Molière - Œuvres complètes, Tome 2 - 04
Signez donc; j'en fais de même aussi.
ARISTE.
Soit. Je n'y comprends rien.
SGANARELLE.
Vous serez éclairci.
LE COMMISSAIRE.
Nous allons revenir.
SGANARELLE, à Ariste.
Or çà, je vais vous dire
La fin de cette intrigue.
Ils se retirent dans le fond du théâtre.
[52] Pour: prenez l'assurance. Excellente expression du XVIIe siècle.
SCÈNE IX.--LÉONOR, SGANARELLE, ARISTE, LISETTE.
LÉONOR.
O l'étrange martyre!
Que tous ces jeunes fous me paroissent fâcheux!
Je me suis dérobée au bal pour l'amour d'eux.
LISETTE.
Chacun d'eux près de vous veut se rendre agréable.
LÉONOR.
Et moi, je n'ai rien vu de plus insupportable;
Et je préférerois le plus simple entretien
A tous les contes bleus de ces diseurs de rien.
Ils croyent que tout cède à leur perruque blonde,
Et pensent avoir dit le meilleur mot du monde,
Lorsqu'ils viennent, d'un ton de mauvais goguenard,
Vous railler sottement sur l'amour d'un vieillard;
Et moi, d'un tel vieillard je prise plus le zèle
Que tous les beaux transports d'une jeune cervelle.
Mais n'aperçois-je pas?...
SGANARELLE, à Ariste.
Oui, l'affaire est ainsi.
Apercevant Léonor.
Ah! je la vois paroître, et sa suivante aussi.
ARISTE.
Léonor, sans courroux, j'ai sujet de me plaindre.
Vous savez si jamais j'ai voulu vous contraindre,
Et si plus de cent fois je n'ai pas protesté
De laisser à vos vœux leur pleine liberté:
Cependant votre cœur, méprisant mon suffrage,
De foi comme d'amour à mon insu s'engage.
Je ne me repens pas de mon doux traitement;
Mais votre procédé me touche assurément;
Et c'est une action que n'a pas méritée
Cette tendre amitié que je vous ai portée.
LÉONOR.
Je ne sais pas sur quoi vous tenez ce discours;
Mais croyez que je suis de même que toujours,
Que rien ne peut pour vous altérer mon estime,
Que toute autre amitié me paroîtrait un crime,
Et que, si vous voulez satisfaire mes vœux,
Un saint nœud dès demain nous unira tous deux.
ARISTE.
Dessus quel fondement venez-vous donc, mon frère?...
SGANARELLE.
Quoi! vous ne sortez pas du logis de Valère?
Vous n'avez point conté vos amours aujourd'hui?
Et vous ne brûlez pas depuis un an pour lui?
LÉONOR.
Qui vous a fait de moi de si belles peintures,
Et prend soin de forger de telles impostures?
SCÈNE X.--ISABELLE, VALÈRE, LÉONOR, ARISTE, SGANARELLE, UN COMMISSAIRE,
UN NOTAIRE, LISETTE, ERGASTE.
ISABELLE.
Ma sœur, je vous demande un généreux pardon,
Si de mes libertés j'ai taché votre nom.
Le pressant embarras d'une surprise extrême
M'a tantôt inspiré ce honteux stratagème:
Votre exemple condamne un tel emportement;
Mais le sort nous traita nous deux diversement.
A Sganarelle.
Pour vous, je ne veux point, monsieur, vous faire excuse:
Je vous sers beaucoup plus que je ne vous abuse.
Le ciel pour être joints ne nous fit pas tous deux:
Je me suis reconnue indigne de vos vœux;
Et j'ai bien mieux aimé me voir aux mains d'un autre
Que ne pas mériter un cœur comme le vôtre.
VALÈRE, à Sganarelle.
Pour moi, je mets ma gloire et mon bien souverain,
A la pouvoir, monsieur, tenir de votre main.
ARISTE.
Mon frère, doucement il faut boire la chose:
D'une telle action vos procédés sont cause;
Et je vois votre sort malheureux à ce point
Que, vous sachant dupé, l'on ne vous plaindra point.
LISETTE.
Par ma foi, je lui sais bon gré de cette affaire;
Et ce prix de ses soins est un trait exemplaire.
LÉONOR.
Je ne sais si ce trait le doit faire estimer;
Mais je sais bien qu'au moins je ne le puis blâmer.
ERGASTE.
Au sort d'être cocu son ascendant l'expose;
Et ne l'être qu'en herbe est pour lui douce chose.
SGANARELLE, sortant de l'accablement dans lequel il étoit plongé.
Non, je ne puis sortir de mon étonnement.
Cette déloyauté confond mon jugement;
Et je ne pense pas que Satan en personne
Puisse être si méchant qu'une telle friponne.
J'aurois pour elle au feu mis la main que voilà.
Malheureux qui se fie à femme après cela!
La meilleure est toujours en malice féconde;
C'est un sexe engendré pour damner tout le monde;
Je renonce à jamais à ce sexe trompeur,
Et je le donne tout au diable de bon cœur.
ERGASTE.
Bon.
ARISTE.
Allons tous chez moi. Venez, seigneur Valère;
Nous tâcherons demain d'apaiser sa colère.
LISETTE, au parterre.
Vous, si vous connoissez des maris loups-garous,
Envoyez-les au moins à l'école chez nous.
FIN DE L'ÉCOLE DES MARIS.
LES FACHEUX[53]
COMÉDIE-BALLET
REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS, A VAUX, LE 16 AOÛT 1661; DEVANT LA
COUR, A FONTAINEBLEAU, LE 27 AOÛT 1661; ET SUR LE THÉATRE DU
PALAIS-ROYAL, A PARIS, LE 4 NOVEMBRE 1661.
Mazarin a cessé de vivre. Le gouvernement du jeune roi s'établit. La
cour s'organise; tout se concentre autour du trône. Savants, courtisans,
guerriers, coquettes, gens d'intrigue, saluent à l'envi la grande étoile
monarchique qui se lève. «N'ayez plus de premier ministre,» avait dit
Mazarin à Louis XIV. C'était bien ce que se proposait le monarque.
[53] Pour importun, qui cause de la fâcherie. Le titre même de cette
pièce est un archaïsme hors d'usage. Le mot _to fach_, importé en
Écosse par les Français, est resté dans le patois des low-lands avec
la même nuance.
Une seule autorité, celle de Fouquet, pouvait tenir en échec l'autorité
souveraine. Sa ruine fut résolue, non-seulement, comme le dit Louis XIV
lui-même, «parce qu'il continuoit des dépenses excessives, fortifioit
des places et vouloit se rendre l'arbitre souverain de l'État,» mais
pour avoir brigué, à prix d'or, le cœur de mademoiselle de la Vallière;
étourdi, généreux, d'un esprit facile et prompt à se flatter, il ne se
doutait pas qu'on devait l'arrêter au milieu de la grande fête qu'il
allait donner, le 16 août 1661, dans sa maison de Vaux. Il ne songeait
qu'à éblouir la France et la cour; sa magnificence rendit ses ennemis
implacables et le roi irréconciliable.
Lebrun fut chargé de peindre les décorations, Torelli de disposer les
machines; Molière, devenu l'homme indispensable, depuis le succès de
l'_École des Maris_, de _Sganarelle_, et des _Précieuses_, reçut l'ordre
de composer la pièce et de la faire représenter. On lui donna quinze
jours pour cela. Au fond d'une allée de sapins éclairée par mille
flambeaux, au milieu d'autres larges allées
«Dignes d'être des dieux foulées,
»De marbres extrêmement beaux,
»De fontaines et de canaux,
»De parterres, de balustrades;
»De rigoles, jets d'eau, cascades,
»Au nombre de plus d'onze cents,»
la comédie des _Fâcheux_ fut représentée. L'ordre secret d'arrestation
lancé contre le surintendant fut suspendu; et l'on alla, dit encore le
journaliste,
«... sous une feuillée
»Pompeusement appareillée,
»Où, sur un théâtre charmant,
»Dont à grand peine un Saint-Amant
»Un peu Ronsard, un peu Malherbe,
»Figureroit l'aspect superbe
»(Sur ce théâtre, que je dis,
»Qui paraissoit un paradis),
»Fut, avec grande mélodie,
»Récitée une comédie,
»Que Molière, esprit pointu,
»Avoit composée impromptu.»
L'esquisse, improvisée en quinze jours par Molière, apprise en trois
jours par sa troupe, était un chef-d'œuvre en son genre. Il avait
puisé, pour l'accomplir, dans son érudition, dans ses souvenirs et dans
sa passion. Les contre-temps de la vie, la difficulté d'atteindre un but
désiré; les nouveaux ridicules d'une cour pleine de mouvement et de
jeunesse; les originaux qui se montraient en relief au milieu de ce
monde élégant, voilà le sujet de l'œuvre. Molière savait qu'en France,
pays de sociabilité par excellence, un original est un fâcheux qui
déplaît à tout le monde; il savait aussi qu'une discipline sociale,
stricte et brillante à la fois, allait bientôt s'établir et bannir les
originaux comme autant d'ennemis publics. Dans un vieux canevas italien,
_le Case svaliggiate, ovvero gli interrompimenti di Pantalone_, se
trouve le rôle de Pantalon qui, sur le point, comme dit la Fontaine, «de
se rendre à une assignation amoureuse», est interrompu par toute sorte
de gens. Molière s'en empare. Il se rappelle aussi la vive satire où
Horace[54] punit le bavard qui l'a escorté malgré lui; et l'autre satire
où Mathurin Régnier[55] raille cet importun qui l'a suivi jusque chez sa
maîtresse. Sur ces premières assises l'édifice léger s'élève. Molière
fait entrer en scène, et en première ligne, Armande, l'enfant coquette,
d'une beauté si attrayante et qui allait le martyriser; Armande,
habituée aux hommages, et qui s'accommode mal de la jalousie de Molière
et de ses fureurs; puis la belle mademoiselle Duparc, danseuse célèbre
et beauté à la mode, au port de reine; mademoiselle Debrie, d'une humeur
plus indulgente et moins bien partagée de la nature; enfin, lui-même,
Éraste, bouillant d'amour, sur le point d'épouser celle qu'il aime,
entravé par mille obstacles, arrêté par mille fâcheux et réussissant à
les mettre en fuite. Il dispose, on le voit, de ses acteurs, comme le
peintre des couleurs de sa palette; il y mêle, artiste passionné, ce
qu'il a de plus intime, son propre sang et ses propres larmes.
[54] Satire IXe, _Ibam forte via sacra_.
[55] La VIIIe.
Pour consoler la jalouse Madeleine, beauté de quarante-trois ans,
majestueuse encore et qui n'a point de rôle dans l'ouvrage, elle sera
la Naïade sortant d'une coquille de nacre aux yeux de l'assemblée; elle
annoncera l'œuvre du poëte et semblera la reine du magnifique
séjour[56].
[56] La plupart des commentateurs ont établi, à propos de cette nymphe
sortant de sa coquille, une confusion singulière. Les uns veulent
qu'Armande Béjart soit identique à Madeleine, sa sœur aînée; les
autres supposent qu'Orphise, qui va paraître dès la seconde scène dans
le costume assez compliqué des dames de la cour, ait joué aussi le
rôle de la Naïade. Notre explication nous semble la plus naturelle et
la mieux justifiée par les faits et la situation morale de la troupe.
Que de difficultés vaincues! Le champ devient libre, et Molière s'y
élance avec une hardiesse et un tact incomparables. Depuis la
représentation des _Précieuses_, il a entre les mains des notes
critiques et des portraits de caractères que lui livrent, sur leurs
rivaux et leurs amis, tous les gens de la cour. Il en use, et il fait un
choix parmi les ridicules qui lui sont signalés. Le roi lui-même, après
la représentation, daigne lui indiquer un original qu'il a oublié, le
chasseur forcené, M. de Soyecourt. Il devient ainsi de plein droit le
premier ministre comique de Louis XIV, l'organe de ses vues, le
régulateur moral de la société renouvelée.
Celui qui, dans l'_École des Maris_ et les _Précieuses_, a frappé les
hargneux, les pédantes et les mécontents de l'ancienne cour, attaque
cette fois, d'une main légère, mais sûre, les écervelés de la cour
nouvelle, leurs rencontres bruyantes, leurs cris quand ils s'embrassent,
la prétention des faiseurs de projets, l'audace des solliciteurs, tout
ce qui devait être insupportable au nouveau maître. Initié aux secrets
de Saint-Germain et aux faiblesses du roi que mademoiselle de la
Vallière captivait, le poëte glisse obscurément dans les scènes d'amour
quelques paroles attendries sur les _secrètes douceurs_ que le «mystère
réserve aux cœurs bien épris.» Le jeune souverain voyait ses intérêts
servis, sa politique sociale aidée et devinée, jusqu'aux fibres secrètes
de son cœur délicatement touchées par ce comédien modeste. La
protection du roi, depuis ce moment, n'abandonna plus Molière. Comme la
Fontaine, comme Boileau, Louis XIV comprit «que c'était là _son homme_.»
Dès lors Molière poursuivit librement sa carrière, à titre d'aide de
camp, si l'on peut parler ainsi, de ce roi qui pétrissait la cour et la
France dans un moule d'unité brillante. Marquis et tartufes ne purent
prévaloir.
Les _Fâcheux_, improvisés par le grand artiste, manquaient d'intrigue et
d'intérêt. Il créa pour cette pièce à tiroirs de nouvelles ressources et
comme une harmonie nouvelle: peintre, musicien, danseur, décorateur, il
distribua ses groupes, composa la scène, arrangea les plans, moins au
point de vue du drame proprement dit que sous celui de l'art plastique.
A l'instar des Italiens, qu'il aima toujours, il fit entrer des
danseuses sur la scène, et mêla au dialogue du drame l'action vive du
ballet. C'était donner à son œuvre un horizon pittoresque et la grâce
animée d'un tableau demi-flamand, comme le faisait Karl Dujardin.
Ce petit chef-d'œuvre fut admiré des courtisans, qui se jouaient
eux-mêmes; non-seulement ils avaient donné les notes et préparé la
comédie; mais le théâtre était de plain-pied avec les spectateurs; «de
côté et d'autre, mêmes hommes, mêmes canons, mêmes plumes, mêmes
postures, excepté que, du côté où le ridicule a été copié, on se tait,
on écoute; et que, là où il figure imité, on parle, on agit, on fait
rire[57].»
[57] Notes de M. Bazin sur Molière.
Celui qui donnait la fête, le rival de Louis XIV, fut arrêté un mois
après; le nouveau siècle avançait dans sa voie, l'unité royale se
dessinait, et l'autorité du poëte comique grandissait avec elle.
AU ROI
SIRE,
J'ajoute une scène à la comédie; et c'est une espèce de _fâcheux_, assez
insupportable, un homme qui dédie un livre. VOTRE MAJESTÉ en sait des
nouvelles plus que personne de son royaume, et ce n'est pas
d'aujourd'hui qu'elle se voit en butte à la furie des épîtres
dédicatoires. Mais, bien que je suive l'exemple des autres, et me mette
moi-même au rang de ceux que j'ai joués, j'ose dire toutefois à VOTRE
MAJESTÉ que ce que j'en ai fait n'est pas tant pour lui présenter un
livre que pour avoir lieu de lui rendre grâces du succès de cette
comédie. Je le dois, SIRE, ce succès qui a passé mon attente,
non-seulement à cette glorieuse approbation dont VOTRE MAJESTÉ honora
d'abord la pièce, et qui a entraîné si hautement celle de tout le monde,
mais encore à l'ordre qu'elle me donna d'y ajouter un caractère de
fâcheux, dont elle eut la bonté de m'ouvrir les idées elle-même, et qui
a été trouvé partout le plus beau morceau de l'ouvrage. Il faut avouer,
SIRE, que je n'ai jamais rien fait, avec tant de facilité, ni si
promptement, que cet endroit où VOTRE MAJESTÉ me commanda de travailler.
J'avois une joie à lui obéir qui me valoit bien mieux qu'Apollon et
toutes les Muses; et je conçois par là ce que je serois capable
d'exécuter pour une comédie entière, si j'étois inspiré par de pareils
commandements. Ceux qui sont nés en un rang élevé peuvent se proposer
l'honneur de servir VOTRE MAJESTÉ dans les grands emplois; mais, pour
moi, toute la gloire où je puis aspirer, c'est de la réjouir. Je borne
là l'ambition de mes souhaits; et je crois qu'en quelque façon ce n'est
pas être inutile à la France que de contribuer[58] quelque chose au
divertissement de son roi. Quand je n'y réussirai pas, ce ne sera jamais
par un défaut de zèle ni d'étude, mais seulement par un mauvais destin
qui suit assez souvent les meilleures intentions, et qui, sans doute
affligeroit sensiblement.
SIRE,
DE VOTRE MAJESTÉ,
Le très-humble, très-obéissant,
et très-fidèle serviteur et sujet,
J.-B. P. MOLIÈRE.
[58] Pour: contribuer en quelque chose. Du latin _tribuere_, au sens
actif.
AVERTISSEMENT
Jamais entreprise au théâtre ne fut si précipitée que celle-ci, et c'est
une chose, je crois, toute nouvelle, qu'une comédie ait été conçue,
faite, apprise, et représentée en quinze jours. Je ne dis pas cela pour
me piquer de l'impromptu, et en prétendre de la gloire, mais seulement
pour prévenir certaines gens, qui pourroient trouver à redire que je
n'aie pas mis ici toutes les espèces de fâcheux qui se trouvent. Je sais
que le nombre en est grand, et à la cour et dans la ville; et que, sans
épisodes, j'eusse bien pu en composer une comédie de cinq actes bien
fournis, et avoir encore de la matière de reste. Mais, dans le peu de
temps qui me fut donné, il m'étoit impossible de faire un grand dessein,
et de rêver beaucoup sur le choix de mes personnages et sur la
disposition de mon sujet. Je me réduisis donc à ne toucher qu'un petit
nombre d'importuns, et je pris ceux qui s'offrirent d'abord à mon
esprit, et que je crus les plus propres à réjouir les augustes personnes
devant qui j'avois à paraître; et, pour lier promptement toutes ces
choses ensemble, je me servis du premier nœud que je pus trouver. Ce
n'est pas mon dessein d'examiner maintenant si tout cela pouvoit être
mieux, et si tous ceux qui s'y sont divertis ont ri selon les règles.
Le temps viendra de faire imprimer mes remarques sur les pièces que
j'aurai faites, et je ne désespère pas de faire voir un jour, en grand
auteur, que je puis citer Aristote et Horace. En attendant cet examen,
qui peut-être ne viendra point, je m'en remets assez aux décisions de la
multitude, et je tiens aussi difficile de combattre un ouvrage que le
public approuve que d'en défendre un qu'il condamne.
Il n'y a personne qui ne sache pour quelle réjouissance la pièce fut
composée; et cette fête a fait un tel éclat, qu'il n'est pas nécessaire
d'en parler; mais il ne sera pas hors de propos de dire deux paroles des
ornements qu'on a mêlés avec la comédie.
Le dessein étoit de donner un ballet aussi; et, comme il n'y avoit qu'un
petit nombre choisi de danseurs excellents, on fut contraint de séparer
les entrées de ce ballet, et l'avis fut de les jeter dans les entr'actes
de la comédie, afin que ces intervalles donnassent temps aux mêmes
baladins de revenir sous d'autres habits: de sorte que, pour ne point
rompre aussi le fil de la pièce par ces manières d'intermèdes, on
s'avisa de les coudre au sujet du mieux que l'on put, et de ne faire
qu'une seule chose du ballet et de la comédie: mais, comme le temps
étoit fort précipité, et que tout cela ne fut pas réglé entièrement par
une même tête, on trouvera peut-être quelques endroits du ballet qui
n'entrent pas dans la comédie aussi naturellement que d'autres. Quoi
qu'il en soit, c'est un mélange qui est nouveau pour nos théâtres, et
dont on pourroit chercher quelques autorités dans l'antiquité; et, comme
tout le monde l'a trouvé agréable, il peut servir d'idée à d'autres
choses qui pourroient être méditées avec plus de loisir.
D'abord que la toile fut levée, un des acteurs, comme vous pourriez dire
moi, parut sur le théâtre en habit de ville, et, s'adressant au roi avec
le visage d'un homme surpris, fit des excuses en désordre sur ce qu'il
se trouvoit là seul, et manquoit de temps et d'acteurs pour donner à Sa
Majesté le divertissement qu'elle sembloit attendre. En même temps, au
milieu de vingt jets d'eau naturels, s'ouvrit cette coquille que tout le
monde a vue; et l'agréable naïade[59] qui parut dedans s'avança au bord
du théâtre, et, d'un air héroïque, prononça les vers que M. Pellisson
avoit faits[60] et qui servent de prologue.
[59] Madeleine Béjart, encore belle à quarante-trois ans, et dont la
jeune sœur Armande, qui jouait le rôle d'Orphise, paraît dès la scène
II.
[60] Ces vers de l'ami de Fouquet, avocat célèbre et membre de
l'Académie française, sont remarquables par la dignité, la correction
et même l'élévation du sentiment.
PROLOGUE
Le théâtre représente un jardin orné de termes et de plusieurs jets
d'eau.
UNE NAÏADE, sortant des eaux dans une coquille.
Pour voir en ces beaux lieux le plus grand roi du monde,
Mortels, je viens à vous de ma grotte profonde.
Faut-il, en sa faveur, que la terre ou que l'eau
Produisent à vos yeux un spectacle nouveau?
Qu'il parle ou qu'il souhaite, il n'est rien d'impossible:
Lui-même n'est-il pas un miracle visible?
Son règne, si fertile en miracles divers,
N'en demande-t-il pas à tout cet univers?
Jeune, victorieux, sage, vaillant, auguste,
Aussi doux que sévère, aussi puissant que juste:
Régler et ses États et ses propres désirs;
Joindre aux nobles travaux les plus nobles plaisirs;
En ses justes projets jamais ne se méprendre;
Agir incessamment, tout voir et tout entendre,
Qui peut cela peut tout: il n'a qu'à tout oser,
Et le ciel à ses vœux ne peut rien refuser.
Ces termes marcheront, et, si LOUIS l'ordonne,
Ces arbres parleront mieux que ceux de Dodone.
Hôtesses de leurs troncs, moindres divinités,
C'est LOUIS qui le veut, sortez, Nymphes, sortez;
Je vous montre l'exemple, il s'agit de lui plaire.
Quittez pour quelque temps votre forme ordinaire,
Et paroissons ensemble aux yeux des spectateurs,
Pour ce nouveau théâtre, autant de vrais acteurs.
Plusieurs dryades, accompagnées de faunes et de satyres, sortent des
arbres et des termes.
Vous, soin de ses sujets, sa plus charmante étude,
Héroïque souci, royale inquiétude,
Laissez-le respirer, et souffrez qu'un moment
Son grand cœur s'abandonne au divertissement:
Vous le verrez demain, d'une force nouvelle,
Sous le fardeau pénible où votre voix l'appelle,
Faire obéir les lois, partager les bienfaits,
Par ses propres conseils prévenir nos souhaits,
Maintenir l'univers dans une paix profonde,
Et s'ôter le repos pour le donner au monde.
Qu'aujourd'hui tout lui plaise et semble consentir
A l'unique dessein de le bien divertir!
Fâcheux, retirez-vous, ou, s'il faut qu'il vous voie,
Que ce soit seulement pour exciter sa joie.
La naïade emmène avec elle, pour la comédie, une partie des gens
qu'elle a fait paroître, pendant que le reste se met à danser aux
sons des hautbois, qui se joignent aux violons.
PERSONNAGES ACTEURS
DAMIS, tuteur d'Orphise. L'ESPY.
ORPHISE. Mlle MOLIÈRE.
ÉRASTE, amoureux d'Orphise. MOLIÈRE.
ALCIDOR, }
LISANDRE, } LA GRANGE.
ALCANDRE, }
ALCIPPE, }
ORANTE, } Mlle DUPARC.
CLIMÈNE, } fâcheux. Mlle DEBRIE.
DORANTE, }
CARITIDÈS, }
ORMIN, }
FILINTE, }
LA MONTAGNE, valet d'Éraste. DUPARC.
L'ÉPINE, valet de Damis.
LA RIVIÈRE, et deux autres valets d'Éraste.
La scène est à Paris.
ACTE PREMIER
SCÈNE I.--ÉRASTE, LA MONTAGNE.
ÉRASTE.
Sous quel astre, bon Dieu! faut-il que je sois né,
Pour être de fâcheux toujours assassiné?
Il semble que partout le sort me les adresse,
Et j'en vois chaque jour quelque nouvelle espèce;
Mais il n'est rien d'égal au fâcheux d'aujourd'hui;
J'ai cru n'être jamais débarrassé de lui,
Et cent fois j'ai maudit cette innocente envie
Qui m'a pris à dîner de voir la comédie,
Où, pensant m'égayer, j'ai misérablement
Trouvé de mes péchés le rude châtiment.
Il faut que je te fasse un récit de l'affaire,
Car je m'en sens encor tout ému de colère.
J'étois sur le théâtre[61] en humeur d'écouter
La pièce, qu'à plusieurs j'avois ouï vanter;
Les acteurs commençoient, chacun prêtoit silence;
Lorsque, d'un air bruyant et plein d'extravagance,
Un homme à grands canons est entré brusquement
En criant:--Holà! ho! un siége promptement!
Et, de son grand fracas surprenant l'assemblée,
Dans le plus bel endroit a la pièce troublée.
Eh! mon Dieu! nos François, si souvent redressés,
Ne prendront-ils jamais un air de gens sensés,
Ai-je dit; et faut-il sur nos défauts extrêmes
Qu'en théâtre public nous nous jouions nous-mêmes,
Et confirmions ainsi, par des éclats de fous,
Ce que chez nos voisins on dit partout de nous?
Tandis que là-dessus je haussois les épaules,
Les acteurs ont voulu continuer leurs rôles;
Mais l'homme pour s'asseoir a fait nouveau fracas,
Et, traversant encor le théâtre à grands pas,
Bien que dans les côtés il pût être à son aise,
Au milieu du devant il a planté sa chaise,
Et, de son large dos morguant[62] les spectateurs,
Aux trois quarts du parterre a caché les acteurs.
Un bruit s'est élevé, dont un autre eût eu honte;
Mais lui, ferme et constant, n'en a fait aucun compte,
Et se seroit tenu comme il s'étoit posé,
Si, pour mon infortune, il ne m'eût avisé.
--Ah! marquis, m'a-t-il dit, prenant près de moi place,
Comment te portes-tu? Souffre que je t'embrasse.
Au visage, sur l'heure, un rouge m'est monté,
Que l'on me vît connu d'un pareil éventé.
Je l'étois peu pourtant; mais on en voit paroître
De ces gens qui de rien[63] veulent fort vous connoître,
Dont il faut au salut les baisers essuyer,
Et qui sont familiers jusqu'à vous tutoyer.
Il m'a fait à l'abord cent questions frivoles,
Plus haut que les acteurs élevant ses paroles.
Chacun le maudissoit; et moi, pour l'arrêter,
Je serois, ai-je dit, bien aise d'écouter.
--Tu n'as point vu ceci, marquis? Ah! Dieu me damne!
Je le trouve assez drôle, et je n'y suis pas âne;
Je sais par quelles lois un ouvrage est parfait,
Et Corneille me vient lire tout ce qu'il fait.
Là-dessus de la pièce il m'a fait un sommaire,
Scène à scène, averti de ce qui s'alloit faire,
Et jusques à des vers qu'il en savoit par cœur
Il me les récitoit tout haut avant l'acteur.
J'avois beau m'en défendre, il a poussé sa chance,
Et s'est devers la fin levé longtemps d'avance;
Car les gens du bel air, pour agir galamment,
Se gardent bien surtout d'ouïr le dénoûment.
Je rendois grâce au ciel, et croyois, de justice[64],
Qu'avec la comédie eût fini mon supplice;
Mais, comme si c'en eût été trop bon marché,
Sur nouveaux frais mon homme à moi s'est attaché,
M'a conté ses exploits, ses vertus non communes,
Parlé de ses chevaux, de ses bonnes fortunes,
Et de ce qu'à la cour il avait de faveur,
Disant qu'à m'y servir il s'offroit de grand cœur.
Je le remerciois doucement de la tête,
Minutant[65] à tous coups quelque retraite honnête;
Mais lui, pour le quitter, me voyant ébranlé:
--Sortons, ce m'a-t-il dit, le monde est écoulé.
Et, sortis de ce lieu[66], me la donnant plus sèche[67]:
--Marquis, allons au Cours faire voir ma calèche;
Elle est bien entendue, et plus d'un duc et pair
En fait à mon faiseur faire une du même air.
Moi de lui rendre grâce, et, pour mieux m'en défendre,
De dire que j'avois certain repas à rendre.
--Ah! parbleu! j'en veux être, étant de tes amis,
Et manque au maréchal à qui j'avois promis.
--De la chère, ai-je fait, la dose est trop peu forte
Pour oser y prier des gens de votre sorte.
--Non, m'a-t-il répondu, je suis sans compliment,
Et j'y vais pour causer avec toi seulement;
Je suis des grands repas fatigué, je te jure.
--Mais, si l'on vous attend, ai-je dit, c'est injure.
--Tu te moques, marquis; nous nous connoissons tous;
Et je trouve avec toi des passe-temps plus doux.
Je pestois contre moi, l'âme triste et confuse
Du funeste succès qu'avoit eu mon excuse,
Et ne savois à quoi je devois recourir,
Pour sortir d'une peine à me faire mourir;
Lorsqu'un carrosse fait de superbe manière,
Et comblé de laquais et devant et derrière,
S'est, avec un grand bruit, devant nous arrêté,
D'où sautant un jeune homme amplement ajusté,
Mon importun et lui, courant à l'embrassade,
Ont surpris les passants de leur brusque incartade;
Et, tandis que tous deux étoient précipités
Dans les convulsions de leurs civilités,
ARISTE.
Soit. Je n'y comprends rien.
SGANARELLE.
Vous serez éclairci.
LE COMMISSAIRE.
Nous allons revenir.
SGANARELLE, à Ariste.
Or çà, je vais vous dire
La fin de cette intrigue.
Ils se retirent dans le fond du théâtre.
[52] Pour: prenez l'assurance. Excellente expression du XVIIe siècle.
SCÈNE IX.--LÉONOR, SGANARELLE, ARISTE, LISETTE.
LÉONOR.
O l'étrange martyre!
Que tous ces jeunes fous me paroissent fâcheux!
Je me suis dérobée au bal pour l'amour d'eux.
LISETTE.
Chacun d'eux près de vous veut se rendre agréable.
LÉONOR.
Et moi, je n'ai rien vu de plus insupportable;
Et je préférerois le plus simple entretien
A tous les contes bleus de ces diseurs de rien.
Ils croyent que tout cède à leur perruque blonde,
Et pensent avoir dit le meilleur mot du monde,
Lorsqu'ils viennent, d'un ton de mauvais goguenard,
Vous railler sottement sur l'amour d'un vieillard;
Et moi, d'un tel vieillard je prise plus le zèle
Que tous les beaux transports d'une jeune cervelle.
Mais n'aperçois-je pas?...
SGANARELLE, à Ariste.
Oui, l'affaire est ainsi.
Apercevant Léonor.
Ah! je la vois paroître, et sa suivante aussi.
ARISTE.
Léonor, sans courroux, j'ai sujet de me plaindre.
Vous savez si jamais j'ai voulu vous contraindre,
Et si plus de cent fois je n'ai pas protesté
De laisser à vos vœux leur pleine liberté:
Cependant votre cœur, méprisant mon suffrage,
De foi comme d'amour à mon insu s'engage.
Je ne me repens pas de mon doux traitement;
Mais votre procédé me touche assurément;
Et c'est une action que n'a pas méritée
Cette tendre amitié que je vous ai portée.
LÉONOR.
Je ne sais pas sur quoi vous tenez ce discours;
Mais croyez que je suis de même que toujours,
Que rien ne peut pour vous altérer mon estime,
Que toute autre amitié me paroîtrait un crime,
Et que, si vous voulez satisfaire mes vœux,
Un saint nœud dès demain nous unira tous deux.
ARISTE.
Dessus quel fondement venez-vous donc, mon frère?...
SGANARELLE.
Quoi! vous ne sortez pas du logis de Valère?
Vous n'avez point conté vos amours aujourd'hui?
Et vous ne brûlez pas depuis un an pour lui?
LÉONOR.
Qui vous a fait de moi de si belles peintures,
Et prend soin de forger de telles impostures?
SCÈNE X.--ISABELLE, VALÈRE, LÉONOR, ARISTE, SGANARELLE, UN COMMISSAIRE,
UN NOTAIRE, LISETTE, ERGASTE.
ISABELLE.
Ma sœur, je vous demande un généreux pardon,
Si de mes libertés j'ai taché votre nom.
Le pressant embarras d'une surprise extrême
M'a tantôt inspiré ce honteux stratagème:
Votre exemple condamne un tel emportement;
Mais le sort nous traita nous deux diversement.
A Sganarelle.
Pour vous, je ne veux point, monsieur, vous faire excuse:
Je vous sers beaucoup plus que je ne vous abuse.
Le ciel pour être joints ne nous fit pas tous deux:
Je me suis reconnue indigne de vos vœux;
Et j'ai bien mieux aimé me voir aux mains d'un autre
Que ne pas mériter un cœur comme le vôtre.
VALÈRE, à Sganarelle.
Pour moi, je mets ma gloire et mon bien souverain,
A la pouvoir, monsieur, tenir de votre main.
ARISTE.
Mon frère, doucement il faut boire la chose:
D'une telle action vos procédés sont cause;
Et je vois votre sort malheureux à ce point
Que, vous sachant dupé, l'on ne vous plaindra point.
LISETTE.
Par ma foi, je lui sais bon gré de cette affaire;
Et ce prix de ses soins est un trait exemplaire.
LÉONOR.
Je ne sais si ce trait le doit faire estimer;
Mais je sais bien qu'au moins je ne le puis blâmer.
ERGASTE.
Au sort d'être cocu son ascendant l'expose;
Et ne l'être qu'en herbe est pour lui douce chose.
SGANARELLE, sortant de l'accablement dans lequel il étoit plongé.
Non, je ne puis sortir de mon étonnement.
Cette déloyauté confond mon jugement;
Et je ne pense pas que Satan en personne
Puisse être si méchant qu'une telle friponne.
J'aurois pour elle au feu mis la main que voilà.
Malheureux qui se fie à femme après cela!
La meilleure est toujours en malice féconde;
C'est un sexe engendré pour damner tout le monde;
Je renonce à jamais à ce sexe trompeur,
Et je le donne tout au diable de bon cœur.
ERGASTE.
Bon.
ARISTE.
Allons tous chez moi. Venez, seigneur Valère;
Nous tâcherons demain d'apaiser sa colère.
LISETTE, au parterre.
Vous, si vous connoissez des maris loups-garous,
Envoyez-les au moins à l'école chez nous.
FIN DE L'ÉCOLE DES MARIS.
LES FACHEUX[53]
COMÉDIE-BALLET
REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS, A VAUX, LE 16 AOÛT 1661; DEVANT LA
COUR, A FONTAINEBLEAU, LE 27 AOÛT 1661; ET SUR LE THÉATRE DU
PALAIS-ROYAL, A PARIS, LE 4 NOVEMBRE 1661.
Mazarin a cessé de vivre. Le gouvernement du jeune roi s'établit. La
cour s'organise; tout se concentre autour du trône. Savants, courtisans,
guerriers, coquettes, gens d'intrigue, saluent à l'envi la grande étoile
monarchique qui se lève. «N'ayez plus de premier ministre,» avait dit
Mazarin à Louis XIV. C'était bien ce que se proposait le monarque.
[53] Pour importun, qui cause de la fâcherie. Le titre même de cette
pièce est un archaïsme hors d'usage. Le mot _to fach_, importé en
Écosse par les Français, est resté dans le patois des low-lands avec
la même nuance.
Une seule autorité, celle de Fouquet, pouvait tenir en échec l'autorité
souveraine. Sa ruine fut résolue, non-seulement, comme le dit Louis XIV
lui-même, «parce qu'il continuoit des dépenses excessives, fortifioit
des places et vouloit se rendre l'arbitre souverain de l'État,» mais
pour avoir brigué, à prix d'or, le cœur de mademoiselle de la Vallière;
étourdi, généreux, d'un esprit facile et prompt à se flatter, il ne se
doutait pas qu'on devait l'arrêter au milieu de la grande fête qu'il
allait donner, le 16 août 1661, dans sa maison de Vaux. Il ne songeait
qu'à éblouir la France et la cour; sa magnificence rendit ses ennemis
implacables et le roi irréconciliable.
Lebrun fut chargé de peindre les décorations, Torelli de disposer les
machines; Molière, devenu l'homme indispensable, depuis le succès de
l'_École des Maris_, de _Sganarelle_, et des _Précieuses_, reçut l'ordre
de composer la pièce et de la faire représenter. On lui donna quinze
jours pour cela. Au fond d'une allée de sapins éclairée par mille
flambeaux, au milieu d'autres larges allées
«Dignes d'être des dieux foulées,
»De marbres extrêmement beaux,
»De fontaines et de canaux,
»De parterres, de balustrades;
»De rigoles, jets d'eau, cascades,
»Au nombre de plus d'onze cents,»
la comédie des _Fâcheux_ fut représentée. L'ordre secret d'arrestation
lancé contre le surintendant fut suspendu; et l'on alla, dit encore le
journaliste,
«... sous une feuillée
»Pompeusement appareillée,
»Où, sur un théâtre charmant,
»Dont à grand peine un Saint-Amant
»Un peu Ronsard, un peu Malherbe,
»Figureroit l'aspect superbe
»(Sur ce théâtre, que je dis,
»Qui paraissoit un paradis),
»Fut, avec grande mélodie,
»Récitée une comédie,
»Que Molière, esprit pointu,
»Avoit composée impromptu.»
L'esquisse, improvisée en quinze jours par Molière, apprise en trois
jours par sa troupe, était un chef-d'œuvre en son genre. Il avait
puisé, pour l'accomplir, dans son érudition, dans ses souvenirs et dans
sa passion. Les contre-temps de la vie, la difficulté d'atteindre un but
désiré; les nouveaux ridicules d'une cour pleine de mouvement et de
jeunesse; les originaux qui se montraient en relief au milieu de ce
monde élégant, voilà le sujet de l'œuvre. Molière savait qu'en France,
pays de sociabilité par excellence, un original est un fâcheux qui
déplaît à tout le monde; il savait aussi qu'une discipline sociale,
stricte et brillante à la fois, allait bientôt s'établir et bannir les
originaux comme autant d'ennemis publics. Dans un vieux canevas italien,
_le Case svaliggiate, ovvero gli interrompimenti di Pantalone_, se
trouve le rôle de Pantalon qui, sur le point, comme dit la Fontaine, «de
se rendre à une assignation amoureuse», est interrompu par toute sorte
de gens. Molière s'en empare. Il se rappelle aussi la vive satire où
Horace[54] punit le bavard qui l'a escorté malgré lui; et l'autre satire
où Mathurin Régnier[55] raille cet importun qui l'a suivi jusque chez sa
maîtresse. Sur ces premières assises l'édifice léger s'élève. Molière
fait entrer en scène, et en première ligne, Armande, l'enfant coquette,
d'une beauté si attrayante et qui allait le martyriser; Armande,
habituée aux hommages, et qui s'accommode mal de la jalousie de Molière
et de ses fureurs; puis la belle mademoiselle Duparc, danseuse célèbre
et beauté à la mode, au port de reine; mademoiselle Debrie, d'une humeur
plus indulgente et moins bien partagée de la nature; enfin, lui-même,
Éraste, bouillant d'amour, sur le point d'épouser celle qu'il aime,
entravé par mille obstacles, arrêté par mille fâcheux et réussissant à
les mettre en fuite. Il dispose, on le voit, de ses acteurs, comme le
peintre des couleurs de sa palette; il y mêle, artiste passionné, ce
qu'il a de plus intime, son propre sang et ses propres larmes.
[54] Satire IXe, _Ibam forte via sacra_.
[55] La VIIIe.
Pour consoler la jalouse Madeleine, beauté de quarante-trois ans,
majestueuse encore et qui n'a point de rôle dans l'ouvrage, elle sera
la Naïade sortant d'une coquille de nacre aux yeux de l'assemblée; elle
annoncera l'œuvre du poëte et semblera la reine du magnifique
séjour[56].
[56] La plupart des commentateurs ont établi, à propos de cette nymphe
sortant de sa coquille, une confusion singulière. Les uns veulent
qu'Armande Béjart soit identique à Madeleine, sa sœur aînée; les
autres supposent qu'Orphise, qui va paraître dès la seconde scène dans
le costume assez compliqué des dames de la cour, ait joué aussi le
rôle de la Naïade. Notre explication nous semble la plus naturelle et
la mieux justifiée par les faits et la situation morale de la troupe.
Que de difficultés vaincues! Le champ devient libre, et Molière s'y
élance avec une hardiesse et un tact incomparables. Depuis la
représentation des _Précieuses_, il a entre les mains des notes
critiques et des portraits de caractères que lui livrent, sur leurs
rivaux et leurs amis, tous les gens de la cour. Il en use, et il fait un
choix parmi les ridicules qui lui sont signalés. Le roi lui-même, après
la représentation, daigne lui indiquer un original qu'il a oublié, le
chasseur forcené, M. de Soyecourt. Il devient ainsi de plein droit le
premier ministre comique de Louis XIV, l'organe de ses vues, le
régulateur moral de la société renouvelée.
Celui qui, dans l'_École des Maris_ et les _Précieuses_, a frappé les
hargneux, les pédantes et les mécontents de l'ancienne cour, attaque
cette fois, d'une main légère, mais sûre, les écervelés de la cour
nouvelle, leurs rencontres bruyantes, leurs cris quand ils s'embrassent,
la prétention des faiseurs de projets, l'audace des solliciteurs, tout
ce qui devait être insupportable au nouveau maître. Initié aux secrets
de Saint-Germain et aux faiblesses du roi que mademoiselle de la
Vallière captivait, le poëte glisse obscurément dans les scènes d'amour
quelques paroles attendries sur les _secrètes douceurs_ que le «mystère
réserve aux cœurs bien épris.» Le jeune souverain voyait ses intérêts
servis, sa politique sociale aidée et devinée, jusqu'aux fibres secrètes
de son cœur délicatement touchées par ce comédien modeste. La
protection du roi, depuis ce moment, n'abandonna plus Molière. Comme la
Fontaine, comme Boileau, Louis XIV comprit «que c'était là _son homme_.»
Dès lors Molière poursuivit librement sa carrière, à titre d'aide de
camp, si l'on peut parler ainsi, de ce roi qui pétrissait la cour et la
France dans un moule d'unité brillante. Marquis et tartufes ne purent
prévaloir.
Les _Fâcheux_, improvisés par le grand artiste, manquaient d'intrigue et
d'intérêt. Il créa pour cette pièce à tiroirs de nouvelles ressources et
comme une harmonie nouvelle: peintre, musicien, danseur, décorateur, il
distribua ses groupes, composa la scène, arrangea les plans, moins au
point de vue du drame proprement dit que sous celui de l'art plastique.
A l'instar des Italiens, qu'il aima toujours, il fit entrer des
danseuses sur la scène, et mêla au dialogue du drame l'action vive du
ballet. C'était donner à son œuvre un horizon pittoresque et la grâce
animée d'un tableau demi-flamand, comme le faisait Karl Dujardin.
Ce petit chef-d'œuvre fut admiré des courtisans, qui se jouaient
eux-mêmes; non-seulement ils avaient donné les notes et préparé la
comédie; mais le théâtre était de plain-pied avec les spectateurs; «de
côté et d'autre, mêmes hommes, mêmes canons, mêmes plumes, mêmes
postures, excepté que, du côté où le ridicule a été copié, on se tait,
on écoute; et que, là où il figure imité, on parle, on agit, on fait
rire[57].»
[57] Notes de M. Bazin sur Molière.
Celui qui donnait la fête, le rival de Louis XIV, fut arrêté un mois
après; le nouveau siècle avançait dans sa voie, l'unité royale se
dessinait, et l'autorité du poëte comique grandissait avec elle.
AU ROI
SIRE,
J'ajoute une scène à la comédie; et c'est une espèce de _fâcheux_, assez
insupportable, un homme qui dédie un livre. VOTRE MAJESTÉ en sait des
nouvelles plus que personne de son royaume, et ce n'est pas
d'aujourd'hui qu'elle se voit en butte à la furie des épîtres
dédicatoires. Mais, bien que je suive l'exemple des autres, et me mette
moi-même au rang de ceux que j'ai joués, j'ose dire toutefois à VOTRE
MAJESTÉ que ce que j'en ai fait n'est pas tant pour lui présenter un
livre que pour avoir lieu de lui rendre grâces du succès de cette
comédie. Je le dois, SIRE, ce succès qui a passé mon attente,
non-seulement à cette glorieuse approbation dont VOTRE MAJESTÉ honora
d'abord la pièce, et qui a entraîné si hautement celle de tout le monde,
mais encore à l'ordre qu'elle me donna d'y ajouter un caractère de
fâcheux, dont elle eut la bonté de m'ouvrir les idées elle-même, et qui
a été trouvé partout le plus beau morceau de l'ouvrage. Il faut avouer,
SIRE, que je n'ai jamais rien fait, avec tant de facilité, ni si
promptement, que cet endroit où VOTRE MAJESTÉ me commanda de travailler.
J'avois une joie à lui obéir qui me valoit bien mieux qu'Apollon et
toutes les Muses; et je conçois par là ce que je serois capable
d'exécuter pour une comédie entière, si j'étois inspiré par de pareils
commandements. Ceux qui sont nés en un rang élevé peuvent se proposer
l'honneur de servir VOTRE MAJESTÉ dans les grands emplois; mais, pour
moi, toute la gloire où je puis aspirer, c'est de la réjouir. Je borne
là l'ambition de mes souhaits; et je crois qu'en quelque façon ce n'est
pas être inutile à la France que de contribuer[58] quelque chose au
divertissement de son roi. Quand je n'y réussirai pas, ce ne sera jamais
par un défaut de zèle ni d'étude, mais seulement par un mauvais destin
qui suit assez souvent les meilleures intentions, et qui, sans doute
affligeroit sensiblement.
SIRE,
DE VOTRE MAJESTÉ,
Le très-humble, très-obéissant,
et très-fidèle serviteur et sujet,
J.-B. P. MOLIÈRE.
[58] Pour: contribuer en quelque chose. Du latin _tribuere_, au sens
actif.
AVERTISSEMENT
Jamais entreprise au théâtre ne fut si précipitée que celle-ci, et c'est
une chose, je crois, toute nouvelle, qu'une comédie ait été conçue,
faite, apprise, et représentée en quinze jours. Je ne dis pas cela pour
me piquer de l'impromptu, et en prétendre de la gloire, mais seulement
pour prévenir certaines gens, qui pourroient trouver à redire que je
n'aie pas mis ici toutes les espèces de fâcheux qui se trouvent. Je sais
que le nombre en est grand, et à la cour et dans la ville; et que, sans
épisodes, j'eusse bien pu en composer une comédie de cinq actes bien
fournis, et avoir encore de la matière de reste. Mais, dans le peu de
temps qui me fut donné, il m'étoit impossible de faire un grand dessein,
et de rêver beaucoup sur le choix de mes personnages et sur la
disposition de mon sujet. Je me réduisis donc à ne toucher qu'un petit
nombre d'importuns, et je pris ceux qui s'offrirent d'abord à mon
esprit, et que je crus les plus propres à réjouir les augustes personnes
devant qui j'avois à paraître; et, pour lier promptement toutes ces
choses ensemble, je me servis du premier nœud que je pus trouver. Ce
n'est pas mon dessein d'examiner maintenant si tout cela pouvoit être
mieux, et si tous ceux qui s'y sont divertis ont ri selon les règles.
Le temps viendra de faire imprimer mes remarques sur les pièces que
j'aurai faites, et je ne désespère pas de faire voir un jour, en grand
auteur, que je puis citer Aristote et Horace. En attendant cet examen,
qui peut-être ne viendra point, je m'en remets assez aux décisions de la
multitude, et je tiens aussi difficile de combattre un ouvrage que le
public approuve que d'en défendre un qu'il condamne.
Il n'y a personne qui ne sache pour quelle réjouissance la pièce fut
composée; et cette fête a fait un tel éclat, qu'il n'est pas nécessaire
d'en parler; mais il ne sera pas hors de propos de dire deux paroles des
ornements qu'on a mêlés avec la comédie.
Le dessein étoit de donner un ballet aussi; et, comme il n'y avoit qu'un
petit nombre choisi de danseurs excellents, on fut contraint de séparer
les entrées de ce ballet, et l'avis fut de les jeter dans les entr'actes
de la comédie, afin que ces intervalles donnassent temps aux mêmes
baladins de revenir sous d'autres habits: de sorte que, pour ne point
rompre aussi le fil de la pièce par ces manières d'intermèdes, on
s'avisa de les coudre au sujet du mieux que l'on put, et de ne faire
qu'une seule chose du ballet et de la comédie: mais, comme le temps
étoit fort précipité, et que tout cela ne fut pas réglé entièrement par
une même tête, on trouvera peut-être quelques endroits du ballet qui
n'entrent pas dans la comédie aussi naturellement que d'autres. Quoi
qu'il en soit, c'est un mélange qui est nouveau pour nos théâtres, et
dont on pourroit chercher quelques autorités dans l'antiquité; et, comme
tout le monde l'a trouvé agréable, il peut servir d'idée à d'autres
choses qui pourroient être méditées avec plus de loisir.
D'abord que la toile fut levée, un des acteurs, comme vous pourriez dire
moi, parut sur le théâtre en habit de ville, et, s'adressant au roi avec
le visage d'un homme surpris, fit des excuses en désordre sur ce qu'il
se trouvoit là seul, et manquoit de temps et d'acteurs pour donner à Sa
Majesté le divertissement qu'elle sembloit attendre. En même temps, au
milieu de vingt jets d'eau naturels, s'ouvrit cette coquille que tout le
monde a vue; et l'agréable naïade[59] qui parut dedans s'avança au bord
du théâtre, et, d'un air héroïque, prononça les vers que M. Pellisson
avoit faits[60] et qui servent de prologue.
[59] Madeleine Béjart, encore belle à quarante-trois ans, et dont la
jeune sœur Armande, qui jouait le rôle d'Orphise, paraît dès la scène
II.
[60] Ces vers de l'ami de Fouquet, avocat célèbre et membre de
l'Académie française, sont remarquables par la dignité, la correction
et même l'élévation du sentiment.
PROLOGUE
Le théâtre représente un jardin orné de termes et de plusieurs jets
d'eau.
UNE NAÏADE, sortant des eaux dans une coquille.
Pour voir en ces beaux lieux le plus grand roi du monde,
Mortels, je viens à vous de ma grotte profonde.
Faut-il, en sa faveur, que la terre ou que l'eau
Produisent à vos yeux un spectacle nouveau?
Qu'il parle ou qu'il souhaite, il n'est rien d'impossible:
Lui-même n'est-il pas un miracle visible?
Son règne, si fertile en miracles divers,
N'en demande-t-il pas à tout cet univers?
Jeune, victorieux, sage, vaillant, auguste,
Aussi doux que sévère, aussi puissant que juste:
Régler et ses États et ses propres désirs;
Joindre aux nobles travaux les plus nobles plaisirs;
En ses justes projets jamais ne se méprendre;
Agir incessamment, tout voir et tout entendre,
Qui peut cela peut tout: il n'a qu'à tout oser,
Et le ciel à ses vœux ne peut rien refuser.
Ces termes marcheront, et, si LOUIS l'ordonne,
Ces arbres parleront mieux que ceux de Dodone.
Hôtesses de leurs troncs, moindres divinités,
C'est LOUIS qui le veut, sortez, Nymphes, sortez;
Je vous montre l'exemple, il s'agit de lui plaire.
Quittez pour quelque temps votre forme ordinaire,
Et paroissons ensemble aux yeux des spectateurs,
Pour ce nouveau théâtre, autant de vrais acteurs.
Plusieurs dryades, accompagnées de faunes et de satyres, sortent des
arbres et des termes.
Vous, soin de ses sujets, sa plus charmante étude,
Héroïque souci, royale inquiétude,
Laissez-le respirer, et souffrez qu'un moment
Son grand cœur s'abandonne au divertissement:
Vous le verrez demain, d'une force nouvelle,
Sous le fardeau pénible où votre voix l'appelle,
Faire obéir les lois, partager les bienfaits,
Par ses propres conseils prévenir nos souhaits,
Maintenir l'univers dans une paix profonde,
Et s'ôter le repos pour le donner au monde.
Qu'aujourd'hui tout lui plaise et semble consentir
A l'unique dessein de le bien divertir!
Fâcheux, retirez-vous, ou, s'il faut qu'il vous voie,
Que ce soit seulement pour exciter sa joie.
La naïade emmène avec elle, pour la comédie, une partie des gens
qu'elle a fait paroître, pendant que le reste se met à danser aux
sons des hautbois, qui se joignent aux violons.
PERSONNAGES ACTEURS
DAMIS, tuteur d'Orphise. L'ESPY.
ORPHISE. Mlle MOLIÈRE.
ÉRASTE, amoureux d'Orphise. MOLIÈRE.
ALCIDOR, }
LISANDRE, } LA GRANGE.
ALCANDRE, }
ALCIPPE, }
ORANTE, } Mlle DUPARC.
CLIMÈNE, } fâcheux. Mlle DEBRIE.
DORANTE, }
CARITIDÈS, }
ORMIN, }
FILINTE, }
LA MONTAGNE, valet d'Éraste. DUPARC.
L'ÉPINE, valet de Damis.
LA RIVIÈRE, et deux autres valets d'Éraste.
La scène est à Paris.
ACTE PREMIER
SCÈNE I.--ÉRASTE, LA MONTAGNE.
ÉRASTE.
Sous quel astre, bon Dieu! faut-il que je sois né,
Pour être de fâcheux toujours assassiné?
Il semble que partout le sort me les adresse,
Et j'en vois chaque jour quelque nouvelle espèce;
Mais il n'est rien d'égal au fâcheux d'aujourd'hui;
J'ai cru n'être jamais débarrassé de lui,
Et cent fois j'ai maudit cette innocente envie
Qui m'a pris à dîner de voir la comédie,
Où, pensant m'égayer, j'ai misérablement
Trouvé de mes péchés le rude châtiment.
Il faut que je te fasse un récit de l'affaire,
Car je m'en sens encor tout ému de colère.
J'étois sur le théâtre[61] en humeur d'écouter
La pièce, qu'à plusieurs j'avois ouï vanter;
Les acteurs commençoient, chacun prêtoit silence;
Lorsque, d'un air bruyant et plein d'extravagance,
Un homme à grands canons est entré brusquement
En criant:--Holà! ho! un siége promptement!
Et, de son grand fracas surprenant l'assemblée,
Dans le plus bel endroit a la pièce troublée.
Eh! mon Dieu! nos François, si souvent redressés,
Ne prendront-ils jamais un air de gens sensés,
Ai-je dit; et faut-il sur nos défauts extrêmes
Qu'en théâtre public nous nous jouions nous-mêmes,
Et confirmions ainsi, par des éclats de fous,
Ce que chez nos voisins on dit partout de nous?
Tandis que là-dessus je haussois les épaules,
Les acteurs ont voulu continuer leurs rôles;
Mais l'homme pour s'asseoir a fait nouveau fracas,
Et, traversant encor le théâtre à grands pas,
Bien que dans les côtés il pût être à son aise,
Au milieu du devant il a planté sa chaise,
Et, de son large dos morguant[62] les spectateurs,
Aux trois quarts du parterre a caché les acteurs.
Un bruit s'est élevé, dont un autre eût eu honte;
Mais lui, ferme et constant, n'en a fait aucun compte,
Et se seroit tenu comme il s'étoit posé,
Si, pour mon infortune, il ne m'eût avisé.
--Ah! marquis, m'a-t-il dit, prenant près de moi place,
Comment te portes-tu? Souffre que je t'embrasse.
Au visage, sur l'heure, un rouge m'est monté,
Que l'on me vît connu d'un pareil éventé.
Je l'étois peu pourtant; mais on en voit paroître
De ces gens qui de rien[63] veulent fort vous connoître,
Dont il faut au salut les baisers essuyer,
Et qui sont familiers jusqu'à vous tutoyer.
Il m'a fait à l'abord cent questions frivoles,
Plus haut que les acteurs élevant ses paroles.
Chacun le maudissoit; et moi, pour l'arrêter,
Je serois, ai-je dit, bien aise d'écouter.
--Tu n'as point vu ceci, marquis? Ah! Dieu me damne!
Je le trouve assez drôle, et je n'y suis pas âne;
Je sais par quelles lois un ouvrage est parfait,
Et Corneille me vient lire tout ce qu'il fait.
Là-dessus de la pièce il m'a fait un sommaire,
Scène à scène, averti de ce qui s'alloit faire,
Et jusques à des vers qu'il en savoit par cœur
Il me les récitoit tout haut avant l'acteur.
J'avois beau m'en défendre, il a poussé sa chance,
Et s'est devers la fin levé longtemps d'avance;
Car les gens du bel air, pour agir galamment,
Se gardent bien surtout d'ouïr le dénoûment.
Je rendois grâce au ciel, et croyois, de justice[64],
Qu'avec la comédie eût fini mon supplice;
Mais, comme si c'en eût été trop bon marché,
Sur nouveaux frais mon homme à moi s'est attaché,
M'a conté ses exploits, ses vertus non communes,
Parlé de ses chevaux, de ses bonnes fortunes,
Et de ce qu'à la cour il avait de faveur,
Disant qu'à m'y servir il s'offroit de grand cœur.
Je le remerciois doucement de la tête,
Minutant[65] à tous coups quelque retraite honnête;
Mais lui, pour le quitter, me voyant ébranlé:
--Sortons, ce m'a-t-il dit, le monde est écoulé.
Et, sortis de ce lieu[66], me la donnant plus sèche[67]:
--Marquis, allons au Cours faire voir ma calèche;
Elle est bien entendue, et plus d'un duc et pair
En fait à mon faiseur faire une du même air.
Moi de lui rendre grâce, et, pour mieux m'en défendre,
De dire que j'avois certain repas à rendre.
--Ah! parbleu! j'en veux être, étant de tes amis,
Et manque au maréchal à qui j'avois promis.
--De la chère, ai-je fait, la dose est trop peu forte
Pour oser y prier des gens de votre sorte.
--Non, m'a-t-il répondu, je suis sans compliment,
Et j'y vais pour causer avec toi seulement;
Je suis des grands repas fatigué, je te jure.
--Mais, si l'on vous attend, ai-je dit, c'est injure.
--Tu te moques, marquis; nous nous connoissons tous;
Et je trouve avec toi des passe-temps plus doux.
Je pestois contre moi, l'âme triste et confuse
Du funeste succès qu'avoit eu mon excuse,
Et ne savois à quoi je devois recourir,
Pour sortir d'une peine à me faire mourir;
Lorsqu'un carrosse fait de superbe manière,
Et comblé de laquais et devant et derrière,
S'est, avec un grand bruit, devant nous arrêté,
D'où sautant un jeune homme amplement ajusté,
Mon importun et lui, courant à l'embrassade,
Ont surpris les passants de leur brusque incartade;
Et, tandis que tous deux étoient précipités
Dans les convulsions de leurs civilités,
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