Molière - Œuvres complètes, Tome 3 - 22

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Et ne pousserez point les affaires à bout.
Sacrifiez à Dieu toute votre colère,
Et remettez le fils en grâce avec le père.
TARTUFFE.
Hélas! je le voudrois, quant à moi, de bon cœur;
Je ne garde pour lui, monsieur, aucune aigreur;
Je lui pardonne tout, de rien je ne le blâme,
Et voudrois le servir du meilleur de mon âme:
Mais l'intérêt du ciel n'y sauroit consentir;
Et, s'il rentre céans, c'est à moi d'en sortir.
Après son action, qui n'eut jamais d'égale,
Le commerce entre nous porteroit du scandale:
Dieu sait ce que d'abord tout le monde en croiroit!
A pure politique on me l'imputeroit,
Et l'on diroit partout que, me sentant coupable,
Je feins pour qui m'accuse un zèle charitable;
Que mon cœur l'appréhende et veut le ménager,
Pour le pouvoir, sous main, au silence engager.
CLÉANTE.
Vous nous payez ici d'excuses colorées,
Et toutes vos raisons, monsieur, sont trop tirées.
Des intérêts du ciel pourquoi vous chargez-vous?
Pour punir le coupable a-t-il besoin de nous?
Laissez-lui, laissez-lui le soin de ses vengeances:
Ne songez qu'au pardon qu'il prescrit des offenses,
Et ne regardez point aux jugemens humains,
Quand vous suivez du ciel les ordres souverains.
Quoi! le foible intérêt de ce qu'on pourra croire
D'une bonne action empêchera la gloire!
Non, non; faisons toujours ce que le ciel prescrit,
Et d'aucun autre soin ne nous brouillons l'esprit.
TARTUFFE.
Je vous ai déjà dit que mon cœur lui pardonne,
Et c'est faire, monsieur, ce que le ciel ordonne;
Mais, après le scandale et l'affront d'aujourd'hui,
Le ciel n'ordonne pas que je vive avec lui.
CLÉANTE.
Et vous ordonne-t-il, monsieur, d'ouvrir l'oreille
A ce qu'un pur caprice à son père conseille,
Et d'accepter le don qui vous est fait d'un bien
Où le droit vous oblige à ne prétendre rien?
TARTUFFE.
Ceux qui me connoîtront n'auront pas la pensée
Que ce soit un effet d'une âme intéressée.
Tous les biens de ce monde ont pour moi peu d'appas,
De leur éclat trompeur je ne m'éblouis pas;
Et, si je me résous à recevoir du père
Cette donation qu'il a voulu me faire,
Ce n'est, à dire vrai, que parce que je crains
Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains;
Qu'il ne trouve des gens qui, l'ayant en partage,
En fassent dans le monde un criminel usage,
Et ne s'en servent pas, ainsi que j'ai dessein,
Pour la gloire du ciel et le bien du prochain.
CLÉANTE.
Eh! monsieur, n'ayez point ces délicates craintes,
Qui d'un juste héritier peuvent causer les plaintes.
Souffrez, sans vous vouloir embarrasser de rien,
Qu'il soit, à ses périls, possesseur de son bien,
Et songez qu'il vaut mieux encor qu'il en mésuse,
Que si de l'en frustrer il faut qu'on vous accuse.
J'admire seulement que sans confusion
Vous en ayez souffert la proposition.
Car enfin le vrai zèle a-t-il quelque maxime
Qui montre à dépouiller l'héritier légitime?
Et, s'il faut que le ciel dans votre cœur ait mis
Un invincible obstacle à vivre avec Damis,
Ne vaudroit-il pas mieux qu'en personne discrète
Vous fissiez de céans une honnête retraite,
Que de souffrir ainsi, contre toute raison,
Qu'on en chasse pour vous le fils de la maison?
Croyez-moi, c'est donner de votre prud'homie,
Monsieur...
TARTUFFE.
Il est, monsieur, trois heures et demie:
Certain devoir pieux me demande là-haut,
Et vous m'excuserez de vous quitter sitôt.
CLÉANTE, seul.
Ah!

SCÈNE II.--ELMIRE, MARIANE, CLÉANTE, DORINE.
DORINE, à Cléante.
De grâce, avec nous employez-vous pour elle,
Monsieur: son âme souffre une douleur mortelle,
Et l'accord que son père a conclu pour ce soir
La fait à tous momens entrer en désespoir.
Il va venir. Joignons nos efforts, je vous prie,
Et tâchons d'ébranler, de force ou d'industrie,
Ce malheureux dessein qui nous a tous troublés.

SCÈNE III.--ORGON, ELMIRE, MARIANE, CLÉANTE, DORINE.
ORGON.
Ah! je me réjouis de vous voir assemblés.
A Mariane.
Je porte en ce contrat de quoi vous faire rire,
Et vous savez déjà ce que cela veut dire.
MARIANE, aux genoux d'Orgon.
Mon père, au nom du ciel, qui connoît ma douleur,
Et par tout ce qui peut émouvoir votre cœur,
Relâchez-vous un peu des droits de la naissance,
Et dispensez mes vœux de cette obéissance.
Ne me réduisez point, par cette dure loi,
Jusqu'à me plaindre au ciel de ce que je vous doi;
Et cette vie, hélas! que vous m'avez donnée,
Ne me la rendez pas, mon père, infortunée.
Si, contre un doux espoir que j'avois pu former,
Vous me défendez d'être à ce que j'ose aimer,
Au moins, par vos bontés, qu'à vos genoux j'implore,
Sauvez-moi du tourment d'être à ce que j'abhorre,
Et ne me portez point à quelque désespoir,
En vous servant sur moi de tout votre pouvoir.
ORGON, se sentant attendrir.
Allons, ferme, mon cœur! point de foiblesse humaine!
MARIANE.
Vos tendresses pour lui ne me font point de peine;
Faites-les éclater, donnez-lui votre bien,
Et, si ce n'est assez, joignez-y tout le mien:
J'y consens de bon cœur, et je vous l'abandonne;
Mais, au moins, n'allez pas jusques à ma personne,
Et souffrez qu'un couvent dans les austérités,
Use les tristes jours que le ciel m'a comptés.
ORGON.
Ah! voilà justement de mes religieuses,
Lorsqu'un père combat leurs flammes amoureuses!
Debout. Plus votre cœur répugne à l'accepter,
Plus ce sera pour vous matière à mériter.
Mortifiez vos sens avec ce mariage,
Et ne me rompez pas la tête davantage.
DORINE.
Mais quoi!...
ORGON.
Taisez-vous, vous! Parlez à votre écot[164];
Je vous défends tout net d'oser dire un seul mot.
CLÉANTE.
Si par quelque conseil vous souffrez qu'on réponde...
ORGON.
Mon frère, vos conseils sont les meilleurs du monde:
Ils sont bien raisonnés, et j'en fais un grand cas;
Mais vous trouverez bon que je n'en use pas.
ELMIRE, à Orgon.
A voir ce que je vois, je ne sais plus que dire,
Et votre aveuglement fait que je vous admire.
C'est être bien coiffé, bien prévenu de lui,
Que de nous démentir sur le fait d'aujourd'hui!
ORGON.
Je suis votre valet, et crois les apparences.
Pour mon fripon de fils je sais vos complaisances,
Et vous avez eu peur de le désavouer
Du trait qu'à ce pauvre homme il a voulu jouer.
Vous étiez trop tranquille, enfin, pour être crue;
Et vous auriez paru d'autre manière émue.
ELMIRE.
Est-ce qu'au simple aveu d'un amoureux transport
Il faut que notre honneur se gendarme si fort?
Et ne peut-on répondre à tout ce qui le touche,
Que le feu dans les yeux et l'injure à la bouche?
Pour moi, de tels propos je me ris simplement;
Et l'éclat, là-dessus, ne me plaît nullement.
J'aime qu'avec douceur nous nous montrions sages,
Et ne suis point du tout pour ces prudes sauvages
Dont l'honneur est armé de griffes et de dents,
Et veut au moindre mot dévisager les gens.
Me préserve le ciel d'une telle sagesse!
Je veux une vertu qui ne soit point diablesse;
Et crois que d'un refus la discrète froideur
N'en est pas moins puissante à rebuter un cœur.
ORGON.
Enfin je sais l'affaire, et ne prends point le change.
ELMIRE.
J'admire, encore un coup, cette foiblesse étrange:
Mais que me répondroit votre incrédulité,
Si je vous faisois voir qu'on vous dit vérité?
ORGON.
Voir?
ELMIRE.
Oui.
ORGON.
Chansons!
ELMIRE.
Mais quoi! si je trouvois manière
De vous le faire voir avec pleine lumière?...
ORGON.
Contes en l'air!
ELMIRE.
Quel homme! Au moins, répondez-moi.
Je ne vous parle pas de nous ajouter foi;
Mais supposons ici que, d'un lieu qu'on peut prendre,
On vous fît clairement tout voir et tout entendre:
Que diriez-vous alors de votre homme de bien?
ORGON.
En ce cas, je dirois que... Je ne dirois rien,
Car cela ne se peut.
ELMIRE.
L'erreur trop longtemps dure,
Et c'est trop condamner ma bouche d'imposture;
Il faut que par plaisir, et sans aller plus loin,
De tout ce qu'on vous dit je vous fasse témoin.
ORGON.
Soit. Je vous prends au mot. Nous verrons votre adresse,
Et comment vous pourrez remplir cette promesse.
ELMIRE, à Dorine.
Faites-le-moi venir.
DORINE, à Elmire.
Son esprit est rusé,
Et peut-être à surprendre il sera malaisé.
ELMIRE, à Dorine.
Non; on est aisément dupé par ce qu'on aime,
Et l'amour-propre engage à se tromper soi-même.
A Cléante et à Mariane.
Faites-le-moi descendre. Et vous, retirez-vous.
[164] Pour: prenez la part qui vous revient du discours. Expression
proverbiale qui se retrouve dans l'écossais, _scot-elot_.

SCÈNE IV.--ELMIRE, ORGON.
ELMIRE.
Approchons cette table, et vous mettez dessous.
ORGON.
Comment!
ELMIRE.
Vous bien cacher est un point nécessaire.
ORGON.
Pourquoi sous cette table?
ELMIRE.
Ah! mon Dieu! laissez faire,
J'ai mon dessein en tête, et vous en jugerez.
Mettez-vous là, vous dis-je; et, quand vous y serez,
Gardez qu'on ne vous voie et qu'on ne vous entende.
ORGON.
Je confesse qu'ici ma complaisance est grande;
Mais de votre entreprise il vous faut voir sortir.
ELMIRE.
Vous n'aurez, je ne crois, rien à me repartir.
A Orgon qui est sous la table.
Au moins, je vais toucher une étrange matière:
Ne vous scandalisez en aucune manière.
Quoi que je puisse dire, il doit m'être permis;
Et c'est pour vous convaincre, ainsi que j'ai promis.
Je vais par des douceurs, puisque j'y suis réduite,
Faire poser le masque à cette âme hypocrite,
Flatter de son amour les désirs effrontés,
Et donner un champ libre à ses témérités.
Comme c'est pour vous seul, et pour mieux le confondre,
Que mon âme à ses vœux va feindre de répondre,
J'aurai lieu de cesser dès que vous vous rendrez,
Et les choses n'iront que jusqu'où vous voudrez.
C'est à vous d'arrêter son ardeur insensée
Quand vous croirez l'affaire assez avant poussée,
D'épargner votre femme, et de ne m'exposer
Qu'à ce qu'il vous faudra pour vous désabuser.
Ce sont vos intérêts, vous en serez le maître,
Et... L'on vient. Tenez-vous, et gardez de paroître.

SCÈNE V.--TARTUFFE, ELMIRE, ORGON, sous la table.
TARTUFFE.
On m'a dit qu'en ce lieu vous me vouliez parler?
ELMIRE.
Oui. L'on a des secrets à vous y révéler.
Mais tirez cette porte avant qu'on vous les dise,
Et regardez partout, de crainte de surprise.
Tartuffe va fermer la porte et revient.
Une affaire pareille à celle de tantôt
N'est pas assurément ici ce qu'il nous faut:
Jamais il ne s'est vu de surprise de même.
Damis m'a fait pour vous une frayeur extrême;
Et vous avez bien vu que j'ai fait mes efforts
Pour rompre son dessein et calmer ses transports.
Mon trouble, il est bien vrai, m'a si fort possédée,
Que de le démentir je n'ai point eu l'idée:
Mais par là, grâce au ciel, tout a bien mieux été,
Et les choses en sont en plus de sûreté.
L'estime où l'on vous tient a dissipé l'orage,
Et mon mari de vous ne peut prendre d'ombrage;
Pour mieux braver l'éclat des mauvais jugemens,
Il veut que nous soyons ensemble à tous momens;
Et c'est par où je puis, sans peur d'être blâmée,
Me trouver ici seule avec vous enfermée,
Et ce qui m'autorise à vous ouvrir un cœur
Un peu trop prompt peut-être à souffrir votre ardeur.
TARTUFFE.
Ce langage à comprendre est assez difficile,
Madame; et vous parliez tantôt d'un autre style.
ELMIRE.
Ah! si d'un tel refus vous êtes en courroux,
Que le cœur d'une femme est mal connu de vous!
Et que vous savez peu ce qu'il veut faire entendre
Lorsque si foiblement on le voit se défendre!
Toujours notre pudeur combat, dans ces momens,
Ce qu'on peut nous donner de tendres sentimens.
Quelque raison qu'on trouve à l'amour qui nous dompte,
On trouve à l'avouer toujours un peu de honte.
On s'en défend d'abord; mais de l'air qu'on s'y prend
On fait connoître assez que notre cœur se rend;
Qu'à nos vœux, par honneur, notre bouche s'oppose,
Et que de tels refus promettent toute chose.
C'est vous faire, sans doute, un assez libre aveu,
Et sur notre pudeur me ménager bien peu.
Mais, puisque la parole enfin en est lâchée,
A retenir Damis me serois-je attachée,
Aurois-je, je vous prie, avec tant de douceur
Écouté tout au long l'offre de votre cœur,
Aurois-je pris la chose ainsi qu'on m'a vu faire,
Si l'offre de ce cœur n'eût eu de quoi me plaire?
Et lorsque j'ai voulu moi-même vous forcer
A refuser l'hymen qu'on venoit d'annoncer,
Qu'est-ce que cette instance a dû vous faire entendre,
Que l'intérêt qu'en vous on s'avise de prendre,
Et l'ennui qu'on auroit que ce nœud qu'on résout
Vînt partager du moins un cœur que l'on veut tout?
TARTUFFE.
C'est sans doute, madame, une douceur extrême
Que d'entendre ces mots d'une bouche qu'on aime;
Leur miel dans tous mes sens fait couler à longs traits
Une suavité qu'on ne goûta jamais.
Le bonheur de vous plaire est ma suprême étude,
Et mon cœur de vos vœux fait sa béatitude;
Mais ce cœur vous demande ici la liberté
D'oser douter un peu de sa félicité.
Je puis croire ces mots un artifice honnête
Pour m'obliger à rompre un hymen qui s'apprête;
Et, s'il faut librement m'expliquer avec vous,
Je ne me fierai point à des propos si doux,
Qu'un peu de vos faveurs, après quoi je soupire,
Ne vienne m'assurer tout ce qu'ils m'ont pu dire,
Et planter dans mon âme une constante foi
Des charmantes bontés que vous avez pour moi.
ELMIRE, après avoir toussé pour avertir son mari.
Quoi! vous voulez aller avec cette vitesse,
Et d'un cœur tout d'abord épuiser la tendresse!
On se tue à vous faire un aveu des plus doux:
Cependant ce n'est pas encore assez pour vous;
Et l'on ne peut aller jusqu'à vous satisfaire,
Qu'aux dernières faveurs on ne pousse l'affaire?
TARTUFFE.
Moins on mérite un bien, moins on l'ose espérer,
Nos vœux sur des discours ont peine à s'assurer.
On soupçonne aisément un sort tout plein de gloire,
Et l'on veut en jouir avant que de le croire.
Pour moi, qui crois si peu mériter vos bontés,
Je doute du bonheur de mes témérités;
Et je ne croirai rien, que vous n'ayez, madame,
Par des réalités su convaincre ma flamme.
ELMIRE.
Mon Dieu! que votre amour en vrai tyran agit!
Et qu'en un trouble étrange il me jette l'esprit!
Que sur les cœurs il prend un furieux empire!
Et qu'avec violence il veut ce qu'il désire!
Quoi! de votre poursuite on ne peut se parer,
Et vous ne donnez pas le temps de respirer?
Sied-il bien de tenir une rigueur si grande,
De vouloir sans quartier les choses qu'on demande,
Et d'abuser ainsi, par vos efforts pressans,
Du foible que pour vous vous voyez qu'ont les gens?
TARTUFFE.
Mais, si d'un œil bénin vous voyez mes hommages,
Pourquoi m'en refuser d'assurés témoignages?
ELMIRE.
Mais comment consentir à ce que vous voulez,
Sans offenser le ciel, dont toujours vous parlez?
TARTUFFE.
Si ce n'est que le ciel qu'à mes vœux on oppose,
Lever un tel obstacle est à moi peu de chose;
Et cela ne doit point retenir votre cœur.
ELMIRE.
Mais des arrêts du ciel on nous fait tant de peur!
TARTUFFE.
Je vous puis dissiper ces craintes ridicules,
Madame, et je sais l'art de lever les scrupules.
Le ciel défend, de vrai, certains contentemens.
Mais on trouve avec lui des accommodemens[165].
Selon divers besoins, il est une science
D'étendre les liens de notre conscience,
Et de rectifier le mal de l'action
Avec la pureté de notre intention.
De ces secrets, madame, on saura vous instruire;
Vous n'avez seulement qu'à vous laisser conduire.
Contentez mon désir, et n'ayez point d'effroi:
Je vous réponds de tout, et prends le mal sur moi.
Elmire tousse plus fort.
Vous toussez fort, madame?
ELMIRE.
Oui, je suis au supplice.
TARTUFFE.
Vous plaît-il un morceau de ce jus de réglisse?
ELMIRE.
C'est un rhume obstiné, sans doute; et je vois bien
Que tous les jus du monde ici ne feront rien.
TARTUFFE.
Cela, certe, est fâcheux.
ELMIRE.
Oui, plus qu'on ne peut dire.
TARTUFFE.
Enfin votre scrupule est facile à détruire.
Vous êtes assurée ici d'un plein secret,
Et le mal n'est jamais que dans l'éclat qu'on fait.
Le scandale du monde est ce qui fait l'offense,
Et ce n'est pas pécher que pécher en silence.
ELMIRE, après avoir encore toussé et frappé sur la table.
Enfin je vois qu'il faut se résoudre à céder;
Qu'il faut que je consente à vous tout accorder;
Et qu'à moins de cela je ne dois point prétendre
Qu'on puisse être content, et qu'on veuille se rendre.
Sans doute il est fâcheux d'en venir jusque-là,
Et c'est bien malgré moi que je franchis cela;
Mais, puisque l'on s'obstine à m'y vouloir réduire,
Puisqu'on ne veut point croire à tout ce qu'on peut dire,
Et qu'on veut des témoins qui soient plus convaincans,
Il faut bien s'y résoudre, et contenter les gens.
Si ce contentement porte en soi quelque offense,
Tant pis pour qui me force à cette violence:
La faute assurément n'en doit point être à moi.
TARTUFFE.
Oui, madame, on s'en charge; et la chose de soi...
ELMIRE.
Ouvrez un peu la porte, et voyez, je vous prie,
Si mon mari n'est point dans cette galerie.
TARTUFFE.
Qu'est-il besoin pour lui du soin que vous prenez?
C'est un homme, entre nous, à mener par le nez.
De tous nos entretiens il est pour faire gloire,
Et je l'ai mis au point de voir tout sans rien croire.
ELMIRE.
Il n'importe. Sortez, je vous prie, un moment;
Et partout là dehors voyez exactement.
[165] Ici Molière, craignant qu'on ne dénaturât ses intentions, avait
mis la note suivante: «C'est un scélérat qui parle.»

SCÈNE VI.--ORGON, ELMIRE.
ORGON, sortant de dessous la table.
Voilà, je vous l'avoue, un abominable homme!
Je n'en puis revenir, et tout ceci m'assomme.
ELMIRE.
Quoi! vous sortez sitôt! Vous vous moquez des gens!
Rentrez sous le tapis, il n'est pas encor temps;
Attendez jusqu'au bout pour voir les choses sûres,
Et ne vous fiez point aux simples conjectures.
ORGON.
Non, rien de plus méchant n'est sorti de l'enfer!
ELMIRE.
Mon Dieu! l'on ne doit point croire trop de léger[166].
Laissez-vous bien convaincre avant que de vous rendre,
Et ne vous hâtez point, de peur de vous méprendre.
Elmire fait mettre Orgon derrière elle.
[166] Pour: de motifs légers. Archaïsme regrettable.

SCÈNE VII.--TARTUFFE, ELMIRE, ORGON.
TARTUFFE, sans voir Orgon.
Tout conspire, madame, à mon contentement.
J'ai visité de l'œil tout cet appartement;
Personne ne s'y trouve; et mon âme ravie...
Dans le temps que Tartuffe s'avance les bras ouverts pour embrasser
Elmire, elle se retire, et Tartuffe aperçoit Orgon.
ORGON, arrêtant Tartuffe.
Tout doux! vous suivez trop votre amoureuse envie,
Et vous ne devez pas vous tant passionner.
Ah! ah! l'homme de bien, vous m'en voulez donner?
Comme aux tentations s'abandonne votre âme!
Vous épousiez ma fille, et convoitiez ma femme!
J'ai douté fort longtemps que ce fût tout de bon,
Et je croyois toujours qu'on changeroit de ton;
Mais c'est assez avant pousser le témoignage:
Je m'y tiens, et n'en veux, pour moi, pas davantage.
ELMIRE, à Tartuffe.
C'est contre mon humeur que j'ai fait tout ceci;
Mais on m'a mise au point de vous traiter ainsi.
TARTUFFE, à Orgon.
Quoi! vous croyez...
ORGON.
Allons, point de bruit, je vous prie.
Dénichons de céans, et sans cérémonie.
TARTUFFE.
Mon dessein[167]...
ORGON.
Ces discours ne sont plus de saison.
Il faut, tout sur-le-champ, sortir de la maison.
TARTUFFE.
C'est à vous d'en sortir, vous qui parlez en maître:
La maison m'appartient, je le ferai connoître,
Et vous montrerai bien qu'en vain on a recours,
Pour me chercher querelle, à ces lâches détours;
Qu'on n'est pas où l'on pense en me faisant injure;
Que j'ai de quoi confondre et punir l'imposture,
Venger le ciel qu'on blesse, et faire repentir
Ceux qui parlent ici de me faire sortir.
[167] Molière a supprimé la justification qu'il avait d'abord prêtée
à Tartuffe.

SCÈNE VIII.--ELMIRE, ORGON.
ELMIRE.
Quel est donc ce langage? et qu'est-ce qu'il veut dire!
ORGON.
Ma foi, je suis confus, et n'ai pas lieu de rire.
ELMIRE.
Comment?
ORGON.
Je vois ma faute aux choses qu'il me dit;
Et la donation m'embarrasse l'esprit.
ELMIRE.
La donation?
ORGON.
Oui. C'est une affaire faite.
Mais j'ai quelque autre chose encor qui m'inquiète.
ELMIRE.
Et quoi?
ORGON.
Vous saurez tout. Mais voyons au plus tôt
Si certaine cassette est encore là-haut.


ACTE V

SCÈNE I.--ORGON, CLÉANTE.
CLÉANTE.
Où voulez-vous courir?
ORGON.
Las! que sais-je?
CLÉANTE.
Il me semble
Que l'on doit commencer par consulter ensemble
Les choses qu'on peut faire en cet événement.
ORGON.
Cette cassette-là me trouble entièrement;
Plus que le reste encore elle me désespère.
CLÉANTE.
Cette cassette est donc un important mystère?
ORGON.
C'est un dépôt qu'Argas, cet ami que je plains,
Lui-même en grand secret m'a mis entre les mains.
Pour cela dans sa fuite il me voulut élire;
Et ce sont des papiers, à ce qu'il m'a pu dire,
Où sa vie et ses biens se trouvent attachés.
CLÉANTE.
Pourquoi donc les avoir en d'autres mains lâchés?
ORGON.
Ce fut par un motif de cas de conscience.
J'allai droit à mon traître en faire confidence;
Et son raisonnement me vint persuader
De lui donner plutôt la cassette à garder,
Afin que pour nier, en cas de quelque enquête,
J'eusse d'un faux-fuyant la faveur toute prête,
Par où ma conscience eût pleine sûreté
A faire des sermens contre la vérité.
CLÉANTE.
Vous voilà mal, au moins si j'en crois l'apparence;
Et la donation, et cette confidence,
Sont, à vous en parler selon mon sentiment,
Des démarches par vous faites légèrement.
On peut vous mener loin avec de pareils gages;
Et, cet homme sur vous ayant ces avantages,
Le pousser est encor grande imprudence à vous,
Et vous deviez chercher quelque biais plus doux.
ORGON.
Quoi! sous un beau semblant de ferveur si touchante
Cacher un cœur si double, une âme si méchante!
Et moi qui l'ai reçu gueusant et n'ayant rien...
C'en est fait, je renonce à tous les gens de bien;
J'en aurai désormais une horreur effroyable,
Et m'en vais devenir pour eux pire qu'un diable.
CLÉANTE.
Eh bien, ne voilà pas de vos emportemens!
Vous ne gardez en rien les doux tempéramens.
Dans la droite raison jamais n'entre la vôtre;
Et toujours d'un excès vous vous jetez dans l'autre.
Vous voyez votre erreur, et vous avez connu
Que par un zèle feint vous étiez prévenu;
Mais, pour vous corriger, quelle raison demande
Que vous alliez passer dans une erreur plus grande,
Et qu'avecque[168] le cœur d'un perfide vaurien
Vous confondiez les cœurs de tous les gens de bien?
Quoi! parce qu'un fripon vous dupe avec audace,
Sous le pompeux éclat d'une austère grimace,
Vous voulez que partout on soit fait comme lui,
Et qu'aucun vrai dévot ne se trouve aujourd'hui?
Laissez aux libertins ces sottes conséquences:
Démêlez la vertu d'avec ses apparences,
Ne hasardez jamais votre estime trop tôt,
Et soyez pour cela dans le milieu qu'il faut.
Gardez-vous, s'il se peut, d'honorer l'imposture:
Mais au vrai zèle aussi n'allez pas faire injure;
Et, s'il vous faut tomber dans une extrémité,
Péchez plutôt encor de cet autre côté.
[168] Voyez tome Ier, p. 58, note deuxième.

SCÈNE II.--ORGON, CLÉANTE, DAMIS.
DAMIS.
Quoi! mon père, est-il vrai qu'un coquin vous menace?
Qu'il n'est point de bienfait qu'en son âme il n'efface,
Et que son lâche orgueil, trop digne de courroux,
Se fait de vos bontés des armes contre vous?
ORGON.
Oui, mon fils; et j'en sens des douleurs non pareilles.
DAMIS.
Laissez-moi, je lui veux couper les deux oreilles.
Contre son insolence on ne doit point gauchir:
C'est à moi tout d'un coup de vous en affranchir;
Et, pour sortir d'affaire, il faut que je l'assomme.
CLÉANTE.
Voilà tout justement parler en vrai jeune homme,
Modérez, s'il vous plaît, ces transports éclatans.
Nous vivons sous un règne et sommes dans un temps
Où par la violence on fait mal ses affaires.

SCÈNE III.--MADAME PERNELLE, ORGON, ELMIRE, CLÉANTE, MARIANE, DAMIS,
DORINE.
MADAME PERNELLE.
Qu'est-ce? J'apprends ici de terribles mystères!
ORGON.
Ce sont des nouveautés dont mes yeux sont témoins;
Et vous voyez le prix dont sont payés mes soins.
Je recueille avec zèle un homme en sa misère,
Je le loge, et le tiens comme mon propre frère;
De bienfaits chaque jour il est par moi chargé;
Je lui donne ma fille et tout le bien que j'ai:
Et, dans le même temps, le perfide, l'infâme,
Tente le noir dessein de suborner ma femme;
Et, non content encor de ses lâches essais,
Il m'ose menacer de mes propres bienfaits,
Et veut, à ma ruine, user des avantages
Dont le viennent d'armer mes bontés trop peu sages,
Me chasser de mes biens où je l'ai transféré,
Et me réduire au point d'où je l'ai retiré!
DORINE.
Le pauvre homme!
MADAME PERNELLE.
Mon fils, je ne puis du tout croire
Qu'il ait voulu commettre une action si noire.
ORGON.
Comment!
MADAME PERNELLE.
Les gens de bien sont enviés toujours.
ORGON.
Que voulez-vous donc dire avec votre discours,
Ma mère?
MADAME PERNELLE.
Que chez vous on vit d'étrange sorte,
Et qu'on ne sait que trop la haine qu'on lui porte.
ORGON.
Qu'a cette haine à faire avec ce que l'on dit?
MADAME PERNELLE.
Je vous l'ai dit cent fois quand vous étiez petit:
La vertu dans le monde est toujours poursuivie;
Les envieux mourront, mais non jamais l'envie.
ORGON.
Mais que fait ce discours aux choses d'aujourd'hui?
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