Molière - Œuvres complètes, Tome 2 - 12
SCÈNE II.--URANIE, ÉLISE, GALOPIN.
GALOPIN.
Voilà Climène, madame, qui vient ici pour vous voir.
URANIE.
Eh, mon Dieu! quelle visite!
ÉLISE.
Vous vous plaigniez d'être seule; aussi le ciel vous en punit.
URANIE.
Vite, qu'on aille dire que je n'y suis pas.
GALOPIN.
On a déjà dit que vous y étiez.
URANIE.
Et, qui est le sot qui l'a dit?
GALOPIN.
Moi, madame.
URANIE.
Diantre soit le petit vilain! Je vous apprendrai bien à faire vos
réponses de vous-même.
GALOPIN.
Je vais lui dire, madame, que vous voulez être sortie.
URANIE.
Arrêtez, animal! et la laissez monter, puisque la sottise est faite!
GALOPIN.
Elle parle encore à un homme dans la rue.
URANIE.
Ah! cousine, que cette visite m'embarrasse à l'heure qu'il est!
ÉLISE.
Il est vrai que la dame est un peu embarrassante de son naturel; j'ai
toujours eu pour elle une furieuse aversion; et n'en déplaise à sa
qualité, c'est la plus sotte bête qui se soit jamais mêlée de raisonner.
URANIE.
L'épithète est un peu forte.
ÉLISE.
Allez, allez, elle mérite bien cela, et quelque chose de plus si on lui
faisoit justice. Est-ce qu'il y a une personne qui soit plus
véritablement qu'elle ce qu'on appelle précieuse, à prendre le mot dans
sa plus mauvaise signification?
URANIE.
Elle se défend bien de ce nom, pourtant.
ÉLISE.
Il est vrai; elle se défend du nom, mais non pas de la chose; car,
enfin, elle l'est depuis les pieds jusqu'à la tête, et la plus grande
façonnière du monde. Il semble que tout son corps soit démonté, et que
les mouvements de ses hanches, de ses épaules et de sa tête n'aillent
que par ressorts; elle affecte toujours un ton de voix languissant et
niais, fait la moue pour montrer une petite bouche, et roule les yeux
pour les faire paroître grands.
URANIE.
Doucement donc! Si elle venoit à entendre...
ÉLISE.
Point, point, elle ne monte pas encore. Je me souviens toujours du soir
qu'elle eut envie de voir Damon[159], sur la réputation qu'on lui
donne, et les choses que le public a vues de lui. Vous connoissez
l'homme, et sa naturelle paresse à soutenir la conversation. Elle
l'avoit invité à souper comme bel esprit, et jamais il ne parut si sot,
parmi une demi-douzaine de gens à qui elle avoit fait fête de lui, et
qui le regardoient avec de grands yeux, comme une personne qui ne devoit
pas être faite comme les autres. Ils pensoient tous qu'il étoit là pour
défrayer la compagnie de bons mots; que chaque parole qui sortoit de sa
bouche devoit être extraordinaire; qu'il devoit faire des impromptus sur
tout ce qu'on disoit, et ne demander à boire qu'avec une pointe; mais il
les trompa fort par son silence, et la dame fut aussi mal satisfaite de
lui que je le fus d'elle.
URANIE.
Tais-toi. Je vais la recevoir à la porte de la chambre.
ÉLISE.
Encore un mot. Je voudrois bien la voir mariée avec le marquis dont nous
avons parlé. Le bel assemblage que ce seroit d'une précieuse et d'un
turlupin!
URANIE.
Veux-tu te taire! La voici.
[159] Molière lui-même.
SCÈNE III.--CLIMÈNE, URANIE, ÉLISE, GALOPIN.
URANIE.
Vraiment, c'est bien tard que...
CLIMÈNE.
Eh! de grâce, ma chère, faites-moi vite donner un siége.
URANIE, à Galopin.
Un fauteuil promptement.
CLIMÈNE.
Ah! mon Dieu!
URANIE.
Qu'est-ce donc?
CLIMÈNE.
Je n'en puis plus!
URANIE.
Qu'avez-vous?
CLIMÈNE.
Le cœur me manque.
URANIE.
Sont-ce vapeurs qui vous ont pris?
CLIMÈNE.
Non.
URANIE.
Voulez-vous que l'on vous délace?
CLIMÈNE.
Mon Dieu, non. Ah!
URANIE.
Quel est donc votre mal? et depuis quand vous a-t-il pris?
CLIMÈNE.
Il y a plus de trois heures, et je l'ai rapporté du Palais-Royal[160].
URANIE.
Comment?
CLIMÈNE.
Je viens de voir, pour mes péchés, cette méchante rapsodie de l'_École
des Femmes_. Je suis encore en défaillance du mal de cœur que cela m'a
donné, et je pense que je n'en reviendrai de plus de quinze jours.
ÉLISE.
Voyez un peu comme les maladies arrivent sans qu'on y songe!
URANIE.
Je ne sais pas de quel tempérament nous sommes, ma cousine et moi; mais
nous fûmes avant-hier à la même pièce, et nous en revînmes toutes deux
saines et gaillardes.
CLIMÈNE.
Quoi! vous l'avez vue?
URANIE.
Oui, et écoutée d'un bout à l'autre.
CLIMÈNE.
Et vous n'en avez pas été jusques aux convulsions, ma chère?
URANIE.
Je ne suis pas si délicate, Dieu merci; et je trouve, pour moi, que
cette comédie seroit plutôt capable de guérir les gens que de les rendre
malades.
CLIMÈNE.
Ah! mon Dieu! que dites-vous là? Cette proposition peut-elle être
avancée par une personne qui ait du revenu en sens commun? Peut-on
impunément, comme vous faites, rompre en visière à la raison? et, dans
le vrai de la chose, est-il un esprit si affamé de plaisanterie, qu'il
puisse tâter des fadaises dont cette comédie est assaisonnée? Pour moi,
je vous avoue que je n'ai pas trouvé le moindre grain de sel dans tout
cela. _Les enfants par l'oreille_ m'ont paru d'un goût détestable; _la
tarte à la crème_ m'a affadi le cœur, et j'ai pensé vomir au potage.
ÉLISE.
Mon Dieu! que tout cela est dit élégamment! J'aurais cru que cette pièce
étoit bonne; mais madame a une éloquence si persuasive, elle tourne les
choses d'une manière si agréable, qu'il faut être de son sentiment,
malgré qu'on en ait.
URANIE.
Pour moi, je n'ai pas tant de complaisance, et, pour dire ma pensée, je
tiens cette comédie une des plus plaisantes que l'auteur ait produites.
CLIMÈNE.
Ah! vous me faites pitié, de parler ainsi; et je ne saurois vous
souffrir cette obscurité de discernement. Peut-on, ayant de la vertu,
trouver de l'agrément dans une pièce qui tient sans cesse la pudeur en
alarme, et salit à tout moment l'imagination?
ÉLISE.
Les jolies façons de parler que voilà! Que vous êtes, madame, une rude
joueuse en critique, et que je plains le pauvre Molière de vous avoir
pour ennemie!
CLIMÈNE.
Croyez-moi, ma chère, corrigez de bonne foi votre jugement, et, pour
honneur, n'allez point dire par le monde que cette comédie vous ait plu.
URANIE.
Moi, je ne sais pas ce que vous y avez trouvé qui blesse la pudeur.
CLIMÈNE.
Hélas! tout; et je mets en fait qu'une honnête femme ne la sauroit voir
sans confusion, tant j'y ai découvert d'ordures et de saletés.
URANIE.
Il faut donc que, pour les ordures, vous ayez des lumières que les
autres n'ont pas; car, pour moi, je n'y en ai point vu.
CLIMÈNE.
C'est que vous ne voulez pas y en avoir vu, assurément; car enfin toutes
ces ordures, Dieu merci, y sont à visage découvert; elles n'ont pas la
moindre enveloppe qui les couvre, et les yeux les plus hardis sont
effrayés de leur nudité.
ÉLISE.
Ah!
CLIMÈNE.
Hai, hai, hai.
URANIE.
Mais encore, s'il vous plaît, marquez-moi une de ces ordures que vous
dites.
CLIMÈNE.
Hélas! est-il nécessaire de vous les marquer?
URANIE.
Oui. Je vous demande seulement un endroit qui vous ait fort choquée.
CLIMÈNE.
En faut-il d'autre que la scène de cette Agnès, lorsqu'elle dit ce que
l'on lui a pris?
URANIE.
Eh bien, que trouvez-vous là de sale?
CLIMÈNE.
Ah!
URANIE.
De grâce!
CLIMÈNE.
Fi!
URANIE.
Mais encore?
CLIMÈNE.
Je n'ai rien à vous dire.
URANIE.
Pour moi, je n'y entends point de mal.
CLIMÈNE.
Tant pis pour vous.
URANIE.
Tant mieux, plutôt, ce me semble. Je regarde les choses du côté qu'on me
les montre, et ne les tourne point pour y chercher ce qu'il ne faut pas
voir.
CLIMÈNE.
L'honnêteté d'une femme...
URANIE.
L'honnêteté d'une femme n'est pas dans les grimaces. Il sied mal de
vouloir être plus sage que celles qui sont sages. L'affectation en cette
matière est pire qu'en toute autre; et je ne vois rien de si ridicule
que cette délicatesse d'honneur qui prend tout en mauvaise part, donne
un sens criminel aux plus innocentes paroles, et s'offense de l'ombre
des choses. Croyez-moi, celles qui font tant de façons n'en sont pas
estimées plus femmes de bien. Au contraire, leur sévérité mystérieuse et
leurs grimaces affectées irritent la censure de tout le monde contre les
actions de leur vie. On est ravi de découvrir ce qu'il peut y avoir à
redire; et, pour tomber dans l'exemple, il y avoit l'autre jour des
femmes à cette comédie, vis-à-vis de la loge où nous étions qui, par les
mines qu'elles affectèrent durant toute la pièce, leurs détournements de
tête et leurs cachements[161] de visage, firent dire de tous côtés cent
sottises de leur conduite, que l'on n'auroit pas dites sans cela; et
quelqu'un même des laquais cria tout haut qu'elles étoient plus chastes
des oreilles que de tout le reste du corps.
CLIMÈNE.
Enfin, il faut être aveugle dans cette pièce, et ne pas faire semblant
d'y voir les choses.
URANIE.
Il ne faut pas y vouloir voir ce qui n'y est pas.
CLIMÈNE.
Ah! je soutiens, encore un coup, que les saletés y crèvent les yeux.
URANIE.
Et moi, je ne demeure pas d'accord de cela.
CLIMÈNE.
Quoi! la pudeur n'est pas visiblement blessée par ce que dit Agnès dans
l'endroit dont nous parlons?
URANIE.
Non, vraiment. Elle ne dit pas un mot qui de soi ne soit fort honnête;
et, si vous voulez entendre dessous quelque autre chose, c'est vous qui
faites l'ordure, et non pas elle, puisqu'elle parle seulement d'un ruban
qu'on lui a pris.
CLIMÈNE.
Ah! ruban tant qu'il vous plaira; mais ce _le_, où elle s'arrête, n'est
pas mis pour des prunes. Il vient sur ce _le_ d'étranges pensées. Ce
_le_ scandalise furieusement; et, quoi que vous puissiez dire, vous ne
sauriez défendre l'insolence de ce _le_.
ÉLISE.
Il est vrai, ma cousine, je suis pour madame contre ce _le_. Ce _le_ est
insolent au dernier point, et vous avez tort de défendre ce _le_.
CLIMÈNE.
Il a une obscénité[162] qui n'est pas supportable.
ÉLISE.
Comment dites-vous ce mot-là, madame?
CLIMÈNE.
Obscénité, madame.
ÉLISE.
Ah! mon Dieu! _obscénité_. Je ne sais pas ce que ce mot veut dire; mais
je le trouve le plus joli du monde.
CLIMÈNE.
Enfin, vous voyez comme votre sang prend mon parti.
URANIE.
Eh! mon Dieu, c'est une causeuse qui ne dit pas ce qu'elle pense. Ne
vous y fiez pas beaucoup, si vous m'en voulez croire.
ÉLISE.
Ah! que vous êtes méchante, de me vouloir rendre suspecte à madame!
Voyez un peu où j'en serais, si elle alloit croire ce que vous dites!
Serois-je si malheureuse, madame, que vous eussiez de moi cette pensée?
CLIMÈNE.
Non, non, je ne m'arrête pas à ces paroles, et je vous crois plus
sincère qu'elle ne dit.
ÉLISE.
Ah! que vous avez bien raison, madame, et que vous me rendrez justice,
quand vous croirez que je vous trouve la plus engageante personne du
monde, que j'entre dans tous vos sentiments, et suis charmée de toutes
les expressions qui sortent de votre bouche!
CLIMÈNE.
Hélas! je parle sans affectation.
ÉLISE.
On le voit bien, madame, et que tout est naturel en vous. Vos paroles,
le ton de votre voix, vos regards, vos pas, votre action et votre
ajustement, ont je ne sais quel air de qualité qui enchante les gens. Je
vous étudie des yeux et des oreilles; et je suis si remplie de vous, que
je tâche d'être votre singe et de vous contrefaire en tout.
CLIMÈNE.
Vous vous moquez de moi, madame!
ÉLISE.
Pardonnez-moi, madame. Qui voudroit se moquer de vous?
CLIMÈNE.
Je ne suis pas un bon modèle, madame.
ÉLISE.
Oh! que si, madame!
CLIMÈNE.
Vous me flattez, madame.
ÉLISE.
Point du tout, madame.
CLIMÈNE.
Épargnez-moi, s'il vous plaît, madame.
ÉLISE.
Je vous épargne aussi, madame, et je ne dis pas la moitié de ce que je
pense, madame.
CLIMÈNE.
Ah! mon Dieu! brisons là, de grâce. Vous me jetteriez dans une confusion
épouvantable, (à Uranie.) Enfin, nous voilà deux contre vous; et
l'opiniâtreté sied si mal aux personnes spirituelles...
[160] Du théâtre de Molière. Voyez la préface de _Don Garcie de
Navarre_.
[161] Mot inventé par Molière, conforme à l'analogie, et que l'on n'a
plus employé.
[162] Mot introduit par les précieuses; du latin, _obscenitas_; une
femme du monde ne l'emploierait plus aujourd'hui, à cause de son
énergie même.
SCÈNE IV.--LE MARQUIS, CLIMÈNE, URANIE, ÉLISE, GALOPIN.
GALOPIN, à la porte de la chambre.
Arrêtez, s'il vous plaît, monsieur.
LE MARQUIS.
Tu ne me connois pas, sans doute?
GALOPIN.
Si fait, je vous connois; mais vous n'entrerez pas.
LE MARQUIS.
Ah! que de bruit, petit laquais!
GALOPIN.
Cela n'est pas bien de vouloir entrer malgré les gens.
LE MARQUIS.
Je veux voir ta maîtresse.
GALOPIN.
Elle n'y est pas, vous dis-je.
LE MARQUIS.
La voilà dans la chambre.
GALOPIN.
Il est vrai, la voilà; mais elle n'y est pas.
URANIE.
Qu'est-ce donc qu'il y a là?
LE MARQUIS.
C'est votre laquais, madame, qui fait le sot.
GALOPIN.
Je lui dis que vous n'y êtes pas, madame, et il ne veut pas laisser[163]
d'entrer.
URANIE.
Et pourquoi dire à monsieur que je n'y suis pas?
GALOPIN.
Vous me grondâtes l'autre jour de lui avoir dit que vous y étiez.
URANIE.
Voyez cet insolent! Je vous prie, monsieur, de ne pas croire ce qu'il
dit. C'est un petit écervelé, qui vous a pris pour un autre.
LE MARQUIS.
Je l'ai bien vu, madame; et, sans votre respect, je lui aurois appris à
connoître les gens de qualité.
ÉLISE.
Ma cousine vous est fort obligée de cette déférence.
URANIE, à Galopin.
Un siége donc, impertinent!
GALOPIN.
N'en voilà-t-il pas un?
URANIE.
Approchez-le.
Galopin pousse le siége rudement, et sort.
[163] Pour: il ne veut pas omettre d'entrer. Excellente expression
empruntée aux Italiens (_lasciar di dire_). Expression que nous avons
perdue, et qui ne peut se remplacer.
SCÈNE V.--LE MARQUIS, CLIMÈNE, URANIE, ÉLISE.
LE MARQUIS.
Votre petit laquais madame, a du mépris pour ma personne.
ÉLISE.
Il auroit tort, sans doute.
LE MARQUIS.
C'est peut-être que je paye l'intérêt de ma mauvaise mine. (Il rit.)
Hai, hai, hai, hai.
ÉLISE.
L'âge le rendra plus éclairé en honnêtes gens[164].
LE MARQUIS.
Sur quoi en étiez-vous, mesdames, lorsque je vous ai interrompues?
URANIE.
Sur la comédie de l'_École des Femmes_.
LE MARQUIS.
Je ne fais que d'en sortir.
CLIMÈNE.
Eh bien, monsieur, comment la trouvez-vous, s'il vous plaît?
LE MARQUIS.
Tout à fait impertinente.
CLIMÈNE.
Ah! que j'en suis ravie!
LE MARQUIS.
C'est la plus méchante chose du monde. Comment, diable! à peine ai-je pu
trouver place. J'ai pensé être étouffé à la porte, et jamais on ne m'a
tant marché sur les pieds. Voyez comme mes canons et mes rubans en sont
ajustés, de grâce.
ÉLISE.
Il est vrai que cela crie vengeance contre l'_École des Femmes_, et que
vous la condamnez avec justice.
LE MARQUIS.
Il ne s'est jamais fait, je pense, une si méchante comédie.
URANIE.
Ah! voici Dorante, que nous attendions.
[164] Pour: gens comme il faut. Cette acception s'est conservée
jusqu'au milieu du XVIIIe siècle.
SCÈNE VI.--DORANTE, CLIMÈNE, URANIE, ÉLISE, LE MARQUIS.
DORANTE.
Ne bougez, de grâce, et n'interrompez point votre discours. Vous êtes là
sur une matière qui, depuis quatre jours, fait presque l'entretien de
toutes les maisons de Paris; et jamais on n'a rien vu de si plaisant que
la diversité des jugements qui se font là-dessus. Car, enfin, j'ai ouï
condamner cette comédie à certaines gens, par les mêmes choses que j'ai
vu d'autres estimer le plus.
URANIE.
Voilà monsieur le marquis qui en dit force mal.
LE MARQUIS.
Il est vrai. Je la trouve détestable, morbleu! détestable, du dernier
détestable, ce qu'on appelle détestable!
DORANTE.
Et moi, mon cher marquis, je trouve le jugement détestable.
LE MARQUIS.
Quoi! chevalier, est-ce que tu prétends soutenir cette pièce?
DORANTE.
Oui, je prétends la soutenir.
LE MARQUIS.
Parbleu! je la garantis détestable.
DORANTE.
La caution n'est pas bourgeoise[165]. Mais, marquis, par quelle raison,
de grâce, cette comédie est-elle ce que tu dis?
LE MARQUIS.
Pourquoi elle est détestable?
DORANTE.
Oui.
LE MARQUIS.
Elle est détestable, parce qu'elle est détestable.
DORANTE.
Après cela, il n'y a plus rien à dire, voilà son procès fait. Mais
encore instruis-nous, et nous dis les défauts qui y sont.
LE MARQUIS.
Que sais-je, moi? je ne me suis pas seulement donné la peine de
l'écouter. Mais enfin je sais bien que je n'ai jamais rien vu de si
méchant, Dieu me damne! et Dorilas, contre qui j'étois[166], a été de
mon avis.
DORANTE.
L'autorité est belle, et te voilà bien appuyé!
LE MARQUIS.
Il ne faut que voir les continuels éclats de rire que le parterre y
fait. Je ne veux point d'autre chose pour témoigner qu'elle ne vaut
rien.
DORANTE.
Tu es donc, marquis, de ces messieurs du bel air qui ne veulent pas que
le parterre ait du sens commun, et qui seroient fâchés d'avoir ri avec
lui, fût-ce de la meilleure chose du monde? Je vis l'autre jour sur le
théâtre un de nos amis, qui se rendit ridicule par là. Il écouta toute
la pièce avec un sérieux le plus sombre du monde; et tout ce qui égayoit
les autres ridoit son front. A tous les éclats de risée, il haussoit les
épaules, et regardoit le parterre en pitié; et quelquefois aussi, le
regardant avec dépit, il lui disoit tout haut: _Ris donc, parterre, ris
donc!_ Ce fut une seconde comédie, que le chagrin de notre ami. Il la
donna en galant homme à toute l'assemblée, et chacun demeura d'accord
qu'on ne pouvait pas mieux jouer qu'il fit. Apprends, marquis, je te
prie, et les autres aussi, que le bon sens n'a point de place déterminée
à la comédie; que la différence du demi-louis d'or et la pièce de quinze
sous ne fait rien du tout au bon goût; que, debout et assis, l'on peut
donner un mauvais jugement; et qu'enfin, à le prendre en général, je me
fierois assez à l'approbation du parterre, par la raison qu'entre ceux
qui le composent il y en a plusieurs qui sont capables de juger d'une
pièce selon les règles, et que les autres en jugent par la bonne façon
d'en juger, qui est de se laisser prendre aux choses, et de n'avoir ni
prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule.
LE MARQUIS.
Te voilà donc, chevalier, le défenseur du parterre? Parbleu! je m'en
réjouis, et je ne manquerai pas de l'avertir que tu es de ses amis. Hai,
hai, hai, hai, hai.
DORANTE.
Ris tant que tu voudras. Je suis pour le bon sens, et ne saurois
souffrir les ébullitions de cerveau de nos marquis de Mascarille.
J'enrage de voir de ces gens qui se traduisent en ridicule, malgré leur
qualité; de ces gens qui décident toujours, et parlent hardiment de
toutes choses, sans s'y connoître; qui, dans une comédie, se récrieront
aux méchants endroits, et ne branleront pas à ceux qui sont bons; qui,
voyant un tableau, ou écoutant un concert de musique, blâment de même et
louent tout à contre-sens, prennent par où ils peuvent les termes de
l'art qu'ils attrapent et ne manquent jamais de les estropier, et de les
mettre hors de place. Eh, morbleu! messieurs, taisez-vous! Quand Dieu ne
vous a pas donné la connoissance d'une chose, n'apprêtez point à rire à
ceux qui vous entendent parler, et songez qu'en ne disant mot on croira
peut-être que vous êtes d'habiles gens.
LE MARQUIS.
Parbleu! chevalier, tu le prends-là...
DORANTE.
Mon Dieu, marquis, ce n'est pas à toi que je parle. C'est à une douzaine
de messieurs qui déshonorent les gens de cour par leurs manières
extravagantes, et font croire parmi le peuple que nous nous ressemblons
tous. Pour moi, je m'en veux justifier le plus qu'il me sera possible;
et je les dauberai tant en toutes rencontres, qu'à la fin ils se
rendront sages.
LE MARQUIS.
Dis-moi un peu, chevalier, crois-tu que Lysandre ait de l'esprit?
DORANTE.
Oui, sans doute, et beaucoup.
URANIE.
C'est une chose qu'on ne peut pas nier.
LE MARQUIS.
Demande-lui ce qu'il lui semble de l'_École des Femmes_, tu verras qu'il
te dira qu'elle ne lui plaît pas.
DORANTE.
Eh, mon Dieu! il y en a beaucoup que le trop d'esprit gâte, qui voient
mal les choses à force de lumière, et même qui seroient bien fâchés
d'être de l'avis des autres, pour avoir la gloire de décider.
URANIE.
Il est vrai. Notre ami est de ces gens-là, sans doute. Il veut être le
premier de son opinion, et qu'on attende par respect son jugement. Toute
approbation qui marche avant la sienne est un attentat sur ses lumières,
dont il se venge hautement en prenant le contraire parti. Il veut qu'on
le consulte sur toutes les affaires d'esprit; et je suis sûre que si
l'auteur lui eût montré sa comédie avant que de la faire voir au public,
il l'eût trouvée la plus belle du monde.
LE MARQUIS.
Et que direz-vous de la marquise Araminte, qui la publie partout pour
épouvantable, et dit qu'elle n'a jamais pu souffrir les ordures dont
elle est pleine?
DORANTE.
Je dirai que cela est digne du caractère qu'elle a pris; et qu'il y a
des personnes qui se rendent ridicules, pour vouloir avoir trop
d'honneur[167]. Bien qu'elle ait de l'esprit, elle a suivi le mauvais
exemple de celles qui, étant sur le retour de l'âge, veulent remplacer
de[168] quelque chose ce qu'elles voient qu'elles perdent, et prétendent
que les grimaces d'une pruderie scrupuleuse leur tiendront lieu de
jeunesse et de beauté. Celle-ci pousse l'affaire plus avant qu'aucune;
et l'habileté de son scrupule découvre des saletés ou jamais personne
n'en avoit vu. On tient qu'il va, ce scrupule, jusques à défigurer
notre langue, et qu'il n'y a point presque de mots dont la sévérité de
cette dame ne veuille retrancher ou la tête ou la queue, pour les
syllabes déshonnêtes qu'elle y trouve.
URANIE.
Vous êtes bien fou, chevalier.
LE MARQUIS.
Enfin, chevalier, tu crois défendre ta comédie en faisant la satire de
ceux qui la condamnent.
DORANTE.
Non pas; mais je tiens que cette dame se scandalise à tort...
ÉLISE.
Tout beau, monsieur le chevalier, il pourroit y en avoir d'autres
qu'elle, qui seroient dans les mêmes sentiments.
DORANTE.
Je sais bien que ce n'est pas vous, au moins; et que, lorsque vous avez
vu cette représentation...
ÉLISE.
Il est vrai, mais j'ai changé d'avis. (Montrant Climène.) Et madame sait
appuyer le sien par des raisons si convaincantes, qu'elle m'a entraînée
de son côté.
DORANTE, à Climène.
Ah! madame, je vous demande pardon; et, si vous le voulez, je me
dédirai, pour l'amour de vous, de tout ce que j'ai dit.
CLIMÈNE.
Je ne veux pas que ce soit pour l'amour de moi, mais pour l'amour de la
raison: car enfin cette pièce, à le bien prendre, est tout à fait
indéfendable[169]; et je ne conçois pas...
URANIE.
Ah! voici l'auteur, M. Lysidas. Il vient tout à propos pour cette
matière. Monsieur Lysidas, prenez un siége vous-même, et vous mettez
là.
[165] Pour: suffisante. Voyez plus haut, tome Ier, page 255, note
cinquième.
[166] Pour: à côté de qui j'étais. Archaïsme passé de mode.
[167] Pour: pudeur.
[168] Pour: au moyen de quelque chose.
[169] Mot inventé par la précieuse Climène.
SCÈNE VII.--LYSIDAS, CLIMÈNE, URANIE, ÉLISE, DORANTE, LE MARQUIS.
LYSIDAS.
Madame, je viens un peu tard; mais il m'a fallu lire ma pièce chez
madame la marquise dont je vous avois parlé; et les louanges qui lui ont
été données m'ont retenu une heure plus que je ne croyois.
ÉLISE.
C'est un grand charme que les louanges pour arrêter un auteur.
URANIE.
Asseyez-vous donc, monsieur Lysidas; nous lirons votre pièce après
souper.
LYSIDAS.
Tous ceux qui étoient là doivent venir à sa première représentation, et
m'ont promis de faire leur devoir comme il faut.
URANIE.
Je le crois. Mais, encore une fois, asseyez-vous, s'il vous plaît. Nous
sommes ici sur une matière que je serai bien aise que nous poussions.
LYSIDAS.
Je pense, madame, que vous retiendrez aussi une loge pour ce jour-là?
URANIE.
Nous verrons. Poursuivons, de grâce, notre discours.
LYSIDAS.
Je vous donne avis, madame, qu'elles sont presque toutes retenues.
URANIE.
Voilà qui est bien. Enfin, j'avois besoin de vous lorsque vous êtes
venu, et tout le monde étoit ici contre moi.
ÉLISE, à Uranie, montrant Dorante.
Il s'est mis d'abord de votre côté; mais maintenant (montrant Climène)
qu'il sait que madame est à la tête du parti contraire, je pense que
vous n'avez qu'à chercher un autre secours.
CLIMÈNE.
Non, non, je ne voudrois pas qu'il fît mal sa cour auprès de madame
votre cousine, et je permets à son esprit d'être du parti de son cœur.
DORANTE.
Avec cette permission, madame, je prendrai la hardiesse de me défendre.
URANIE.
Mais, auparavant, sachons un peu les sentiments de monsieur Lysidas.
LYSIDAS.
Sur quoi, madame?
URANIE.
Sur le sujet de l'_École des Femmes_.
LYSIDAS.
Ah! ah!
DORANTE.
Que vous en semble?
LYSIDAS.
Je n'ai rien à dire là-dessus; et vous savez qu'entre nous autres
auteurs nous devons parler des ouvrages les uns des autres avec beaucoup
de circonspection.
DORANTE.
Mais encore, entre nous, que pensez-vous de cette comédie?
LYSIDAS.
Moi, monsieur?
URANIE.
De bonne foi, dites-nous votre avis.
LYSIDAS.
Je la trouve fort belle.
DORANTE.
Assurément?
LYSIDAS.
Assurément. Pourquoi non? N'est-elle pas en effet la plus belle du
monde?
DORANTE.
Hon, hon, vous êtes un méchant diable, monsieur Lysidas; vous ne dites
pas ce que vous pensez.
LYSIDAS.
Pardonnez-moi.
DORANTE.
Mon Dieu, je vous connois. Ne dissimulons point.
LYSIDAS.
Moi, monsieur?
DORANTE.
Je vois bien que le bien que vous dites de cette pièce n'est que par
honnêteté, et que, dans le fond du cœur, vous êtes de l'avis de
beaucoup de gens qui la trouvent mauvaise.
LYSIDAS.
Hai, hai, hai.
DORANTE.
Avouez, ma foi, que c'est une méchante chose que cette comédie.
LYSIDAS.
Il est vrai qu'elle n'est pas approuvée par les connaisseurs.
LE MARQUIS.
Ma foi, chevalier, tu en tiens, et te voilà payé de ta raillerie. Ah,
ah, ah, ah, ah!
DORANTE.
Pousse, mon cher marquis, pousse.
LE MARQUIS.
Tu vois que nous avons les savans de notre côté.
DORANTE.
Il est vrai. Le jugement de M. Lysidas est quelque chose de
GALOPIN.
Voilà Climène, madame, qui vient ici pour vous voir.
URANIE.
Eh, mon Dieu! quelle visite!
ÉLISE.
Vous vous plaigniez d'être seule; aussi le ciel vous en punit.
URANIE.
Vite, qu'on aille dire que je n'y suis pas.
GALOPIN.
On a déjà dit que vous y étiez.
URANIE.
Et, qui est le sot qui l'a dit?
GALOPIN.
Moi, madame.
URANIE.
Diantre soit le petit vilain! Je vous apprendrai bien à faire vos
réponses de vous-même.
GALOPIN.
Je vais lui dire, madame, que vous voulez être sortie.
URANIE.
Arrêtez, animal! et la laissez monter, puisque la sottise est faite!
GALOPIN.
Elle parle encore à un homme dans la rue.
URANIE.
Ah! cousine, que cette visite m'embarrasse à l'heure qu'il est!
ÉLISE.
Il est vrai que la dame est un peu embarrassante de son naturel; j'ai
toujours eu pour elle une furieuse aversion; et n'en déplaise à sa
qualité, c'est la plus sotte bête qui se soit jamais mêlée de raisonner.
URANIE.
L'épithète est un peu forte.
ÉLISE.
Allez, allez, elle mérite bien cela, et quelque chose de plus si on lui
faisoit justice. Est-ce qu'il y a une personne qui soit plus
véritablement qu'elle ce qu'on appelle précieuse, à prendre le mot dans
sa plus mauvaise signification?
URANIE.
Elle se défend bien de ce nom, pourtant.
ÉLISE.
Il est vrai; elle se défend du nom, mais non pas de la chose; car,
enfin, elle l'est depuis les pieds jusqu'à la tête, et la plus grande
façonnière du monde. Il semble que tout son corps soit démonté, et que
les mouvements de ses hanches, de ses épaules et de sa tête n'aillent
que par ressorts; elle affecte toujours un ton de voix languissant et
niais, fait la moue pour montrer une petite bouche, et roule les yeux
pour les faire paroître grands.
URANIE.
Doucement donc! Si elle venoit à entendre...
ÉLISE.
Point, point, elle ne monte pas encore. Je me souviens toujours du soir
qu'elle eut envie de voir Damon[159], sur la réputation qu'on lui
donne, et les choses que le public a vues de lui. Vous connoissez
l'homme, et sa naturelle paresse à soutenir la conversation. Elle
l'avoit invité à souper comme bel esprit, et jamais il ne parut si sot,
parmi une demi-douzaine de gens à qui elle avoit fait fête de lui, et
qui le regardoient avec de grands yeux, comme une personne qui ne devoit
pas être faite comme les autres. Ils pensoient tous qu'il étoit là pour
défrayer la compagnie de bons mots; que chaque parole qui sortoit de sa
bouche devoit être extraordinaire; qu'il devoit faire des impromptus sur
tout ce qu'on disoit, et ne demander à boire qu'avec une pointe; mais il
les trompa fort par son silence, et la dame fut aussi mal satisfaite de
lui que je le fus d'elle.
URANIE.
Tais-toi. Je vais la recevoir à la porte de la chambre.
ÉLISE.
Encore un mot. Je voudrois bien la voir mariée avec le marquis dont nous
avons parlé. Le bel assemblage que ce seroit d'une précieuse et d'un
turlupin!
URANIE.
Veux-tu te taire! La voici.
[159] Molière lui-même.
SCÈNE III.--CLIMÈNE, URANIE, ÉLISE, GALOPIN.
URANIE.
Vraiment, c'est bien tard que...
CLIMÈNE.
Eh! de grâce, ma chère, faites-moi vite donner un siége.
URANIE, à Galopin.
Un fauteuil promptement.
CLIMÈNE.
Ah! mon Dieu!
URANIE.
Qu'est-ce donc?
CLIMÈNE.
Je n'en puis plus!
URANIE.
Qu'avez-vous?
CLIMÈNE.
Le cœur me manque.
URANIE.
Sont-ce vapeurs qui vous ont pris?
CLIMÈNE.
Non.
URANIE.
Voulez-vous que l'on vous délace?
CLIMÈNE.
Mon Dieu, non. Ah!
URANIE.
Quel est donc votre mal? et depuis quand vous a-t-il pris?
CLIMÈNE.
Il y a plus de trois heures, et je l'ai rapporté du Palais-Royal[160].
URANIE.
Comment?
CLIMÈNE.
Je viens de voir, pour mes péchés, cette méchante rapsodie de l'_École
des Femmes_. Je suis encore en défaillance du mal de cœur que cela m'a
donné, et je pense que je n'en reviendrai de plus de quinze jours.
ÉLISE.
Voyez un peu comme les maladies arrivent sans qu'on y songe!
URANIE.
Je ne sais pas de quel tempérament nous sommes, ma cousine et moi; mais
nous fûmes avant-hier à la même pièce, et nous en revînmes toutes deux
saines et gaillardes.
CLIMÈNE.
Quoi! vous l'avez vue?
URANIE.
Oui, et écoutée d'un bout à l'autre.
CLIMÈNE.
Et vous n'en avez pas été jusques aux convulsions, ma chère?
URANIE.
Je ne suis pas si délicate, Dieu merci; et je trouve, pour moi, que
cette comédie seroit plutôt capable de guérir les gens que de les rendre
malades.
CLIMÈNE.
Ah! mon Dieu! que dites-vous là? Cette proposition peut-elle être
avancée par une personne qui ait du revenu en sens commun? Peut-on
impunément, comme vous faites, rompre en visière à la raison? et, dans
le vrai de la chose, est-il un esprit si affamé de plaisanterie, qu'il
puisse tâter des fadaises dont cette comédie est assaisonnée? Pour moi,
je vous avoue que je n'ai pas trouvé le moindre grain de sel dans tout
cela. _Les enfants par l'oreille_ m'ont paru d'un goût détestable; _la
tarte à la crème_ m'a affadi le cœur, et j'ai pensé vomir au potage.
ÉLISE.
Mon Dieu! que tout cela est dit élégamment! J'aurais cru que cette pièce
étoit bonne; mais madame a une éloquence si persuasive, elle tourne les
choses d'une manière si agréable, qu'il faut être de son sentiment,
malgré qu'on en ait.
URANIE.
Pour moi, je n'ai pas tant de complaisance, et, pour dire ma pensée, je
tiens cette comédie une des plus plaisantes que l'auteur ait produites.
CLIMÈNE.
Ah! vous me faites pitié, de parler ainsi; et je ne saurois vous
souffrir cette obscurité de discernement. Peut-on, ayant de la vertu,
trouver de l'agrément dans une pièce qui tient sans cesse la pudeur en
alarme, et salit à tout moment l'imagination?
ÉLISE.
Les jolies façons de parler que voilà! Que vous êtes, madame, une rude
joueuse en critique, et que je plains le pauvre Molière de vous avoir
pour ennemie!
CLIMÈNE.
Croyez-moi, ma chère, corrigez de bonne foi votre jugement, et, pour
honneur, n'allez point dire par le monde que cette comédie vous ait plu.
URANIE.
Moi, je ne sais pas ce que vous y avez trouvé qui blesse la pudeur.
CLIMÈNE.
Hélas! tout; et je mets en fait qu'une honnête femme ne la sauroit voir
sans confusion, tant j'y ai découvert d'ordures et de saletés.
URANIE.
Il faut donc que, pour les ordures, vous ayez des lumières que les
autres n'ont pas; car, pour moi, je n'y en ai point vu.
CLIMÈNE.
C'est que vous ne voulez pas y en avoir vu, assurément; car enfin toutes
ces ordures, Dieu merci, y sont à visage découvert; elles n'ont pas la
moindre enveloppe qui les couvre, et les yeux les plus hardis sont
effrayés de leur nudité.
ÉLISE.
Ah!
CLIMÈNE.
Hai, hai, hai.
URANIE.
Mais encore, s'il vous plaît, marquez-moi une de ces ordures que vous
dites.
CLIMÈNE.
Hélas! est-il nécessaire de vous les marquer?
URANIE.
Oui. Je vous demande seulement un endroit qui vous ait fort choquée.
CLIMÈNE.
En faut-il d'autre que la scène de cette Agnès, lorsqu'elle dit ce que
l'on lui a pris?
URANIE.
Eh bien, que trouvez-vous là de sale?
CLIMÈNE.
Ah!
URANIE.
De grâce!
CLIMÈNE.
Fi!
URANIE.
Mais encore?
CLIMÈNE.
Je n'ai rien à vous dire.
URANIE.
Pour moi, je n'y entends point de mal.
CLIMÈNE.
Tant pis pour vous.
URANIE.
Tant mieux, plutôt, ce me semble. Je regarde les choses du côté qu'on me
les montre, et ne les tourne point pour y chercher ce qu'il ne faut pas
voir.
CLIMÈNE.
L'honnêteté d'une femme...
URANIE.
L'honnêteté d'une femme n'est pas dans les grimaces. Il sied mal de
vouloir être plus sage que celles qui sont sages. L'affectation en cette
matière est pire qu'en toute autre; et je ne vois rien de si ridicule
que cette délicatesse d'honneur qui prend tout en mauvaise part, donne
un sens criminel aux plus innocentes paroles, et s'offense de l'ombre
des choses. Croyez-moi, celles qui font tant de façons n'en sont pas
estimées plus femmes de bien. Au contraire, leur sévérité mystérieuse et
leurs grimaces affectées irritent la censure de tout le monde contre les
actions de leur vie. On est ravi de découvrir ce qu'il peut y avoir à
redire; et, pour tomber dans l'exemple, il y avoit l'autre jour des
femmes à cette comédie, vis-à-vis de la loge où nous étions qui, par les
mines qu'elles affectèrent durant toute la pièce, leurs détournements de
tête et leurs cachements[161] de visage, firent dire de tous côtés cent
sottises de leur conduite, que l'on n'auroit pas dites sans cela; et
quelqu'un même des laquais cria tout haut qu'elles étoient plus chastes
des oreilles que de tout le reste du corps.
CLIMÈNE.
Enfin, il faut être aveugle dans cette pièce, et ne pas faire semblant
d'y voir les choses.
URANIE.
Il ne faut pas y vouloir voir ce qui n'y est pas.
CLIMÈNE.
Ah! je soutiens, encore un coup, que les saletés y crèvent les yeux.
URANIE.
Et moi, je ne demeure pas d'accord de cela.
CLIMÈNE.
Quoi! la pudeur n'est pas visiblement blessée par ce que dit Agnès dans
l'endroit dont nous parlons?
URANIE.
Non, vraiment. Elle ne dit pas un mot qui de soi ne soit fort honnête;
et, si vous voulez entendre dessous quelque autre chose, c'est vous qui
faites l'ordure, et non pas elle, puisqu'elle parle seulement d'un ruban
qu'on lui a pris.
CLIMÈNE.
Ah! ruban tant qu'il vous plaira; mais ce _le_, où elle s'arrête, n'est
pas mis pour des prunes. Il vient sur ce _le_ d'étranges pensées. Ce
_le_ scandalise furieusement; et, quoi que vous puissiez dire, vous ne
sauriez défendre l'insolence de ce _le_.
ÉLISE.
Il est vrai, ma cousine, je suis pour madame contre ce _le_. Ce _le_ est
insolent au dernier point, et vous avez tort de défendre ce _le_.
CLIMÈNE.
Il a une obscénité[162] qui n'est pas supportable.
ÉLISE.
Comment dites-vous ce mot-là, madame?
CLIMÈNE.
Obscénité, madame.
ÉLISE.
Ah! mon Dieu! _obscénité_. Je ne sais pas ce que ce mot veut dire; mais
je le trouve le plus joli du monde.
CLIMÈNE.
Enfin, vous voyez comme votre sang prend mon parti.
URANIE.
Eh! mon Dieu, c'est une causeuse qui ne dit pas ce qu'elle pense. Ne
vous y fiez pas beaucoup, si vous m'en voulez croire.
ÉLISE.
Ah! que vous êtes méchante, de me vouloir rendre suspecte à madame!
Voyez un peu où j'en serais, si elle alloit croire ce que vous dites!
Serois-je si malheureuse, madame, que vous eussiez de moi cette pensée?
CLIMÈNE.
Non, non, je ne m'arrête pas à ces paroles, et je vous crois plus
sincère qu'elle ne dit.
ÉLISE.
Ah! que vous avez bien raison, madame, et que vous me rendrez justice,
quand vous croirez que je vous trouve la plus engageante personne du
monde, que j'entre dans tous vos sentiments, et suis charmée de toutes
les expressions qui sortent de votre bouche!
CLIMÈNE.
Hélas! je parle sans affectation.
ÉLISE.
On le voit bien, madame, et que tout est naturel en vous. Vos paroles,
le ton de votre voix, vos regards, vos pas, votre action et votre
ajustement, ont je ne sais quel air de qualité qui enchante les gens. Je
vous étudie des yeux et des oreilles; et je suis si remplie de vous, que
je tâche d'être votre singe et de vous contrefaire en tout.
CLIMÈNE.
Vous vous moquez de moi, madame!
ÉLISE.
Pardonnez-moi, madame. Qui voudroit se moquer de vous?
CLIMÈNE.
Je ne suis pas un bon modèle, madame.
ÉLISE.
Oh! que si, madame!
CLIMÈNE.
Vous me flattez, madame.
ÉLISE.
Point du tout, madame.
CLIMÈNE.
Épargnez-moi, s'il vous plaît, madame.
ÉLISE.
Je vous épargne aussi, madame, et je ne dis pas la moitié de ce que je
pense, madame.
CLIMÈNE.
Ah! mon Dieu! brisons là, de grâce. Vous me jetteriez dans une confusion
épouvantable, (à Uranie.) Enfin, nous voilà deux contre vous; et
l'opiniâtreté sied si mal aux personnes spirituelles...
[160] Du théâtre de Molière. Voyez la préface de _Don Garcie de
Navarre_.
[161] Mot inventé par Molière, conforme à l'analogie, et que l'on n'a
plus employé.
[162] Mot introduit par les précieuses; du latin, _obscenitas_; une
femme du monde ne l'emploierait plus aujourd'hui, à cause de son
énergie même.
SCÈNE IV.--LE MARQUIS, CLIMÈNE, URANIE, ÉLISE, GALOPIN.
GALOPIN, à la porte de la chambre.
Arrêtez, s'il vous plaît, monsieur.
LE MARQUIS.
Tu ne me connois pas, sans doute?
GALOPIN.
Si fait, je vous connois; mais vous n'entrerez pas.
LE MARQUIS.
Ah! que de bruit, petit laquais!
GALOPIN.
Cela n'est pas bien de vouloir entrer malgré les gens.
LE MARQUIS.
Je veux voir ta maîtresse.
GALOPIN.
Elle n'y est pas, vous dis-je.
LE MARQUIS.
La voilà dans la chambre.
GALOPIN.
Il est vrai, la voilà; mais elle n'y est pas.
URANIE.
Qu'est-ce donc qu'il y a là?
LE MARQUIS.
C'est votre laquais, madame, qui fait le sot.
GALOPIN.
Je lui dis que vous n'y êtes pas, madame, et il ne veut pas laisser[163]
d'entrer.
URANIE.
Et pourquoi dire à monsieur que je n'y suis pas?
GALOPIN.
Vous me grondâtes l'autre jour de lui avoir dit que vous y étiez.
URANIE.
Voyez cet insolent! Je vous prie, monsieur, de ne pas croire ce qu'il
dit. C'est un petit écervelé, qui vous a pris pour un autre.
LE MARQUIS.
Je l'ai bien vu, madame; et, sans votre respect, je lui aurois appris à
connoître les gens de qualité.
ÉLISE.
Ma cousine vous est fort obligée de cette déférence.
URANIE, à Galopin.
Un siége donc, impertinent!
GALOPIN.
N'en voilà-t-il pas un?
URANIE.
Approchez-le.
Galopin pousse le siége rudement, et sort.
[163] Pour: il ne veut pas omettre d'entrer. Excellente expression
empruntée aux Italiens (_lasciar di dire_). Expression que nous avons
perdue, et qui ne peut se remplacer.
SCÈNE V.--LE MARQUIS, CLIMÈNE, URANIE, ÉLISE.
LE MARQUIS.
Votre petit laquais madame, a du mépris pour ma personne.
ÉLISE.
Il auroit tort, sans doute.
LE MARQUIS.
C'est peut-être que je paye l'intérêt de ma mauvaise mine. (Il rit.)
Hai, hai, hai, hai.
ÉLISE.
L'âge le rendra plus éclairé en honnêtes gens[164].
LE MARQUIS.
Sur quoi en étiez-vous, mesdames, lorsque je vous ai interrompues?
URANIE.
Sur la comédie de l'_École des Femmes_.
LE MARQUIS.
Je ne fais que d'en sortir.
CLIMÈNE.
Eh bien, monsieur, comment la trouvez-vous, s'il vous plaît?
LE MARQUIS.
Tout à fait impertinente.
CLIMÈNE.
Ah! que j'en suis ravie!
LE MARQUIS.
C'est la plus méchante chose du monde. Comment, diable! à peine ai-je pu
trouver place. J'ai pensé être étouffé à la porte, et jamais on ne m'a
tant marché sur les pieds. Voyez comme mes canons et mes rubans en sont
ajustés, de grâce.
ÉLISE.
Il est vrai que cela crie vengeance contre l'_École des Femmes_, et que
vous la condamnez avec justice.
LE MARQUIS.
Il ne s'est jamais fait, je pense, une si méchante comédie.
URANIE.
Ah! voici Dorante, que nous attendions.
[164] Pour: gens comme il faut. Cette acception s'est conservée
jusqu'au milieu du XVIIIe siècle.
SCÈNE VI.--DORANTE, CLIMÈNE, URANIE, ÉLISE, LE MARQUIS.
DORANTE.
Ne bougez, de grâce, et n'interrompez point votre discours. Vous êtes là
sur une matière qui, depuis quatre jours, fait presque l'entretien de
toutes les maisons de Paris; et jamais on n'a rien vu de si plaisant que
la diversité des jugements qui se font là-dessus. Car, enfin, j'ai ouï
condamner cette comédie à certaines gens, par les mêmes choses que j'ai
vu d'autres estimer le plus.
URANIE.
Voilà monsieur le marquis qui en dit force mal.
LE MARQUIS.
Il est vrai. Je la trouve détestable, morbleu! détestable, du dernier
détestable, ce qu'on appelle détestable!
DORANTE.
Et moi, mon cher marquis, je trouve le jugement détestable.
LE MARQUIS.
Quoi! chevalier, est-ce que tu prétends soutenir cette pièce?
DORANTE.
Oui, je prétends la soutenir.
LE MARQUIS.
Parbleu! je la garantis détestable.
DORANTE.
La caution n'est pas bourgeoise[165]. Mais, marquis, par quelle raison,
de grâce, cette comédie est-elle ce que tu dis?
LE MARQUIS.
Pourquoi elle est détestable?
DORANTE.
Oui.
LE MARQUIS.
Elle est détestable, parce qu'elle est détestable.
DORANTE.
Après cela, il n'y a plus rien à dire, voilà son procès fait. Mais
encore instruis-nous, et nous dis les défauts qui y sont.
LE MARQUIS.
Que sais-je, moi? je ne me suis pas seulement donné la peine de
l'écouter. Mais enfin je sais bien que je n'ai jamais rien vu de si
méchant, Dieu me damne! et Dorilas, contre qui j'étois[166], a été de
mon avis.
DORANTE.
L'autorité est belle, et te voilà bien appuyé!
LE MARQUIS.
Il ne faut que voir les continuels éclats de rire que le parterre y
fait. Je ne veux point d'autre chose pour témoigner qu'elle ne vaut
rien.
DORANTE.
Tu es donc, marquis, de ces messieurs du bel air qui ne veulent pas que
le parterre ait du sens commun, et qui seroient fâchés d'avoir ri avec
lui, fût-ce de la meilleure chose du monde? Je vis l'autre jour sur le
théâtre un de nos amis, qui se rendit ridicule par là. Il écouta toute
la pièce avec un sérieux le plus sombre du monde; et tout ce qui égayoit
les autres ridoit son front. A tous les éclats de risée, il haussoit les
épaules, et regardoit le parterre en pitié; et quelquefois aussi, le
regardant avec dépit, il lui disoit tout haut: _Ris donc, parterre, ris
donc!_ Ce fut une seconde comédie, que le chagrin de notre ami. Il la
donna en galant homme à toute l'assemblée, et chacun demeura d'accord
qu'on ne pouvait pas mieux jouer qu'il fit. Apprends, marquis, je te
prie, et les autres aussi, que le bon sens n'a point de place déterminée
à la comédie; que la différence du demi-louis d'or et la pièce de quinze
sous ne fait rien du tout au bon goût; que, debout et assis, l'on peut
donner un mauvais jugement; et qu'enfin, à le prendre en général, je me
fierois assez à l'approbation du parterre, par la raison qu'entre ceux
qui le composent il y en a plusieurs qui sont capables de juger d'une
pièce selon les règles, et que les autres en jugent par la bonne façon
d'en juger, qui est de se laisser prendre aux choses, et de n'avoir ni
prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule.
LE MARQUIS.
Te voilà donc, chevalier, le défenseur du parterre? Parbleu! je m'en
réjouis, et je ne manquerai pas de l'avertir que tu es de ses amis. Hai,
hai, hai, hai, hai.
DORANTE.
Ris tant que tu voudras. Je suis pour le bon sens, et ne saurois
souffrir les ébullitions de cerveau de nos marquis de Mascarille.
J'enrage de voir de ces gens qui se traduisent en ridicule, malgré leur
qualité; de ces gens qui décident toujours, et parlent hardiment de
toutes choses, sans s'y connoître; qui, dans une comédie, se récrieront
aux méchants endroits, et ne branleront pas à ceux qui sont bons; qui,
voyant un tableau, ou écoutant un concert de musique, blâment de même et
louent tout à contre-sens, prennent par où ils peuvent les termes de
l'art qu'ils attrapent et ne manquent jamais de les estropier, et de les
mettre hors de place. Eh, morbleu! messieurs, taisez-vous! Quand Dieu ne
vous a pas donné la connoissance d'une chose, n'apprêtez point à rire à
ceux qui vous entendent parler, et songez qu'en ne disant mot on croira
peut-être que vous êtes d'habiles gens.
LE MARQUIS.
Parbleu! chevalier, tu le prends-là...
DORANTE.
Mon Dieu, marquis, ce n'est pas à toi que je parle. C'est à une douzaine
de messieurs qui déshonorent les gens de cour par leurs manières
extravagantes, et font croire parmi le peuple que nous nous ressemblons
tous. Pour moi, je m'en veux justifier le plus qu'il me sera possible;
et je les dauberai tant en toutes rencontres, qu'à la fin ils se
rendront sages.
LE MARQUIS.
Dis-moi un peu, chevalier, crois-tu que Lysandre ait de l'esprit?
DORANTE.
Oui, sans doute, et beaucoup.
URANIE.
C'est une chose qu'on ne peut pas nier.
LE MARQUIS.
Demande-lui ce qu'il lui semble de l'_École des Femmes_, tu verras qu'il
te dira qu'elle ne lui plaît pas.
DORANTE.
Eh, mon Dieu! il y en a beaucoup que le trop d'esprit gâte, qui voient
mal les choses à force de lumière, et même qui seroient bien fâchés
d'être de l'avis des autres, pour avoir la gloire de décider.
URANIE.
Il est vrai. Notre ami est de ces gens-là, sans doute. Il veut être le
premier de son opinion, et qu'on attende par respect son jugement. Toute
approbation qui marche avant la sienne est un attentat sur ses lumières,
dont il se venge hautement en prenant le contraire parti. Il veut qu'on
le consulte sur toutes les affaires d'esprit; et je suis sûre que si
l'auteur lui eût montré sa comédie avant que de la faire voir au public,
il l'eût trouvée la plus belle du monde.
LE MARQUIS.
Et que direz-vous de la marquise Araminte, qui la publie partout pour
épouvantable, et dit qu'elle n'a jamais pu souffrir les ordures dont
elle est pleine?
DORANTE.
Je dirai que cela est digne du caractère qu'elle a pris; et qu'il y a
des personnes qui se rendent ridicules, pour vouloir avoir trop
d'honneur[167]. Bien qu'elle ait de l'esprit, elle a suivi le mauvais
exemple de celles qui, étant sur le retour de l'âge, veulent remplacer
de[168] quelque chose ce qu'elles voient qu'elles perdent, et prétendent
que les grimaces d'une pruderie scrupuleuse leur tiendront lieu de
jeunesse et de beauté. Celle-ci pousse l'affaire plus avant qu'aucune;
et l'habileté de son scrupule découvre des saletés ou jamais personne
n'en avoit vu. On tient qu'il va, ce scrupule, jusques à défigurer
notre langue, et qu'il n'y a point presque de mots dont la sévérité de
cette dame ne veuille retrancher ou la tête ou la queue, pour les
syllabes déshonnêtes qu'elle y trouve.
URANIE.
Vous êtes bien fou, chevalier.
LE MARQUIS.
Enfin, chevalier, tu crois défendre ta comédie en faisant la satire de
ceux qui la condamnent.
DORANTE.
Non pas; mais je tiens que cette dame se scandalise à tort...
ÉLISE.
Tout beau, monsieur le chevalier, il pourroit y en avoir d'autres
qu'elle, qui seroient dans les mêmes sentiments.
DORANTE.
Je sais bien que ce n'est pas vous, au moins; et que, lorsque vous avez
vu cette représentation...
ÉLISE.
Il est vrai, mais j'ai changé d'avis. (Montrant Climène.) Et madame sait
appuyer le sien par des raisons si convaincantes, qu'elle m'a entraînée
de son côté.
DORANTE, à Climène.
Ah! madame, je vous demande pardon; et, si vous le voulez, je me
dédirai, pour l'amour de vous, de tout ce que j'ai dit.
CLIMÈNE.
Je ne veux pas que ce soit pour l'amour de moi, mais pour l'amour de la
raison: car enfin cette pièce, à le bien prendre, est tout à fait
indéfendable[169]; et je ne conçois pas...
URANIE.
Ah! voici l'auteur, M. Lysidas. Il vient tout à propos pour cette
matière. Monsieur Lysidas, prenez un siége vous-même, et vous mettez
là.
[165] Pour: suffisante. Voyez plus haut, tome Ier, page 255, note
cinquième.
[166] Pour: à côté de qui j'étais. Archaïsme passé de mode.
[167] Pour: pudeur.
[168] Pour: au moyen de quelque chose.
[169] Mot inventé par la précieuse Climène.
SCÈNE VII.--LYSIDAS, CLIMÈNE, URANIE, ÉLISE, DORANTE, LE MARQUIS.
LYSIDAS.
Madame, je viens un peu tard; mais il m'a fallu lire ma pièce chez
madame la marquise dont je vous avois parlé; et les louanges qui lui ont
été données m'ont retenu une heure plus que je ne croyois.
ÉLISE.
C'est un grand charme que les louanges pour arrêter un auteur.
URANIE.
Asseyez-vous donc, monsieur Lysidas; nous lirons votre pièce après
souper.
LYSIDAS.
Tous ceux qui étoient là doivent venir à sa première représentation, et
m'ont promis de faire leur devoir comme il faut.
URANIE.
Je le crois. Mais, encore une fois, asseyez-vous, s'il vous plaît. Nous
sommes ici sur une matière que je serai bien aise que nous poussions.
LYSIDAS.
Je pense, madame, que vous retiendrez aussi une loge pour ce jour-là?
URANIE.
Nous verrons. Poursuivons, de grâce, notre discours.
LYSIDAS.
Je vous donne avis, madame, qu'elles sont presque toutes retenues.
URANIE.
Voilà qui est bien. Enfin, j'avois besoin de vous lorsque vous êtes
venu, et tout le monde étoit ici contre moi.
ÉLISE, à Uranie, montrant Dorante.
Il s'est mis d'abord de votre côté; mais maintenant (montrant Climène)
qu'il sait que madame est à la tête du parti contraire, je pense que
vous n'avez qu'à chercher un autre secours.
CLIMÈNE.
Non, non, je ne voudrois pas qu'il fît mal sa cour auprès de madame
votre cousine, et je permets à son esprit d'être du parti de son cœur.
DORANTE.
Avec cette permission, madame, je prendrai la hardiesse de me défendre.
URANIE.
Mais, auparavant, sachons un peu les sentiments de monsieur Lysidas.
LYSIDAS.
Sur quoi, madame?
URANIE.
Sur le sujet de l'_École des Femmes_.
LYSIDAS.
Ah! ah!
DORANTE.
Que vous en semble?
LYSIDAS.
Je n'ai rien à dire là-dessus; et vous savez qu'entre nous autres
auteurs nous devons parler des ouvrages les uns des autres avec beaucoup
de circonspection.
DORANTE.
Mais encore, entre nous, que pensez-vous de cette comédie?
LYSIDAS.
Moi, monsieur?
URANIE.
De bonne foi, dites-nous votre avis.
LYSIDAS.
Je la trouve fort belle.
DORANTE.
Assurément?
LYSIDAS.
Assurément. Pourquoi non? N'est-elle pas en effet la plus belle du
monde?
DORANTE.
Hon, hon, vous êtes un méchant diable, monsieur Lysidas; vous ne dites
pas ce que vous pensez.
LYSIDAS.
Pardonnez-moi.
DORANTE.
Mon Dieu, je vous connois. Ne dissimulons point.
LYSIDAS.
Moi, monsieur?
DORANTE.
Je vois bien que le bien que vous dites de cette pièce n'est que par
honnêteté, et que, dans le fond du cœur, vous êtes de l'avis de
beaucoup de gens qui la trouvent mauvaise.
LYSIDAS.
Hai, hai, hai.
DORANTE.
Avouez, ma foi, que c'est une méchante chose que cette comédie.
LYSIDAS.
Il est vrai qu'elle n'est pas approuvée par les connaisseurs.
LE MARQUIS.
Ma foi, chevalier, tu en tiens, et te voilà payé de ta raillerie. Ah,
ah, ah, ah, ah!
DORANTE.
Pousse, mon cher marquis, pousse.
LE MARQUIS.
Tu vois que nous avons les savans de notre côté.
DORANTE.
Il est vrai. Le jugement de M. Lysidas est quelque chose de
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