Molière - Œuvres complètes, Tome 2 - 13

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considérable. Mais M. Lysidas veut bien que je ne me rende pas pour
cela; et, puisque j'ai bien l'audace de me défendre (montrant Climène)
contre les sentiments de madame, il ne trouvera pas mauvais que je
combatte les siens.
ÉLISE.
Quoi! vous voyez contre vous madame, M. le marquis et M. Lysidas, et
vous osez résister encore? Fi? que cela est de mauvaise grâce!
CLIMÈNE.
Voilà qui me confond, pour moi, que des personnes raisonnables se
puissent mettre en tête de donner protection aux sottises de cette
pièce.
LE MARQUIS.
Dieu me damne! madame, elle est misérable depuis le commencement jusqu'à
la fin.
DORANTE.
Cela est bientôt dit, marquis. Il n'est rien plus aisé que de trancher
ainsi; et je ne vois aucune chose qui puisse être à couvert de la
souveraineté de tes décisions.
LE MARQUIS.
Parbleu! tous les autres comédiens[170] qui étoient là pour la voir en
ont dit tous les maux du monde.
DORANTE.
Ah! je ne dis plus mot; tu as raison, marquis. Puisque les autres
comédiens en disent du mal, il faut les en croire assurément. Ce sont
tous gens éclairés, et qui parlent sans intérêt. Il n'y a plus rien à
dire, je me rends.
CLIMÈNE.
Rendez-vous, ou ne vous rendez pas, je sais fort bien que vous ne me
persuaderez point de souffrir les immodesties de cette pièce, non plus
que les satires désobligeantes qu'on y voit contre les femmes.
URANIE.
Pour moi, je me garderai bien de m'en offenser, et de prendre rien sur
mon compte de tout ce qui s'y dit. Ces sortes de satires tombent
directement sur les mœurs, et ne frappent les personnes que par
réflexion. N'allons point nous appliquer nous-mêmes les traits d'une
censure générale; et profitons de la leçon, si nous pouvons, sans faire
semblant qu'on parle à nous. Toutes les peintures ridicules qu'on expose
sur les théâtres doivent être regardées sans chagrin de tout le monde.
Ce sont miroirs publics, où il ne faut jamais témoigner qu'on se voie;
et c'est se taxer hautement d'un défaut que se scandaliser qu'on le
reprenne.
CLIMÈNE.
Pour moi, je ne parle pas de ces choses par la part que j'y puisse
avoir, et je pense que je vis d'un air dans le monde à ne pas craindre
d'être cherchée dans les peintures qu'on fait là des femmes qui se
gouvernent mal.
ÉLISE.
Assurément, madame, on ne vous y cherchera point. Votre conduite est
assez connue, et ce sont de ces sortes de choses qui ne sont contestées
de personne.
URANIE, à Climène.
Aussi, madame, n'ai-je rien dit qui aille à vous; et mes paroles, comme
les satires de la comédie, demeurent dans la thèse générale.
CLIMÈNE.
Je n'en doute pas, madame. Mais enfin passons sur ce chapitre. Je ne
sais pas de quelle façon vous recevez les injures qu'on dit à notre sexe
dans un certain endroit de la pièce; et, pour moi, je vous avoue que je
suis dans une colère épouvantable, de voir que cet auteur impertinent
nous appelle des _animaux_.
URANIE.
Ne voyez-vous pas que c'est un ridicule[171] qu'il fait parler?
DORANTE.
Et puis, madame, ne savez-vous pas que les injures des amans n'offensent
jamais; qu'il est des amours emportés aussi bien que des doucereux[172];
et qu'en de pareilles occasions les paroles les plus étranges, et
quelque chose de pis encore, se prennent bien souvent pour des marques
d'affection par celles mêmes qui les reçoivent?
ÉLISE.
Dites tout ce que vous voudrez, je ne saurois digérer cela, non plus que
le _potage_ et la _tarte à la crème_, dont madame a parlé tantôt.
LE MARQUIS.
Ah! ma foi! oui, _tarte à la crème!_ voilà ce que j'avois remarqué
tantôt; _tarte à la crème!_ Que je vous suis obligé, madame, de m'avoir
fait souvenir de _tarte à la crème!_ Y a-t-il assez de pommes[173] en
Normandie pour _tarte à la crème_? _Tarte à la crème_, morbleu! _tarte à
la crème!_
DORANTE.
Eh bien, que veux-tu dire? _Tarte à la crème!_
LE MARQUIS.
Parbleu! _tarte à la crème_, chevalier!
DORANTE.
Mais encore?
LE MARQUIS.
_Tarte à la crème!_
DORANTE.
Dis-nous un peu tes raisons.
LE MARQUIS.
_Tarte à la crème!_
URANIE.
Mais il faut expliquer sa pensée, ce me semble.
LE MARQUIS.
_Tarte à la crème_, madame!
URANIE.
Que trouvez-vous là à redire?
LE MARQUIS.
Moi, rien. _Tarte à la crème!_
URANIE.
Ah! je le quitte[174].
ÉLISE.
M. le marquis s'y prend bien, et vous bourre de la belle manière. Mais
je voudrois bien que M. Lysidas voulut les achever, et leur donner
quelques petits coups de sa façon.
LYSIDAS.
Ce n'est pas ma coutume de rien blâmer, et je suis assez indulgent pour
les ouvrages des autres. Mais enfin, sans choquer l'amitié que M. le
chevalier témoigne pour l'auteur, on m'avouera que ces sortes de
comédies ne sont pas proprement des comédies, et qu'il y a une grande
différence de toutes ces bagatelles à la beauté des pièces sérieuses.
Cependant tout le monde donne là-dedans aujourd'hui: on ne court plus
qu'à cela, et l'on voit une solitude effroyable aux grands ouvrages,
lorsque des sottises ont tout Paris. Je vous avoue que le cœur m'en
saigne quelquefois, et cela est honteux pour la France.
CLIMÈNE.
Il est vrai que le goût des gens est étrangement gâté là-dessus, et que
le siècle s'encanaille[175] furieusement.
ÉLISE.
Celui-là est joli encore: _s'encanaille!_ Est-ce vous qui l'avez
inventé, madame?
CLIMÈNE.
Eh!
ÉLISE.
Je m'en suis bien doutée.
DORANTE.
Vous croyez donc, monsieur Lysidas, que tout l'esprit et toute la beauté
sont dans les poëmes sérieux, et que les pièces comiques sont des
niaiseries qui ne méritent aucune louange?
URANIE.
Ce n'est pas mon sentiment, pour moi. La tragédie, sans doute, est
quelque chose de beau quand elle est bien touchée; mais la comédie a ses
charmes, et je tiens que l'une n'est pas moins difficile à faire que
l'autre.
DORANTE.
Assurément, madame; et quand, pour la difficulté, vous mettriez un peu
plus du côté de la comédie, peut-être vous ne vous abuseriez pas. Car,
enfin, je trouve qu'il est bien plus aisé de se guinder sur de grands
sentiments, de braver en vers la fortune, accuser les destins, et dire
des injures aux dieux, que d'entrer comme il faut dans le ridicule des
hommes, et de rendre agréablement sur le théâtre les défauts de tout le
monde. Lorsque vous peignez des héros, vous faites ce que vous voulez.
Ce sont des portraits à plaisir, où l'on ne cherche point de
ressemblance; et vous n'avez qu'à suivre les traits d'une imagination
qui se donne l'essor, et qui souvent laisse le vrai pour attraper le
merveilleux. Mais, lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre
d'après nature. On veut que ces portraits ressemblent; et vous n'avez
rien fait, si vous n'y faites reconnaître les gens de votre siècle. En
un mot, dans les pièces sérieuses, il suffit, pour n'être point blâmé,
de dire des choses qui soient de bon sens et bien écrites; mais ce n'est
pas assez dans les autres, il y faut plaisanter; et c'est une étrange
entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens.
CLIMÈNE.
Je crois être du nombre des honnêtes gens; et cependant je n'ai pas
trouvé le mot pour rire dans tout ce que j'ai vu.
LE MARQUIS.
Ma foi, ni moi non plus.
DORANTE.
Pour toi, marquis, je ne m'en étonne pas. C'est que tu n'y as point
trouvé de turlupinades.
LYSIDAS.
Ma foi, monsieur, ce qu'on y rencontre ne vaut guère mieux, et toutes
les plaisanteries y sont assez froides, à mon avis.
DORANTE.
La cour n'a pas trouvé cela.
LYSIDAS.
Ah! monsieur, la cour!
DORANTE.
Achevez, monsieur Lysidas. Je vois bien que vous voulez dire que la cour
ne se connoît pas à ces choses; et c'est le refuge ordinaire de vous
autres messieurs les auteurs, dans le mauvais succès de vos ouvrages,
que d'accuser l'injustice du siècle et le peu de lumières des
courtisans. Sachez, s'il vous plaît, monsieur Lysidas, que les
courtisans ont d'aussi bons yeux que d'autres; qu'on peut être habile
avec un point de Venise[176] et des plumes, aussi bien qu'avec une
perruque courte et un petit rabat uni; que la grande épreuve de toutes
vos comédies, c'est le jugement de la cour; que c'est son goût qu'il
faut étudier pour trouver l'art de réussir; qu'il n'y a point de lieu où
les décisions soient si justes; et, sans mettre en ligne de compte tous
les gens savans qui y sont, que du simple bon sens naturel et du
commerce de tout le beau monde on s'y fait une manière d'esprit qui,
sans comparaison, juge plus finement des choses que tout le savoir
enrouillé[177] des pédans.
URANIE.
Il est vrai que, pour peu qu'on y demeure, il vous passe là tous les
jours assez de choses devant les yeux pour acquérir quelque habitude de
les connoître, et surtout pour ce qui est de la bonne et mauvaise
plaisanterie.
DORANTE.
La cour a quelques ridicules, j'en demeure d'accord, et je suis, comme
on voit, le premier à les fronder. Mais, ma foi, il y en a un grand
nombre parmi les beaux esprits de profession; et, si l'on joue quelques
marquis, je trouve qu'il y a bien plus de quoi jouer les auteurs, et que
ce seroit une chose plaisante à mettre sur le théâtre que leurs grimaces
savantes et leurs raffinemens ridicules, leur vicieuse coutume
d'assassiner les gens de leurs ouvrages, leur friandise de louanges,
leurs ménagements de pensées, leur trafic de réputation, et leurs ligues
offensives et défensives, aussi bien que leurs guerres d'esprit, et
leurs combats de prose et de vers.
LYSIDAS.
Molière est bien heureux, monsieur, d'avoir un protecteur aussi chaud
que vous. Mais, enfin, pour venir au fait, il est question de savoir si
sa pièce est bonne, et je m'offre d'y montrer partout cent défauts
visibles.
URANIE.
C'est une étrange chose de vous autres, messieurs les poëtes, que vous
condamniez toujours les pièces où tout le monde court, et ne disiez
jamais du bien que de celles où personne ne va. Vous montrez pour les
unes une haine invincible, et pour les autres une tendresse qui n'est
pas concevable.
DORANTE.
C'est qu'il est généreux de se ranger du côté des affligés.
URANIE.
Mais, de grâce, monsieur Lysidas, faites-nous voir ces défauts, dont je
ne me suis point aperçue.
LYSIDAS.
Ceux qui possèdent Aristote et Horace voient d'abord, madame, que cette
comédie pèche contre toutes les règles de l'art.
URANIE.
Je vous avoue que je n'ai aucune habitude avec ces messieurs-là, et que
je ne sais point les règles de l'art.
DORANTE.
Vous êtes de plaisantes gens avec vos règles, dont vous embarrassez les
ignorans, et nous étourdissez tous les jours! Il semble, à vous ouïr
parler, que ces règles de l'art soient les plus grands mystères du
monde; et, cependant, ce ne sont que quelques observations aisées, que
le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir que l'on prend à
ces sortes de poëmes; et le même bon sens qui a fait autrefois ces
observations les fait aisément tous les jours, sans le secours d'Horace
et d'Aristote. Je voudrois bien savoir si la grande règle de toutes les
règles n'est pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son
but n'a pas suivi un bon chemin. Veut-on que tout un public s'abuse sur
ces sortes de choses, et que chacun n'y soit pas juge du plaisir qu'il y
prend?
URANIE.
J'ai remarqué une chose de ces messieurs-là: c'est que ceux qui parlent
le plus des règles, et qui les savent mieux que les autres, font des
comédies que personne ne trouve belles.
DORANTE.
Et c'est ce qui marque, madame, comme on doit s'arrêter peu à leurs
disputes embarrassées, car enfin, si les pièces qui sont selon les
règles ne plaisent pas, et que celles qui plaisent ne soient pas selon
les règles, il faudrait, de nécessité, que les règles eussent été mal
faites. Moquons-nous donc de cette chicane où ils veulent assujettir le
goût du public, et ne consultons dans une comédie que l'effet qu'elle
fait sur nous. Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous
prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnement pour
nous empêcher d'avoir du plaisir.
URANIE.
Pour moi, quand je vois une comédie, je regarde seulement si les choses
me touchent; et, lorsque je m'y suis bien divertie, je ne vais point
demander si j'ai eu tort, et si les règles d'Aristote me défendoient de
rire.
DORANTE.
C'est justement comme un homme qui auroit trouvé une sauce excellente,
et qui voudroit examiner si elle est bonne, sur les préceptes du
_Cuisinier françois_.
URANIE.
Il est vrai; et j'admire les raffinemens de certaines gens sur des
choses que nous devons sentir par nous-mêmes.
DORANTE.
Vous avez raison, madame, de les trouver étranges, tous ces raffinemens
mystérieux. Car enfin, s'ils ont lieu, nous voilà réduits à ne nous plus
croire; nos propres sens seront esclaves en toutes choses; et, jusques
au manger et au boire, nous n'oserons plus trouver rien de bon sans le
congé de messieurs les experts.
LYSIDAS.
Enfin, monsieur, toute votre raison, c'est que l'_École des Femmes_ a
plu; et vous ne vous souciez point qu'elle ne soit pas dans les règles
pourvu...
DORANTE.
Tout beau, monsieur Lysidas, je ne vous accorde pas cela. Je dis bien
que le grand art est de plaire, et que cette comédie ayant plu à ceux
pour qui elle est faite, je trouve que c'est assez pour elle, et qu'elle
doit peu se soucier du reste. Mais, avec cela, je soutiens qu'elle ne
pèche contre aucune des règles dont vous parlez. Je les ai lues, Dieu
merci, autant qu'un autre; et je ferois voir aisément que peut-être
n'avons-nous point de pièce au théâtre plus régulière que celle-là.
ÉLISE.
Courage, monsieur Lysidas! nous sommes perdus si vous reculez.
LYSIDAS.
Quoi! monsieur, la protase, l'épitase et la péripétie...
DORANTE.
Ah! monsieur Lysidas, vous nous assommez avec vos grands mots! Ne
paroissez point si savant, de grâce! Humanisez votre discours, et parlez
pour être entendu. Pensez-vous qu'un nom grec donne plus de poids à vos
raisons? Et ne trouveriez-vous pas qu'il fût aussi beau de dire
l'exposition du sujet, que la protase; le nœud, que l'épitase; et le
dénoûment, que la péripétie?
LYSIDAS.
Ce sont termes de l'art, dont il est permis de se servir. Mais, puisque
ces mots blessent vos oreilles, je m'expliquerai d'une autre façon, et
je vous prie de répondre positivement à trois ou quatre choses que je
vais dire. Peut-on souffrir une pièce qui pèche contre le nom propre des
pièces de théâtre? Car enfin le nom de poëme dramatique vient d'un mot
grec qui signifie agir, pour montrer que la nature de ce poëme consiste
dans l'action; et dans cette comédie-ci il ne se passe point d'actions,
et tout consiste en des récits que vient faire ou Agnès ou Horace.
LE MARQUIS.
Ah! ah! chevalier.
CLIMÈNE.
Voilà qui est spirituellement remarqué, et c'est prendre le fin des
choses.
LYSIDAS.
Est-il rien de si peu spirituel, ou, pour mieux dire, rien de si bas,
que quelques mots où tout le monde rit, et surtout celui des _enfans par
l'oreille_?
CLIMÈNE.
Fort bien.
ÉLISE.
Ah!
LYSIDAS.
La scène du valet et de la servante au dedans de la maison n'est-elle
pas d'une longueur ennuyeuse, et tout à fait impertinente?
LE MARQUIS.
Cela est vrai.
CLIMÈNE.
Assurément.
ÉLISE.
Il a raison.
LYSIDAS.
Arnolphe ne donne-t-il pas trop librement son argent à Horace? Et,
puisque c'est le personnage ridicule de la pièce, falloit-il lui faire
l'action d'un honnête homme?
LE MARQUIS.
Bon. La remarque est encore bonne.
CLIMÈNE.
Admirable.
ÉLISE.
Merveilleuse.
LYSIDAS.
Le sermon et les maximes ne sont-ils pas des choses ridicules, et qui
choquent même le respect que l'on doit à nos mystères?
LE MARQUIS.
C'est bien dit.
CLIMÈNE.
Voilà parlé comme il faut.
ÉLISE.
Il ne se peut rien de mieux.
LYSIDAS.
Et ce M. de la Souche, enfin, qu'on nous fait un homme d'esprit, et qui
paroît si sérieux en tant d'endroits, ne descend-il point dans[178]
quelque chose de trop comique et de trop outré au cinquième acte,
lorsqu'il explique à Agnès la violence de son amour, avec ces roulements
d'yeux extravagants, ces soupirs ridicules, et ces larmes niaises qui
font rire tout le monde?
LE MARQUIS.
Morbleu! merveille!
CLIMÈNE.
Miracle!
ÉLISE.
Vivat, monsieur Lysidas!
LYSIDAS.
Je laisse cent mille autres choses, de peur d'être ennuyeux.
LE MARQUIS.
Parbleu! chevalier, te voilà mal ajusté.
DORANTE.
Il faut voir.
LE MARQUIS.
Tu as trouvé ton homme, ma foi.
DORANTE.
Peut-être.
LE MARQUIS.
Réponds, réponds, réponds, réponds.
DORANTE.
Volontiers. Il...
LE MARQUIS.
Réponds donc, je te prie.
DORANTE.
Laisse-moi donc faire. Si...
LE MARQUIS.
Parbleu! je te défie de répondre.
DORANTE.
Oui, si tu parles toujours.
CLIMÈNE.
De grâce, écoutons ses raisons.
DORANTE.
Premièrement, il n'est pas vrai de dire que toute la pièce n'est qu'en
récits. On y voit beaucoup d'actions qui se passent sur la scène; et les
récits eux-mêmes y sont des actions, suivant la constitution du sujet;
d'autant qu'ils sont tous faits innocemment, ces récits, à la personne
intéressée, qui, par là, entre à tous coups dans une confusion à
réjouir les spectateurs, et prend, à chaque nouvelle, toutes les
mesures qu'il peut, pour se parer du malheur qu'il craint.
URANIE.
Pour moi, je trouve que la beauté du sujet de l'_Ecole des Femmes_
consiste dans cette confidence perpétuelle; et, ce qui me paroît assez
plaisant, c'est qu'un homme qui a de l'esprit, et qui est averti de tout
par une innocente qui est sa maîtresse[179], et par un étourdi qui est
son rival, ne puisse avec cela éviter ce qui lui arrive.
LE MARQUIS.
Bagatelle, bagatelle!
CLIMÈNE.
Foible réponse.
ÉLISE.
Mauvaises raisons.
DORANTE.
Pour ce qui est des _enfants par l'oreille_, ils ne sont plaisans que
par réflexion à Arnolphe; et l'auteur n'a pas mis cela pour être de soi
un bon mot, mais seulement pour une chose qui caractérise l'homme et
peint d'autant mieux son extravagance, puisqu'il rapporte une sottise
triviale qu'a dite Agnès, comme la chose la plus belle du monde et qui
lui donne une joie inconcevable.
LE MARQUIS.
C'est mal répondre.
CLIMÈNE.
Cela ne satisfait point.
ÉLISE.
C'est ne rien dire.
DORANTE.
Quant à l'argent qu'il donne librement, outre que la lettre de son
meilleur ami lui est une caution suffisante, il n'est pas incompatible
qu'une personne soit ridicule en de certaines choses, et honnête homme
en d'autres. Et pour la scène d'Alain et de Georgette dans le logis, que
quelques-uns ont trouvée longue et froide, il est certain qu'elle n'est
pas sans raison; et, de même qu'Arnolphe se trouve attrapé pendant son
voyage par la pure innocence de sa maîtresse, il demeure au retour
longtemps à sa porte par l'innocence de ses valets, afin qu'il soit
partout puni par les choses qu'il a crues faire la sûreté de ses
précautions.
LE MARQUIS.
Voilà des raisons qui ne valent rien.
CLIMÈNE.
Tout cela ne fait que blanchir.
ÉLISE.
Cela fait pitié.
DORANTE.
Pour le discours moral que vous appelez un sermon, il est certain que de
vrais dévots qui l'ont ouï n'ont pas trouvé qu'il choquât ce que vous
dites; et sans doute que ces paroles d'_enfer_ et de _chaudières
bouillantes_ sont assez justifiées par l'extravagance d'Arnolphe et par
l'innocence de celle à qui il parle. Et, quant au transport amoureux du
cinquième acte, qu'on accuse d'être trop outré et trop comique, je
voudrois bien savoir si ce n'est pas faire la satire des amans, et si
les honnêtes gens même et les plus sérieux, en de pareilles occasions,
ne font pas des choses...
LE MARQUIS.
Ma foi, chevalier, tu ferois mieux de te taire.
DORANTE.
Fort bien. Mais enfin, si nous nous regardions nous-mêmes, quand nous
sommes bien amoureux...
LE MARQUIS.
Je ne veux pas seulement t'écouter.
DORANTE.
Écoute-moi si tu veux. Est-ce que dans la violence de la passion...
LE MARQUIS.
La, la, la, la, lare, la, la, la, la, la, la.
Il chante.
DORANTE.
Quoi!
LE MARQUIS.
La, la, la, la, lare, la, la, la, la, la, la.
DORANTE.
Je ne sais pas si...
LE MARQUIS.
La la, la, la, lare, la, la, la, la, la, la.
URANIE.
Il me semble que...
LE MARQUIS.
La, la, la, la, lare, la, la, la, la, la, la, la, la, la, la.
URANIE.
Il se passe des choses assez plaisantes dans notre dispute. Je trouve
qu'on en pourroit bien faire une petite comédie, et que cela ne seroit
pas trop mal à la queue de l'_École des Femmes_.
DORANTE.
Vous avez raison.
LE MARQUIS.
Parbleu! chevalier, tu jouerois là-dedans un rôle qui ne te seroit pas
avantageux.
DORANTE.
Il est vrai, marquis.
CLIMÈNE.
Pour moi, je souhaiterois que cela se fît, pourvu qu'on traitât
l'affaire comme elle s'est passée.
ÉLISE.
Et moi, je fournirois de bon cœur mon personnage.
LYSIDAS.
Je ne refuserois pas le mien, que je pense.
URANIE.
Puisque chacun en seroit content, chevalier, faites un mémoire de tout,
et le donnez à Molière, que vous connoissez, pour le mettre en comédie.
CLIMÈNE.
Il n'aurait garde, sans doute, et ce ne serait pas des vers à sa
louange.
URANIE.
Point, point; je connais son humeur: il ne se soucie[180] pas qu'on
fronde ses pièces, pourvu qu'il y vienne du monde.
DORANTE.
Oui. Mais quel dénoûment pourroit-il trouver à ceci? Car il ne saurait
y avoir ni mariage, ni reconnaissance; et je ne sais point par où l'on
pourroit faire finir la dispute.
URANIE.
Il faudroit rêver quelque incident pour cela.
[170] Les comédiens de l'hôtel de Bourgogne, alors délaissés.
[171] Pour: personnage ridicule. Mot qui, sans le substantif, ne
s'emploie plus aujourd'hui qu'au neutre.
[172] Pour: de doucereux. La règle des pronoms partitifs n'était pas
encore fixée.
[173] Projectiles employés en maintes circonstances par le public
mécontent.
[174] Pour: cède le pas. _Le_ est neutre, comme dans: vous le payerez.
[175] Mot inventé par une précieuse, madame de Mauny, et qui est resté
dans la langue.
[176] Dentelles qui coûtaient fort cher.
[177] Pour: couvert de rouille. Mot composé par Molière, maintenant
inusité, et très-expressif.
[178] Pour: jusqu'à. Archaïsme plus expressif que la tournure moderne.
[179] Pour: prétendue. Mot qui a changé de sens, comme beaucoup
d'autres: _coquette_, _prude_, par exemple.
[180] Pour: il n'a pas souci que. Le sens de ce mot a changé.

SCÈNE VIII.--CLIMÈNE, URANIE, ÉLISE, DORANTE, LE MARQUIS, LYSIDAS,
GALOPIN.
GALOPIN.
Madame, on a servi sur table.
DORANTE.
Ah! voilà justement ce qu'il faut pour le dénoûment que nous cherchions,
et l'on ne peut rien trouver de plus naturel. On disputera fort et ferme
de part et d'autre, comme nous avons fait, sans que personne se rende;
un petit laquais viendra dire qu'on a servi, on se lèvera, et chacun ira
souper.
URANIE.
La comédie ne peut pas mieux finir, et nous ferons bien d'en demeurer
là.
FIN DE LA CRITIQUE DE L'ÉCOLE DES FEMMES


L'IMPROMPTU DE VERSAILLES
COMÉDIE
REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS A VERSAILLES,
LE 14 OCTOBRE 1663,
ET A PARIS SUR LE THÉATRE DU PALAIS-ROYAL,
LE 4 NOVEMBRE SUIVANT.

On voulait détruire Molière. On le jouait à l'hôtel de Bourgogne sous
son costume, avec sa perruque, avec ses tics naturels et sous son propre
nom. Les petits gentilshommes, furieux d'être signalés comme _turlupins_
et de voir le marquis de Mascarille remplacer le bouffon de la comédie
espagnole, le _gracioso_, l'attendaient à la porte du théâtre afin de
punir ce «garçon nommé Molière». On préparait la requête contre son
inceste, que devait présenter, au mois de décembre suivant, le gros
Monfleury. Le duc de la Feuillade, dont Molière avait bafoué la critique
dédaigneuse, n'avait feint de l'embrasser que pour déchirer le visage du
comédien, que les boutons de son pourpoint mirent en sang. Enfin
Boursault, devenu l'organe des dévots scrupuleux, l'acusait d'athéisme;
au milieu de cette émeute universelle, de cette sédition soulevée contre
son génie, il n'avait pour appui que ce génie même, le public et la main
royale.
La guerre soutenue par lui, non-seulement amusait la royauté, mais la
servait. L'affaiblissement de la noblesse, le niveau passe sur la
bourgeoisie et la gentilhommerie de race, ridicule jeté sur tout ce qui
s'éloignait de la convenance, peut-être aussi certaines exécutions
personnelles que le roi n'indiquait pas, mais qui étaient loin de lui
déplaire, tout cela donnait à Molière liberté et même autorité. Il en
usa, comme critique moraliste, avec une verve hardie qui semble
excessive à Voltaire et que l'on a inculpée à tort. Ses représailles
étaient justes. Si Boursault fut joué par lui, Boursault, qui lui avait
donné l'exemple, devait subir la loi du talion. Tous les jours on
traînait Molière sur le théâtre, et lui-même, allant s'asseoir près des
acteurs, comme c'était la coutume, il avait dû subir le spectacle de sa
propre parodie et de la caricature odieuse que ses ennemis faisaient en
public de sa personne et de ses mœurs. Dans ce duel à bout portant il
eût été puéril d'opposer un fleuret boutonné à l'épée ou à la lance.
Le roi lui avait donné huit jours pour répliquer plus vertement encore à
ses ennemis. Déjà, dans la _Critique de l'École des Femmes_, il avait
ouvert à deux battants un salon contemporain. L'_Impromptu de
Versailles_ introduisit le public dans les coulisses de son propre
théâtre, révélant d'un seul coup les rivalités littéraires, les
ridicules de cette vie à part, les prétentions des gens de plume et les
jalousies de métier. Toujours hardi à déchirer l'enveloppe et la formule
qui cachent les réalités, il se mit en jeu lui-même, entouré de sa
troupe; il fit comparaître devant le public Boursault, les amateurs et
les importuns. Après avoir confessé ses infortunes de mari, il dit ses
infortunes de directeur.
Buckingham dans la _Répétition_[181], où le poëte Dryden joue un rôle si
plaisant sous le nom de «poëte _Dulaurier_;» Shéridan, qui a mis en
scène, dans sa petite pièce du _Critique_, Cumberland orné du sobriquet
de _sir Fretful Plagiary_; enfin, notre Casimir Delavigne, ont essayé
tour à tour de reproduire la vie intérieure des acteurs modernes et de
faire la comédie de la comédie. La palme est restée à Molière, plus net,
plus précis et plus comique qu'eux tous.
[181] _The Rehearsal._
La pension de Molière fut augmentée. Ses ennemis attendirent une
occasion meilleure. L'admiration et l'estime couronnèrent l'audacieux.
Rien ne prouve mieux l'état sain et vigoureux des âmes à cette époque
que ce parti pris par la masse du public en faveur du moraliste
satirique. Les ridicules et les vices se débattaient et se plaignaient,
mais ils avaient le dessous. Dans un temps plus énervé, ils se
plaindraient encore... et ils triompheraient.

REMERCIMENT AU ROI
Votre paresse enfin me scandalise,
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