Molière - Œuvres complètes, Tome 2 - 01

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OEUVRES COMPLÈTES
DE J.-B. POQUELIN
MOLIÈRE

E. COLIN--IMPRIMERIE DE LAGNY


OEUVRES COMPLÈTES
DE J.-B. POQUELIN
MOLIÈRE
NOUVELLE ÉDITION
PAR
M. PHILARÈTE CHASLES
PROFESSEUR AU COLLÉGE DE FRANCE
«Chaque homme de plus qui sait lire est un lecteur de plus pour
Molière».
SAINTE-BEUVE.

TOME DEUXIÈME

PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3
1888
Droits de reproduction et de traduction réservés


OEUVRES
COMPLÈTES
DE MOLIÈRE
DEUXIÈME ÉPOQUE
1659--1664
(SUITE)


L'ÉCOLE DES MARIS
COMÉDIE
REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS, A PARIS, LE 4 JUIN 1661
SUR LE THÉATRE DU PALAIS-ROYAL.

Molière touche à sa quarantième année. Encore meurtri de l'échec subi
par son drame espagnol, il est sur le point d'épouser Armande Béjart,
coquette qui n'a pas dix-sept ans, et il médite une nouvelle œuvre.
Celle-ci sera toute en faveur de la jeunesse et de ses penchants, d'une
liberté morale plus large que par le passé, d'une indulgence plus facile
envers les femmes. Il plaidera, contre la vieille austérité bourgeoise,
la cause de la nouvelle cour, amoureuse des bals, des divertissements et
des fêtes; il rira des vains efforts de la vieillesse hargneuse, pour
dompter l'ardente adolescence et réprimer ses libres essors.
Déjà Térence, dans ses _Adelphes_, avait soutenu la même thèse et opposé
l'un à l'autre deux frères; l'un dont la bénévole indulgence réussit à
tout, l'autre dont on déjoue sans peine la prévoyance chagrine et le
despotisme bourru. Après lui, le metteur en œuvre des fabliaux du moyen
âge, celui qui donnera un caractère d'élégante immoralité aux «archives
immortelles des malices du sexe,» Boccace, avait montré une jeune femme
éprise d'un adolescent, surveillée par sa famille, et qui, pour faire
connaître son amour à celui qu'elle préfère, charge un confesseur de
l'inviter à cesser des poursuites qu'il n'a pas commencées[1]. Après
Boccace, Lope de Vega, le vrai créateur du théâtre espagnol, à la fin du
XVIe siècle, s'empare de la donnée; ne pouvant jeter sur la scène de son
pays un prêtre si peu orthodoxe, il change la condition des personnages;
son héroïne, femme intrépide, adresse la même confidence au père de
celui qu'elle veut avertir. L'œuvre médiocre d'un dramaturge de la même
nation, Moreto, offre encore cette situation modifiée, mais non plus
morale. On la retrouve enfin dans une imitation française de Dorimont,
la _Femme industrieuse_, pièce absurde, jouée sur le théâtre de
Mademoiselle vers le commencement de l'année 1661.
[1] Troisième Nouvelle du _Décaméron_.
Ni la _Discreta Enamorada_ (l'Amoureuse avisée) de Lope de Vega, ni la
pièce de Moreto, _No se puede gardar una mujer_ (Garder une femme, chose
impossible), ne sont des œuvres définitives. Molière réunit ces
éléments, les concentre, les groupe et leur imprime une forme solide,
une personnalité passionnée. Au centre de son œuvre, et comme but du
ridicule, il place un personnage de l'ancien régime, c'est-à-dire du
temps de Henri IV: vêtu comme Sully, au pourpoint large, aux culottes
serrées; professant l'indépendante brusquerie du langage et des actes;
hargneux, quinteux, désobligeant, n'aimant ni à recevoir ni à rendre les
coups de chapeau; prétendant vivre à sa mode et se refuser aux avances
de la société nouvelle; égoïste, d'ailleurs, et se servant de la morale
comme d'une arme utile à ses penchants: c'est Sganarelle. Son
antagoniste est l'homme du monde, élève et propagateur d'une philosophie
modérée et d'une indulgence raisonnable, Ariste, son frère, qui défend
les droits de la jeunesse et de l'amour et que l'on prendrait volontiers
pour l'ombre philosophique de Gassendi.
L'œuvre était presque achevée, et Molière cherchait son dénoûment,
lorsque la vive et espiègle enfant qu'il avait vue grandir et dont il
raffolait dans son âge mûr, Armande Béjart, entra, dit-on, dans la
chambre du poëte, y prit refuge, se plaignit des jalousies et des
tyrannies de sa sœur aînée, et déclara fièrement qu'elle ne sortirait
de chez Molière qu'avec la promesse solennelle d'un mariage prochain.
Molière s'engagea. Sa destinée était fixée, le malheur de sa vie était
décidé; mais il avait trouvé son dénoûment: c'est exactement celui de
l'œuvre nouvelle.
On s'étonne souvent de l'érudition de Molière, de la persistante
multiplicité des études qui durent concourir à chacune de ses œuvres.
Il faut s'étonner davantage de la cruelle audace avec laquelle il
opérait sur lui-même, faisait de sa propre vie l'aliment de son théâtre
et transportait (comme on le disait alors) sur la scène «tout son
domestique,» fautes, passions, espérances, douleurs et remords de sa vie
morale. Nous verrons tour à tour apparaître (dans le _Misanthrope_ et
sous le nom d'Élise) la bonne mademoiselle Debrie, qui l'avait consolé;
dans dix autres pièces la jalouse sœur, Madeleine Béjart; partout, sous
la forme variée d'Henriette, de Célimène, de Psyché, la jeune et
brillante enfant qu'il allait épouser pour son malheur. C'est ici sa
première apparition. Elle est Agnès, dangereuse ignorante, pupille
ingénue et maligne, Rosine anticipée d'un tuteur qui deviendra Bartholo
sous la plume de Beaumarchais et qui est Molière en 1661.
Ce fut encore un incomparable succès. Cette jeune cour trouva naturel
qu'on prit la défense d'une honnête et douce liberté. Chacun allait
bientôt s'intéresser à la fragilité touchante de mademoiselle de la
Vallière. Racine préparait ses délicats chefs-d'œuvre. Les plus sages
de la cour, les modérés, se retrouvaient dans Ariste; l'homme à
boutades, Molière, le tuteur quinteux, fut la risée de tous.
Douze jours après la première représentation de l'œuvre sur le théâtre
du Palais-Royal, Molière et sa troupe durent se rendre aux ordres du
surintendant Fouquet, ou, comme le disaient ses amies les Précieuses, du
grand Cléonime, qui recevait dans les jardins de son magnifique château
de Vaux, Monsieur, Madame et Henriette, reine d'Angleterre. Après avoir
traité magnifiquement
«. . . . . les personnes royales
»Dans cette superbe maison,
»Admirable en toute saison;
»Après qu'on eut, de plusieurs tables,
»Desservi cent mets délectables,
»Tous confits en friants appas
»Qu'ici je ne dénombre pas;
»Outre concerts et mélodie,
»On leur donna la comédie,
»Sçavoir l'_École des maris,
»Charme à présent de tout Paris_[2].»
[2] Loret, _Muse historique_, 17 juin 1661.
De Visé lui-même, le critique acharné, convint, dans son journal, que la
pièce «si elle avait eu cinq actes, aurait bien pu passer à la
postérité.»
L'échec de _Don Garcie_ était réparé. Molière était l'homme du
demi-siècle qui commençait. Quant au but moral, que les critiques ont
cherché dans l'œuvre nouvelle, craignons de nous engager sur leurs
traces. Ne prétendons ni le découvrir ni le regretter. L'_École des
maris_, sachons-le bien, n'est ni un sermon, ni une œuvre didactique.
Hélas! c'est la vie.

A MONSEIGNEUR
LE DUC D'ORLÉANS
FRÈRE UNIQUE DU ROI[3]
MONSEIGNEUR,
Je fais voir ici, à la France, des choses bien peu proportionnées. Il
n'est rien de si grand et de si superbe que le nom que je mets à la tête
de ce livre, et rien de plus bas[4] que ce qu'il contient. Tout le monde
trouvera cet assemblage étrange; et quelques-uns pourront bien dire,
pour en exprimer l'inégalité, que c'est poser une couronne de perles et
de diamants sur une statue de terre, et faire entrer par des portiques
magnifiques et des arcs triomphaux superbes dans une méchante cabane.
Mais, MONSEIGNEUR, ce qui doit me servir d'excuse, c'est qu'en cette
aventure je n'ai eu aucun choix à faire, et que l'honneur que j'ai
d'être à VOTRE ALTESSE ROYALE m'a imposé une nécessité absolue de lui
dédier le premier ouvrage que je mets de moi-même au jour[5]. Ce n'est
pas un présent que je lui fais, c'est un devoir dont je m'acquitte; et
les hommages ne sont jamais regardés par les choses qu'ils portent. J'ai
donc osé, MONSEIGNEUR, dédier une bagatelle à VOTRE ALTESSE ROYALE,
parce que je n'ai pu m'en dispenser; et, si je me dispense ici de
m'étendre sur les belles et glorieuses vérités qu'on pourrait dire
d'elle, c'est par la juste appréhension que ces grandes idées ne fissent
éclater encore davantage la bassesse de mon offrande. Je me suis imposé
silence pour trouver un endroit plus propre à placer de si belles
choses; et tout ce que j'ai prétendu dans cette épître, c'est de
justifier mon action à toute la France, et d'avoir cette gloire de vous
dire à vous-même, MONSEIGNEUR, avec toute la soumission possible, que je
suis,
DE VOTRE ALTESSE ROYALE,
Le très-humble, très-obéissant et très-fidèle serviteur,
J.-B. P. MOLIÈRE.

[3] _Monsieur_ avait permis à Molière et à sa troupe de porter le nom
de _Comédiens ordinaires de Monsieur_; il leur avait même promis une
pension qu'il oublia toujours de payer.
[4] Pour: modeste, sans mélange de bassesse morale.
[5] Les _Précieuses_ et _Sganarelle_ avaient été imprimés subrepticement.
Voyez t. I, p. 241, 278.


PERSONNAGES ACTEURS
SGANARELLE, } frères. MOLIÈRE.
ARISTE[6], } L'ESPY.
ISABELLE, } sœurs. Mlle DEBRIE.
LÉONOR, } A. BÉJART.
LISETTE, suivante de Léonor. Mme BÉJART.
VALÈRE, amant d'Isabelle. LA GRANGE.
ERGASTE, valet de Valère. DUPARC.
UN COMMISSAIRE. DEBRIE.
UN NOTAIRE.
La scène est à Paris, sur une place publique.

[6] Le meilleur; du mot grec, _aristos_. C'est le type du sage
moderne.


ACTE PREMIER

SCÈNE I.--SGANARELLE, ARISTE.
SGANARELLE.
Mon frère, s'il vous plaît, ne discourons point tant,
Et que chacun de nous vive comme il l'entend.
Bien que sur moi des ans vous ayez l'avantage,
Et soyez assez vieux pour devoir être sage,
Je vous dirai pourtant que mes intentions
Sont de ne prendre point de vos corrections;
Que j'ai pour tout conseil ma fantaisie à suivre,
Et me trouve fort bien de ma façon de vivre.
ARISTE.
Mais chacun la condamne.
SGANARELLE.
Oui, des fous comme vous,
Mon frère.
ARISTE.
Grand merci, le compliment est doux!
SGANARELLE.
Je voudrais bien savoir, puisqu'il faut tout entendre,
Ce que ces beaux censeurs en moi peuvent reprendre.
ARISTE.
Cette farouche humeur, dont la sévérité
Fuit toutes les douceurs de la société,
A tous vos procédés inspire un air bizarre,
Et, jusques à l'habit, rend tout chez vous barbare.
SGANARELLE.
Il est vrai qu'à la mode il faut m'assujettir,
Et ce n'est pas pour moi que je me dois vêtir.
Ne voudriez-vous point, par vos belles sornettes,
Monsieur mon frère aîné, car, Dieu merci, vous l'êtes
D'une vingtaine d'ans, à ne vous rien celer,
Et cela ne vaut pas la peine d'en parler;
Ne voudriez-vous point, dis-je, sur ces matières,
De vos jeunes muguets[7] m'inspirer les manières?
M'obliger à porter de ces petits chapeaux
Qui laissent éventer leurs débiles cerveaux;
Et de ces blonds cheveux, de qui la vaste enflure
Des visages humains offusque la figure[8]?
De ces petits pourpoints sous les bras se perdans?
Et de ces grands collets jusqu'au nombril pendans?
De ces manches qu'à table on voit tâter les sauces?
Et de ces cotillons appelés hauts-de-chausses?
De ces souliers mignons, de rubans revêtus,
Qui vous font ressembler à des pigeons pattus?
Et de ces grands canons où, comme en des entraves,
On met tous les matins ses deux jambes esclaves,
Et par qui nous voyons ces messieurs les galans
Marcher écarquillés ainsi que des volans[9]?
Je vous plairois, sans doute, équipé de la sorte?
Et je vous vois porter les sottises qu'on porte.
ARISTE.
Toujours au plus grand nombre on doit s'accommoder,
Et jamais il ne faut se faire regarder.
L'un et l'autre excès choque, et tout homme bien sage
Doit faire des habits ainsi que du langage,
N'y rien trop affecter, et, sans empressement,
Suivre ce que l'usage y fait de changement.
Mon sentiment n'est pas qu'on prenne la méthode
De ceux qu'on voit toujours renchérir sur la mode,
Et qui, dans cet excès dont ils sont amoureux,
Seroient fâchés qu'un autre eût été plus loin qu'eux;
Mais je tiens qu'il est mal, sur quoi que l'on se fonde,
De fuir obstinément ce que suit tout le monde,
Et qu'il vaut mieux souffrir d'être au nombre des fous
Que du sage parti se voir seul contre tous.
SGANARELLE.
Cela sent son vieillard, qui, pour en faire accroire,
Cache ses cheveux blancs d'une perruque noire.
ARISTE.
C'est un étrange fait[10] du soin que vous prenez
A me venir toujours jeter mon âge au nez;
Et qu'il faille qu'en moi sans cesse je vous voie
Blâmer l'ajustement, aussi bien que la joie:
Comme si, condamnée à ne plus rien chérir,
La vieillesse devoit ne songer qu'à mourir,
Et d'assez de laideur n'est[11] pas accompagnée,
Sans se tenir encor malpropre et rechignée.
SGANARELLE.
Quoi qu'il en soit, je suis attaché fortement
A ne démordre point de mon habillement.
Je veux une coiffure, en dépit de la mode,
Sous qui toute ma tête ait un abri commode,
Un bon pourpoint[12] bien long, et fermé comme il faut,
Qui, pour bien digérer, tienne l'estomac chaud;
Un haut-de-chausse[13] fait justement pour ma cuisse;
Des souliers où mes pieds ne soient point au supplice,
Ainsi qu'en ont usé sagement nos aïeux:
Et qui me trouve mal n'a qu'à fermer les yeux.

[7] Pour: parfumés. Métaphore populaire qui n'a pas complètement
disparu.
[8] Pour: envahit la figure. Il s'agit de la perruque.
[9] Jouet semé de plumes, qui s'écarte en effet, qui forme un angle
très-ouvert. Les commentateurs, auxquels la simplicité ne plaît
jamais, ont voulu y voir une aile de moulin.
[10] Pour: exemple, preuve; du latin _factum_.
[11] Pour: n'était pas. Faute de français née de la nécessité du
vers.
[12] Vêtement qui remonte au XIIIe siècle. Il enveloppait et serrait
le buste depuis le cou jusqu'à la ceinture. Les élégants le faisaient
faire de peau de senteur et très-étroit. La vieille cour les portait
longs et bien ouatés. Du latin barbare _per punctum_, étoffe piquée.
[13] Vêtement pour les cuisses, comme les bas-de-chausses, que nous
appelons des bas, étaient le vêtement des jambes. La vieille cour
portait cette culotte très-étroite; les jeunes courtisans en faisaient
des cotillons très-larges, comme dit Sganarelle.

SCÈNE II.--LÉON, ISABELLE, LISETTE, ARISTE ET SGANARELLE, parlant bas
ensemble, sur le devant du théâtre, sans être aperçus.
LÉONOR, à Isabelle.
Je me charge de tout, en cas que l'on vous gronde.
LISETTE, à Isabelle.
Toujours dans une chambre à ne point voir le monde?
ISABELLE.
Il est ainsi bâti.
LÉONOR.
Je vous en plains, ma sœur.
LISETTE, à Léonor.
Bien vous prend que son frère ait tout une autre humeur,
Madame; et le destin vous fut bien favorable
En vous faisant tomber aux mains du raisonnable.
ISABELLE.
C'est un miracle encor qu'il ne m'ait aujourd'hui
Enfermée à la clef, ou menée avec lui.
LISETTE.
Ma foi, je l'envoierais[14] au diable avec sa fraise[15],
Et...
SGANARELLE, heurté par Lisette.
Où donc allez-vous, qu'il ne vous en déplaise?
LÉONOR.
Nous ne savons encore, et je pressois ma sœur
De venir du beau temps respirer la douceur:
Mais...
SGANARELLE, à Léonor.
Pour vous, vous pouvez aller où bon vous semble.
Montrant Lisette.
Vous n'avez qu'à courir, vous voilà deux ensemble.
A Isabelle.
Mais vous, je vous défends, s'il vous plaît, de sortir.
ARISTE.
Eh! laissez-les, mon frère, aller se divertir.
SGANARELLE.
Je suis votre valet, mon frère.
ARISTE.
La jeunesse
Veut...
SGANARELLE.
La jeunesse est sotte, et parfois la vieillesse.
ARISTE.
Croyez-vous qu'elle est mal d'être avec Léonor?
SGANARELLE.
Non pas; mais avec moi je la crois mieux encor.
ARISTE.
Mais...
SGANARELLE.
Mais ses actions de moi doivent dépendre,
Et je sais l'intérêt enfin que j'y dois prendre.
ARISTE.
A celles de sa sœur ai-je un moindre intérêt?
SGANARELLE.
Mon Dieu! chacun raisonne et fait comme il lui plaît.
Elles sont sans parens, et notre ami leur père
Nous commit leur conduite à son heure dernière;
Et, nous chargeant tous deux, ou de les épouser,
Ou, sur notre refus, un jour d'en disposer,
Sur elles, par contrat, nous sut, dès leur enfance,
Et de père et d'époux donner pleine puissance;
D'élever celle-là vous prîtes le souci,
Et moi je me chargeai du soin de celle-ci;
Selon vos volontés vous gouvernez la vôtre,
Laissez-moi, je vous prie, à mon gré régir l'autre.
ARISTE.
Il me semble...
SGANARELLE.
Il me semble, et je le dis tout haut,
Que sur un tel sujet c'est parler comme il faut.
Vous souffrez que la vôtre aille leste et pimpante,
Je le veux bien: qu'elle ait et laquais et suivante,
J'y consens: qu'elle coure, aime l'oisiveté,
Et soit des damoiseaux fleurée en liberté,
J'en suis fort satisfait; mais j'entends que la mienne
Vive à ma fantaisie, et non pas à la sienne;
Que d'une serge honnête elle ait son vêtement,
Et ne porte le noir qu'aux bons jours seulement;
Qu'enfermée au logis, en personne bien sage,
Elle s'applique toute aux choses du ménage,
A recoudre mon linge aux heures de loisir,
Ou bien à tricoter quelques bas par plaisir;
Qu'aux discours des muguets elle ferme l'oreille,
Et ne sorte jamais sans avoir qui la veille.
Enfin la chair est foible, et j'entends tous les bruits.
Je ne veux point porter de cornes, si je puis;
Et comme à m'épouser sa fortune l'appelle,
Je prétends, corps pour corps, pouvoir répondre d'elle.
ISABELLE.
Vous n'avez pas sujet, que je crois...
SGANARELLE.
Taisez-vous.
Je vous apprendrai bien s'il faut sortir sans nous.
LÉONOR.
Quoi donc, monsieur?
SGANARELLE.
Mon Dieu! madame, sans langage,
Je ne vous parle pas, car vous êtes trop sage.
LÉONOR.
Voyez-vous Isabelle avec nous à regret?
SGANARELLE.
Oui, vous me la gâtez, puisqu'il faut parler net.
Vos visites ici ne font que me déplaire,
Et vous m'obligerez de ne nous en plus faire.
LÉONOR.
Voulez-vous que mon cœur vous parle net aussi?
J'ignore de quel œil elle voit tout ceci;
Mais je sais ce qu'en moi feroit la défiance,
Et, quoiqu'un même sang nous ait donné naissance,
Nous sommes bien peu sœurs, s'il faut que chaque jour
Vos manières d'agir lui donnent de l'amour.
LISETTE.
En effet, tous ces soins sont des choses infâmes.
Sommes-nous chez les Turcs, pour renfermer les femmes?
Car on dit qu'on les tient esclaves en ce lieu,
Et que c'est pour cela qu'ils sont maudits de Dieu.
Notre honneur est, monsieur, bien sujet à foiblesse,
S'il faut qu'il ait besoin qu'on le garde sans cesse.
Pensez-vous, après tout, que ces précautions
Servent de quelque obstacle à nos intentions?
Et, quand nous nous mettons quelque chose à la tête,
Que l'homme le plus fin ne soit pas une bête?
Toutes ces gardes-là[16] sont visions de fous;
Le plus sûr est, ma foi, de se fier en nous;
Qui nous gêne se met en un péril extrême,
Et toujours notre honneur veut se garder lui-même.
C'est nous inspirer presque un désir de pécher,
Que montrer tant de soin de nous en empêcher;
Et, si par un mari je me voyois contrainte,
J'aurois fort grande pente à confirmer sa crainte.
SGANARELLE, à Ariste.
Voilà, beau précepteur, votre éducation.
Et vous souffrez cela sans nulle émotion?
ARISTE.
Mon frère, son discours ne doit que faire rire;
Elle a quelque raison en ce qu'elle veut dire.
Leur sexe aime à jouir d'un peu de liberté;
On le retient fort mal par tant d'austérité;
Et les soins défians, les verrous et les grilles,
Ne font pas la vertu des femmes ni des filles:
C'est l'honneur qui les doit tenir dans le devoir,
Non la sévérité que nous leur faisons voir.
C'est une étrange chose, à vous parler sans feinte,
Qu'une femme qui n'est sage que par contrainte.
En vain sur tous ses pas nous prétendons régner,
Je trouve que le cœur est ce qu'il faut gagner;
Et je ne tiendrais, moi, quelque soin qu'on se donne,
Mon honneur guère sûr aux mains d'une personne
A qui, dans les désirs qui pourraient l'assaillir,
Il ne manquerait rien qu'un moyen de faillir.
SGANARELLE.
Chansons que tout cela!
ARISTE.
Soit; mais je tiens sans cesse
Qu'il nous faut en riant instruire la jeunesse,
Reprendre ses défauts avec grande douceur,
Et du nom de vertu ne lui point faire peur.
Mes soins pour Léonor ont suivi ces maximes,
Des moindres libertés je n'ai point fait des crimes;
A ses jeunes désirs j'ai toujours consenti,
Et je ne m'en suis point, grâce au ciel, repenti.
J'ai souffert qu'elle ait vu les belles compagnies,
Les divertissements, les bals, les comédies;
Ce sont choses, pour moi, que je tiens de tout temps
Fort propres à former l'esprit des jeunes gens;
Et l'école du monde, en l'air dont il faut vivre,
Instruit mieux à mon gré que ne fait aucun livre.
Elle aime à dépenser en habits, linge, et nœuds[17];
Que voulez-vous? Je tâche à contenter ses vœux;
Et ce sont des plaisirs qu'on peut, dans nos familles,
Lorsque l'on a du bien, permettre aux jeunes filles.
Un ordre paternel l'oblige à m'épouser;
Mais mon dessein n'est pas de la tyranniser.
Je sais bien que nos ans ne se rapportent guère,
Et je laisse à son choix liberté tout entière.
Si quatre mille écus de rente bien venans,
Une grande tendresse et des soins complaisans,
Peuvent, à son avis, pour un tel mariage,
Réparer entre nous l'inégalité d'âge,
Elle peut m'épouser; sinon, choisir ailleurs.
Je consens que sans moi ses destins soient meilleurs;
Et j'aime mieux la voir sous un autre hyménée
Que si contre son gré sa main m'était donnée.
SGANARELLE.
Eh! qu'il est doucereux! c'est tout sucre et tout miel!
ARISTE.
Enfin, c'est mon humeur, et j'en rends grâce au ciel.
Je ne suivrois jamais ces maximes sévères
Qui font que des enfans comptent les jours des pères.
SGANARELLE.
Mais ce qu'en la jeunesse on prend de liberté
Ne se retranche pas avec facilité;
Et tous ses sentiments suivront mal votre envie
Quand il faudra changer sa manière de vie.
ARISTE.
Et pourquoi la changer?
SGANARELLE.
Pourquoi?
ARISTE.
Oui.
SGANARELLE.
Je ne sai.
ARISTE.
Y voit-on quelque chose où l'honneur soit blessé?
SGANARELLE.
Quoi! si vous l'épousez, elle pourra prétendre
Les mêmes libertés que, fille, on lui voit prendre?
ARISTE.
Pourquoi non?
SGANARELLE.
Vos désirs lui seront complaisans
Jusques à lui laisser et mouches et rubans?
ARISTE.
Sans doute.
SGANARELLE.
A lui souffrir, en cervelle troublée,
De courir tous les bals et les lieux d'assemblée?
ARISTE.
Oui, vraiment.
SGANARELLE.
Et chez vous iront les damoiseaux?
ARISTE.
Et quoi donc?
SGANARELLE.
Qui joueront et donneront cadeaux[18]?
ARISTE.
D'accord.
SGANARELLE.
Et votre femme entendra les fleurettes[19]?
ARISTE.
Fort bien.
SGANARELLE.
Et vous verrez ces visites muguettes[20]
D'un œil à témoigner de n'en être point soûl?
ARISTE.
Cela s'entend.
SGANARELLE.
Allez, vous êtes un vieux fou!
A Isabelle.
Rentrez, pour n'ouïr point cette pratique[21] infâme[22].

[14] Prononciation populaire et non archaïque.
[15] Ornement usité au XVIe siècle, et que les arriérés de l'ancienne
cour s'obstinaient à conserver. La reine Élisabeth en portait
d'immenses, la tête sortait de là comme du milieu d'une vaste aiguière
faite d'étoffe plissée, cannelée et très-empesée.
[16] Pour: méthode pour garder. Hardiesse expressive.
[17] Ornements de rubans que les femmes portent encore.
[18] Voyez _les Précieuses ridicules_, t. 1, p. 268.
[19] Pour: fleurs de rhétorique galante. Les Anglais ont conservé le
mot _flirtation_.
[20] Adjectif inventé par Molière, du mot muguet, fleur parfumée.
Voy. p. 7.
[21] Pour: théorie appliquée à la pratique de la vie.
[22] Scène imitée en partie des _Adelphes_.

SCÈNE III.--LÉONOR, LISETTE, ARISTE, SGANARELLE.
ARISTE.
Je veux m'abandonner à la foi de ma femme,
Et prétends toujours vivre ainsi que j'ai vécu.
SGANARELLE.
Que j'aurai de plaisir si l'on le fait cocu!
ARISTE.
J'ignore pour quel sort mon astre m'a fait naître;
Mais je sais que pour vous, si vous manquez de l'être,
On ne vous en doit point imputer le défaut;
Car vos soins pour cela font bien tout ce qu'il faut.
SGANARELLE.
Riez donc, beau rieur. Oh! que cela doit plaire
De voir un goguenard presque sexagénaire!
LÉONOR.
Du sort dont vous parlez je le garantis, moi,
S'il faut que par l'hymen il reçoive ma foi;
Il s'y peut assurer; mais sachez que mon âme
Ne répondrait de rien, si j'étais votre femme.
LISETTE.
C'est conscience à ceux qui s'assurent en nous;
Mais c'est pain bénit[23], certe, à des gens comme vous.
SGANARELLE.
Allez, langue maudite et des plus mal apprises!
ARISTE.
Vous vous êtes, mon frère, attiré ces sottises.
Adieu. Changez d'humeur et soyez averti
Que renfermer sa femme est le mauvais parti.
Je suis votre valet.
SGANARELLE.
Je ne suis pas le vôtre.

[23] Pour: chose naturelle, nécessaire comme le pain bénit à la
messe.

SCÈNE IV[24].--SGANARELLE.
Oh! que les voilà bien tous formés l'un pour l'autre!
Quelle belle famille! Un vieillard insensé
Qui fait le dameret dans un corps tout cassé;
Une fille maîtresse et coquette suprême;
Des valets impudents: non, la Sagesse même
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