Molière - Œuvres complètes, Tome 2 - 19

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Oui, j'aime mieux, n'en déplaise à la gloire,
Vivre au monde deux jours que mille ans dans l'histoire.
EURYALE.
En effet, ton trépas fâcheroit tes amis;
Mais, si de ta frayeur ton esprit est remis,
Puis-je te demander si du feu qui me brûle...
MORON.
Il ne faut pas, seigneur, que je vous dissimule;
Je n'ai rien fait encore, et n'ai point rencontré
De temps pour lui parler qui fût selon mon gré.
L'office de bouffon a des prérogatives;
Mais souvent on rabat nos libres tentatives.
Le discours de vos feux est un peu délicat,
Et c'est chez la princesse une affaire d'État.
Vous savez de quel titre elle se glorifie,
Et qu'elle a dans la tête une philosophie
Qui déclare la guerre au conjugal lien,
Et vous traite l'amour de déité de rien.
Pour n'effaroucher point son humeur de tigresse,
Il me faut manier la chose avec adresse,
Car on doit regarder comme l'on parle aux grands,
Et vous êtes parfois d'assez fâcheuses gens.
Laissez-moi doucement conduire cette trame.
Je me sens là pour vous un zèle tout de flamme;
Vous êtes né mon prince, et quelques autres nœuds
Pourroient contribuer au bien que je vous veux.
Ma mère, dans son temps, passoit pour assez belle,
Et naturellement n'étoit pas fort cruelle;
Feu votre père alors, ce prince généreux,
Sur la galanterie étoit fort dangereux.
Et je sais qu'Elpénor, qu'on appeloit mon père,
A cause qu'il étoit le mari de ma mère,
Contoit pour grand honneur, aux pasteurs d'aujourd'hui,
Que le prince autrefois étoit venu chez lui,
Et que, durant ce temps, il avoit l'avantage
De se voir saluer de tous ceux du village.
Baste! Quoi qu'il en soit je veux par mes travaux...
Mais voici la princesse et deux de vos rivaux.

[234] Pour: défigurer. Voyez plus haut, tome Ier, page 286, note.
[235] Pour: j'avais quitté ma couche. C'est une licence plutôt qu'un
archaïsme.

SCÈNE III.--LA PRINCESSE, AGLANTE, CYNTHIE, ARISTOMÈNE, THÉOCLE,
EURYALE, PHILIS, ARBATE, MORON.
ARISTOMÈNE.
Reprochez-vous, madame, à nos justes alarmes
Ce péril dont tous deux avons sauvé vos charmes?
J'aurois pensé, pour moi, qu'abattre sous nos coups
Ce sanglier qui portoit sa fureur jusqu'à vous,
Étoit une aventure (ignorant votre chasse)
Dont à nos bons destins nous dussions rendre grâce;
Mais, à cette froideur, je connois clairement
Que je dois concevoir un autre sentiment,
Et quereller du sort la fatale puissance
Qui me fait avoir part à ce qui vous offense.
THÉOCLE.
Pour moi, je tiens madame, à sensible bonheur
L'action où pour vous a volé tout mon cœur,
Et ne puis consentir, malgré votre murmure,
A quereller le sort d'une telle aventure.
D'un objet odieux je sais que tout déplaît;
Mais, dût votre courroux être plus grand qu'il n'est,
C'est extrême plaisir, quand l'amour est extrême,
De pouvoir d'un péril affranchir ce qu'on aime.
LA PRINCESSE.
Et pensez-vous, seigneur, puisqu'il me faut parler,
Qu'il eût eu, ce péril, de quoi tant m'ébranler?
Que l'arc et que le dard, pour moi si pleins de charmes,
Ne soient entre mes mains que d'inutiles armes;
Et que je fasse enfin mes plus fréquents emplois
De parcourir nos monts, nos plaines et nos bois,
Pour n'oser, en chassant, concevoir l'espérance
De suffire, moi seule, à ma propre défense?
Certes, avec le temps j'aurois bien profité
De ces soins assidus dont je fais vanité,
S'il falloit que mon bras, dans une telle quête,
Ne pût pas triompher d'une chétive bête!
Du moins, si, pour prétendre à de sensibles coups,
Le commun de mon sexe est trop mal avec vous,
D'un étage plus haut accordez-moi la gloire;
Et me faites tous deux cette grâce de croire,
Seigneurs, que, quel que fût le sanglier d'aujourd'hui,
J'en ai mis bas sans vous de plus méchants que lui.
THÉOCLE.
Mais, madame...
LA PRINCESSE.
Eh bien, soit. Je vois que votre envie
Est de persuader que je vous dois la vie:
J'y consens. Oui, sans vous, c'étoit fait de mes jours.
Je rends de tout mon cœur grâce à ce grand secours;
Et je vais de ce pas au prince, pour lui dire
Les bontés que pour moi votre amour vous inspire.

SCÈNE IV.--EURYALE, ARBATE, MORON.
MORON.
Eh! a-t-on jamais vu de plus farouche esprit?
De ce vilain sanglier l'heureux trépas l'aigrit.
Oh! comme volontiers j'aurois d'un beau salaire
Récompensé tantôt qui m'en eût su défaire!
ARBATE, à Euryale.
Je vous vois tout pensif, seigneur, de ses dédains;
Mais ils n'ont rien qui doive empêcher vos desseins.
Son heure doit venir; et c'est à vous, possible[236],
Qu'est réservé l'honneur de la rendre sensible.
MORON.
Il faut qu'avant la course elle apprenne vos feux;
Et je...
EURYALE.
Non. Ce n'est plus, Moron, ce que je veux;
Garde-toi de rien dire, et me laisse un peu faire;
J'ai résolu de prendre un chemin tout contraire.
Je vois trop que son cœur s'obstine à dédaigner
Tous ces profonds respects qui pensent la gagner;
Et le dieu qui m'engage à soupirer pour elle
M'inspire pour la vaincre une adresse nouvelle.
Oui, c'est lui d'où me vient ce soudain mouvement,
Et j'en attends de lui l'heureux événement.
ARBATE.
Peut-on savoir, seigneur, par où votre espérance...?
EURYALE.
Tu le vas voir. Allons, et garde le silence.

[236] Voyez plus haut, tome Ier, page 209, note deuxième.

PREMIER INTERMÈDE

SCÈNE I.--MORON.
Jusqu'au revoir; pour moi, je reste ici, et j'ai une petite conversation
à faire avec ces arbres et ces rochers.
Bois, prés, fontaines, fleurs, qui voyez mon teint blême,
Si vous ne le savez, je vous apprends que j'aime.
Philis est l'objet charmant
Qui tient mon cœur à l'attache;
Et je deviens son amant,
La voyant traire une vache.
Ses doigts, tout pleins de lait et plus blancs mille fois,
Pressoient les bouts du pis d'une grâce admirable.
Ouf! cette idée est capable
De me réduire aux abois.
Ah! Philis! Philis! Philis!

SCÈNE II.--MORON, UN ÉCHO.
L'ÉCHO.
Philis.
MORON.
Ah!
L'ÉCHO.
Ah.
MORON.
Hem!
L'ÉCHO.
Hem.
MORON.
Ah! ah!
L'ÉCHO.
Ah.
MORON.
Hi! Hi!
L'ÉCHO.
Hi.
MORON.
Oh!
L'ÉCHO.
Oh.
MORON.
Oh!
L'ÉCHO.
Oh.
MORON.
Voilà un écho qui est bouffon!
L'ÉCHO.
On.
MORON.
Hon!
L'ÉCHO.
Hon.
MORON.
Ah!
L'ÉCHO.
Ah.
MORON.
Hu!
L'ÉCHO.
Hu.
MORON.
Voilà un écho qui es bouffon!

SCÈNE III.--MORON, apercevant un ours, qui vient à lui.
Ah! monsieur l'ours, je suis votre serviteur de tout mon cœur. De
grâce, épargnez moi. Je vous assure que je ne vaux rien du tout à
manger, je n'ai que la peau et les os, et je vois de certaines gens
là-bas qui seroient bien mieux votre affaire. Eh! eh! eh! monseigneur,
tout doux, s'il vous plaît. Là (il caresse l'ours, et tremble de
frayeur), là, là, là. Ah! monseigneur, que Votre Altesse est jolie et
bienfaite! Elle a tout à fait l'air galant, et la taille la plus
mignonne du monde. Ah! beau poil, belle tête, beaux yeux brillants et
bien fendus! Ah! beau petit nez! belle petite bouche! petites menottes
jolies! Ah! belle gorge! belles petites menottes! petits ongles bien
faits! (L'ours se lève sur ses pattes de derrière.) A l'aide! au
secours! je suis mort! miséricorde! Pauvre Moron! Ah! mon Dieu! Eh!
vite, à moi, je suis perdu!
Moron monte sur un arbre.

SCÈNE IV.--MORON, CHASSEURS.
MORON, monté sur un arbre, aux chasseurs.
Eh! messieurs, ayez pitié de moi! (Les chasseurs combattent l'ours.)
Bon! messieurs, tuez-moi ce vilain animal-là. O ciel! daigne les
assister! Bon! le voilà qui fuit. Le voilà qui s'arrête, et qui se jette
sur eux. Bon! en voilà un qui vient de lui donner un coup dans la
gueule. Les voilà tous alentour de lui. Courage! ferme! allons mes amis!
Bon! poussez fort! Encore! Ah! le voilà qui est à terre; c'en est fait,
il est mort! Descendons maintenant pour lui donner cent coups. (Moron
descend de l'arbre.) Serviteur, messieurs! je vous rends grâce de
m'avoir délivré de cette bête. Maintenant que vous l'avez tuée, je m'en
vais l'achever et en triompher avec vous.
Moron donne mille coups à l'ours, qui est mort.

ENTRÉE DE BALLET
Les chasseurs dansent, pour témoigner leur joie d'avoir remporté la
victoire.


ACTE II

SCÈNE I.--LA PRINCESSE, AGLANTE, CYNTHIE, PHILIS.
LA PRINCESSE.
Oui, j'aime à demeurer dans ces paisibles lieux;
On n'y découvre rien qui n'enchante les yeux;
Et de tous nos palais la savante structure
Cède aux simples beautés qu'y forme la nature.
Ces arbres, ces rochers, cette eau, ces gazons frais,
Ont pour moi des appas à ne lasser jamais.
AGLANTE.
Je chéris comme vous ces retraites tranquilles,
Où l'on se vient sauver de l'embarras des villes.
De mille objets charmants ces lieux sont embellis;
Et ce qui doit surprendre est qu'aux portes d'Alis
La douce passion de fuir la multitude
Rencontre une si belle et vaste solitude[237].
Mais, à vous dire vrai, dans ces jours éclatans
Vos retraites ici me semblent hors de temps;
Et c'est fort maltraiter l'appareil magnifique
Que chaque prince a fait pour la fête publique.
Ce spectacle pompeux de la course des chars
Devoit bien mériter l'honneur de vos regards.
LA PRINCESSE.
Quel droit ont-ils chacun d'y vouloir ma présence,
Et que dois-je, après tout, à leur magnificence?
Ce sont soins que produit l'ardeur de m'acquérir,
Et mon cœur est le prix qu'ils veulent tous courir.
Mais, quelque espoir qui flatte un projet de la sorte,
Je me tromperai fort si pas un d'eux l'emporte.
CYNTHIE.
Jusques à quand ce cœur veut-il s'effaroucher
Des innocens desseins qu'on a de le toucher,
Et regarder les soins que pour vous on se donne
Comme autant d'attentats contre votre personne?
Je sais qu'en défendant le parti de l'amour,
On s'expose chez vous à faire mal sa cour;
Mais ce que par le sang j'ai l'honneur de vous être
S'oppose aux duretés que vous faites paroître;
Et je ne puis nourrir d'un flatteur entretien
Vos résolutions de n'aimer jamais rien.
Est-il rien de plus beau que l'innocente flamme
Qu'un mérite éclatant allume dans une âme?
Et seroit-ce un bonheur de respirer le jour,
Si d'entre les mortels on bannissoit l'amour?
Non, non, tous les plaisirs se goûtent à le suivre;
Et vivre sans aimer n'est pas proprement vivre[238].
AGLANTE.
Pour moi, je tiens que cette passion est la plus agréable affaire de la
vie; qu'il est nécessaire d'aimer pour vivre heureusement, et que tous
les plaisirs sont fades s'il ne s'y mêle un peu d'amour.
LA PRINCESSE.
Pouvez-vous bien toutes deux, étant ce que vous êtes, prononcer ces
paroles? et ne devez-vous pas rougir d'appuyer une passion qui n'est
qu'erreur, que foiblesses et qu'emportement, et dont tous les désordres
ont tant de répugnance avec la gloire de notre sexe? J'en prétends
soutenir l'honneur jusqu'au dernier moment de ma vie, et ne veux point
du tout me commetre à ces gens qui font les esclaves auprès de nous,
pour devenir un jour nos tyrans. Toutes ces larmes, tous ces soupirs,
tous ces hommages, tous ces respects, sont des embûches qu'on tend à
notre cœur, et qui souvent l'engagent à commettre des lâchetés. Pour
moi, quand je regarde certains exemples, et les bassesses épouvantables
où cette passion ravale les personnes sur qui elle étend sa puissance,
je sens tout mon cœur qui s'émeut; et je ne puis souffrir qu'une âme,
qui fait profession d'un peu de fierté, ne trouve pas une honte horrible
à de telles foiblesses.
CYNTHIE.
Eh! madame, il est de certaines foiblesses qui ne sont point honteuses,
et qu'il est beau même d'avoir dans les plus hauts degrés de gloire.
J'espère que vous changerez un jour de pensée; et, s'il plaît au ciel,
nous verrons votre cœur, avant qu'il soit peu...
LA PRINCESSE.
Arrêtez! n'achevez pas ce souhait étrange. J'ai une horreur trop
invincible pour ces sortes d'abaissemens; et, si jamais j'étois capable
d'y descendre, je serois personne sans doute à ne me le point pardonner.
AGLANTE.
Prenez garde, madame, l'amour sait se venger des mépris que l'on fait de
lui; et peut-être...
LA PRINCESSE.
Non, non, je brave tous ses traits; et le grand pouvoir qu'on lui donne
n'est rien qu'une chimère et qu'une excuse des foibles cœurs, qui le
font invincible pour autoriser leur foiblesse.
CYNTHIE.
Mais, enfin, toute la terre reconnoît sa puissance, et vous voyez que
les dieux mêmes sont assujettis à son empire. On nous fait voir que
Jupiter n'a pas aimé pour une fois, et que Diane même, dont vous
affectez tant l'exemple, n'a pas rougi de pousser des soupirs d'amour.
LA PRINCESSE.
Les croyances publiques sont toujours mêlées d'erreur. Les dieux ne sont
point faits comme les fait le vulgaire; et c'est leur manquer de respect
que de leur attribuer les foiblesses des hommes.
[237] Allusion à la création du palais et du jardin de Versailles.
[238] Le dessein de l'auteur étoit de traiter ainsi toute la comédie.
Mais un commandement du roi, qui pressa cette affaire, l'obligea
d'achever tout le reste en prose, et de passer légèrement sur
plusieurs scènes, qu'il auroit étendues davantage s'il avoit eu plus
de loisir. (_Note de Molière._)

SCÈNE II.--LA PRINCESSE, AGLANTE, CYNTHIE, PHILIS, MORON.
AGLANTE.
Viens, approche, Moron, viens nous aider à défendre l'amour contre les
sentiments de la princesse.
LA PRINCESSE.
Voilà votre parti fortifié d'un grand défenseur.
MORON.
Ma foi, madame, je crois qu'après mon exemple il n'y a plus rien à dire,
et qu'il ne faut plus mettre en doute le pouvoir de l'amour. J'ai bravé
ses armes assez longtemps, et fait de mon drôle[239] comme un autre;
mais enfin ma fierté a baissé l'oreille, et vous avez une traîtresse
(il montre Philis) qui m'a rendu plus doux qu'un agneau. Après cela on
ne doit plus faire aucun scrupule d'aimer; et, puisque j'ai bien passé
par là, il peut bien y en passer d'autres.
CYNTHIE.
Quoi! Moron se mêle d'aimer?
MORON.
Fort bien.
CYNTHIE.
Et de vouloir être aimé?
MORON.
Et pourquoi non? Est-ce qu'on n'est pas assez bien fait pour cela? Je
pense que ce visage est assez passable, et que, pour le bel air, Dieu
merci, nous ne le cédons à personne.
CYNTHIE.
Sans doute, on aurait tort.
[239] Archaïsme populaire. On dit aujourd'hui: faire le drôle.

SCÈNE III.--LA PRINCESSE, AGLANTE, CYNTHIE, PHILIS, MORON, LYCAS.
LYCAS.
Madame, le prince, votre père, vient vous trouver ici, et conduit avec
lui les princes de Pyle et d'Ithaque, et celui de Messène.
LA PRINCESSE.
O ciel! que prétend-il faire en me les amenant? Auroit-il résolu ma
perte, et voudroit-il bien me forcer au choix de quelqu'un d'eux?

SCÈNE IV.--IPHITAS, EURYALE, ARISTOMÈNE, THÉOCLE, LA PRINCESSE, AGLANTE,
CYNTHIE, PHILIS, MORON.
LA PRINCESSE, à Iphitas.
Seigneur, je vous demande la licence de prévenir par deux paroles la
déclaration des pensées que vous pouvez avoir. Il y a deux vérités,
seigneur, aussi constantes l'une que l'autre, et dont je puis vous
assurer également: l'une, que vous avez un absolu pouvoir sur moi, et
que vous ne sauriez m'ordonner rien où je ne réponde aussitôt par une
obéissance aveugle; l'autre, que je regarde l'hyménée ainsi que le
trépas, et qu'il m'est impossible de forcer cette aversion naturelle. Me
donner un mari et me donner la mort, c'est une même chose; mais votre
volonté va la première, et mon obéissance m'est bien plus chère que ma
vie. Après cela parlez, seigneur; prononcez librement ce que vous
voulez.
IPHITAS.
Ma fille, tu as tort de prendre de telles alarmes; et je me plains de
toi, qui peux mettre dans ta pensée que je sois assez mauvais père pour
vouloir faire violence à tes sentiments et me servir tyranniquement de
la puissance que le ciel me donne sur toi. Je souhaite, à la vérité, que
ton cœur puisse aimer quelqu'un. Tous mes vœux seroient satisfaits si
cela pouvoit arriver: et je n'ai proposé les fêtes et les jeux que je
fais célébrer ici qu'afin d'y pouvoir attirer tout ce que la Grèce a
d'illustre, et que, parmi cette noble jeunesse, tu puisses enfin
rencontrer où arrêter tes yeux et déterminer tes pensées. Je ne demande,
dis-je, au ciel autre bonheur que celui de te voir un époux. J'ai, pour
obtenir cette grâce, fait encore ce matin un sacrifice à Vénus; et, si
je sais bien expliquer le langage des dieux, elle m'a promis un miracle.
Mais, quoi qu'il en soit, je veux en user avec toi en père qui chérit sa
fille. Si tu trouves où attacher tes vœux, ton choix sera le mien, et
je ne considérerai ni intérêt d'État, ni avantages d'alliance; si ton
cœur demeure insensible, je n'entreprendrai point de le forcer; mais au
moins sois complaisante aux civilités qu'on te rend, et ne m'oblige
point à faire les excuses de ta froideur. Traite ces princes avec
l'estime que tu leur dois, reçois avec reconnoissance les témoignages de
leur zèle, et viens voir cette course où leur adresse va paroître.
THÉOCLE, à la princesse.
Tout le monde va faire des efforts pour remporter le prix de cette
course. Mais, à vous dire vrai, j'ai peu d'ardeur pour la victoire,
puisque ce n'est pas votre cœur qu'on y doit disputer.
ARISTOMÈNE.
Pour moi, madame, vous êtes le seul prix que je me propose partout.
C'est vous que je crois disputer dans ces combats d'adresse, et je
n'aspire maintenant à remporter l'honneur de cette course que pour
obtenir un degré de gloire qui m'approche de votre cœur.
EURYALE.
Pour moi, madame, je n'y vais point du tout avec cette pensée. Comme
j'ai fait toute ma vie profession de ne rien aimer, tous les soins que
je prends ne vont point où tendent les autres. Je n'ai aucune prétention
sur votre cœur, et le seul honneur de la course est tout l'avantage où
j'aspire.

SCÈNE V.--LA PRINCESSE, AGLANTE, CYNTHIE, PHILIS, MORON.
LA PRINCESSE.
D'où sort cette fierté où l'on ne s'attendoit point? Princesses, que
dites-vous de ce jeune prince? Avez-vous remarqué de quel ton il l'a
pris?
AGLANTE.
Il est vrai que cela est un peu fier.
MORON, à part.
Ah! quelle brave botte il vient là de lui porter!
LA PRINCESSE.
Ne trouvez-vous pas qu'il y auroit plaisir d'abaisser son orgueil et de
soumettre un peu ce cœur qui tranche tant du brave?
CYNTHIE.
Comme vous êtes accoutumée à ne jamais recevoir que des hommages et des
adorations de tout le monde, un compliment pareil au sien doit vous
surprendre, à la vérité.
LA PRINCESSE.
Je vous avoue que cela m'a donné de l'émotion, et que je souhaiterois
fort de trouver les moyens de châtier cette hauteur. Je n'avois pas
beaucoup d'envie de me trouver à cette course; mais j'y veux aller
exprès, et employer toute chose pour lui donner de l'amour.
CYNTHIE.
Prenez garde, madame. L'entreprise est périlleuse; et, lorsqu'on veut
donner de l'amour, on court risque d'en recevoir.
LA PRINCESSE.
Ah! n'appréhendez rien, je vous prie. Allons, je vous réponds de moi.

DEUXIÈME INTERMÈDE

SCÈNE I.--PHILIS, MORON.
MORON.
Philis, demeure ici.
PHILIS.
Non. Laisse-moi suivre les autres.
MORON.
Ah! cruelle, si c'étoit Tircis qui t'en priât, tu demeurerois bien vite.
PHILIS.
Cela se pourroit faire, et je demeure d'accord que je trouve bien mieux
mon compte avec l'un qu'avec l'autre; car il me divertit avec sa voix,
et toi tu m'étourdis de ton caquet. Lorsque tu chanteras aussi bien que
lui, je te promets de t'écouter.
MORON.
Eh! demeure un peu.
PHILIS.
Je ne saurois.
MORON.
De grâce!
PHILIS.
Point, te dis-je.
MORON, retenant Philis.
Je ne te laisserai point aller...
PHILIS.
Ah! que de façons!
MORON.
Je ne te demande qu'un moment à être avec toi.
PHILIS.
Eh bien, oui, j'y demeurerai, pourvu que tu me promettes une chose.
MORON.
Et quelle?
PHILIS.
De ne me parler point du tout.
MORON.
Et! Philis.
PHILIS.
A moins que de cela, je ne demeurerai point avec toi.
MORON.
Veux-tu me...
PHILIS.
Laisse-moi aller.
MORON.
Eh bien, oui, demeure. Je ne te dirai mot.
PHILIS.
Prends-y bien garde, au moins; car à la moindre parole je prends la
fuite.
MORON.
Soit. (Après avoir fait une scène de gestes.) Ah! Philis!... Eh!...

SCÈNE II.--MORON.
Elle s'enfuit, et je ne saurois l'attraper. Voilà ce que c'est. Si je
savois chanter, j'en ferois bien mieux mes affaires. La plupart des
femmes aujourd'hui se laissent prendre par les oreilles; elles sont
cause que tout le monde se mêle de musique, et l'on ne réussit auprès
d'elles que par les petites chansons et les petits vers qu'on leur fait
entendre. Il faut que j'apprenne à chanter, pour faire comme les autres.
Bon, voici justement mon homme.

SCÈNE III.--UN SATYRE, MORON.
LE SATYRE.
La, la, la.
MORON.
Ah! satyre, mon ami, tu sais bien ce que tu m'as promis il y a
longtemps. Apprends-moi à chanter, je te prie.
LE SATYRE.
Je le veux, mais auparavant écoute une chanson que je viens de faire.
MORON, bas, à part.
Il est si accoutumé à chanter, qu'il ne sauroit parler d'autre façon.
(Haut.) Allons, chante, j'écoute.
LE SATYRE chante.
Je portois...
MORON.
Une chanson? dis-tu.
LE SATYRE.
Je port...
MORON.
Une chanson à chanter?
LE SATYRE.
Je port...
MORON.
Chanson amoureuse? Peste!
LE SATYRE.
Je portois dans une cage
Deux moineaux que j'avois pris,
Lorsque la jeune Chloris
Fit, dans un sombre bocage,
Briller à mes yeux surpris
Les fleurs de son beau visage.
Hélas! dis-je aux moineaux, en recevant les coups
De ses yeux si savans à faire des conquêtes,
Consolez-vous, pauvres petites bêtes,
Celui qui vous a pris est bien plus pris que vous.
Moron demande au satire une chanson plus passionnée, et le prie de
lui dire celle qu'il lui avoit ouï chanter quelques jours auparavant.
LE SATYRE chante.
Dans vos chants si doux,
Chantez à ma belle,
Oiseaux, chantez tous
Ma peine mortelle.
Mais, si la cruelle
Se met en courroux
Au récit fidèle
Des maux que je sens pour elle,
Oiseaux, taisez-vous.
MORON.
Ah! qu'elle est belle! Apprends-la-moi.
LE SATYRE.
La, la, la, la.
MORON.
La, la, la, la.
LE SATYRE.
Fa, fa, fa, fa.
MORON.
Fat toi-même!

ENTRÉE DU BALLET
Le satyre, en colère, menace Moron, et plusieurs satyres dansent une
entrée plaisante.


ACTE III

SCÈNE I.--LA PRINCESSE, AGLANTE, CYNTHIE, PHILIS.
CYNTHIE.
Il est vrai, madame, que ce jeune prince a fait voir une adresse non
commune, et que l'air dont il a paru a été quelque chose de surprenant.
Il sort vainqueur de cette course. Mais je doute fort qu'il en sorte
avec le même cœur qu'il y a porté; car enfin vous lui avez tiré des
traits dont il est difficile de se défendre; et, sans parler de tout le
reste, la grâce de votre danse et la douceur de votre voix ont eu des
charmes aujourd'hui à toucher les plus insensibles.
LA PRINCESSE.
Le voici qui s'entretient avec Moron; nous saurons un peu de quoi il lui
parle. Ne rompons point encore leur entretien, et prenons cette route
pour revenir à leur rencontre.

SCÈNE II.--EURYALE, ARBATE, MORON.
EURYALE.
Ah! Moron, je te l'avoue j'ai été enchanté; et jamais tant de charmes
n'ont frappé tout ensemble mes yeux et mes oreilles. Elle est adorable
en tout temps, il est vrai, mais ce moment l'a emporté sur tous les
autres, et des grâces nouvelles ont redoublé l'éclat de ses beautés.
Jamais son visage ne s'est paré de plus vives couleurs, ni ses yeux ne
se sont armés de traits plus vifs et plus perçans. La douceur de sa
voix a voulu se faire paroître dans un air tout charmant qu'elle a
daigné chanter; et les sons merveilleux qu'elle formoit passoient
jusqu'au fond de mon âme et tenoient tous mes sens dans un ravissement à
ne pouvoir en revenir. Elle a fait éclater ensuite une disposition toute
divine, et ses pieds amoureux sur l'émail d'un tendre gazon traçoient
d'aimables caractères qui m'enlevoient hors de moi-même et m'attachoient
par des nœuds invincibles aux doux et justes mouvemens dont tout son
corps suivoit les mouvemens de l'harmonie. Enfin, jamais âme n'a eu de
plus puissantes émotions que la mienne; et j'ai pensé plus de vingt fois
oublier ma résolution, pour me jeter à ses pieds et lui faire un aveu
sincère de l'ardeur que je sens pour elle.
MORON.
Donnez-vous-en bien de garde, seigneur, si vous m'en voulez croire. Vous
avez trouvé la meilleure invention du monde, et je me trompe fort si
elle ne vous réussit. Les femmes sont des animaux d'un naturel bizarre;
nous les gâtons par nos douceurs; et je crois tout de bon que nous les
verrions tous courir, sans tous ces respects et ces soumissions où les
hommes les acoquinent.
ARBATE.
Seigneur, voici la princesse qui s'est un peu éloignée de sa suite.
MORON.
Demeurez ferme, au moins, dans le chemin que vous avez pris. Je m'en
vais voir ce qu'elle me dira. Cependant promenez-vous ici dans ces
petites routes, sans faire aucun semblant d'avoir envie de la joindre;
et, si vous l'abordez, demeurez avec elle le moins qu'il vous sera
possible.

SCÈNE III.--LA PRINCESSE, MORON.
LA PRINCESSE.
Tu as donc familiarité, Moron, avec le prince d'Ithaque?
MORON.
Ah! madame, il y a longtemps que nous nous connoissons.
LA PRINCESSE.
D'où vient qu'il n'est pas venu jusqu'ici, et qu'il a pris cette autre
route quand il m'a vue?
MORON.
C'est un homme bizarre, qui ne se plaît qu'à entretenir ses pensées.
LA PRINCESSE.
Étois-tu tantôt au compliment qu'il m'a fait?
MORON.
Oui, madame, j'y étois, et je l'ai trouvé un peu impertinent, n'en
déplaise à sa principauté.
LA PRINCESSE.
Pour moi, je le confesse, Moron, cette fuite m'a choquée; et j'ai toutes
les envies du monde de l'engager, pour rabattre un peu son orgueil.
MORON.
Ma foi, madame, vous ne feriez pas mal; il le mériteroit bien; mais, à
vous dire vrai, je doute fort que vous y puissiez réussir.
LA PRINCESSE.
Comment?
MORON.
Comment? C'est le plus orgueilleux petit vilain que vous ayez jamais vu.
Il lui semble qu'il n'y a personne au monde qui le mérite, et que la
terre n'est pas digne de le porter.
LA PRINCESSE.
Mais encore ne t'a-t-il point parlé de moi?
MORON.
Lui? non.
LA PRINCESSE.
Il ne t'a rien dit de ma voix et de ma danse?
MORON.
Pas le moindre mot.
LA PRINCESSE.
Certes, ce mépris est choquant, et je ne puis souffrir cette hauteur
étrange de ne rien estimer.
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