Molière - Œuvres complètes, Tome 2 - 07

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Cette situation prête à l'œuvre nouvelle un accent chaud et coloré. Il
se sacrifie et se condamne, lui qui a si résolument affronté le mariage
dans ses conditions les plus défavorables. Il reprend avec plus de
vigueur encore le combat de la jeunesse contre le vieil âge, de la
nature contre la société, de l'indulgence contre la rigueur, de la femme
contre ses maîtres.
Déjà Cervantès, dans sa charmante nouvelle du _Jaloux_, et après lui
Scarron, dans sa _Précaution inutile_, avaient établi que la plus
ignorante sait attirer dans ses piéges le plus habile, et que, pour
avoir épousé une niaise on n'en est pas moins exposé à tous les dangers
de l'hyménée. Molière féconde ce germe antique. Au centre de son œuvre
paraît le tuteur qui prend mille soins inutiles pour refréner la folle
licence et conquérir une jeune proie. C'est un égoïste et même un
cynique; il exige des autres une moralité qui lui profite et se réserve
l'exploitation de l'immoralité qui lui plaît. Docte et passé maître en
fait de ruses, sûr de lui comme tous les vieux Machiavels, despote dans
la vie privée, sans respect pour la liberté d'autrui ou pour les droits
de la faiblesse, théoricien de la prudence, homme à maximes, il a des
remèdes pour toutes choses. Ce n'est ni un vrai croyant ni un honnête
homme. Le fond de son âme est sans charité et sans pudeur, le fond de sa
pensée est sans principe et sans équité. Il n'a pas de pitié pour la
faiblesse, ne croit à rien d'honnête, récolte volontiers les récits
graveleux et compte sur sa ruse pour n'être pas trompé. Malgré cette
politique méticuleuse, ses domestiques se moquent de lui; la moindre
absence met sa maison dans le désordre, et la proie qu'il convoite finit
par lui échapper. Ce vieillard madré qui prétend au bel air ne se
contente plus du nom d'Arnolphe; il veut être M. de la Souche. Riche et
voulant jouer l'homme de cour, il imagine que tout doit céder aux
rubriques de sa finesse demi-séculaire et prétend bien ne pas entrer
dans la confrérie de Saint-Arnolphe (nom des maris trompés au moyen
âge). Aussi se sert-il de la religion pour protéger son vice et fait-il
retentir les menaces de l'enfer dans l'espoir d'enchaîner à sa
décrépitude cette jeunesse florissante devenue son esclave au nom de
Dieu et de la loi. Agréable dupe à voir tomber dans ses propres filets!
Épris d'une passion vive, il devient tragique dans sa défaite, quand,
devant la nature, ses instincts et ses forces vives, toutes les ruses du
vieillard et tous ses travaux disparaissent et s'éclipsent. Du côté de
Sganarelle, stratagèmes prémédités, lascivités de la pensée,
personnalité cynique; du côté de la jeunesse, générosité, délicatesse,
amour véritable. La fille élevée dans l'ignorance brise sans le moindre
effort les réseaux du vieil oiseleur; et, ce qui est une admirable
combinaison inventée par Cervantès et perfectionnée par Molière, le
cynisme du tuteur obscène encourage l'amant et le pousse au succès.
Imaginez l'étonnement et l'effroi des anciens à la vue de cette audace
et la joie de la jeune cour! Molière annonce et prépare la place
supérieure que la femme, contenue pendant tout le moyen âge dans les
limites restreintes, allait assumer dans la civilisation nouvelle. Il
veut que, pour être les compagnes de l'homme, elles prennent le
sentiment de leur dignité; l'avilissement du faible, sa servitude, le
soin de le tenir au moyen de l'ignorance dans l'infériorité et
l'obscurité, ne profitent (dit le poëte) ni à sa vertu ni à la sûreté du
maître. C'est donc le mouvement ascensionnel des femmes que Molière
protége à ses propres dépens, il est vrai. Dans le ridicule Arnolphe,
qui ne peut poser sa main ridée sur ce papillon aux ailes légères, il y
a plus d'un trait emprunté à la passion de Molière et à ses douleurs.
Les commentateurs se sont épuisés en recherches pour vérifier les
sources auxquelles Molière a puisé pour compléter son œuvre. Enquête
difficile. Une assimilation constante venait grossir incessamment le
trésor de son génie. Gauloise de ton, d'un sel puissant, d'une vigueur
d'ironie extraordinaire, l'œuvre nouvelle rappelle à la fois Rabelais,
Scarron, les _Quinze joies du mariage_, les _Facéties_ de Straparole,
Mathurin Régnier, et la _Célestina_ espagnole de Rojas. L'art le plus
délicat a su y introduire la célèbre entremetteuse du moyen âge sans
blesser la décence, puisque c'est l'ingénue qui parle innocemment des
vices qu'elle ignore et de la vicieuse qu'elle ne comprend pas.
Cette nouvelle bataille fut gagnée avec plus d'éclat que les
précédentes. L'ironie et la tendresse, l'énergique satire de l'humanité,
ravissaient les esprits libres et jeunes. Élégants, marquis,
précieuses, tout ce qui se piquait de délicatesse repoussait Molière
comme un cynique bouffon. Parler de _tarte à la crème_, de _grés jeté
par la fenêtre_ et d'_enfants faits par l'oreille_, fi donc! Le duc de
la Feuillade, qui donnait le ton aux beaux de la cour, ne répondait,
lorsqu'on venait lui demander son opinion sur la pièce nouvelle, que ces
mots dédaigneusement jetés: _Tarte à la crème_. Les partisans de la
décence reléguaient Molière parmi les bateleurs. Les austères
condamnaient les sermons d'Arnolphe comme attentatoires à la religion.
L'ancienne tragédie, la vieille littérature, se croyaient blessées. On
désertait l'hôtel de Bourgogne; Corneille vieillissant, que défendait
son frère Thomas, s'indignait que des bouffonneries attirassent plus de
monde que _Sertorius_, _Chimène_ et les _Horaces_. Le polygraphe Sorel,
qui s'était fait appeler le sieur de Lisle; le spirituel et méchant de
Visé, défenseur des marquis; l'ingénieux Boursault, qui, pour agréer aux
précieuses, s'était mis à la tête du parti des ruelles, marchaient
résolument contre ce bouffon qui les éclipsait. Avec tous les avantages
et toute la gloire de la conquête, Molière en avait les déboires et les
douleurs. A la première représentation, l'on vit la société d'autrefois
se réveiller, surgir, prendre un corps, et tout ce que Molière
combattait apparaître sous la figure d'un nommé Clapisson, qui
représenta à lui seul l'armée des ennemis de Molière. «Il écouta, dit
l'auteur, toute la pièce avec un sérieux le plus sombre du monde. Tout
ce qui égayoit les autres ridoit son front; à tous les éclats de rire,
il haussoit les épaules et regardoit le parterre en pitié. Quelquefois
aussi, le regardant en dépit, il lui disoit tout haut: Ris donc,
parterre, ris donc! Ce fut une seconde comédie que le chagrin de ce
philosophe; il l'a donnée en galant homme à toute l'assemblée; et chacun
demeure d'accord qu'on ne pouvoit pas mieux jouer qu'il fit.» Déchiré et
porté aux nues, objet de toutes les conversations, texte de plusieurs
ouvrages où son génie était controversé, Molière eut pour lui Boileau,
la Fontaine et Louis XIV, qui _rit jusqu'à s'en tenir les côtes_, dit le
journaliste Loret.
Le jansénisme comprit la terrible portée de cette bouffonnerie
prétendue. Le prince de Conti, devenu dévot, passa du côté des
assaillants: «Rien, dit-il dans son _Traité de la comédie et des
spectacles_, n'est plus scandaleux que la sixième scène du second acte.»
Fénelon, hostile à la sensualité matérialiste; Jean-Jacques Rousseau,
qui a toujours conservé la trace de l'austérité calviniste; Bourdaloue,
défenseur sévère des principes chrétiens; Bossuet enfin, apôtre et
dictateur du catholicisme gallican, s'élevèrent contre Molière. «Voilà,
s'écrièrent-ils, comme le fit plus tard Geoffroy le journaliste, l'homme
qui a donné à son siècle une impulsion nouvelle, qui a ébranlé les
vieilles mœurs et brisé les entraves qui retenaient chacun dans la
dépendance de son état et de ses devoirs.»
Molière, à la tête d'un nouveau parti qui était celui de l'avenir,
sentit à la fois sa force et sa faiblesse. Non-seulement il rechercha la
protection de Henriette d'Angleterre, qui accepta la dédicace de
l'_Ecole des femmes_, mais il eut recours au roi, qui lui permit de se
défendre et même le lui ordonna. La _Critique de l'Ecole des femmes_,
dédiée à la reine mère, et l'_Impromptu de Versailles_, exécuté par le
commandement exprès du monarque, ne sont en réalité que deux bataillons
de réserve que Molière fit marcher pour soutenir l'_Ecole des
femmes_[106].
[106] Voyez ci-après l'introduction de la _Critique_ et celle de
l'_Impromptu_.

A MADAME[107]
MADAME,
Je suis le plus embarrassé homme du monde, lorsqu'il me faut dédier un
livre; et je me trouve si peu fait au style d'épître dédicatoire, que je
ne sais par où sortir de celle-ci. Un autre auteur, qui seroit en ma
place, trouveroit d'abord cent belles choses à dire de VOTRE ALTESSE
ROYALE, sur ce titre de l'_Ecole des Femmes_ et l'offre qu'il vous en
feroit. Mais, pour moi, MADAME, je vous avoue mon faible. Je ne sais
point cet art de trouver des rapports entre des choses si peu
proportionnées; et, quelque belles lumières que mes confrères les
auteurs me donnent tous les jours sur de pareils sujets, je ne vois
point ce que VOTRE ALTESSE ROYALE pourroit avoir à démêler avec la
comédie que je lui présente. On n'est pas en peine, sans doute, comment
il faut faire pour vous louer. La matière, MADAME, ne saute que trop aux
yeux; et, de quelque côté qu'on vous regarde, on rencontre gloire sur
gloire, et qualités sur qualités. Vous en avez, MADAME, du côté du rang
et de la naissance, qui vous font respecter de toute la terre. Vous en
avez du côté des grâces, et de l'esprit et du corps, qui vous font
admirer de toutes les personnes qui vous voient. Vous en avez du côté de
l'âme, qui, si l'on ose parler ainsi, vous font aimer de tous ceux qui
ont l'honneur d'approcher de vous: je veux dire cette douceur pleine de
charmes dont vous daignez tempérer la fierté des grands titres que vous
portez; cette bonté toute obligeante, cette affabilité généreuse que
vous faites paroître pour tout le monde. Et ce sont particulièrement ces
dernières pour qui je suis, et dont je sens fort bien que je ne me
pourrai taire quelque jour. Mais encore une fois, MADAME, je ne sais
point le biais de faire entrer ici des vérités si éclatantes; et ce sont
choses, à mon avis, et d'une trop vaste étendue, et d'un mérite trop
relevé, pour les vouloir renfermer dans une épître et les mêler avec des
bagatelles. Tout bien considéré, MADAME, je ne vois rien à faire ici
pour moi que de vous dédier simplement ma comédie, et de vous assurer,
avec tout le respect qu'il m'est possible, que je suis,
DE VOTRE ALTESSE ROYALE,
MADAME,
Le très-humble, très-obéissant,
et très-obligé serviteur,
J.-B. P. MOLIÈRE.

[107] Henriette d'Angleterre, première femme de MONSIEUR, frère de
Louis XIV, petite-fille de Henri IV dont l'oraison funèbre a été
prononcée par Bossuet. Elle mourut à Saint-Cloud le 30 Juin 1670, à
l'âge de vingt-six ans.

PRÉFACE

Bien des gens ont frondé d'abord cette comédie; mais les rieurs ont été
pour elle, et tout le mal qu'on en a pu dire n'a pu faire qu'elle n'ait
eu un succès dont je me contente.
Je sais qu'on attend de moi dans cette impression quelque préface qui
réponde aux censeurs, et rende raison de mon ouvrage; et, sans doute,
que je suis assez redevable à toutes les personnes qui lui ont donné
leur approbation pour me croire obligé de défendre leur jugement contre
celui des autres; mais il se trouve qu'une grande partie des choses que
j'aurois à dire sur ce sujet est déjà dans une dissertation que j'ai
faite en dialogue, et dont je ne sais encore ce que je ferai.
L'idée de ce dialogue, ou, si l'on veut, de cette petite comédie[108],
me vint après les deux ou trois premières représentations de ma pièce.
[108] _La Critique de l'École des femmes_, jouée le 1er juin 1663.
Je la dis, cette idée, dans une maison où je me trouvai un soir; et
d'abord une personne de qualité, dont l'esprit est assez connu dans le
monde[109], et qui me fait l'honneur de m'aimer, trouva le projet assez
à son gré, non-seulement pour me solliciter d'y mettre la main, mais
encore pour l'y mettre lui-même; et je fus étonné que, deux jours après,
il me montrât toute l'affaire exécutée d'une manière à la vérité
beaucoup plus galante et plus spirituelle que je ne puis faire, mais où
je trouvai des choses trop avantageuses pour moi; et j'eus peur que, si
je produisais cet ouvrage sur notre théâtre, on ne m'accusât d'abord
d'avoir mendié les louanges qu'on m'y donnoit. Cependant cela m'empêcha,
par quelque considération, d'achever ce que j'avois commencé. Mais tant
de gens me pressent tous les jours de le faire, que je ne sais ce qui en
sera; et cette incertitude est cause que je ne mets point dans cette
préface ce qu'on verra dans la _Critique_, en cas que je me résolve à la
faire paroître. S'il faut que cela soit, je le dis encore, ce sera
seulement pour venger le public du chagrin délicat de certaines gens;
car, pour moi, je m'en tiens assez vengé par la réussite de ma comédie;
et je souhaite que toutes celles que je pourrai faire soient traitées
par eux comme celle-ci, pourvu que le reste suive de même.
[109] L'abbé Dubuisson. Voyez plus loin, Préface de la _Critique_.


PERSONNAGES ACTEURS
ARNOLPHE, autrement M. DE LA SOUCHE. MOLIÈRE.
AGNÈS, jeune fille innocente, élevée par Arnolphe. Mlle DEBRIE.
HORACE, amant d'Agnès. LA GRANGE.
ALAIN, paysan, valet d'Arnolphe. BRÉCOURT.
GEORGETTE, paysanne, servante d'Arnolphe. Mme BÉJART.
CHRYSALDE, ami d'Arnolphe. L'ESPY.
ENRIQUE, beau-frère de Chrysalde.
ORONTE, père d'Horace, et grand ami d'Arnolphe. DEBRIE.
UN NOTAIRE.
La scène est dans une place de ville.


ACTE PREMIER

SCÈNE I.--CHRYSALDE, ARNOLPHE.
CHRYSALDE.
Vous venez, dites-vous, pour lui donner la main?
ARNOLPHE.
Oui. Je veux terminer la chose dans[110] demain.
CHRYSALDE.
Nous sommes ici seuls; et l'on peut, ce me semble,
Sans craindre d'être ouïs, y discourir ensemble.
Voulez-vous qu'en ami je vous ouvre mon cœur?
Votre dessein, pour vous, me fait trembler de peur;
Et, de quelque façon que vous tourniez l'affaire,
Prendre femme est à vous un coup bien téméraire.
ARNOLPHE.
Il est vrai, notre ami. Peut-être que chez vous
Vous trouvez des sujets de craindre pour chez nous;
Et votre front, je crois, veut que du mariage
Les cornes soient partout l'infaillible apanage.
CHRYSALDE.
Ce sont coups du hasard, dont on n'est point garant;
Et bien sot, ce me semble, est le soin qu'on en prend.
Mais, quand je crains pour vous, c'est cette raillerie
Dont cent pauvres maris ont souffert la furie:
Car enfin vous savez qu'il n'est grands, ni petits,
Que de votre critique on ait vu garantis;
Que vos plus grands plaisirs sont, partout où vous êtes,
De faire cent éclats des intrigues secrètes...
ARNOLPHE.
Fort bien. Est-il au monde une autre ville aussi
Où l'on ait des maris si patiens qu'ici?
Est-ce qu'on n'en voit pas de toutes les espèces,
Qui sont accommodés chez eux de toutes pièces?
L'un amasse du bien, dont sa femme fait part
A ceux qui prennent soin de le faire cornard;
L'autre, un peu plus heureux, mais non pas moins infâme,
Voit faire tous les jours des présens à sa femme,
Et d'aucun soin jaloux n'a l'esprit combattu,
Parce qu'elle lui dit que c'est pour sa vertu.
L'un fait beaucoup de bruit qui ne lui sert de guères;
L'autre en toute douceur laisse aller les affaires;
Et, voyant arriver chez lui le damoiseau,
Prend fort honnêtement ses gants et son manteau.
L'une, de son galant, en adroite femelle,
Fait fausse confidence à son époux fidèle,
Qui dort en sûreté sur un pareil appât,
Et le plaint, ce galant, des soins qu'il ne perd pas;
L'autre, pour se purger de sa magnificence,
Dit qu'elle gagne au jeu l'argent qu'elle dépense;
Et le mari benêt, sans songer à quel jeu,
Sur les gains qu'elle fait rend des grâces à Dieu.
Enfin, ce sont partout des sujets de satire;
Et, comme spectateur, ne puis-je pas en rire?
Puis-je pas de nos sots...
CHRYSALDE.
Oui; mais qui rit d'autrui
Doit craindre qu'en revanche on rie aussi de lui.
J'entends parler le monde; et des gens se délassent
A venir débiter les choses qui se passent;
Mais, quoi que l'on divulgue aux endroits où je suis,
Jamais on ne m'a vu triompher de ses bruits.
J'y suis assez modeste; et, bien qu'aux occurrences
Je puisse condamner certaines tolérances,
Que mon dessein ne soit de souffrir nullement
Ce que quelques maris souffrent paisiblement,
Pourtant je n'ai jamais affecté de le dire;
Car enfin il faut craindre un revers de satire,
Et l'on ne doit jamais jurer sur de tels cas
De ce qu'on pourra faire, ou bien ne faire pas.
Ainsi, quand à mon front, par un sort qui tout mène,
Il seroit arrivé quelque disgrâce humaine,
Après mon procédé, je suis presque certain
Qu'on se contentera de s'en rire sous main:
Et peut-être qu'encor j'aurai cet avantage,
Que quelques bonnes gens diront: Que c'est dommage!
Mais de vous, cher compère, il en est autrement:
Je vous le dis encor, vous risquez diablement.
Comme sur les maris accusés de souffrance
De tout temps votre langue a daubé d'importance,
Qu'on vous a vu contre eux un diable déchaîné,
Vous devez marcher droit pour n'être point berné;
Et, s'il faut que sur vous on ait la moindre prise,
Gare qu'aux carrefours on ne vous tympanise,
Et...
ARNOLPHE.
Mon Dieu! notre ami, ne vous tourmentez point.
Bien huppé qui pourra m'attraper sur ce point.
Je sais les tours rusés et les subtiles trames
Dont pour nous en planter savent user les femmes,
Et comme on est dupé par leurs dextérités.
Contre cet accident j'ai pris mes sûretés;
Et celle que j'épouse a toute l'innocence
Qui peut sauver mon front de maligne influence.
CHRYSALDE.
Et que prétendez-vous qu'une sotte, en un mot...
ARNOLPHE.
Épouser une sotte est pour n'être point sot.
Je crois, en bon chrétien, votre moitié fort sage;
Mais une femme habile est un mauvais présage:
Et je sais ce qu'il coûte à de certaines gens
Pour avoir pris les leurs avec trop de talens.
Moi, j'irois me charger d'une spirituelle,
Qui ne parleroit rien[111] que cercle et que ruelle;
Qui de prose et de vers feroit de doux écrits,
Et que visiteroient marquis et beaux esprits,
Tandis que, sous le nom du mari de madame,
Je serois comme un saint que pas un ne réclame!
Non, non, je ne veux point d'un esprit qui soit haut;
Et femme qui compose en sait plus qu'il ne faut.
Je prétends que la mienne, en clarté peu sublime,
Même ne sache pas ce que c'est qu'une rime;
Et, s'il faut qu'avec elle on joue au corbillon,
Et qu'on vienne à lui dire à son tour: Qu'y met-on?
Je veux qu'elle réponde: Une tarte à la crème;
En un mot, qu'elle soit d'une ignorance extrême:
Et c'est assez pour elle, à vous en bien parler,
De savoir prier Dieu, m'aimer, coudre, et filer.
CHRYSALDE.
Une femme stupide est donc votre marotte?
ARNOLPHE.
Tant, que j'aimerois mieux une laide bien sotte,
Qu'une femme fort belle avec beaucoup d'esprit.
CHRYSALDE.
L'esprit et la beauté...
ARNOLPHE.
L'honnêteté suffit.
CHRYSALDE.
Mais comment voulez-vous, après tout, qu'une bête
Puisse jamais savoir ce que c'est qu'être honnête?
Outre qu'il est assez ennuyeux, que je croi,
D'avoir toute sa vie une bête avec soi.
Pensez-vous le bien prendre, et que sur votre idée
La sûreté d'un front puisse être bien fondée?
Une femme d'esprit peut trahir son devoir;
Mais il faut, pour le moins, qu'elle ose le vouloir:
Et la stupide au sien peut manquer d'ordinaire,
Sans en avoir l'envie et sans penser le faire.
ARNOLPHE.
A ce bel argument, à ce discours profond,
Ce que[112] Pantagruel à Panurge répond?
Pressez-moi de me joindre à femme autre que sotte,
Prêchez, patrocinez[113] jusqu'à la Pentecôte;
Vous serez ébahi, quand vous serez au bout,
Que vous ne m'aurez rien persuadé du tout.
CHRYSALDE.
Je ne vous dis plus mot.
ARNOLPHE.
Chacun a sa méthode.
En femme, comme en tout, je veux suivre ma mode:
Je me vois riche assez pour pouvoir, que je croi,
Choisir une moitié qui tienne tout de moi,
Et de qui la soumise et pleine dépendance
N'ait à me reprocher aucun bien ni naissance.
Un air doux et posé, parmi d'autres enfants,
M'inspira de l'amour pour elle dès quatre ans;
Sa mère se trouvant de pauvreté pressée,
De la lui demander il me vint[114] en pensée;
Et bonne paysanne, apprenant mon désir,
A s'ôter cette charge eut beaucoup de plaisir.
Dans un petit couvent, loin de toute pratique,
Je la fis élever selon ma politique;
C'est-à-dire, ordonnant quels soins on emploieroit
Pour la rendre idiote autant qu'il se pourroit.
Dieu merci, le succès a suivi mon attente;
Et grande, je l'ai vue à tel point innocente,
Que j'ai béni le ciel d'avoir trouvé mon fait,
Pour me faire une femme au gré de mon souhait.
Je l'ai donc retirée; et, comme ma demeure
A cent sortes de monde est ouverte à toute heure,
Je l'ai mise à l'écart, comme il faut tout prévoir,
Dans cette autre maison où nul ne me vient voir;
Et, pour ne point gâter sa bonté naturelle,
Je n'y tiens que des gens tout aussi simples qu'elle.
Vous me direz: Pourquoi cette narration?
C'est pour vous rendre instruit de ma précaution,
Le résultat de tout est qu'en ami fidèle,
Ce soir je vous invite à souper avec elle;
Je veux que vous puissiez un peu l'examiner,
Et voir si de mon choix on me doit condamner.
CHRYSALDE.
J'y consens.
ARNOLPHE.
Vous pourrez, dans cette conférence,
Juger de sa personne et de son innocence.
CHRYSALDE.
Pour cet article-là, ce que vous m'avez dit
Ne peut...
ARNOLPHE.
La vérité passe encore mon récit.
Dans ses simplicités à tous coups je l'admire,
Et parfois elle en dit dont je pâme de rire.
L'autre jour (pourroit-on se le persuader?),
Elle étoit fort en peine, et me vint demander,
Avec une innocence à nulle autre pareille,
Si les enfans qu'on fait se faisoient par l'oreille.
CHRYSALDE.
Je me réjouis fort, seigneur Arnolphe...
ARNOLPHE.
Bon!
Me voulez-vous toujours appeler de ce nom?
CHRYSALDE.
Ah! malgré que j'en aie, il me vient à la bouche,
Et jamais je ne songe à monsieur de la Souche.
Qui diable vous a fait aussi vous aviser,
A quarante-deux ans de vous débaptiser,
Et d'un vieux tronc pourri de votre métairie
Vous faire dans le monde un nom de seigneurie?
ARNOLPHE.
Outre que la maison par ce nom se connaît,
La Souche plus qu'Arnolphe à mes oreilles plaît.
CHRYSALDE.
Quel abus de quitter le vrai nom de ses pères,
Pour en vouloir prendre un bâti sur des chimères!
De la plupart des gens c'est la démangeaison;
Et, sans vous embrasser dans la comparaison,
Je sais un paysan qu'on appeloit Gros-Pierre,
Qui n'ayant pour tout bien qu'un seul quartier de terre,
Y fit tout à l'entour faire un fossé bourbeux,
Et de monsieur de l'Isle en prit le nom pompeux.
ARNOLPHE.
Vous pourriez vous passer d'exemples de la sorte.
Mais enfin de la Souche est le nom que je porte:
J'y vois de la raison, j'y trouve des appas;
Et m'appeler de l'autre est ne m'obliger pas.
CHRYSALDE.
Cependant la plupart ont peine à s'y soumettre;
Et je vois même encor des adresses de lettre...
ARNOLPHE.
Je le souffre aisément de qui n'est pas instruit;
Mais vous...
CHRYSALDE.
Soit: là-dessus nous n'aurons point de bruit;
Et je prendrai le soin d'accoutumer ma bouche
A ne plus vous nommer que monsieur de la Souche.
ARNOLPHE.
Adieu. Je frappe ici pour donner le bonjour,
Et dire seulement que je suis de retour.
CHRYSALDE, à part, en s'en allant.
Ma foi, je le tiens fou de toutes les manières.
ARNOLPHE, seul.
Il est un peu blessé sur certaines matières.
Chose étrange de voir comme avec passion
Un chacun[115] est chaussé de son opinion!
Il frappe à sa porte.
Holà!

[110] Pour: dans la journée de demain. Ellipse trop dure.
[111] Pour: qui ne dirait rien. Licence très-expressive, pas imiter.
[112] Pour: je réponds ce que. Ellipse considérable, et que personne
ne se permettrait plus.
[113] Pour: plaidez, faites votre harangue. Du latin _patrocinari_,
qui vient lui-même de _patres conscripti_. Archaïsme regrettable.
[114] Pour: la pensée me vint. Tournure très-expressive, familière aux
Allemands: Il me pense, il m'attriste.
[115] Archaïsme aujourd'hui populaire. Les Anglais emploient toujours
_every one_.

SCÈNE II.--ARNOLPHE, ALAIN, GEORGETTE, dans la maison.
ALAIN.
Qui heurte?
ARNOLPHE.
A part.
Ouvrez. On aura, que je pense,
Grande joie à me voir après dix jours d'absence.
ALAIN.
Qui va là?
ARNOLPHE.
Moi.
ALAIN.
Georgette!
GEORGETTE.
Eh bien?
ALAIN.
Ouvre là-bas.
GEORGETTE.
Vas-y, toi.
ALAIN.
Vas-y, toi.
GEORGETTE.
Ma foi, je n'irai pas.
ALAIN.
Je n'irai pas aussi.
ARNOLPHE.
Belle cérémonie
Pour me laisser dehors! Holà! ho! je vous prie.
GEORGETTE.
Qui frappe?
ARNOLPHE.
Votre maître.
GEORGETTE.
Alain!
ALAIN.
Quoi?
GEORGETTE.
C'est monsieu,
Ouvre vite.
ALAIN.
Ouvre, toi.
GEORGETTE.
Je souffle notre feu.
ALAIN.
J'empêche, peur du chat, que mon moineau ne sorte.
ARNOLPHE.
Quiconque de vous deux n'ouvrira pas la porte
N'aura point à manger de plus de quatre jours.
Ah!
GEORGETTE.
Par quelle raison y venir, quand j'y cours.
ALAIN.
Pourquoi plutôt que moi? Le plaisant stratagème!
GEORGETTE.
Ote-toi donc de là!
ALAIN.
Non, ôte-toi toi-même!
GEORGETTE.
Je veux ouvrir la porte.
ALAIN.
Et je veux l'ouvrir, moi.
GEORGETTE.
Tu ne l'ouvriras pas.
ALAIN.
Ni toi non plus.
GEORGETTE.
Ni toi.
ARNOLPHE.
Il faut que j'aie ici l'âme bien patiente!
ALAIN, en entrant.
Au moins, c'est moi, monsieur.
GEORGETTE, en entrant.
Je suis votre servante.
C'est moi.
ALAIN.
Sans le respect de monsieur que voilà,
Je te...
ARNOLPHE, recevant un coup d'Alain.
Peste!
ALAIN.
Pardon.
ARNOLPHE.
Voyez ce lourdaud-là!
ALAIN.
C'est elle aussi, monsieur...
ARNOLPHE.
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