Molière - Œuvres complètes, Tome 2 - 18

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No puedo hacer lo que quiero[231]!
SIXIÈME ENTRÉE.
DEUX ESPAGNOLS et DEUX ESPAGNOLES
ESPAGNOLS, MM. du Pille et Tartas.
ESPAGNOLES, Mmes. de la Lanne et de Saint-André.
SEPTIÈME ENTRÉE.
UN CHARIVARI GROTESQUE.
M. Lulli, les sieurs Balthazar, Vagnac, Bonnard, la Pierre,
Descousteaux, et les trois Opterres, frères.

HUITIÈME ET DERNIÈRE ENTRÉE.
QUATRE GALANTS, cajolant la femme de Sganarelle.
M. le Duc, M. le duc de Saint-Aignan, MM. Beauchamp et Raynal.
[229] Probablement la célèbre Bergerotti, cantatrice célèbre de
l'époque.
[230] Probablement Tagliavacca, célèbre chanteur de l'époque.
[231] «Tu me tiens pour aveugle, Bélise; mais je vois bien tes
rigueurs, et ton dédain est chose si claire, que les aveugles le
verroient.
»Si mon amour est bien grand, ma douleur n'est pas moindre. Celle-ci
peut s'endormir, l'autre reste toujours éveillé.
»Tes faveurs, Bélise, je saurai les garder secrètes; quant à mes
douleurs je ne saurois en faire ce que je veux.»
FIN DU BALLET DU MARIAGE FORCÉ.


LA PRINCESSE D'ÉLIDE
COMÉDIE-BALLET
REPRÉSENTÉE A VERSAILLES LE 10 MAI 1664, ET A PARIS, SUR LE THEATRE DU
PALAIS-ROYAL, LE 10 NOVEMBRE 1664.

Une pension de mille livres avait récompensé le fils du tapissier, qui
avait soupé avec le roi. «On lui donnoit autant qu'à l'abbé de Pure;
moins qu'à Conrart, qui avoit quinze cents livres; moins qu'à Cotin, qui
en avoit douze cents; moins qu'à Godefroy, qui en touchoit trois mille
six cents, et au sublime Chapelain, qui en touchoit trois mille comme le
plus grand poëte qui eût jamais existé.»
Bercé par le cours de cette faveur, il écrivit de commande et
très-rapidement la _Critique de l'École des Femmes_, l'_Impromptu de
Versailles_, le _Mariage forcé_ et la _Princesse d'Élide_, ébauche
improvisée d'après l'Espagnol Moreto et destinée à embellir ces
merveilleuses fêtes de Versailles, fêtes qui durèrent sept jours et qui
passent pour un hommage secret rendu à mademoiselle de la Vallière.
Molière n'eut que le temps de versifier le premier acte; le reste est en
prose; M. Viardot a raison d'affirmer que la pièce espagnole de Moreto
(_el Desden con el desden_) vaut beaucoup mieux que l'imitation de
Molière. Notre grand comique n'a pas besoin qu'on le loue aux dépens de
la vérité. La donnée espagnole, toute méridionale, chère à Guarini et à
l'Arioste, reprise en sous-œuvre par Marivaux dans toutes ses comédies,
n'est autre chose que la _Surprise de l'amour_. On ne veut pas s'aimer,
on se dédaigne, la guerre commence, elle fait naître l'attention, les
vanités se piquent, les cœurs s'éveillent, la passion naît de
l'amour-propre ou de la fierté. Un tel sujet, qui touche à ce que le
cœur humain a de plus délicat et de plus imprévu, demande une légèreté
presque enfantine et une certaine indulgence aimable pour l'inconstante
faiblesse du cœur, dons inférieurs peut-être qui ne s'accordent guère
avec l'esprit philosophique et la sérieuse tristesse de notre comique.
Shakspeare, dans deux ou trois de ses drames, avait esquissé avec une
merveilleuse grâce ces caprices bizarres, cette guerre cachée d'un sexe
contre l'autre, guerre pleine de contradictions et d'embûches. On
connaît sa Béatrice, qui dépense tant d'esprit à rebuter un spirituel
amant et qui finit par l'adorer. On se rappelle l'idylle amoureuse et
satirique d'_As you like it_, où les jeux de cette passion fantasque
sont parodiés par le paysan _Pierre-de-Touche_ (Touchstone) et sa
grossière maîtresse, ainsi que la féerie ravissante du _Rêve d'une Nuit
d'été_.
Molière qui, malgré sa tendresse et sa bonté, ne réussissait guère dans
les amoureux caprices, traita ce sujet avec un mélange de gravité
élégante et de raillerie populaire, et ne réussit pas. La libre héroïne
que Moreto avait créée disparut dans l'œuvre française et fit place à
une personne de bon ton qui garde les convenances. Ce ne fut plus la
femme castillane, cœur orgueilleux, esprit résolu, en révolte contre le
dédain et contre sa propre passion, femme qui, poussée dans ses derniers
retranchements, finit par dire à celui qu'elle a choisi: «Tu m'as
dédaignée; c'est toi que j'aime.»--«Quel défaut de dignité! se sont
écriés les commentateurs, et combien Moreto se montre incivil et peu
raisonnable!» Ils oublient que la passion est folle, et que c'est se
tromper de la faire raisonnable.
Voilà le défaut de l'œuvre de Molière: elle traite savamment un sujet
fantasque. Mais la tendance didactique était universelle sous Louis XIV.
Loret, le frivole journaliste, après avoir vu la _Princesse d'Élide_,
croit louer Molière lorsqu'il dit:
«Cette pièce si singulière
»Est de la façon de Molière,
»Dont l'esprit, _doublement docteur_,
»Est aussi bien auteur qu'acteur.»
Surintendant et directeur dramatique de ces splendides amusements, il
fit représenter, le 8 mai, sur un vaste théâtre construit au fond d'une
allée, sa _Princesse d'Élide_; le 11 mai, les _Fâcheux_; le 13, les
trois premiers actes de son _Tartuffe_; car sa prodigieuse activité
était telle et son énergie si puissante, que, forcé à créer des ébauches
et à fournir des improvisations dangereuses pour son talent, il avait
déjà créé le plan du _Misanthrope_ et lu à ses intimes les cinq actes
ébauchés et presque achevés du _Tartuffe_.
Ces deux grandes structures s'élevaient sous cette même main qui
prodiguait les esquisses et obéissait aux volontés du prince. La
_Princesse d'Élide_ était son devoir, le _Tartuffe_ était son but.
De son nouvel ouvrage, l'artiste Molière avait fait un opéra espagnol,
dans le genre des _Loas_ de Calderon. Déjà la dernière scène du _Mariage
forcé_ avait fait entendre un quintette espagnol; ici, par une délicate
flatterie adressée aux deux reines, Espagnoles l'une et l'autre, tout,
jusqu'au rôle du _Gracioso_ Moron, que Molière s'attribue, est emprunté
à la péninsule ibérique.
Moron est un Sancho Pança d'une naïveté piquante et brutale. Il faut
voir dans une gravure de l'époque Molière ou Moron, le poing sur la
hanche, les reins ceints du tablier, le front orné du casque de sa
profession, former un parfait contraste avec les seigneurs et les
princes qui l'environnent. A quelques pas de lui, au milieu de la
scène, brille et triomphe la belle Armande sa femme, les épaules
découvertes, le sein nu, chargée de diamants, le diadème au front,
suivie du page qui soutient les plis de sa robe. L'éclat nouveau dont
elle brilla dans ce rôle important paraît avoir accru le nombre de ses
conquêtes et donné une impulsion nouvelle et plus vive à cette existence
de plaisirs et de galanterie qui désolait Molière. S'il fallait en
croire le roman intitulé la _Fameuse Comédienne_ ou _Histoire de la
Guérin_, œuvre grossière et licencieuse publiée vingt-quatre ans plus
tard, en 1688, par une compagne d'Armande ou par un des pamphlétaires ou
romanciers de bas étage, qui inondaient la foire de Francfort et la
Hollande de contes satiriques et de commérages graveleux, les premières
erreurs de la femme de Molière auraient eu pour point de départ le grand
succès obtenu par elle dans la _Princesse d'Élide_. M. Bazin, dans ses
excellentes notes sur Molière, fait très-bien observer que tous les
récits recueillis par l'auteur de ce pitoyable livre sont indignes de
croyance, et que l'accusation immonde jetée contre Molière par l'auteur,
à propos du jeune Baron, détruit à elle seule les autres parties du
roman. Si Armande eut tour à tour pour adorateurs le comte de Guiche,
qu'elle accueillit par dépit, l'abbé de Richelieu, par amour, et Lauzun,
par intérêt, ce ne put pas être immédiatement après les _Plaisirs de
l'île enchantée_, puisque deux de ces personnages partirent pour la
Hongrie et pour la Pologne à l'époque même dont il est question. Les
malheurs de Molière remontaient plus haut. Il avait élevé cette jeune
fille dont il avait fait sa femme, et, comme il le dit dans une de ses
pièces, essayant de _réparer par des soins l'inégalité d'âge_, il lui
avait laissé prendre une grande liberté d'action, _sans lui faire des
crimes des moindres libertés_. Les scrupules d'Armande, si elle en a
jamais eu, ont dû être fort rassurés par la doctrine exposée dans
l'_École des Femmes_, dans l'_École des Maris_, et plus encore par
les exemples peu sévères de Molière lui-même, et son double Ménage entre
Madeleine Béjart et mademoiselle Debrie. Lorsque, ensuite, depuis 1662,
toutes les séductions de la cour, au milieu de laquelle Molière vivait
avec honneur et avec modestie, vinrent enivrer cette âme légère et cet
esprit ambitieux, tout fut dit: Molière n'eut désormais qu'à observer
sur le vif et à dépeindre son propre supplice.


PERSONNAGES DU PROLOGUE
L'AURORE.
LYCISCAS, valet de chiens.
TROIS VALETS DE CHIENS chantans.
VALETS DE CHIENS dansans.

PERSONNAGES ACTEURS
LA PRINCESSE D'ÉLIDE. Arm. BÉJART.
AGLANTE, cousine de la princesse. Mlle DUPARC.
CYNTHIE, cousine de la princesse. Mlle DEBRIE.
PHILIS, suivante de la princesse. Mad. BÉJART.
IPHITAS, père de la princesse. HUBERT.
EURYALE, prince d'Ithaque. LA GRANGE.
ARISTOMÈNE, prince de Messène. DU CROISY.
THÉOCLE, prince de Pyle. BÉJART.
ARBATE, gouverneur du prince d'Ithaque. LA THORILLIÈRE.
MORON, plaisant de la princesse. MOLIÈRE.
LYCAS, suivant d'Iphitas. PRÉVOT.

PERSONNAGES DES INTERMÈDES

PREMIER INTERMÈDE.
MORON.
CHASSEURS dansans.

DEUXIÈME INTERMÈDE.
PHILIS.
MORON.
UN SATYRE chantant.
SATYRES dansans.

TROISIÈME INTERMÈDE.
PHILIS.
TIRCIS, berger chantant.
MORON.

QUATRIÈME INTERMÈDE.
LA PRINCESSE.
PHILIS.
CLIMÈNE.

CINQUIÈME INTERMÈDE.
BERGERS ET BERGÈRES chantans.
BERGERS ET BERGÈRES dansans.
La scène est en Élide.


PROLOGUE

SCÈNE I.--L'AURORE, LYCISCAS, ET PLUSIEURS AUTRES VALETS DE CHIENS,
endormis et couchés sur l'herbe.
L'AURORE chante.
Quand l'amour à vos yeux offre un choix agréable
Jeunes beautés, laissez-vous enflammer;
Moquez-vous d'affecter cet orgueil indomptable,
Dont on vous dit qu'il est beau de s'armer;
Dans l'âge où l'on est aimable,
Rien n'est si beau que d'aimer.
Soupirez librement pour un amant fidèle,
Et bravez ceux qui voudroient vous blâmer.
Un cœur tendre est aimable, et le nom de cruelle
N'est pas un nom à se faire estimer;
Dans le temps où l'on est belle,
Rien n'est si beau que d'aimer.

SCÈNE II.--LYCISCAS, ET AUTRES VALETS DE CHIENS, endormis.
TROIS VALETS DE CHIENS, réveillés par l'Aurore, chantent ensemble.
Holà! holà! Debout, debout, debout.
Pour la chasse ordonnée il faut préparer tout;
Holà! ho! debout, vite debout.
PREMIER.
Jusqu'aux plus sombres lieux le jour se communique.
DEUXIÈME.
L'air sur les fleurs en perles se résout.
TROISIÈME.
Les rossignols commencent leur musique,
Et leurs petits concerts retentissent partout.
TOUS TROIS ENSEMBLE.
Sus, sus, debout, vite debout.
A Lyciscas, endormi.
Qu'est ceci, Lyciscas? Quoi! tu ronfles encore,
Toi qui promettois tant de devancer l'aurore!
Allons, debout, vite debout.
Pour la chasse ordonnée il faut préparer tout.
Debout, vite debout, dépêchons, debout.
LYCISCAS, en s'éveillant.
Par la morbleu! vous êtes de grands braillards, vous autres, et vous
avez la gueule ouverte de bon matin!
TOUS TROIS ENSEMBLE.
Ne vois-tu pas le jour qui se répand partout? Allons, debout, Lyciscas,
debout.
LYCISCAS.
Eh! laissez-moi dormir encore un peu, je vous conjure.
TOUS TROIS ENSEMBLE.
Non, non, debout, Lyciscas, debout!
LYCISCAS.
Je ne vous demande plus qu'un petit quart d'heure.
TOUS TROIS ENSEMBLE.
Point, point, debout, vite debout.
LYCISCAS.
Eh! je vous prie.
TOUS TROIS ENSEMBLE.
Debout.
LYCISCAS.
Un moment.
TOUS TROIS ENSEMBLE.
Debout.
LYCISCAS.
De grâce.
TOUS TROIS ENSEMBLE.
Debout.
LYCISCAS.
Eh!
TOUS TROIS ENSEMBLE.
Debout.
LYCISCAS.
Je...
TOUS TROIS ENSEMBLE.
Debout.
LYCISCAS.
J'aurai fait incontinent.
TOUS TROIS ENSEMBLE.
Non, non, debout, Lyciscas, debout.
Pour la chasse ordonnée il faut préparer tout.
Vite debout, dépêchons, debout!
LYCISCAS.
Eh bien, laissez-moi, je vais me lever. Vous êtes d'étranges gens de me
tourmenter comme cela! Vous serez cause que je ne me porterai pas bien
de toute la journée; car voyez-vous, le sommeil est nécessaire à
l'homme; et, lorsqu'on ne dort pas sa réfection, il arrive... que... on
n'est...
Il se rendort.
PREMIER.
Lyciscas.
DEUXIÈME.
Lyciscas.
TROISIÈME.
Lyciscas.
TOUS TROIS ENSEMBLE.
Lyciscas.
LYCISCAS.
Diables soient des brailleurs! Je voudrois que vous eussiez la gueule
pleine de bouillie bien chaude!
TOUS TROIS ENSEMBLE.
Debout, debout;
Vite, debout, dépêchons, debout!
LYCISCAS.
Ah! quelle fatigue de ne pas dormir son soûl!
PREMIER.
Holà! ho!
DEUXIÈME.
Holà! ho!
TROISIÈME.
Holà! ho!
TOUS TROIS ENSEMBLE
Ho! ho! ho! ho! ho!
LYCISCAS.
Ho! ho! La peste soit des gens avec leurs chiens de hurlemens! Je me
donne au diable si je ne vous assomme! Mais voyez un peu quel diable
d'enthousiasme il leur prend de me venir chanter aux oreilles comme
cela. Je...
TOUS TROIS ENSEMBLE.
Debout.
LYCISCAS.
Encore!
TOUS TROIS ENSEMBLE.
Debout.
LYCISCAS.
Le diable vous emporte!
TOUS TROIS ENSEMBLE.
Debout.
LYCISCAS, en se levant.
Quoi! toujours? A-t-on jamais vu une pareille furie de chanter? Par la
sambleu! j'enrage. Puisque me voilà éveillé, il faut que j'éveille les
autres, et que je les tourmente comme on m'a fait. Allons, ho!
messieurs, debout, debout, vite! c'est trop dormir. Je vais faire un
bruit de diable partout. (Il crie de toute sa force.) Debout! debout!
debout! Allons vite, ho! ho! ho! debout! debout! Pour la chasse
ordonnée, il faut préparer tout: debout! debout! Lyciscas, debout! Ho!
ho! ho! ho! ho!
Plusieurs cors et trompes de chasse se font entendre: les valets de
chiens que Lyciscas a réveillés dansent une entrée; ils reprennent
le son de leurs cors et trompes à certaines cadences.


ACTE PREMIER

SCÈNE I.--EURYALE, ARBATE.
ARBATE.
Ce silence rêveur, dont la sombre habitude
Vous fait à tous momens chercher la solitude;
Ces longs soupirs que laisse échapper votre cœur,
Et ces fixes regards si chargés de langueur,
Disent beaucoup, sans doute, à des gens de mon âge;
Et, je pense, seigneur, entendre ce langage;
Mais, sans votre congé, de peur de trop risquer,
Je n'ose m'enhardir jusques à l'expliquer.
EURYALE.
Explique, explique, Arbate, avec toute licence
Ces soupirs, ces regards, et ce morne silence.
Je te permets ici de dire que l'Amour
M'a rangé sous ses lois, et me brave à son tour;
Et je consens encore que tu me fasses honte
Des foiblesses d'un cœur qui souffre qu'on le dompte.
ARBATE.
Moi, vous blâmer, seigneur, des tendres mouvemens
Où je vois qu'aujourd'hui penchent vos sentimens!
Le chagrin des vieux jours ne peut aigrir mon âme
Contre les doux transports de l'amoureuse flamme;
Et, bien que mon sort touche à ses derniers soleils,
Je dirai que l'amour sied bien à vos pareils;
Que ce tribut qu'on rend aux traits d'un beau visage
De la beauté d'une âme est un clair témoignage,
Et qu'il est malaisé que, sans être amoureux,
Un jeune prince soit et grand et généreux.
C'est une qualité que j'aime en un monarque;
La tendresse du cœur est une grande marque
Que d'un prince à votre âge on peut tout présumer,
Dès qu'on voit que son âme est capable d'aimer.
Oui, cette passion, de toutes la plus belle,
Traîne dans un esprit cent vertus après elle;
Aux nobles actions elle pousse les cœurs,
Et tous les grands héros ont senti ses ardeurs.
Devant mes yeux, seigneur, a passé votre enfance,
Et j'ai de vos vertus vu fleurir l'espérance;
Mes regards observoient en vous des qualités
Où je reconnoissois le sang dont vous sortez;
J'y découvrois un fond d'esprit et de lumière;
Je vous trouvois bien fait, l'air grand, et l'âme fière;
Votre cœur, votre adresse, éclatoient chaque jour,
Mais je m'inquiétois de ne voir point d'amour;
Et, puisque les langueurs d'une plaie invincible
Nous montrent que votre âme à ses traits est sensible,
Je triomphe, et mon cœur d'allégresse rempli,
Vous regarde à présent comme un prince accompli.
EURYALE.
Si de l'amour un temps j'ai bravé la puissance,
Hélas, mon cher Arbate, il en prend bien vengeance!
Et, sachant dans quels maux mon cœur s'est abîmé
Toi-même tu voudrois qu'il n'eût jamais aimé.
Car enfin, vois le sort où mon astre me guide:
J'aime, j'aime ardemment la princesse d'Élide;
Et tu sais que l'orgueil, sous des traits si charmants
Arme contre l'amour ses jeunes sentimens,
Et comment elle fuit en cette illustre fête
Cette foule d'amans qui briguent sa conquête
Ah! qu'il est bien peu vrai que ce qu'on doit aimer,
Aussitôt qu'on le voit, prend droit de nous charmer,
Et qu'un premier coup d'œil allume en nous les flammes
Où le ciel, en naissant, a destiné nos âmes!
A mon retour d'Argos, je passai dans ces lieux,
Et ce passage offrit la princesse à mes yeux;
Je vis tous les appas dont elle est revêtue,
Mais de l'œil dont on voit une belle statue.
Leur brillante jeunesse, observée à loisir,
Ne porta dans mon âme aucun secret désir,
Et d'Ithaque en repos je revis le rivage,
Sans m'en être en deux ans rappelé nulle image.
Un bruit vient cependant à répandre à ma cour
Le célèbre mépris qu'elle fait de l'amour;
On publie en tous lieux que son âme hautaine
Garde pour l'hyménée une invincible haine,
Et qu'un arc à la main, sur l'épaule un carquois,
Comme une autre Diane elle hante les bois,
N'aime rien que la chasse, et de toute la Grèce
Fait soupirer en vain l'héroïque jeunesse.
Admire nos esprits, et la fatalité!
Ce que n'avoient point fait sa vue et sa beauté,
Le bruit de ses fiertés en mon âme fit naître
Un transport inconnu dont je ne fus point maître:
Ce dédain si fameux eut des charmes secrets
A[232] me faire avec soin rappeler tous ses traits;
Et mon esprit, jetant de nouveaux yeux sur elle,
M'en refit une image et si noble et si belle,
Me peignit tant de gloire et de telles douceurs
A pouvoir triompher de toutes ses froideurs,
Que mon cœur, aux brillans d'une telle victoire,
Vit de sa liberté s'évanouir la gloire:
Contre une telle amorce il eut beau s'indigner,
Sa douceur sur mes sens prit tel droit de régner,
Qu'entraîné par l'effort d'une occulte puissance,
J'ai d'Ithaque en ces lieux fait voile en diligence
Et je couvre un effet de mes vœux enflammés[233]
Du désir de paroître à ces jeux renommés,
Où l'illustre Iphitas, père de la princesse,
Assemble la plupart des princes de la Grèce.
ARBATE.
Mais à quoi bon, seigneur, les soins que vous prenez?
Et pourquoi ce secret où vous vous obstinez?
Vous aimez, dites-vous, cette illustre princesse,
Et venez à ses yeux signaler votre adresse;
Et nuls empressemens, paroles, ni soupirs,
Ne l'ont instruite encor de vos brûlans désirs?
Pour moi je n'entends rien à cette politique
Qui ne veut point souffrir que votre cœur s'explique;
Et je ne sais quel fruit peut prétendre un amour
Qui fuit tous les moyens de se produire au jour.
EURYALE.
Et que ferais-je, Arbate, en déclarant ma peine,
Qu'attirer les dédains de cette âme hautaine,
Et me jeter au rang de ces princes soumis,
Que le titre d'amant lui peint en ennemis?
Tu vois les souverains de Messène et de Pyle
Lui faire de leurs cœurs un hommage inutile,
Et de l'éclat pompeux des plus grandes vertus
En appuyer en vain les respects assidus:
Ce rebut de leurs soins, sous un triste silence,
Retient de mon amour toute la violence:
Je me tiens condamné dans ces rivaux fameux,
Et je lis mon arrêt au mépris qu'on fait d'eux.
ARBATE.
Et c'est dans ce mépris et dans cette humeur fière
Que votre âme à ses vœux doit voir plus de lumière,
Puisque le sort vous donne à conquérir un cœur
Que défend seulement une simple froideur,
Et qui n'oppose point à l'ardeur qui vous presse
De quelque attachement l'invincible tendresse
Un cœur préoccupé résiste puissamment;
Mais, quand une âme est libre, on la force aisément;
Et toute la fierté de son indifférence
N'a rien dont ne triomphe un peu de patience.
Ne lui cachez donc plus le pouvoir de ses yeux,
Faites de votre flamme un éclat glorieux:
Et, bien loin de trembler de l'exemple des autres,
Du rebut de leurs vœux fortifiez les vôtres.
Peut-être, pour toucher ses sévères appas,
Aurez-vous des secrets que ces princes n'ont pas;
Et, si de ses fiertés l'impérieux caprice
Ne vous fait éprouver un destin plus propice,
Au moins est-ce un bonheur en ces extrémités
Que de voir avec soi ses rivaux rebutés.
EURYALE.
J'aime à te voir presser cet aveu de ma flamme:
Combattant mes raisons, tu chatouilles mon âme;
Et, par ce que j'ai dit, je voulois pressentir
Si de ce que j'ai fait tu pourrois m'applaudir.
Car enfin puisqu'il faut t'en faire confidence,
On doit à la princesse expliquer mon silence;
Et peut-être, au moment, que je t'en parle ici,
Le secret de mon cœur, Arbate, est éclairci.
Cette chasse, où pour fuir la foule qui l'adore,
Tu sais qu'elle est allée au lever de l'aurore,
Est le temps que Moron, pour déclarer mon feu,
A pris...
ARBATE.
Moron, seigneur!
EURYALE.
Ce choix t'étonne un peu,
Par son titre de fou tu crois le bien connoître;
Mais sache qu'il l'est moins qu'il ne le veut paroître;
Et que, malgré l'emploi qu'il exerce aujourd'hui,
Il a plus de bon sens que tel qui rit de lui.
La princesse se plaît à ses bouffonneries:
Il s'en est fait aimer par cent plaisanteries,
Et peut, dans cet accès, dire et persuader
Ce que d'autres que lui n'oseraient hasarder;
Je le vois propre enfin à ce que j'en souhaite;
Il a pour moi, dit-il, une amitié parfaite,
Et veut, dans mes États ayant reçu le jour,
Contre tous mes rivaux appuyer mon amour.
Quelque argent mis en main pour soutenir ce zèle...

[232] Pour: des charmes destinés à me faire. Ellipse archaïque d'un
excellent effet.
[233] Phrase à peine intelligible. _Un effet des vœux_ ne peut être
_couvert d'un désir_. La version donnée, par d'autres éditions: _en
effet_, est plus barbare encore. Euryale veut de _qu'il couvre son
amour du désir de se montrer aux jeux_.

SCÈNE II.--EURYALE, ARBATE, MORON.
MORON, derrière le théâtre.
Au secours! sauvez-moi de la bête cruelle!
EURYALE.
Je pense ouïr sa voix.
MORON, derrière le théâtre.
A moi! de grâce, à moi!
EURYALE.
C'est lui-même. Où court-il avec un tel effroi?
MORON, entrant sans voir personne.
Où pourrais-je éviter ce sanglier redoutable?
Grands dieux! préservez-moi de sa dent effroyable!
Je vous promets, pourvu qu'il ne m'attrape pas,
Quatre livres d'encens et deux veaux des plus gras.
Rencontrant Euryale, que dans sa frayeur il prend pour le sanglier
qu'il évite.
Ah! je suis mort!
EURYALE.
Qu'as-tu?
MORON.
Je vous croyois la bête
Dont à me diffamer[234] j'ai vu la gueule prête,
Seigneur, et je ne puis revenir de ma peur.
EURYALE.
Qu'est-ce?
MORON.
Oh! que la princesse est d'une étrange humeur,
Et qu'à suivre la chasse et ses extravagances
Il nous faut essuyer de sottes complaisances!
Quel diable de plaisir trouvent tous les chasseurs
De se voir exposés à mille et mille peurs?
Encore si c'étoit qu'on ne fût qu'à la chasse
Des lièvres, des lapins, et des jeunes daims, passe
Ce sont des animaux d'un naturel fort doux,
Et qui prennent toujours la fuite devant nous;
Mais aller attaquer de ces bêtes vilaines
Qui n'ont aucun respect pour les faces humaines,
Et qui courent les gens qui les veulent courir,
C'est un sot passe-temps que je ne puis souffrir.
EURYALE.
Dis-nous donc ce que c'est.
MORON.
Le pénible exercice
Où de notre princesse a volé le caprice!
J'en aurois bien juré qu'elle auroit fait le tour;
Et la course des chars, se faisant en ce jour,
Il falloit affecter ce contre-temps de chasse
Pour mépriser ces jeux avec meilleure grâce,
Et faire voir... Mais chut! Achevons mon récit,
Et reprenons le fil de ce que j'avois dit.
Qu'ai-je dit?
EURYALE.
Tu parlois d'exercice pénible.
MORON.
Ah! oui. Succombant donc à ce travail horrible
(Car en chasseur fameux j'étois enharnaché,
Et dès le point du jour je m'étois découché[235]).
Je me suis écarté de tous en galant homme,
Et, trouvant un lieu propre à dormir d'un bon somme,
J'essayois ma posture, et, m'ajustant bientôt,
Prenois déjà mon ton pour ronfler comme il faut,
Lorsqu'un murmure affreux m'a fait lever la vue,
Et j'ai, d'un vieux buisson de la forêt touffue,
Vu sortir un sanglier d'une énorme grandeur,
Pour...
EURYALE.
Qu'est-ce?
MORON.
Ce n'est rien. N'ayez point de frayeur
Mais laissez-moi passer entre vous deux, pour cause;
Je serai mieux en main pour vous conter la chose.
J'ai donc vu ce sanglier, qui, par nos gens chassé,
Avoit d'un air affreux tout son poil hérissé,
Ses deux yeux flamboyans ne lançoient que menace,
Et sa gueule faisoit une laide grimace,
Qui, parmi de l'écume, à qui l'osoit presser,
Montroit de certains crocs... je vous laisse à penser.
A ce terrible aspect j'ai ramassé mes armes;
Mais le faux animal, sans en prendre d'alarmes,
Est venu droit à moi, qui ne lui disois mot.
ARBATE.
Et tu l'as de pied ferme attendu?
MORON.
Quelque sot!
J'ai jeté tout par terre et couru comme quatre.
ARBATE.
Fuir devant un sanglier, ayant de quoi l'abattre!
Ce trait, Moron, n'est pas généreux...
MORON.
J'y consens;
Il n'est pas généreux, mais il est de bon sens.
ARBATE.
Mais, par quelques exploits si l'on ne s'éternise...
MORON.
Je suis votre valet. J'aime mieux que l'on dise:
C'est ici qu'en fuyant, sans se faire prier,
Moron sauva ses jours des fureurs d'un sanglier;
Que si l'on y disoit: voilà l'illustre place
Où le brave Moron, signalant son audace,
Affrontant d'un sanglier l'impétueux effort,
Par un coup de ses dents vit terminer son sort.
EURYALE.
Fort bien.
MORON.
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