Molière - Œuvres complètes, Tome 3 - 10

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Madame; et là-dessus rien ne doit vous hâter.
Mais, sans vous fatiguer de ma cérémonie,
Je m'en vais vous donner meilleure compagnie,
Et monsieur, qu'à propos le hasard fait venir,
Remplira mieux ma place à[79] vous entretenir.
[74] Voyez plus haut, tome Ier, page 220.
[75] Pour: quelle chose faire. Ellipse populaire et énergique qui
s'est conservée dans la langue.
[76] Pour: piéges. Bossuet l'emploie dans le même sens.
[77] Pour: lueurs, splendeurs. Emploi du participe que l'Académie
française excluait alors.
[78] Pour: vous arrêter. L'emploi de ce mot dans le sens neutre est un
archaïsme aujourd'hui perdu. La langue plus libre exprimait ou
supprimait le pronom des verbes réfléchis.
[79] Au lieu de: pour. Voyez plus haut.

SCÈNE VI.--ALCESTE, CÉLIMÈNE, ARSINOÉ.
CÉLIMÈNE.
Alceste, il faut que j'aille écrire un mot de lettre
Que, sans me faire tort, je ne saurois remettre.
Soyez avec madame; elle aura la bonté
D'excuser aisément mon incivilité.

SCÈNE VII.--ALCESTE, ARSINOÉ.
ARSINOÉ.
Vous voyez, elle veut que je vous entretienne,
Attendant un moment que mon carrosse vienne;
Et jamais tous ses soins ne pouvoient m'offrir rien
Qui me fût plus charmant qu'un pareil entretien.
En vérité, les gens d'un mérite sublime
Entraînent de chacun et l'amour et l'estime,
Et le vôtre, sans doute, a des charmes secrets
Qui font entrer mon cœur dans tous vos intérêts.
Je voudrois que la cour, par un regard propice,
A ce que vous valez rendît plus de justice.
Vous avez à vous plaindre; et je suis en courroux
Quand je vois chaque jour qu'on ne fait rien pour vous.
ALCESTE.
Moi, madame? Et sur quoi pourrois-je en rien prétendre?
Quel service à l'État est-ce qu'on m'a vu rendre?
Qu'ai-je fait, s'il vous plaît, de si brillant de soi,
Pour me plaindre à la cour qu'on ne fait rien pour moi?
ARSINOÉ.
Tous ceux sur qui la cour jette des yeux propices
N'ont pas toujours rendu de ces fameux services:
Il faut l'occasion ainsi que le pouvoir;
Et le mérite enfin que vous nous faites voir
Devroit...
ALCESTE.
Mon Dieu! laissons mon mérite, de grâce;
De quoi voulez-vous là que la cour s'embarrasse?
Elle auroit fort à faire, et ses soins seroient grands,
D'avoir à déterrer le mérite des gens.
ARSINOÉ.
Un mérite éclatant se déterre lui-même,
Du vôtre en bien des lieux on fait un cas extrême;
Et vous saurez de moi qu'en deux fort bons endroits
Vous fûtes hier loué par des gens d'un grand poids.
ALCESTE.
Eh! madame, l'on loue aujourd'hui tout le monde,
Et le siècle par là n'a rien qu'on ne confonde.
Tout est d'un grand mérite également doué;
Ce n'est plus un honneur que de se voir loué:
D'éloges on regorge, à la tête on les jette,
Et mon valet de chambre est mis dans la gazette.
ARSINOÉ.
Pour moi, je voudrois bien que, pour vous montrer mieux,
Une charge à la cour vous pût frapper les yeux.
Pour peu que d'y songer vous nous fassiez les mines
On peut, pour vous servir remuer des machines;
Et j'ai des gens en main que j'emploierai pour vous,
Qui vous feront à tout un chemin assez doux.
ALCESTE.
Et que voudriez-vous, madame, que j'y fisse?
L'humeur dont je me sens veut que je m'en bannisse;
Le ciel ne m'a point fait, en me donnant le jour,
Une âme compatible avec l'air de la cour.
Je ne me trouve point les vertus nécessaires
Pour y bien réussir et faire mes affaires.
Etre franc et sincère est mon plus grand talent;
Je ne sais point jouer les hommes en parlant;
Et qui n'a pas le don de cacher ce qu'il pense
Doit faire en ce pays fort peu de résidence.
Hors de la cour, sans doute, on n'a pas cet appui
Et ces titres d'honneur qu'elle donne aujourd'hui;
Mais on n'a pas aussi, perdant ces avantages,
Le chagrin de jouer de fort sots personnages;
On n'a point à souffrir mille rebuts cruels,
On n'a point à louer les vers de messieurs tels,
A donner de l'encens à madame une telle,
Et de nos francs marquis essuyer la cervelle.
ARSINOÉ.
Laissons, puisqu'il vous plaît, ce chapitre de cour:
Mais, il faut que mon cœur vous plaigne en votre amour;
Et, pour vous découvrir là-dessus mes pensées,
Je souhaiterois fort vos ardeurs mieux placées.
Vous méritez sans doute un sort beaucoup plus doux,
Et celle qui vous charme est indigne de vous.
ALCESTE.
Mais en disant cela, songez-vous, je vous prie,
Que cette personne est, madame, votre amie?
ARSINOÉ.
Oui; mais ma conscience est blessée en effet
De souffrir plus longtemps le tort que l'on vous fait.
L'état où je vous vois afflige trop mon âme,
Et je vous donne avis qu'on trahit votre flamme.
ALCESTE.
C'est me montrer, madame, un tendre mouvement,
Et de pareils avis obligent un amant.
ARSINOÉ.
Oui, toute mon amie, elle est et je la nomme
Indigne d'asservir le cœur d'un galant homme;
Et le sien n'a pour vous que de feintes douceurs.
ALCESTE.
Cela se peut, madame, on ne voit pas les cœurs;
Mais votre charité se seroit bien passée
De jeter dans le mien une telle pensée.
ARSINOÉ.
Si vous ne voulez pas être désabusé,
Il faut ne vous rien dire; il est assez aisé.
ALCESTE.
Non. Mais sur ce sujet, quoi que l'on nous expose,
Les doutes sont fâcheux plus que toute autre chose;
Et je voudrois, pour moi, qu'on ne me fît savoir
Que ce qu'avec clarté l'on peut me faire voir.
ARSINOÉ.
Eh bien, c'est assez dit; et, sur cette matière,
Vous allez recevoir une pleine lumière.
Oui, je veux que de tout vos yeux vous fassent foi.
Donnez-moi seulement la main jusque chez moi;
Là je vous ferai voir une preuve fidèle
De l'infidélité du cœur de votre belle;
Et, si pour d'autres yeux le vôtre peut brûler,
On pourra vous offrir de quoi vous consoler.


ACTE IV

SCÈNE I.--ÉLIANTE, PHILINTE.
PHILINTE.
Non, l'on n'a point vu d'âme à manier si dure,
Ni d'accommodement plus pénible à conclure:
En vain de tous côtés on l'a voulu tourner,
Hors de son sentiment on n'a pu l'entraîner;
Et jamais différend si bizarre, je pense,
N'avoit de ces messieurs occupé la prudence.
«Non, messieurs, disoit-il, je ne me dédis point.
»Et tomberai d'accord de tout, hors de ce point.
»De quoi s'offense-t-il? et que veut-il me dire?
»Y va-t-il de sa gloire à ne pas bien écrire?
»Que lui fait mon avis, qu'il a pris de travers?
»On peut être honnête homme, et faire mal des vers:
»Ce n'est point à l'honneur que touchent ces matières;
»Je le tiens galant homme en toutes les manières,
»Homme de qualité, de mérite et de cœur,
»Tout ce qu'il vous plaira; mais fort méchant auteur.
»Je louerai, si l'on veut, son train et sa dépense,
»Son adresse à cheval, aux armes, à la danse;
»Mais, pour louer ses vers, je suis son serviteur;
»Et, lorsque d'en mieux faire on n'a pas le bonheur,
»On ne doit de rimer avoir aucune envie,
»Qu'on n'y soit condamné sur peine de la vie.»
Enfin toute la grâce et l'accommodement
Où s'est avec effort plié son sentiment,
C'est de dire, croyant adoucir bien son style:
«Monsieur, je suis fâché d'être si difficile;
»Et, pour l'amour de vous, je voudrois de bon cœur
»Avoir trouvé tantôt votre sonnet meilleur.»
Et dans une embrassade on leur a, pour conclure,
Fait vite envelopper toute la procédure.
ÉLIANTE.
Dans ses façons d'agir il est fort singulier;
Mais j'en fais, je l'avoue, un cas particulier;
Et la sincérité dont son âme se pique
A quelque chose en soi de noble et d'héroïque.
C'est une vertu rare, au siècle d'aujourd'hui,
Et je la voudrois voir partout comme chez lui.
PHILINTE.
Pour moi, plus je le vois, plus surtout je m'étonne
De cette passion où son cœur s'abandonne.
De l'humeur dont le ciel a voulu le former,
Je ne sais pas comment il s'avise d'aimer;
Et je sais moins encor comment votre cousine
Peut être la personne où son penchant l'incline.
ÉLIANTE.
Cela fait assez voir que l'amour, dans les cœurs,
N'est pas toujours produit par un rapport d'humeurs;
Et toutes ces raisons de douces sympathies
Dans cet exemple-ci se trouvent démenties.
PHILINTE.
Mais croyez-vous qu'on l'aime, aux choses qu'on peut voir?
ÉLIANTE.
C'est un point qu'il n'est pas fort aisé de savoir.
Comment pouvoir juger s'il est vrai qu'elle l'aime?
Son cœur de ce qu'il sent n'est pas bien sûr lui-même;
Il aime quelquefois sans qu'il le sache bien,
Et croit aimer aussi, parfois qu'il n'en est rien.
PHILINTE.
Je crois que notre ami, près de cette cousine,
Trouvera des chagrins plus qu'il ne s'imagine;
Et, s'il avoit mon cœur, à dire vérité,
Il tourneroit ses vœux tout d'un autre côté:
Et, par un choix plus juste, on le verroit, madame,
Profiter des bontés que lui montre votre âme.
ÉLIANTE.
Pour moi, je n'en fais point de façons, et je croi
Qu'on doit, sur de tels points, être de bonne foi.
Je ne m'oppose point à toute sa tendresse;
Au contraire, mon cœur pour elle s'intéresse;
Et, si c'étoit qu'à[80] moi la chose pût tenir,
Moi-même à ce qu'il aime on me verroit l'unir.
Mais, si dans un tel choix, comme tout se peut faire,
Son amour éprouvoit quelque destin contraire,
S'il falloit que d'un autre on couronnât les feux,
Je pourrois me résoudre à recevoir ses vœux;
Et le refus souffert en pareille occurrence
Ne m'y feroit trouver aucune répugnance.
PHILINTE.
Et moi, de mon côté, je ne m'oppose pas,
Madame, à ces bontés qu'ont pour lui vos appas;
Et lui-même, s'il veut, il peut bien vous instruire
De ce que là-dessus j'ai pris soin de lui dire.
Mais si, par un hymen qui les joindroit eux deux,
Vous étiez hors d'état de recevoir ses vœux,
Tous les miens tenteroient la faveur éclatante
Qu'avec tant de bonté votre âme lui présente:
Heureux si, quand son cœur s'y pourra dérober,
Elle pouvoit sur moi, madame, retomber!
ÉLIANTE.
Vous vous divertissez, Philinte.
PHILINTE.
Non, madame,
Et je vous parle ici du meilleur de mon âme.
J'attends l'occasion de m'offrir hautement,
Et de tous mes souhaits j'en presse le moment.
[80] Pour: et si cela arrivait que. Ellipse un peu obscure.

SCÈNE II.--ALCESTE, ÉLIANTE, PHILINTE.
ALCESTE.
Ah! faites-moi raison, madame, d'une offense
Qui vient de triompher de toute ma constance.
ÉLIANTE.
Qu'est-ce donc? Qu'avez-vous qui vous puisse émouvoir?
ALCESTE.
J'ai ce que, sans mourir, je ne puis concevoir;
Et le déchaînement de toute la nature
Ne m'accableroit pas comme cette aventure:
C'en est fait!... Mon amour... Je ne saurois parler.
ÉLIANTE.
Que votre esprit un peu tâche à[81] se rappeler[82].
ALCESTE.
O juste ciel! faut-il qu'on joigne à tant de grâces
Les vices odieux des âmes les plus basses!
ÉLIANTE.
Mais encor, qui vous peut...
ALCESTE.
Ah! tout est ruiné;
Je suis, je suis trahi, je suis assassiné.
Célimène... (eût-on pu croire cette nouvelle?)
Célimène me trompe, et n'est qu'une infidèle.
ÉLIANTE.
Avez-vous, pour le croire, un juste fondement?
PHILINTE.
Peut-être est-ce un soupçon conçu légèrement;
Et votre esprit jaloux prend parfois des chimères...
ALCESTE.
Ah! morbleu, mêlez-vous, monsieur, de vos affaires.
A Éliante.
C'est de sa trahison n'être que trop certain,
Que l'avoir, dans ma poche, écrite de sa main.
Oui, madame, une lettre, écrite pour Oronte,
A produit à mes yeux ma disgrâce et sa honte;
Oronte, dont j'ai cru qu'elle fuyoit les soins,
Et que de mes rivaux je redoutois le moins.
PHILINTE.
Une lettre peut bien tromper par l'apparence,
Et n'est pas quelquefois si coupable qu'on pense.
ALCESTE.
Monsieur, encore un coup, laissez-moi, s'il vous plaît,
Et ne prenez souci que de votre intérêt.
ÉLIANTE.
Vous devez modérer vos transports; et l'outrage...
ALCESTE.
Madame, c'est à vous qu'appartient cet ouvrage;
C'est à vous que mon cœur a recours aujourd'hui
Pour pouvoir s'affranchir de son cuisant ennui.
Vengez-moi d'une ingrate et perfide parente
Qui trahit lâchement une ardeur si constante,
Vengez-moi de ce trait qui doit vous faire horreur.
ÉLIANTE.
Moi, vous venger? Comment?
ALCESTE.
En recevant mon cœur.
Acceptez-le, madame, au lieu de l'infidèle:
C'est par là que je puis prendre vengeance d'elle,
Et je la veux punir par les sincères vœux,
Par le profond amour, les soins respectueux,
Les devoirs empressés et l'assidu service,
Dont ce cœur va vous faire un ardent sacrifice.
ÉLIANTE.
Je compatis, sans doute, à ce que vous souffrez,
Et ne méprise point le cœur que vous m'offrez;
Mais peut-être le mal n'est pas si grand qu'on pense,
Et vous pourrez quitter ce désir de vengeance.
Lorsque l'injure part d'un objet plein d'appas,
On fait force desseins qu'on n'exécute pas;
On a beau voir, pour rompre, une raison puissante,
Une coupable aimée est bientôt innocente;
Tout le mal qu'on lui veut se dissipe aisément,
Et l'on sait ce que c'est qu'un courroux d'un amant.
ALCESTE.
Non, non, madame, non. L'offense est trop mortelle;
Il n'est point de retour, et je romps avec elle;
Rien ne sauroit changer le dessein que j'en fais,
Et je me punirois de l'estimer jamais.
La voici. Mon courroux redouble à cette approche,
Je vais de sa noirceur lui faire un vif reproche,
Pleinement la confondre, et vous porter après
Un cœur tout dégagé de ses trompeurs attraits.
[81] Voyez plus haut la note, p. 157.
[82] Pour: se retrouver, rappeler ses forces. Archaïsme et
ellipse.--Ces six derniers vers ont déjà été placés par Molière dans
_Don Garcie de Navarre_; il se les est empruntés à lui-même. Voyez
tome I, p. 358.

SCÈNE III.--CÉLIMÈNE, ALCESTE.
ALCESTE, à part.
O ciel! de mes transports puis-je être ici le maître?
CÉLIMÈNE, à part[83].
A Alceste.
Ouais! Quel est donc le trouble où je vous vois paroître?
Et que me veulent dire, et ces soupirs poussés,
Et ces sombres regards que sur moi vous lancez?
ALCESTE.
Que toutes les horreurs dont une âme est capable
A vos déloyautés n'ont rien de comparable;
Que le sort, les démons, et le ciel en courroux,
N'ont jamais rien produit de si méchant que vous.
CÉLIMÈNE.
Voilà certainement des douceurs que j'admire.
ALCESTE.
Ah! ne plaisantez point, il n'est pas temps de rire:
Rougissez bien plutôt, vous en avez raison;
Et j'ai de sûrs témoins de votre trahison.
Voilà ce que marquoient les troubles de mon âme;
Ce n'étoit pas en vain que s'alarmoit ma flamme:
Par ces fréquens soupçons qu'on trouvoit odieux,
Je cherchois le malheur qu'ont rencontré mes yeux;
Et, malgré tous vos soins et votre adresse à feindre,
Mon astre me disoit ce que j'avois à craindre;
Mais ne présumez pas que, sans être vengé,
Je souffre le dépit de me voir outragé.
Je sais que sur les vœux on n'a point de puissance,
Que l'amour veut partout naître sans dépendance,
Que jamais par la force on n'entra dans un cœur,
Et que toute âme est libre à nommer son vainqueur:
Aussi ne trouverois-je aucun sujet de plainte,
Si pour moi votre bouche avoit parlé sans feinte;
Et, rejetant mes vœux dès le premier abord,
Mon cœur n'auroit eu droit de s'en prendre qu'au sort;
Mais d'un aveu trompeur voir ma flamme applaudie,
C'est une trahison, c'est une perfidie
Qui ne sauroit trouver de trop grands châtimens;
Et je puis tout permettre à mes ressentimens.
Oui, oui, redoutez tout après un tel outrage;
Je ne suis plus à moi, je suis tout à la rage.
Percé du coup mortel dont vous m'assassinez,
Mes sens par la raison ne sont plus gouvernés;
Je cède aux mouvemens d'une juste colère,
Et je ne réponds pas de ce que je puis faire.
CÉLIMÈNE.
D'où vient donc, je vous prie, un tel emportement?
Avez-vous, dites-moi, perdu le jugement?
ALCESTE.
Oui, oui, je l'ai perdu, lorsque dans votre vue
J'ai pris, pour mon malheur, le poison qui me tue,
Et que j'ai cru trouver quelque sincérité
Dans les traîtres appas dont je fus enchanté.
CÉLIMÈNE.
De quelle trahison pouvez-vous donc vous plaindre?
ALCESTE.
Ah! que ce cœur est double, et sait bien l'art de feindre!
Mais, pour le mettre à bout, j'ai des moyens tout prêts.
Jetez ici les yeux, et connoissez vos traits:
Ce billet découvert suffit pour vous confondre,
Et contre ce témoin on n'a rien à répondre.
CÉLIMÈNE.
Voilà donc le sujet qui vous trouble l'esprit?
ALCESTE.
Vous ne rougissez pas en voyant cet écrit!
CÉLIMÈNE.
Et par quelle raison faut-il que j'en rougisse?
ALCESTE.
Quoi! vous joignez ici l'audace à l'artifice!
Le désavouerez-vous, pour n'avoir point de seing?
CÉLIMÈNE.
Pourquoi désavouer un billet de ma main?
ALCESTE.
Et vous pouvez le voir, sans demeurer confuse
Du crime dont vers moi son style vous accuse!
CÉLIMÈNE.
Vous êtes sans mentir un grand extravagant.
ALCESTE.
Quoi! vous bravez ainsi ce témoin convaincant!
Et ce qu'il m'a fait voir de douceur pour Oronte
N'a donc rien qui m'outrage et qui vous fasse honte?
CÉLIMÈNE.
Oronte! Qui vous dit que la lettre est pour lui?
ALCESTE.
Les gens qui dans mes mains l'ont remise aujourd'hui;
Mais je veux consentir qu'elle soit pour un autre.
Mon cœur en a-t-il moins à se plaindre du vôtre?
En serez-vous vers moi moins coupable en effet?
CÉLIMÈNE.
Mais, si c'est une femme à qui va ce billet,
En quoi vous blesse-t-il, et qu'a-t-il de coupable?
ALCESTE.
Ah! le détour est bon, et l'excuse admirable.
Je ne m'attendois pas, je l'avoue, à ce trait,
Et me voilà par là convaincu tout à fait.
Osez-vous recourir à ces ruses grossières?
Et croyez-vous les gens si privés de lumières?
Voyons, voyons un peu par quel biais, de quel air,
Vous voulez soutenir un mensonge si clair;
Et comment vous pourrez tourner pour une femme
Tous les mots d'un billet qui montre tant de flamme.
Ajustez, pour couvrir un manquement de foi,
Ce que je m'en vais lire...
CÉLIMÈNE.
Il ne me plaît pas, moi.
Je vous trouve plaisant d'user d'un tel empire,
Et de me dire au nez ce que vous m'osez dire!
ALCESTE.
Non, non, sans s'emporter, prenez un peu souci
De me justifier les termes que voici.
CÉLIMÈNE.
Non, je n'en veux rien faire; et, dans cette occurrence,
Tout ce que vous croirez m'est de peu d'importance.
ALCESTE.
De grâce, montrez-moi, je serai satisfait
Qu'on peut pour une femme expliquer ce billet.
CÉLIMÈNE.
Non, il est pour Oronte; et je veux qu'on le croie.
Je reçois tous ses soins avec beaucoup de joie;
J'admire ce qu'il dit, j'estime ce qu'il est,
Et je tombe d'accord de tout ce qu'il vous plaît.
Faites, prenez parti, que rien ne vous arrête,
Et ne me rompez pas davantage la tête.
ALCESTE, à part.
Ciel! rien de plus cruel peut-il être inventé,
Et jamais cœur fut-il de la sorte traité?
Quoi! d'un juste courroux je suis ému contre elle,
C'est moi qui me viens plaindre, et c'est moi qu'on querelle!
On pousse ma douleur et mes soupçons à bout,
On me laisse tout croire, on fait gloire de tout;
Et cependant mon cœur est encore assez lâche
Pour ne pouvoir briser la chaîne qui l'attache,
Et pour ne pas s'armer d'un généreux mépris
Contre l'ingrat objet dont il est trop épris!
A Célimène.
Ah! que vous savez bien ici, contre moi-même,
Perfide, vous servir de ma foiblesse extrême,
Et ménager pour vous l'excès prodigieux
De ce fatal amour né de vos traîtres yeux!
Défendez-vous au moins d'un crime qui m'accable,
Et cessez d'affecter d'être envers moi coupable.
Rendez-moi, s'il se peut ce billet innocent;
A vous prêter les mains ma tendresse consent;
Efforcez-vous ici de paroître fidèle,
Et je m'efforcerai, moi, de vous croire telle.
CÉLIMÈNE.
Allez, vous êtes fou dans vos transports jaloux,
Et ne méritez pas l'amour qu'on a pour vous.
Je voudrois bien savoir qui pourroit me contraindre
A descendre pour vous aux bassesses de feindre;
Et pourquoi, si mon cœur penchoit d'autre côté,
Je ne le dirois pas avec sincérité!
Quoi! de mes sentiments l'obligeante assurance
Contre tous vos soupçons ne prend pas ma défense!
Auprès d'un tel garant sont-ils de quelque poids?
N'est-ce pas m'outrager que d'écouter leur voix?
Et, puisque notre cœur fait un effort extrême
Lorsqu'il peut se résoudre à confesser qu'il aime;
Puisque l'honneur du sexe, ennemi de nos feux,
S'oppose fortement à de pareils aveux,
L'amant qui voit pour lui franchir un tel obstacle
Doit-il impunément douter de cet oracle?
Et n'est-il pas coupable, en ne s'assurant pas
A ce qu'on ne dit point qu'après de grands combats?
Allez, de tels soupçons méritent ma colère,
Et vous ne valez pas que l'on vous considère.
Je suis sotte, et veux mal à ma simplicité
De conserver encor pour vous quelque bonté;
Je devrois autre part attacher mon estime,
Et vous faire un sujet de plainte légitime.
ALCESTE.
Ah! traîtresse! mon foible est étrange pour vous;
Vous me trompez, sans doute, avec des mots si doux;
Mais il n'importe, il faut suivre ma destinée:
A votre foi mon âme est tout abandonnée;
Je veux voir jusqu'au bout quel sera votre cœur
Et si de me trahir il aura la noirceur.
CÉLIMÈNE.
Non, vous ne m'aimez point comme il faut que l'on aime.
ALCESTE.
Ah! rien n'est comparable à mon amour extrême;
Et, dans l'ardeur qu'il a de se montrer à tous,
Il va jusqu'à former des souhaits contre vous.
Oui, je voudrois qu'aucun ne vous trouvât aimable,
Que vous fussiez réduite en un sort misérable;
Que le ciel, en naissant, ne vous eût donné rien;
Que vous n'eussiez ni rang, ni naissance, ni bien,
Afin que de mon cœur l'éclatant sacrifice
Vous pût d'un pareil sort réparer l'injustice;
Et que j'eusse la joie et la gloire en ce jour
De vous voir tenir tout des mains de mon amour.
CÉLIMÈNE.
C'est me vouloir du bien d'une étrange manière!
Me préserve le ciel que vous ayez matière...
Voici monsieur Dubois plaisamment figuré[84].
[83] Le motif et quelques vers de cette scène se retrouvent dans _Don
Garcie de Navarre_, où Molière les a repris. Voyez tome Ier, p. 334.
[84] Dubois en habit de voyage.

SCÈNE IV.--CÉLIMÈNE, ALCESTE, DUBOIS.
ALCESTE.
Que veut cet équipage et cet air effaré?
Qu'as-tu?
DUBOIS.
Monsieur...
ALCESTE.
Eh bien?
DUBOIS.
Voici bien des mystères.
ALCESTE.
Qu'est-ce?
DUBOIS.
Nous sommes mal, monsieur, dans nos affaires.
ALCESTE.
Quoi?
DUBOIS.
Parlerai-je haut?
ALCESTE.
Oui, parle, et promptement.
DUBOIS.
N'est-il point là quelqu'un?
ALCESTE.
Ah! que d'amusement!
Veux-tu parler?
DUBOIS.
Monsieur, il faut faire retraite.
ALCESTE.
Comment?
DUBOIS.
Il faut d'ici déloger sans trompette.
ALCESTE.
Et pourquoi?
DUBOIS.
Je vous dis qu'il faut quitter ce lieu.
ALCESTE.
La cause?
DUBOIS.
Il faut partir, monsieur, sans dire adieu.
ALCESTE.
Mais par quelle raison me tiens-tu ce langage?
DUBOIS.
Par la raison, monsieur, qu'il faut plier bagage.
ALCESTE.
Ah! je te casserai la tête assurément,
Si tu ne veux, maraud, t'expliquer autrement.
DUBOIS.
Monsieur, un homme noir et d'habit et de mine
Est venu nous laisser, jusque dans la cuisine,
Un papier griffonné d'une telle façon
Qu'il faudroit, pour le lire, être pis qu'un démon.
C'est de votre procès, je n'en fais aucun doute;
Mais le diable d'enfer, je crois, n'y verroit goutte.
ALCESTE.
Eh bien, quoi? Ce papier, qu'a-t-il à démêler,
Traître, avec le départ dont tu viens me parler?
DUBOIS.
C'est pour vous dire ici, monsieur, qu'une heure ensuite
Un homme qui souvent vous vient rendre visite
Est venu vous chercher avec empressement,
Et, ne vous trouvant pas, m'a chargé doucement,
Sachant que je vous sers avec beaucoup de zèle,
De vous dire... Attendez, comme est-ce qu'il s'appelle?
ALCESTE.
Laisse là son nom, traître, et dis ce qu'il t'a dit.
DUBOIS.
C'est un de vos amis; enfin, cela suffit.
Il m'a dit que d'ici votre péril vous chasse,
Et que d'être arrêté le sort vous y menace.
ALCESTE.
Mais quoi! n'a-t-il voulu te rien spécifier?
DUBOIS.
Non. Il m'a demandé de l'encre et du papier,
Et vous a fait un mot où vous pourrez, je pense,
Du fond de ce mystère avoir la connoissance.
ALCESTE.
Donne-le donc!
CÉLIMÈNE.
Que peut envelopper ceci?
ALCESTE.
Je ne sais; mais j'aspire à m'en voir éclairci.
Auras-tu bientôt fait, impertinent au diable?
DUBOIS, après avoir longtemps cherché le billet.
Ma foi! je l'ai, monsieur, laissé sur votre table.
ALCESTE.
Je ne sais qui me tient...
CÉLIMÈNE.
Ne vous emportez pas,
Et courez démêler un pareil embarras.
ALCESTE.
Il semble que le sort, quelque soin que je prenne,
Ait juré d'empêcher que je vous entretienne;
Mais, pour en triompher, souffrez à mon amour
De vous revoir, madame, avant la fin du jour.


ACTE V

SCÈNE I.--ALCESTE, PHILINTE.
ALCESTE.
La résolution en est prise, vous dis-je.
PHILINTE.
Mais, quel que soit ce coup, faut-il qu'il vous oblige...
ALCESTE.
Non, vous avez beau faire et beau me raisonner,
Rien de ce que je dis ne peut me détourner;
Trop de perversité règne au siècle où nous sommes,
Et je veux me tirer du commerce des hommes.
Quoi! contre ma partie on voit tout à la fois
L'honneur, la probité, la pudeur, et les lois;
On publie en tous lieux l'équité de ma cause;
Sur la foi de mon droit mon âme se repose:
Cependant je me vois trompé par le succès,
J'ai pour moi la justice, et je perds mon procès!
Un traître, dont on sait la scandaleuse histoire,
Est sorti triomphant d'une fausseté noire!
Toute la bonne foi cède à sa trahison!
Il trouve, en m'égorgeant, moyen d'avoir raison!
Le poids de sa grimace, où brille l'artifice,
Renverse le bon droit et tourne la justice!
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