Molière - Œuvres complètes, Tome 2 - 08

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Que tous deux on se taise.
Songez à me répondre, et laissons la fadaise.
Eh bien, Alain, comment se porte-t-on ici?
ALAIN.
Monsieur, nous nous...
Arnolphe ôte le chapeau de dessus la tête d'Alain.
Monsieur, nous nous por....
Arnolphe l'ôte encore.
Dieu merci,
Nous nous...
ARNOLPHE, ôtant le chapeau d'Alain pour la troisième fois, et le jetant
par terre.
Qui vous apprend, impertinente bête!
A parler devant moi le chapeau sur la tête?
ALAIN.
Vous faites bien, j'ai tort.
ARNOLPHE, à Alain.
Faites descendre Agnès.

SCÈNE III.--ARNOLPHE, GEORGETTE.
ARNOLPHE.
Lorsque je m'en allai, fut-elle triste après?
GEORGETTE.
Triste? Non.
ARNOLPHE.
Non!
GEORGETTE.
Si fait.
ARNOLPHE.
Pourquoi donc?
GEORGETTE.
Oui je meure.
Elle vous croyoit voir de retour à toute heure;
Et nous n'oyions jamais passer devant chez nous
Cheval, âne ou mulet, qu'elle ne prît pour vous.

SCÈNE IV.--ARNOLPHE, AGNÈS, ALAIN, GEORGETTE.
ARNOLPHE.
La besogne à la main! c'est un bon témoignage.
Eh bien, Agnès, je suis de retour du voyage:
En êtes-vous bien aise?
AGNÈS.
Oui, monsieur, Dieu merci.
ARNOLPHE.
Et moi, de vous revoir je suis bien aise aussi;
Vous vous êtes toujours, comme on voit, bien portée?
AGNÈS.
Hors les puces, qui m'ont la nuit inquiétée.
ARNOLPHE.
Ah! vous aurez dans peu quelqu'un pour les chasser.
AGNÈS.
Vous me ferez plaisir.
ARNOLPHE.
Je le puis bien penser.
Que faites-vous donc là?
AGNÈS.
Je me fais des cornettes.
Vos chemises de nuit et vos coiffes sont faites.
ARNOLPHE.
Ah! voilà qui va bien! Allez, montez là-haut:
Ne vous ennuyez point, je reviendrai tantôt,
Et je vous parlerai d'affaires importantes.

SCÈNE V.--ARNOLPHE.
Héroïnes du temps, mesdames les savantes,
Pousseuses de tendresse et de beaux sentimens,
Je défie à la fois tous vos vers, vos romans,
Vos lettres, billets doux, toute votre science,
De valoir cette honnête et pudique ignorance.
Ce n'est point par le bien qu'il faut être ébloui;
Et, pourvu que l'honneur soit...

SCÈNE VI.--HORACE, ARNOLPHE.
ARNOLPHE.
Que vois-je? Est-ce?... Oui,
Je me trompe. Nenni. Si fait. Non, c'est lui-même,
Hor...
HORACE.
Seigneur Ar...
ARNOLPHE.
Horace.
HORACE.
Arnolphe.
ARNOLPHE.
Ah! joie extrême.
Et depuis quand ici?
HORACE.
Depuis neuf jours.
ARNOLPHE.
Vraiment?
HORACE.
Je fus d'abord chez vous, mais inutilement.
ARNOLPHE.
J'étois à la campagne.
HORACE.
Oui, depuis dix journées.
ARNOLPHE.
Oh! comme les enfants croissent en peu d'années.
J'admire[116] de le voir au point où le voilà,
Après que je l'ai vu pas plus grand que cela.
HORACE.
Vous voyez.
ARNOLPHE.
Mais, de grâce, Oronte, votre père,
Mon bon et cher ami que j'estime et révère,
Que fait-il? que dit-il? Est-il toujours gaillard?
A tout ce qui le touche il sait que je prends part:
Nous ne nous sommes vus depuis quatre ans ensemble
Ni, qui plus est, écrit l'un à l'autre me semble.
HORACE.
Il est, seigneur Arnolphe, encor plus gai que nous,
Et j'avois de sa part une lettre pour vous:
Mais depuis, par une autre, il m'apprend sa venue,
Et la raison encor ne m'en est pas connue.
Savez-vous qui peut être un de vos citoyens[117],
Qui retourne en ces lieux avec beaucoup de biens
Qu'il s'est en quatorze ans acquis dans l'Amérique?
ARNOLPHE.
Non. Vous a-t-on point dit comme on le nomme?
HORACE.
Enrique.
ARNOLPHE.
Non.
HORACE.
Mon père m'en parle, et qu'il est revenu,
Comme s'il devait m'être entièrement connu,
Et m'écrit qu'en chemin ensemble ils se vont mettre
Pour un fait important que ne dit point sa lettre.
Horace remet la lettre d'Oronte à Arnolphe.
ARNOLPHE.
J'aurai certainement grande joie à le voir,
Et pour le régaler je ferai mon pouvoir.
Après avoir lu la lettre.
Il faut pour des amis des lettres moins civiles,
Et tous ces complimens sont choses inutiles.
Sans qu'il prît le souci de m'en écrire rien,
Vous pouvez librement disposer de mon bien.
HORACE.
Je suis homme à saisir les gens par leurs paroles,
Et j'ai présentement besoin de cent pistoles.
ARNOLPHE.
Ma foi, c'est m'obliger que d'en user ainsi,
Et je me réjouis de les avoir ici.
Gardez aussi la bourse.
HORACE.
Il faut...
ARNOLPHE.
Laissons ce style.
Eh bien, comment encor trouvez-vous cette ville?
HORACE.
Nombreuse en citoyens, superbe en bâtimens;
Et j'en crois merveilleux les divertissemens.
ARNOLPHE.
Chacun a ses plaisirs, qu'il se fait à sa guise;
Mais, pour ceux que du nom de galans on baptise,
Ils ont en ce pays de quoi se contenter,
Car les femmes y sont faites à coqueter:
On trouve d'humeur douce et la brune et la blonde,
Et les maris aussi les plus bénins du monde,
C'est un plaisir de prince: et des tours que je voi
Je me donne souvent la comédie à moi.
Peut-être en avez-vous déjà féru[118] quelqu'une.
Vous est-il point encore arrivé de fortune?
Les gens faits comme vous font plus que les écus,
Et vous êtes de taille à faire des cocus.
HORACE.
A ne vous rien cacher de la vérité pure,
J'ai d'amour en ces lieux eu certaine aventure;
Et l'amitié m'oblige à vous en faire part.
ARNOLPHE, à part.
Bon! voici de nouveau quelque conte gaillard;
Et ce sera de quoi mettre sur mes tablettes.
HORACE.
Mais, de grâce, qu'au moins ces choses soient secrètes.
ARNOLPHE.
Oh!
HORACE.
Vous n'ignorez pas qu'en ces occasions
Un secret éventé rompt nos prétentions.
Je vous avoûrai donc avec pleine franchise
Qu'ici d'une beauté mon âme s'est éprise.
Mes petits soins d'abord ont eu tant de succès,
Que je me suis chez elle ouvert un doux accès,
Et, sans trop me vanter ni lui faire une injure,
Mes affaires y sont en fort bonne posture.
ARNOLPHE, en riant.
Et c'est!
HORACE, lui montrant le logis d'Agnès.
Un jeune objet qui loge en ce logis,
Dont vous voyez d'ici que les murs sont rougis;
Simple, à la vérité, par l'erreur sans seconde
D'un homme qui la cache au commerce du monde,
Mais qui, dans l'ignorance où l'on veut l'asservir,
Fait briller des attraits capables de ravir;
Un air tout engageant, je ne sais quoi de tendre
Dont il n'est point de cœur qui se puisse défendre.
Mais peut être il n'est pas que vous n'ayez bien vu
Ce jeune astre d'amour de tant d'attraits pourvu:
C'est Agnès qu'on l'appelle.
ARNOLPHE, à part.
Ah! je crève!
HORACE.
Pour l'homme,
C'est, je crois, de la Zousse, ou Source, qu'on le nomme;
Je ne me suis pas fort arrêté sur le nom:
Riche, à ce qu'on m'a dit, mais des plus sensés, non;
Et l'on m'en a parlé comme d'un ridicule.
Le connoissez-vous point?
ARNOLPHE, à part.
La fâcheuse pilule!
HORACE.
Eh! vous ne dites mot?
ARNOLPHE.
Eh! oui, je le connoi.
HORACE.
C'est un fou, n'est-ce pas?
ARNOLPHE.
Eh!...
HORACE.
Qu'en dites-vous? Quoi?
Eh! c'est-à-dire oui? Jaloux à faire rire?
Sot! Je vois qu'il en est ce que l'on m'a pu dire.
Enfin l'aimable Agnès a su m'assujettir.
C'est un joli bijou, pour ne vous point mentir;
Et ce seroit péché qu'une beauté si rare
Fût laissée au pouvoir de cet homme bizarre.
Pour moi, tous mes efforts, tous mes vœux les plus doux,
Vont à m'en rendre maître en dépit du jaloux;
Et l'argent que de vous j'emprunte avec franchise
N'est que pour mettre à bout cette juste entreprise.
Vous savez mieux que moi, quels que soient nos efforts,
Que l'argent est la clef de tous les grands ressorts,
Et que ce doux métal qui frappe tant de têtes,
En amour, comme en guerre, avance les conquêtes.
Vous me semblez chagrin! seroit-ce qu'en effet
Vous désapprouveriez le dessein que j'ai fait?
ARNOLPHE.
Non, c'est que je songeois...
HORACE.
Cet entretien vous lasse.
Adieu. J'irai chez vous tantôt vous rendre grâce.
ARNOLPHE, se croyant seul.
Ah! faut-il...
HORACE, revenant.
Derechef, veuillez être discret;
Et n'allez pas, de grâce, éventer mon secret.
ARNOLPHE, se croyant seul.
Que je sens dans mon âme...
HORACE, revenant.
Et surtout à mon père,
Qui s'en feroit peut-être un sujet de colère.
ARNOLPHE, croyant qu'Horace revient encore.
Oh!...

[116] Pour: je m'émerveille de. Archaïsme inusité aujourd'hui.
[117] Pour: concitoyens. C'est le _civis_ latin.
[118] Pour: frappé. Du latin _ferire_.

SCÈNE VII.--ARNOLPHE.
Oh! que j'ai souffert durant cet entretien!
Jamais trouble d'esprit ne fut égal au mien.
Avec quelle imprudence et quelle hâte extrême
Il m'est venu conter cette affaire à moi-même!
Bien que mon autre nom le tienne dans l'erreur,
Étourdi montra-t-il jamais tant de fureur?
Mais, ayant tant souffert, je devois me contraindre
Jusques à m'éclaircir de ce que je dois craindre,
A pousser jusqu'au bout son caquet indiscret,
Et savoir pleinement leur commerce secret.
Tâchons à le rejoindre; il n'est pas loin, je pense;
Tirons-en de ce fait l'entière confidence.
Je tremble du malheur qui m'en peut arriver,
Et l'on cherche souvent plus qu'on ne veut trouver.


ACTE II

SCÈNE I.--ARNOLPHE.
Il m'est, lorsque j'y pense, avantageux sans doute
D'avoir perdu mes pas, et pu manquer sa route:
Car enfin de mon cœur le trouble impérieux
N'eût pu se renfermer tout entier à ses yeux;
Il eût fait éclater l'ennui qui me dévore,
Et je ne voudrois pas qu'il sût ce qu'il ignore.
Mais je ne suis pas homme à gober le morceau,
Et laisser un champ libre aux feux[119] du damoiseau.
J'en veux rompre le cours, et, sans tarder, apprendre
Jusqu'où l'intelligence entre eux a pu s'étendre:
J'y prends pour mon honneur un notable intérêt,
Je la regarde en femme aux termes qu'elle en est;
Elle n'a pu faillir sans me couvrir de honte,
Et tout ce qu'elle a fait enfin est sur mon compte.
Éloignement fatal! voyage malheureux!
Il frappe à sa porte.

[119] Dans l'édition Aimé Martin, on lit _aux vœux_; dans l'édition
Louandre, _aux yeux_. Notre leçon nous semble plus naturelle et
préférable.

SCÈNE II.--ARNOLPHE, ALAIN, GEORGETTE.
ALAIN.
Ah! monsieur, cette fois...
ARNOLPHE.
Paix! Venez ça, tous deux.
Passez là, passez là. Venez là, venez, dis-je.
GEORGETTE.
Ah! vous me faites peur, et tout mon sang se fige.
ARNOLPHE.
C'est donc ainsi qu'absent vous m'avez obéi?
Et, tous deux de concert, vous m'avez donc trahi?
GEORGETTE, tombant aux genoux d'Arnolphe.
Eh! ne me mangez pas, monsieur, je vous conjure.
ALAIN, à part.
Quelque chien enragé l'a mordu, je m'assure.
ARNOLPHE, à part.
Ouf! je ne puis parler, tant je suis prévenu;
Je suffoque, et voudrois me pouvoir mettre nu.
A Alain et à Georgette.
Vous avez donc souffert, ô canaille maudite!
A Alain qui veut s'enfuir.
Qu'un homme soit venu... Tu veux prendre la fuite!
A Georgette.
Il faut que sur-le-champ... Si tu bouges... Je veux
A Alain.
Que vous me disiez... Euh! oui, je veux que tous deux...
Alain et Georgette se lèvent et veulent encore s'enfuir.
Quiconque remuera, par la mort! je l'assomme.
Comme est-ce que chez moi s'est introduit cet homme?
Eh! parlez. Dépêchez, vite, promptement, tôt,
Sans rêver. Veut-on dire?
ALAIN ET GEORGETTE.
Ah! ah!
GEORGETTE, retombant aux genoux d'Arnolphe.
Le cœur me faut[120].
ALAIN, retombant aux genoux d'Arnolphe.
Je meurs.
ARNOLPHE à part.
Je suis en eau: prenons un peu d'haleine;
Il faut que je m'évente et que je me promène.
Aurois-je deviné, quand je l'ai vu petit,
Qu'il croîtroit pour cela? Ciel! que mon cœur pâtit!
Je pense qu'il vaut mieux que de sa propre bouche
Je tire avec douceur l'affaire qui me touche.
Tâchons à modérer notre ressentiment.
Patience, mon cœur, doucement, doucement;
A Alain et à Georgette.
Levez-vous, et, rentrant, faites qu'Agnès descende.
A part.
Arrêtez. Sa surprise en deviendroit moins grande:
Du chagrin qui me trouble ils iroient l'avertir.
Et moi-même je veux l'aller faire sortir.
A Alain et à Georgette.
Que l'on m'attende ici.

[120] Pour: défaille. Archaïsme énergique et regrettable.

SCÈNE III.--ALAIN, GEORGETTE.
GEORGETTE.
Mon Dieu! qu'il est terrible!
Ses regards m'ont fait peur, mais une peur horrible!
Et jamais je ne vis un plus hideux chrétien.
ALAIN.
Ce monsieur l'a fâché; je te le disois bien.
GEORGETTE.
Mais que diantre est-ce là, qu'avec tant de rudesse
Il nous fait au logis garder notre maîtresse?
D'où vient qu'à tout le monde il veut tant la cacher,
Et qu'il ne sauroit voir personne en approcher?
ALAIN.
C'est que cette action le met en jalousie.
GEORGETTE.
Mais d'où vient qu'il est pris de cette fantaisie?
ALAIN.
Cela vient... cela vient de ce qu'il est jaloux.
GEORGETTE.
Oui; mais pourquoi l'est-il? et pourquoi ce courroux?
ALAIN.
C'est que la jalousie... entends-tu bien, Georgette,
Est une chose... là... qui fait qu'on s'inquiète...
Et qui chasse les gens d'autour d'une maison.
Je m'en vais te bailler une comparaison,
Afin de concevoir la chose davantage.
Dis-moi, n'est-il pas vrai, quand tu tiens ton potage,
Que, si quelque affamé venoit pour en manger,
Tu serais en colère, et voudrois le chasser?
GEORGETTE.
Oui, je comprends cela.
ALAIN.
C'est justement tout comme.
La femme est en effet le potage de l'homme;
Et, quand un homme voit d'autres hommes parfois
Qui veulent dans sa soupe aller tremper leurs doigts,
Il en montre aussitôt une colère extrême.
GEORGETTE.
Oui; mais pourquoi chacun n'en fait-il pas de même,
Et que nous en voyons qui paroissent joyeux
Lorsque leurs femmes sont avec les biaux monsieux?
ALAIN.
C'est que chacun n'a pas cette amitié goulue
Qui n'en veut que pour soi.
GEORGETTE.
Si je n'ai la berlue,
Je le vois qui revient.
ALAIN.
Tes yeux sont bons, c'est lui.
GEORGETTE.
Vois comme il est chagrin.
ALAIN.
C'est qu'il a de l'ennui.

SCÈNE IV.--ARNOLPHE, ALAIN, GEORGETTE.
ARNOLPHE, à part.
Un certain Grec disoit à l'empereur Auguste,
Comme une instruction utile autant que juste,
Que, lorsqu'une aventure en colère nous met,
Nous devons, avant tout, dire notre alphabet,
Afin que dans ce temps la bile se tempère,
Et qu'on ne fasse rien que l'on ne doive faire.
J'ai suivi sa leçon sur le sujet d'Agnès,
Et je la fais venir dans ce lieu tout exprès,
Sous prétexte d'y faire un tour de promenade,
Afin que les soupçons de mon esprit malade
Puissent sur le discours la mettre adroitement,
Et lui sondant le cœur, s'éclaircir doucement.

SCÈNE V.--ARNOLPHE, AGNÈS, ALAIN, GEORGETTE.
ARNOLPHE.
Venez, Agnès.
A Alain et à Georgette.
Rentrez.

SCÈNE VI.--ARNOLPHE, AGNÈS.
ARNOLPHE.
La promenade est belle.
AGNÈS.
Fort belle.
ARNOLPHE.
Le beau jour!
AGNÈS.
Fort beau.
ARNOLPHE.
Quelle nouvelle?
AGNÈS.
Le petit chat est mort.
ARNOLPHE.
C'est dommage: mais quoi!
Nous sommes tous mortels, et chacun est pour soi.
Lorsque j'étois aux champs, n'a-t-il point fait de pluie?
AGNÈS.
Non.
ARNOLPHE.
Vous ennuyoit-il[121]?
AGNÈS.
Jamais je ne m'ennuie.
ARNOLPHE.
Qu'avez-vous fait encor ces neuf ou dix jours-ci?
AGNÈS.
Six chemises, je pense, et six coiffes aussi.
ARNOLPHE, après avoir un peu rêvé.
Le monde, chère Agnès, est une étrange chose!
Voyez la médisance, et comme chacun cause!
Quelques voisins m'ont dit qu'un jeune homme inconnu
Étoit en mon absence à la maison venu;
Que vous aviez souffert sa vue et ses harangues.
Mais je n'ai point pris foi sur ces méchantes langues,
Et j'ai voulu gager que c'étoit faussement...
AGNÈS.
Mon Dieu! ne gagez pas, vous perdriez vraiment.
ARNOLPHE.
Quoi! c'est la vérité qu'un homme...
AGNÈS.
Chose sûre.
Il n'a presque bougé chez nous, je vous jure.
ARNOLPHE, bas, à part.
Cet aveu qu'elle fait avec sincérité
Me marque pour le moins son ingénuité.
Haut.
Mais il me semble, Agnès, si ma mémoire est bonne,
Que j'avois défendu que vous vissiez personne.
AGNÈS.
Oui; mais, quand je l'ai vu, vous ignorez pourquoi;
Et vous en auriez fait, sans doute, autant que moi.
ARNOLPHE.
Peut-être. Mais enfin contez-moi cette histoire.
AGNÈS.
Elle est fort étonnante et difficile à croire.
J'étois sur le balcon à travailler au frais,
Lorsque je vis passer sous les arbres d'auprès
Un jeune homme bien fait, qui, rencontrant ma vue,
D'une humble révérence aussitôt me salue:
Moi, pour ne point manquer à la civilité,
Je fis la révérence aussi de mon côté.
Soudain il me refait une autre révérence;
Moi, j'en refais de même une autre en diligence;
Et lui d'une troisième aussitôt repartant,
D'une troisième aussi j'y repars à l'instant.
Il passe, vient, repasse, et toujours, de plus belle,
Me fait à chaque fois révérence nouvelle;
Et moi, qui tous ces tours fixement regardois,
Nouvelle révérence aussi je lui rendois:
Tant que, si sur ce point la nuit ne fût venue,
Toujours comme cela je me serois tenue,
Ne voulant point céder, et recevoir l'ennui
Qu'il me pût estimer moins civile que lui.
ARNOLPHE.
Fort bien.
AGNÈS.
Le lendemain, étant sur notre porte,
Une vieille m'aborde en parlant de la sorte:
«Mon enfant, le bon Dieu puisse-t-il vous bénir,
»Et dans tous vos attraits longtemps vous maintenir:
»Il ne vous a pas faite une belle personne
»Afin de mal user des choses qu'il vous donne;
»Et vous devez savoir que vous avez blessé
»Un cœur qui de s'en plaindre est aujourd'hui forcé.»
ARNOLPHE, à part.
Ah! suppôt de Satan! exécrable damnée!
AGNÈS.
Moi, j'ai blessé quelqu'un! fis-je tout étonnée.
«Oui, dit-elle, blessé, mais blessé tout de bon;
»Et c'est l'homme qu'hier vous vîtes du balcon.»
Hélas! qui pourroit, dis-je, en avoir été cause?
Sur lui, sans y penser, fis-je choir quelque chose?
«Non, dit-elle, vos yeux ont fait ce coup fatal
»Et c'est de leurs regards qu'est venu tout son mal.»
Eh! mon Dieu! ma surprise est, fis-je, sans seconde;
Mes yeux ont-ils du mal, pour en donner au monde?
«Oui, fit-elle[122], vos yeux, pour causer le trépas,
»Ma fille, ont un venin que vous ne savez pas.
»En un mot, il languit, le pauvre misérable;
»Et, s'il faut, poursuivit la vieille charitable,
»Que votre cruauté lui refuse un secours,
»C'est un homme à porter en terre dans deux jours.»
Mon Dieu! j'en aurois, dis-je, une douleur bien grande.
Mais pour le secourir qu'est-ce qu'il me demande?
«Mon enfant, me dit-elle, il ne veut obtenir
»Que le bien de vous voir et vous entretenir;
»Vos yeux peuvent eux seuls empêcher sa ruine,
»Et du mal qu'ils ont fait être la médecine.»
Hélas! volontiers, dis-je; et, puisqu'il est ainsi,
Il peut, tant qu'il voudra, me venir voir ici.
ARNOLPHE, à part.
Ah! sorcière maudite! empoisonneuse d'âmes,
Puisse l'enfer payer tes charitables trames!
AGNÈS.
Voilà comme il me vit et reçut guérison.
Vous-même, à votre avis, n'ai-je pas eu raison?
Et pouvois-je, après tout, avoir la conscience
De le laisser mourir faute d'une assistance?
Moi qui compatis tant aux gens qu'on fait souffrir,
Et ne puis, sans pleurer, voir un poulet mourir!
ARNOLPHE, bas, à part.
Tout cela n'est parti que d'une âme innocente;
Et j'en dois accuser mon absence imprudente,
Qui sans guide a laissé cette bonté de mœurs
Exposée aux aguets des rusés séducteurs.
Je crains que le pendard, dans ses vœux téméraires,
Un peu plus fort que jeu n'ait poussé les affaires.
AGNÈS.
Qu'avez-vous? Vous grondez, ce me semble, un petit[123].
Est-ce que c'est mal fait ce que je vous ai dit?
ARNOLPHE.
Non. Mais de cette vue apprenez-moi les suites,
Et comme le jeune homme a passé ses visites.
AGNÈS.
Hélas! si vous saviez comme il étoit ravi,
Comme il perdit son mal sitôt que je le vi,
Le présent qu'il m'a fait d'une belle cassette,
Et l'argent qu'en ont eu notre Alain et Georgette,
Vous l'aimeriez sans doute, et diriez comme nous...
ARNOLPHE.
Oui. Mais que faisoit-il étant seul avec vous?
AGNÈS.
Il juroit qu'il m'aimoit d'une amour sans seconde,
Et me disoit des mots les plus gentils du monde,
Des choses que jamais rien ne peut égaler,
Et dont, toutes les fois que je l'entends parler,
La douceur me chatouille, et là-dedans remue
Certain je ne sais quoi dont je suis tout émue.
ARNOLPHE, bas, à part.
O fâcheux examen d'un mystère fatal,
Où l'examinateur souffre seul tout le mal!
Haut.
Outre tous ces discours, toutes ces gentillesses,
Ne vous faisoit-il point aussi quelques caresses?
AGNÈS.
Oh tant! il me prenoit et les mains et les bras,
Et de me les baiser il n'était jamais las.
ARNOLPHE.
Ne vous a-t-il point pris, Agnès, quelque autre chose?
La voyant interdite.
Ouf!
AGNÈS.
Eh! il m'a...
ARNOLPHE.
Quoi?
AGNÈS.
Pris...
ARNOLPHE.
Eh?
AGNÈS.
Le...
ARNOLPHE.
Plaît-il?
AGNÈS.
Je n'ose,
Et vous vous fâcherez peut-être contre moi.
ARNOLPHE.
Non.
AGNÈS.
Si fait.
ARNOLPHE.
Mon Dieu! non.
AGNÈS.
Jurez donc votre foi.
ARNOLPHE.
Ma foi, soit!
AGNÈS.
Il m'a pris... Vous serez en colère.
ARNOLPHE.
Non.
AGNÈS.
Si.
ARNOLPHE.
Non, non, non, non. Diantre! que de mystère!
Qu'est-ce qu'il vous a pris?
AGNÈS.
Il...
ARNOLPHE, à part.
Je souffre en damné!
AGNÈS.
Il m'a pris le ruban que vous m'aviez donné.
A vous dire le vrai, je n'ai pu m'en défendre.
ARNOLPHE, reprenant haleine.
Passe pour le ruban. Mais je voulois apprendre
S'il ne vous a rien fait que vous baiser les bras.
AGNÈS.
Comment! est-ce qu'on fait d'autres choses?
ARNOLPHE.
Non pas.
Mais, pour guérir du mal qu'il dit qui le possède,
N'a-t-il point exigé de vous d'autre remède?
AGNÈS.
Non. Vous pouvez juger, s'il en eût demandé,
Que pour le secourir j'aurais tout accordé.
ARNOLPHE, bas, à part.
Grâce aux bontés du ciel, j'en suis quitte à bon compte!
Si j'y retombe plus, je veux bien qu'on m'affronte[124].
Haut.
Chut! De votre innocence, Agnès, c'est un effet;
Je ne vous en dis mot. Ce qui s'est fait est fait.
Je sais qu'en vous flattant le galant ne désire
Que de vous abuser, et puis après s'en rire.
AGNÈS.
Oh! point. Il me l'a dit plus de vingt fois à moi.
ARNOLPHE.
Ah! vous ne savez pas ce que c'est que sa foi.
Mais enfin apprenez qu'accepter des cassettes,
Et de ces beaux blondins écouter les sornettes;
Que se laisser par eux, à force de langueur,
Baiser ainsi les mains et chatouiller le cœur,
Est un péché mortel des plus gros qu'il se fasse.
AGNÈS.
Un péché, dites-vous? Et la raison, de grâce?
ARNOLPHE.
La raison? La raison est l'arrêt prononcé
Que par ces actions le ciel est courroucé.
AGNÈS.
Courroucé? Mais pourquoi faut-il qu'il s'en courrouce?
C'est une chose, hélas! si plaisante[125] et si douce!
J'admire quelle joie on goûte à tout cela;
Et je ne savois point encor ces choses-là.
ARNOLPHE.
Oui, c'est un grand plaisir que toutes ces tendresses,
Ces propos si gentils et ces douces caresses;
Mais il faut le goûter en toute honnêteté,
Et qu'en se mariant le crime en soit ôté.
AGNÈS.
N'est-ce plus un péché lorsque l'on se marie?
ARNOLPHE.
Non.
AGNÈS.
Mariez-moi donc promptement, je vous prie.
ARNOLPHE.
Si vous le souhaitez, je le souhaite aussi,
Et pour vous marier on me revoit ici.
AGNÈS.
Est-il possible?
ARNOLPHE.
Oui.
AGNÈS.
Que vous me ferez aise!
ARNOLPHE.
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