'en aurai chéri la plus tendre espérance;
Mon cœur aura bâti sur ses attraits naissants,
Et cru la mitonner pour moi durant treize ans,
Afin qu'un jeune fou dont elle s'amourache
Me la vienne enlever jusque sous la moustache,
Lorsqu'elle est avec moi mariée à demi!
Non, parbleu! non, parbleu! Petit sot, mon ami,
Vous aurez beau tourner, ou j'y perdrai mes peines...
Ou je rendrai, ma foi, vos espérances vaines,
Et de moi tout à fait vous ne vous rirez point.

SCÈNE II.--UN NOTAIRE, ARNOLPHE.
LE NOTAIRE.
Ah! le voilà! Bonjour. Me voici tout à point
Pour dresser le contrat que vous souhaitez faire.
ARNOLPHE, se croyant seul, et sans voir ni entendre le notaire.
Comment faire?
LE NOTAIRE.
Il le faut dans la forme ordinaire.
ARNOLPHE, se croyant seul.
A mes précautions je veux songer de près.
LE NOTAIRE.
Je ne passerai rien contre vos intérêts.
ARNOLPHE, se croyant seul.
Il se faut garantir de toutes les surprises.
LE NOTAIRE.
Suffit qu'entre mes mains vos affaires soient mises.
Il ne vous faudra point, de peur d'être déçu,
Quittancer le contrat que vous n'ayez reçu.
ARNOLPHE, se croyant seul.
J'ai peur, si je vais faire éclater quelque chose,
Que de cet incident par la ville on ne cause.
LE NOTAIRE.
Eh bien, il est aisé d'empêcher cet éclat,
Et l'on peut en secret faire votre contrat.
ARNOLPHE, se croyant seul.
Mais comment faudra-t-il qu'avec elle j'en sorte?
LE NOTAIRE.
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