Molière - Œuvres complètes, Tome 2 - 10

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Le douaire se règle au bien qu'on vous apporte.
ARNOLPHE, se croyant seul.
Je l'aime, et cet amour est mon grand embarras.
LE NOTAIRE.
On peut avantager une femme en ce cas.
ARNOLPHE, se croyant seul.
Quel traitement lui faire en pareille aventure?
LE NOTAIRE.
L'ordre est que le futur doit douer la future
Du tiers du dot[135] qu'il a; mais cet ordre n'est rien,
Et l'on va plus avant lorsque l'on le veut bien.
ARNOLPHE, se croyant seul.
Si...
Il aperçoit le notaire.
LE NOTAIRE.
Pour le préciput, il les regarde ensemble:
Je dis que le futur peut, comme bon lui semble,
Douer la future.
ARNOLPHE.
Eh?
LE NOTAIRE.
Il peut l'avantager
Lorsqu'il l'aime beaucoup et qu'il veut l'obliger;
Et cela par douaire, ou préfix qu'on appelle,
Qui demeure perdu par le trépas d'icelle.
Ou sans retour, qui va de ladite à ses hoirs;
Ou coutumier, selon les différens vouloirs;
Ou par donation dans le contrat formelle,
Qu'on fait ou pure et simple, ou qu'on fait mutuelle.
Pourquoi hausser le dos? Est-ce qu'on parle en fat,
Et que l'on ne sait pas les formes d'un contrat?
Qui me les apprendra? Personne, je présume.
Sais-je pas qu'étant joints on est par la coutume
Communs en meubles, biens, immeubles et conquêts,
A moins que par un acte on y renonce exprès?
Sais-je pas que le tiers du bien de la future
Entre en communauté pour[136]...
ARNOLPHE.
Oui, c'est chose sûre,
Vous savez tout cela; mais qui vous en dit mot?
LE NOTAIRE.
Vous, qui me prétendez faire passer pour sot,
En me haussant l'épaule et faisant la grimace.
ARNOLPHE.
La peste soit fait l'homme, et sa chienne de face!
Adieu. C'est le moyen de vous faire finir.
LE NOTAIRE.
Pour dresser un contrat m'a-t-on pas fait venir?
ARNOLPHE.
Oui, je vous ai mandé; mais la chose est remise,
Et l'on vous mandera quand l'heure sera prise.
Voyez quel diable d'homme avec son entretien!
LE NOTAIRE, seul.
Je pense qu'il en tient, et je crois penser bien.

[135] Pour: de la dot. L'emploi de ce mot au masculin est hors
d'usage, même chez les notaires.
[136] Parodie des termes de la Coutume de Paris. Mots techniques à
propos desquels il serait inutile de commencer ici un long commentaire
de jurisprudence.

SCÈNE III.--LE NOTAIRE, ALAIN, GEORGETTE.
LE NOTAIRE, allant au-devant d'Alain et de Georgette
M'êtes-vous pas venu querir pour votre maître?
ALAIN.
Oui.
LE NOTAIRE.
J'ignore pour qui vous le pouvez connoître;
Mais allez de ma part lui dire de ce pas
Que c'est un fou fieffé.
GEORGETTE.
Nous n'y manquerons pas.

SCÈNE IV.--ARNOLPHE, ALAIN, GEORGETTE.
ALAIN.
Monsieur...
ARNOLPHE.
Approchez-vous; vous êtes mes fidèles,
Mes bons, mes vrais amis, et j'en sais des nouvelles.
ALAIN.
Le notaire...
ARNOLPHE.
Laissons, c'est pour quelque autre jour,
On veut à mon honneur jouer d'un mauvais tour;
Et quel affront pour vous, mes enfants, pourroit-ce être,
Si l'on avoit ôté l'honneur à votre maître!
Vous n'oseriez après paroître en nul endroit;
Et chacun, vous voyant, vous montreroit au doigt.
Donc, puisque autant que moi l'affaire vous regarde,
Il faut de votre part faire une telle garde,
Que ce galant ne puisse en aucune façon...
GEORGETTE.
Vous nous avez tantôt montré notre leçon.
ARNOLPHE.
Mais à ses beaux discours gardez bien de vous rendre.
ALAIN.
Oh! vraiment...
GEORGETTE.
Nous savons comme il faut s'en défendre.
ARNOLPHE.
S'il venoit doucement: Alain, mon pauvre cœur,
Par un peu de secours soulage ma langueur!
ALAIN.
Vous êtes un sot!
ARNOLPHE.
A Georgette.
Bon. Georgette, ma mignonne,
Tu me parois si douce et si bonne personne...
GEORGETTE.
Vous êtes un nigaud!
ARNOLPHE.
A Alain.
Bon. Quel mal trouves-tu
Dans un dessein honnête et tout plein de vertu?
ALAIN.
Vous êtes un fripon!
ARNOLPHE.
A Georgette.
Fort bien. Ma mort est sûre,
Si tu ne prends pitié des peines que j'endure.
GEORGETTE.
Vous êtes un benêt, un impudent!
ARNOLPHE.
Fort bien.
A Alain.
Je ne suis pas un homme à vouloir rien pour rien;
Je sais, quand on me sert, en garder la mémoire.
Cependant, par avance, Alain, voilà pour boire:
Et voilà pour t'avoir, Georgette, un cotillon.
Ils tendent tous deux la main et prennent l'argent.
Ce n'est de mes bienfaits qu'un simple échantillon.
Toute la courtoisie enfin dont je vous presse,
C'est que je puisse voir votre belle maîtresse.
GEORGETTE, le poussant.
A d'autres!
ARNOLPHE.
Bon cela.
ALAIN, le poussant.
Hors d'ici!
ARNOLPHE.
Bon.
GEORGETTE, le poussant.
Mais tôt.
ARNOLPHE.
Bon. Holà! c'est assez.
GEORGETTE.
Fais-je pas comme il faut?
ALAIN.
Est-ce de la façon que vous voulez l'entendre?
ARNOLPHE.
Oui, fort bien, hors l'argent qu'il ne falloit pas prendre.
GEORGETTE.
Nous ne nous sommes pas souvenus de ce point.
ALAIN.
Voulez-vous qu'à l'instant nous recommencions?
ARNOLPHE.
Point.
Suffit. Rentrez tous deux.
ALAIN.
Vous n'avez rien à dire.
ARNOLPHE.
Non, vous dis-je; rentrez, puisque je le désire;
Je vous laisse l'argent. Allez: je vous rejoins.
Ayez bien l'œil à tout, et secondez mes soins.

SCÈNE V.--ARNOLPHE.
Je veux, pour espion qui soit d'exacte vue,
Prendre le savetier du coin de notre rue.
Dans la maison toujours je prétends la tenir,
Y faire bonne garde, et surtout en bannir
Vendeuses de rubans, perruquières, coiffeuses,
Faiseuses de mouchoirs, gantières, revendeuses,
Tous ces gens qui sous main travaillent chaque jour
A faire réussir les mystères d'amour.
Enfin j'ai vu le monde, et j'en sais les finesses.
Il faudra que mon homme ait de grandes adresses,
Si message ou poulet de sa part peut entrer.

SCÈNE VI.--HORACE, ARNOLPHE.
HORACE.
La place m'est heureuse à vous y rencontrer.
Je viens de l'échapper bien belle, je vous jure.
Au sortir d'avec vous, sans prévoir l'aventure,
Seule dans son balcon j'ai vu paroître Agnès,
Qui des arbres prochains prenoit un peu le frais.
Après m'avoir fait signe, elle a su faire en sorte,
Descendant au jardin, de m'en ouvrir la porte;
Mais à peine tous deux dans sa chambre étions-nous,
Qu'elle a sur les degrés entendu son jaloux;
Et tout ce qu'elle a pu, dans un tel accessoire[137],
C'est de me renfermer dans une grande armoire.
Il est entré d'abord: je ne le voyois pas;
Mais je l'oyois marcher, sans rien dire, à grands pas,
Poussant de temps en temps des soupirs pitoyables,
Et donnant quelquefois de grands coups sur les tables,
Frappant un petit chien qui pour lui s'émouvoit,
Et jetant brusquement les hardes qu'il trouvoit.
Il a même cassé, d'une main mutinée,
Des vases dont la belle ornoit sa cheminée;
Et sans doute il faut bien qu'à ce becque cornu[138]
Du trait qu'elle a joué quelque jour soit venu.
Enfin, après cent tours, ayant de la manière
Sur ce qui n'en peut mais déchargé sa colère,
Mon jaloux inquiet, sans dire son ennui,
Est sorti de la chambre, et moi de mon étui.
Nous n'avons point voulu, de peur du personnage,
Risquer à nous tenir ensemble davantage;
C'étoit trop hasarder: mais je dois, cette nuit,
Dans sa chambre un peu tard m'introduire sans bruit.
En toussant par trois fois je me ferai connoître;
Et je dois au signal voir ouvrir la fenêtre,
Dont, avec une échelle, et secondé d'Agnès,
Mon amour tâchera de me gagner l'accès.
Comme à mon seul ami je veux bien vous l'apprendre,
L'allégresse du cœur s'augmente à la répandre;
Et, goûtât-on cent fois un bonheur tout parfait,
On n'en est pas content, si quelqu'un ne le sait.
Vous prendrez part, je pense, à l'heur de mes affaires.
Adieu. Je vais songer aux choses nécessaires.

[137] Pour: accident, occurence; _acceder_. Expression impropre.
[138] De l'Italien _becco cornuto_, bouc portant cornes. Le peuple
d'Italie prétend que le mâle ne s'inquiète point, dans cette race, des
infidélités de sa femelle.

SCÈNE VII.--ARNOLPHE.
Quoi! l'astre qui s'obstine à me désespérer
Ne me donnera pas le temps de respirer!
Coup sur coup je verrai, par leur intelligence,
De mes soins vigilants confondre la prudence;
»Et je serai la dupe, en ma maturité,
»D'une jeune innocente et d'un jeune éventé!
»En sage philosophe on m'a vu vingt années,
»Contempler des maris les tristes destinées,
»Et m'instruire avec soin de tous les accidens
»Qui font dans le malheur tomber les plus prudens;
»Des disgrâces d'autrui profitant dans mon âme,
»J'ai cherché les moyens, voulant prendre une femme,
»De pouvoir garantir mon front de tous affronts,
»Et le tirer de pair d'avec les autres fronts;
»Pour ce noble dessein j'ai cru mettre en pratique
»Tout ce que peut trouver l'humaine politique;
»Et, comme si du sort il étoit arrêté
»Que nul homme ici-bas n'en seroit exempté,
»Après l'expérience et toutes les lumières
»Que j'ai pu m'acquérir sur de telles matières,
»Après vingt ans et plus de méditation
»Pour me conduire en tout avec précaution,
»De tant d'autres maris j'aurais quitté la trace
»Pour me trouver après dans la même disgrâce[139]!»
Ah! bourreau de destin, vous en aurez menti.
De l'objet qu'on poursuit je suis encor nanti;
Si son cœur m'est volé par ce blondin funeste,
J'empêcherai du moins qu'on s'empare du reste;
Et cette nuit, qu'on prend pour ce galant exploit,
Ne se passera pas si doucement qu'on croit.
Ce m'est quelque plaisir, parmi tant de tristesse,
Que l'on me donne avis du piége qu'on me dresse,
Et que cet étourdi, qui veut m'être fatal,
Fasse son confident de son propre rival.

[139] Les vingt vers marqués par des guillemets étaient supprimés à la
représentation, du temps de Molière.

SCÈNE VIII.--CHRYSALDE, ARNOLPHE.
CHRYSALDE.
Eh bien, souperons-nous avant la promenade?
ARNOLPHE.
Non. Je jeûne ce soir.
CHRYSALDE.
D'où vient cette boutade?
ARNOLPHE.
De grâce, excusez-moi, j'ai quelque autre embarras.
CHRYSALDE.
Votre hymen résolu ne se fera-t-il pas?
ARNOLPHE.
C'est trop s'inquiéter des affaires des autres.
CHRYSALDE.
Oh! oh! si brusquement! Quels chagrins sont les vôtres?
Seroit-il point, compère, à votre passion
Arrivé quelque peu de tribulation?
Je le jurerois presque, à voir votre visage.
ARNOLPHE.
Quoi qu'il m'arrive, au moins aurai-je l'avantage
De ne pas ressembler à de certaines gens
Qui souffrent doucement l'approche des galans.
CHRYSALDE.
C'est un étrange fait, qu'avec tant de lumières
Vous vous effarouchiez toujours sur ces matières,
Qu'en cela vous mettiez le souverain bonheur,
Et ne conceviez point au monde d'autre honneur.
Être avare, brutal, fourbe, méchant et lâche,
N'est rien, à votre avis, auprès de cette tache;
Et, de quelque façon qu'on puisse avoir vécu,
On est homme d'honneur quand on n'est point cocu.
A le bien prendre au fond, pourquoi voulez-vous croire
Que de ce cas fortuit dépende notre gloire,
Et qu'une âme bien née ait à se reprocher
L'injustice d'un mal qu'on ne peut empêcher?
Pourquoi voulez-vous, dis-je, en prenant une femme,
Qu'on soit digne, à son choix, de louange ou de blâme,
Et qu'on s'aille former un monstre plein d'effroi
De l'affront que nous fait son manquement de foi?
Mettez-vous dans l'esprit qu'on peut du cocuage
Se faire en galant homme une plus douce image;
Que, des coups du hasard aucun n'étant garant,
Cet accident de soi doit être indifférent;
Et qu'enfin tout le mal, quoique le monde glose,
N'est que dans la façon de recevoir la chose:
Et, pour se bien conduire en ces difficultés,
Il y faut, comme en tout, fuir les extrémités,
N'imiter pas ces gens un peu trop débonnaires
Qui tirent vanité de ces sortes d'affaires,
De leurs femmes toujours vont citant les galans,
En font partout l'éloge, et prônent leurs talens,
Témoignent avec eux d'étroites sympathies,
Sont de tous leurs cadeaux, de toutes leurs parties,
En font qu'avec raison les gens sont étonnés
De voir leur hardiesse à montrer là leur nez.
Ce procédé, sans doute, est tout à fait blâmable;
Mais l'autre extrémité n'est pas moins condamnable.
Si je n'approuve pas ces amis des galans,
Je ne suis pas aussi pour ces gens turbulens
Dont l'imprudent chagrin, qui tempête et qui gronde,
Attire au bruit qu'il fait les yeux de tout le monde,
Et qui, par cet éclat, semblent ne pas vouloir
Qu'aucun puisse ignorer ce qu'ils peuvent avoir.
Entre ces deux partis il en est un honnête,
Où, dans l'occasion, l'homme prudent s'arrête;
Et, quand on le sait prendre, on n'a point à rougir
Du pis dont une femme avec nous puisse agir.
Quoi qu'on en puisse dire enfin, le cocuage
Sous des traits moins affreux aisément s'envisage;
Et, comme je vous dis, toute l'habileté
Ne va qu'à le savoir tourner du bon côté.
ARNOLPHE.
Après ce beau discours, toute la confrérie
Doit un remercîment à votre seigneurie;
Et quiconque voudra vous entendre parler
Montrera de la joie à s'y voir enrôler.
CHRYSALDE.
Je ne dis pas cela; car c'est ce que je blâme;
Mais, comme c'est le sort qui nous donne une femme,
Je dis que l'on doit faire ainsi qu'au jeu de dés,
Où, s'il ne vous vient pas ce que vous demandez,
Il faut jouer d'adresse, et, d'une âme réduite[140],
Corriger le hasard par la bonne conduite.
ARNOLPHE.
C'est-à-dire, dormir et manger toujours bien,
Et se persuader que tout cela n'est rien.
CHRYSALDE.
Vous pensez vous moquer; mais, à ne vous rien feindre,
Dans le monde je vois cent choses plus à craindre,
Et dont je me ferois un bien plus grand malheur
Que de cet accident qui vous fait tant de peur.
Pensez-vous qu'à choisir de deux choses prescrites,
Je n'aimasse pas mieux être ce que vous dites
Que de me voir mari de ces femmes de bien,
Dont la mauvaise humeur fait un procès sur rien;
Ces dragons de vertu, ces honnêtes diablesses,
Se retranchant toujours sur leurs sages prouesses,
Qui, pour un petit tort qu'elles ne nous font pas,
Prennent droit de traiter les gens de haut en bas,
Et veulent, sur le pied de nous être fidèles,
Que nous soyons tenus à tout endurer d'elles?
Encore un coup, compère, apprenez qu'en effet
Le cocuage n'est que ce que l'on le fait;
Qu'on peut le souhaiter pour de certaines causes,
Et qu'il a ses plaisirs comme les autres choses.
ARNOLPHE.
Si vous êtes d'humeur à vous en contenter,
Quant à moi, ce n'est pas la mienne d'en tâter;
Et plutôt que subir une telle aventure...
CHRYSALDE.
Mon Dieu! ne jurez point, de peur d'être parjure.
Si le sort l'a réglé, vos soins sont superflus,
Et l'on ne prendra pas votre avis là-dessus.
ARNOLPHE.
Moi, je serois cocu?
CHRYSALDE.
Vous voilà bien malade!
Mille gens le sont bien, sans vous faire bravade,
Qui de mine, de cœur, de biens, et de maison,
Ne feroient avec vous nulle comparaison.
ARNOLPHE.
Et moi, je n'en voudrois avec eux faire aucune.
Mais cette raillerie, en un mot, m'importune;
Brisons là, s'il vous plaît.
CHRYSALDE.
Vous êtes en courroux!
Nous en saurons la cause. Adieu. Souvenez-vous,
Quoi que sur ce sujet votre honneur vous inspire,
Que c'est être à demi ce que l'on vient de dire
Que de vouloir jurer qu'on ne le sera pas.
ARNOLPHE.
Moi, je le jure encore, et je vais de ce pas
Contre cet accident trouver un bon remède.
Il court heurter à sa porte.

[140] Pour: humble sous le destin. Belle expression créée par Molière.

SCÈNE IX.--ARNOLPHE, ALAIN, GEORGETTE.
ARNOLPHE.
Mes amis, c'est ici que j'implore votre aide.
Je suis édifié de votre affection;
Mais il faut qu'elle éclate en cette occasion;
Et, si vous m'y servez selon ma confiance,
Vous êtes assurés de votre récompense.
L'homme que vous savez (n'en faites point de bruit)
Veut, comme je l'ai su, m'attraper cette nuit,
Dans la chambre d'Agnès entrer par escalade:
Mais il lui faut, nous trois, dresser une embuscade.
Je veux que vous preniez chacun un bon bâton,
Et, quand il sera près du dernier échelon
(Car dans le temps qu'il faut j'ouvrirai la fenêtre),
Que tous deux à l'envi vous me chargiez ce traître,
Mais d'un air dont son dos garde le souvenir,
Et qui lui puisse apprendre à n'y plus revenir;
Sans me nommer pourtant en aucune manière,
Ni faire aucun semblant que je serai derrière,
Aurez-vous bien l'esprit de servir mon courroux?
ALAIN.
S'il ne tient qu'à frapper, monsieur, tout est à nous:
Vous verrez, quand je bats, si j'y vais de main morte.
GEORGETTE.
La mienne, quoique aux yeux elle semble moins forte
N'en quitte pas sa part à le bien étriller.
ARNOLPHE.
Rentrez donc; et surtout gardez de babiller.
Seul.
Voilà pour le prochain une leçon utile;
Et, si tous les maris qui sont en cette ville
De leurs femmes ainsi recevoient le galant,
Le nombre des cocus ne seroit pas si grand.


ACTE V

SCÈNE I.--ARNOLPHE, ALAIN, GEORGETTE.
ARNOLPHE.
Traîtres! qu'avez-vous fait par cette violence?
ALAIN.
Nous vous avons rendu, monsieur, obéissance.
ARNOLPHE.
De cette excuse en vain vous voulez vous armer,
L'ordre étoit de le battre, et non de l'assommer;
Et c'étoit sur le dos, et non pas sur la tête,
Que j'avois commandé qu'on fît choir la tempête.
Ciel! dans quel accident me jette ici le sort!
Et que puis-je résoudre, à voir[141] cet homme mort?
Rentrez dans la maison, et gardez de rien dire
De cet ordre innocent que j'ai pu vous prescrire.
Seul.
Le jour s'en va paroître, et je vais consulter
Comment dans ce malheur je me dois comporter.
Hélas! que deviendrai-je? et que dira le père,
Lorsque inopinément il saura cette affaire?

[141] Pour: lorsque je vois. Archaïsme d'un très-bon effet.

SCÈNE II.--HORACE, ARNOLPHE.
HORACE, à part.
Il faut que j'aille un peu reconnoître qui c'est.
ARNOLPHE, se croyant seul.
Eût-on jamais prévu...
Heurté par Horace, qu'il ne reconnoît pas.
Qui va là, s'il vous plaît?
HORACE.
C'est vous, seigneur Arnolphe?
ARNOLPHE.
Oui. Mais vous?
HORACE.
C'est Horace.
Je m'en allois chez vous vous prier d'une grâce.
Vous sortez bien matin!
ARNOLPHE, bas, à part.
Quelle confusion!
Est-ce un enchantement? est-ce une illusion?
HORACE.
J'étois, à dire vrai, dans une grande peine;
Et je bénis du ciel la bonté souveraine
Qui fait qu'à point nommé je vous rencontre ainsi.
Je viens vous avertir que tout a réussi,
Et même beaucoup plus que je n'eusse osé dire,
Et par un incident qui devoit tout détruire.
Je ne sais point par où l'on a pu soupçonner
Cette assignation qu'on m'avoit su donner;
Mais, étant sur le point d'atteindre à la fenêtre,
J'ai, contre mon espoir, vu quelques gens paroître;
Qui, sur moi brusquement levant chacun le bras,
M'ont fait manquer le pied et tomber jusqu'en bas:
Et ma chute, aux dépens de quelque meurtrissure,
De vingt coups de bâton m'a sauvé l'aventure.
Ces gens-là, dont étoit, je pense, mon jaloux,
Ont imputé ma chute à l'effort de leurs coups;
Et, comme la douleur, un assez long espace,
M'a fait sans remuer demeurer sur la place,
Ils ont cru tout de bon qu'ils m'avoient assommé,
Et chacun d'eux s'en est aussitôt alarmé.
J'entendois tout leur bruit dans le profond silence:
L'un l'autre ils s'accusoient de cette violence;
Et, sans lumière aucune, en querellant le sort,
Sont venus doucement tâter si j'étois mort.
Je vous laisse à penser si, dans la nuit obscure,
J'ai d'un vrai trépassé su tenir la figure.
Ils se sont retirés avec beaucoup d'effroi:
Et, comme je songeois à me retirer, moi,
De cette feinte mort, la jeune Agnès émue,
Avec empressement est devers moi venue:
Car les discours qu'entre eux ces gens avoient tenus
Jusques à son oreille étoient d'abord venus;
Et, pendant tout ce trouble étant moins observée,
Du logis aisément elle s'étoit sauvée;
Mais, me trouvant sans mal, elle a fait éclater
Un transport difficile à bien représenter.
Que vous dirai-je enfin? Cette aimable personne
A suivi les conseils que son amour lui donne,
N'a plus voulu songer à retourner chez soi,
Et de tout son destin s'est commise à ma foi.
Considérez un peu, par ce trait d'innocence,
Où l'expose d'un fou la haute impertinence,
Et quels fâcheux périls elle pourroit courir
Si j'étois maintenant homme à la moins chérir.
Mais d'un trop pur amour mon âme est embrasée:
J'aimerois mieux mourir que l'avoir abusée:
Je lui vois des appas dignes d'un autre sort,
Et rien ne m'en sauroit séparer que la mort.
Je prévois là-dessus l'emportement d'un père;
Mais nous prendrons le temps d'apaiser sa colère.
A des charmes si doux je me laisse emporter,
Et dans la vie, enfin, il se faut contenter.
Ce que je veux de vous, sous un secret fidèle,
C'est que je puisse mettre en vos mains cette belle,
Que dans votre maison, en faveur de mes feux,
Vous lui donniez retraite au moins un jour ou deux.
Outre qu'aux yeux du monde il faut cacher sa fuite,
Et qu'on en pourra faire une exacte poursuite,
Vous savez qu'une fille aussi de sa façon
Donne avec un jeune homme un étrange soupçon:
Et, comme c'est à vous, sûr de votre prudence,
Que j'ai fait de mes feux entière confidence,
C'est à vous seul aussi, comme ami généreux,
Que je puis confier ce dépôt amoureux.
ARNOLPHE.
Je suis, n'en doutez point, tout à votre service.
HORACE.
Vous voulez bien me rendre un si charmant office?
ARNOLPHE.
Très-volontiers, vous dis-je; et je me sens ravir
De cette occasion que j'ai de vous servir.
Je rends grâces au ciel de ce qu'il me l'envoie,
Et n'ai jamais rien fait avec si grande joie.
HORACE.
Que je suis redevable à toutes vos bontés!
J'avais de votre part craint des difficultés;
Mais vous êtes du monde, et, dans votre sagesse,
Vous savez excuser le feu de la jeunesse.
Un de mes gens la garde au coin de ce détour.
ARNOLPHE.
Mais comment ferons-nous? car il fait un peu jour,
Si je la prends ici, l'on me verra peut-être;
Et, s'il faut que chez moi vous veniez à paraître,
Des valets causeront. Pour jouer au plus sûr,
Il faut me l'amener dans un lieu plus obscur.
Mon allée est commode, et je l'y vais attendre.
HORACE.
Ce sont précautions qu'il est fort bon de prendre.
Pour moi, je ne ferai que vous la mettre en main,
Et chez moi, sans éclat, je retourne soudain.
ARNOLPHE, seul.
Ah! fortune, ce trait d'aventure propice
Répare tous les maux que m'a faits ton caprice!
Il s'enveloppe le nez de son manteau.

SCÈNE III.--AGNÈS, ARNOLPHE, HORACE.
HORACE, à Agnès.
Ne soyez point en peine où je vais vous mener;
C'est un logement sûr que je vous fais donner.
Vous loger avec moi, ce seroit tout détruire:
Entrez dans cette porte, et laissez-vous conduire.
Arnolphe lui prend la main sans qu'elle la reconnaisse.
AGNÈS, à Horace.
Pourquoi me quittez-vous?
HORACE.
Chère Agnès, il le faut.
AGNÈS.
Songez donc, je vous prie, à revenir bientôt.
HORACE.
J'en suis assez pressé par ma flamme amoureuse.
AGNÈS.
Quand je ne vous vois point, je ne suis point joyeuse.
HORACE.
Hors de votre présence, on me voit triste aussi.
AGNÈS.
Hélas! s'il était vrai, vous resteriez ici.
HORACE.
Quoi! vous pourriez douter de mon amour extrême!
AGNÈS.
Non, vous ne m'aimez pas autant que je vous aime.
Arnolphe la tire.
Ah! l'on me tire trop.
HORACE.
C'est qu'il est dangereux,
Chère Agnès, qu'en ce lieu nous soyons vus tous deux!
Et le parfait ami de qui la main vous presse
Suit le zèle prudent qui pour nous l'intéresse.
AGNÈS.
Mais suivre un inconnu que...
HORACE.
N'appréhendez rien:
Entre de telles mains vous ne serez que bien.
AGNÈS.
Je me trouverois mieux entre celles d'Horace,
Et j'aurois...
A Arnolphe, qui la tire encore.

Attendez.
HORACE.
Adieu, le jour me chasse.
AGNÈS.
Quand vous verrai-je donc?
HORACE.
Bientôt, assurément.
AGNÈS.
Que je vais m'ennuyer jusques à ce moment?
HORACE, en s'en allant.
Grâce au ciel, mon bonheur n'est plus en concurrence[142];
Et je puis maintenant dormir en assurance[143].

[142] Pour: n'a plus de concurrents. Expression impropre, quoique
vive.
[143] Pour: reprendre l'assurance et la tranquillité. Expression
proverbiale.

SCÈNE IV.--ARNOLPHE, AGNÈS.
ARNOLPHE, caché dans son manteau, et déguisant sa voix.
Venez, ce n'est pas là que je vous logerai,
Et votre gîte ailleurs est par moi préparé.
Je prétends en lieu sûr mettre votre personne.
Se faisant connoître.
Me connoissez-vous?
AGNÈS.
Hai!
ARNOLPHE.
Mon visage, friponne,
Dans cette occasion rend vos sens effrayés,
Et c'est à contre cœur qu'ici vous me voyez;
Je trouble en ses projets l'amour qui vous possède.
Agnès regarde si elle ne verra point Horace.
N'appelez point des yeux le galant à votre aide;
Il est trop éloigné pour vous donner secours.
Ah! ah! si jeune encore, vous jouez de ces tours!
Votre simplicité, qui semble sans pareille,
Demande si l'on fait les enfants par l'oreille;
Et vous savez donner des rendez-vous la nuit,
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