Molière - Œuvres complètes, Tome 3 - 18

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un placet et allèrent supplier Louis XIV et le prier de lever ladite
défense. Bien reçus par le monarque, ils n'obtinrent qu'une réponse
dilatoire et la promesse de faire examiner la pièce à son retour.
C'était la grande question morale du XVIIIe siècle qui se débattait
déjà, celle de la religion contre la philosophie, celle de Bossuet
contre Voltaire.
En 1660, on avait brûlé les _Provinciales_, satire redoutable de la
fausse dévotion. D'une part, on essayait de resserrer violemment les
liens de l'unité religieuse, et la révocation de l'édit de Nantes se
préparait. D'une autre, le salon de Ninon de Lenclos, cette antichambre
de Ferney, servait de rendez-vous et de point d'appui aux partisans et
aux protecteurs du _Tartuffe_.
Pendant deux années, le combat eut lieu autour du _Tartuffe_. Enfin
Molière eut le dessus.
Après deux années d'interdiction, le 5 février 1669, grâce aux efforts
des amis de Molière et à la merveilleuse prudence de sa conduite, le
symbole du mensonge dévot apparut enfin sur la scène. On s'y porta en
foule; on se souvenait que deux ans auparavant, toutes les loges étant
pleines pour la seconde représentation du _Tartuffe_, un ordre exprès
était venu pour empêcher la représentation.
«_J'eus de la peine_, dit le journaliste Robinet, _à voir Tartuffe,
tant il y avoit de monde_:
Et maints couroient hazard
D'être étouffés dans la presse,
Où l'on oyoit crier sans cesse:
Hélas! monsieur Tartuffius,
Faut-il que de vous voir l'envie
Me coûte peut-être la vie?
On disloqua à quelques-uns
Manteaux et côtes...
Armande était Elmire; du Croisy, dont la voix était douce et l'air
compassé, jouait Tartuffe. Madeleine Béjart, cette femme amère et
violente qui avait tourmenté sa jeune sœur et l'avait forcée à se
rejeter dans les bras d'un mari, représentait Dorine, la servante
maîtresse, «forte en gueule et impertinente,» devenue la première
autorité d'une maison mal conduite. Madame Pernelle, cette aïeule
entêtée qui ouvre la scène d'une façon si admirable, était représentée
par Béjart lui-même, et Molière s'était réservé le personnage du
crédule Orgon.
Depuis ce temps _Tartuffe_ représente le masque hypocrite et la
formule du mensonge, non-seulement pour la France, mais pour l'Europe
et l'avenir. Comme PATELIN, PANURGE, FIGARO et _Falstaff_, comme
_Lovelace_ et _Don Juan_, il vit toujours, il est immortel.
Mais qu'est-ce que _Tartuffe_? Selon quelques commentateurs, ce serait
le diable, _der Tauffel_, qui serait transformé en _ter Teufel_, puis
enfin en _Tartuffe_. Selon d'autres, ce serait une allusion à ce
personnage dévot qui, d'un ton contrit, onctueux et pieux, demandait
sans cesse qu'on lui servît des «truffes.» Absurde étymologie.
_Tartuffe_ est simplement le _Truffactor_ de la basse latinité, le
«trompeur,» mot qui se rapporte à l'italien et à l'espagnol «truffa»
combiné avec la syllabe augmentative «tra,» indiquant une qualité
superlative et l'excès d'une qualité ou d'un défaut. _Truffer_, c'est
tromper; «Tratruffar,» tromper excessivement et avec hardiesse.
L'euphonie a donné ensuite «tartuffar,» puis _Tartuffe_. Il est curieux
de retrouver cette dernière désignation appliquée aux «truffes» ou
«tartuffes,» qui deviennent ainsi les _trompeuses_. Platina, dans son
traité _de Honesta voluptate_, indique cette étymologie relevée par le
Duchat et Ménage. _Truffaldin_, le fourbe vénitien, se rapporte à la
même origine. _Tartuffe_, _Truffactor_, le Truffeur, est donc le roi
des fourbes sérieux comme Mascarille est le roi des fourbes comiques;
aussi toute manifestation de l'irritation française contre l'autorité
de la formule, contre l'envahissement des simulacres, a-t-elle eu pour
expression le mot _Tartuffe_. C'est _Tartuffe_ que l'on a demandé,
joué, applaudi, toutes les fois que le mécontentement populaire s'est
soulevé secrètement ou ouvertement contre le joug. Molière a été plus
effectif dans le sens que nous indiquons que cent révolutionnaires.
Molière n'eut pas seulement à combattre les résistances des dévots,
mais les coquetteries et les prétentions d'Armande, qui voulait jouer
le rôle d'Elmire en grande coquette, se surcharger de diamants et de
dentelles, et éblouir tout le monde de l'éclat de sa parure. Une telle
splendeur eût effrayé M. Tartuffe, dont la finesse madrée n'aurait
pas osé approcher d'une si brillante idole. Molière, au grand chagrin
d'Armande, lui imposa un ajustement plus modeste et plus conforme à la
situation sociale de son mari.
Quarante-quatre représentations attestèrent la conquête redoutable et
indestructible de Molière.
Tout s'émut. Un curé, qui s'appelait Roulet, et qui avait le soin d'une
petite église de Paris (Saint-Barthélemy), publia contre l'auteur un
pamphlet furieux, digne des temps de la Ligue. Bourdaloue tonna en
chaire, Bossuet exhorta les chrétiens à ne pas se laisser séduire
par le comédien impie. Le prince de Conti, devenu janséniste, frappa
d'anathème son ancien protégé. La Bruyère, qui tenait à Bossuet par
des liens sévères et secrets, essaya de prouver que le vrai Tartuffe,
plus homme du monde et plus raffiné, ne se montre jamais sous d'aussi
grossières et d'aussi franches couleurs. Les jésuites, bien qu'attaqués
dans les passages où la morale d'Escobar est raillée, pardonnèrent à
Molière, dont le père Bouhours composa l'épitaphe laudative; Fénelon,
leur ami, dont l'âme tendre se joignait à un esprit si fin, prit parti
pour le critique de la fausse dévotion, «qui, disait-il, rendait
service à la vraie piété;» enfin les comédiens ravis assurèrent double
part à Molière dans les recettes de toutes les représentations qui
suivirent.
Les commentateurs ont cherché avec un soin minutieux les diverses
circonstances et les anecdotes qui ont pu servir Molière dans la
création de _Tartuffe_. Il a puisé dans tous les événements et tous
les faits qui se sont manifestés entre 1660 et 1667: querelles du
jansénisme et du molinisme; les _Provinciales_ brûlées par le bourreau;
les intrigues de l'austère duchesse de Navailles et d'Olympe de Mancini
contre les amours du roi; la cassette de Fouquet et la chute de ce
ministre; le personnage odieux de Letellier; toutes les manœuvres
contradictoires des courtisans et des dévots; la fausse mysticité du
père Lemoine; la rigidité affectée de quelques amis d'Arnauld; la
morale relâchée d'Escobar; les arrestations arbitraires commandées
par le roi; le personnage patelin et sensuel de cet abbé de Roquette,
«qui prêchait les sermons d'autrui;» les anecdotes de la cour et de
la ville; la disgrâce de la comtesse de Soissons; tout, jusqu'à la
retraite sévère des Singlin et des Arnauld; l'époque entière vient se
concentrer dans son œuvre. Il a même indiqué par le personnage de
l'huissier «Loyal,» cet oiseau de proie si rempli de douceur, cet autre
Patelin exerçant pieusement son triste office, l'existence d'une secte
entière vouée à la componction la plus mielleuse et à une douceur de
ton qui ne fait que s'accroître de l'inhumanité des actes. Les jésuites
se turent. Les jansénistes sentirent le coup, et ne pardonnèrent pas à
Molière.
Rabelais, Boccace, Pascal, Platon dans sa _République_, Scarron même
dans sa nouvelle des _Hypocrites_, lui fournirent des couleurs et des
détails. Il y a dans cette dernière nouvelle, imitée de l'espagnol,
un «Montufar,» dont le nom, par parenthèse, n'est pas sans analogie
avec «Tartuffe,» et qui échappe à la vengeance des lois par la même
pénitence humiliée, par la même abjection chrétienne qui réussit à
Tartuffe. Qui ne se souvenait alors des profondes hypocrisies du
cardinal de Richelieu? Comme Tartuffe, il avait osé parler d'amour à la
femme de son maître. Comme le héros de Molière, il s'était prosterné
aux pieds de l'ennemi dont il allait faire tomber la tête.
_Tartuffe_ est le point culminant du génie et de la doctrine de
Molière. Le genre humain, facilement dupe de l'apparence; l'engouement
si naturel à la race française, préparant au charlatanisme une conquête
facile; la formule religieuse, le masque de la piété, en simulant
le suprême idéal comme offrant un danger terrible, telle est l'idée
fondamentale développée avec génie par Molière. La victoire lui reste.
Il savait bien ce qu'il voulait.
Lisez cette admirable préface du _Tartuffe_, chef-d'œuvre d'un style
qui se rapproche de celui de Rousseau et de Pascal, et qui s'élève
pour la netteté de la discussion au niveau des plus belles pages de la
langue française. Non-seulement il y défend la comédie et le théâtre
en général, mais la nature humaine qu'il réhabilite. C'est l'unique
fragment de ce penseur et de ce poëte où nous puissions contempler à nu
pour ainsi dire sa doctrine philosophique, que nous ne discutons pas
ici:
«Rectifier et adoucir les passions au lieu de les retrancher.»


PRÉFACE DU TARTUFFE

Voici une comédie dont on a fait beaucoup de bruit, qui a été longtemps
persécutée[127]; et les gens qu'elle joue ont bien fait voir qu'ils
étoient plus puissans en France que tous ceux que j'ai joués jusques
ici. Les marquis, les précieuses, les cocus et les médecins, ont
souffert doucement qu'on les ait représentés, et ils ont fait semblant
de se divertir, avec tout le monde, des peintures que l'on a faites
d'eux; mais les hypocrites n'ont point entendu raillerie; ils se sont
effarouchés d'abord, et ont trouvé étrange que j'eusse la hardiesse
de jouer leurs grimaces, et de vouloir décrier un métier dont tant
d'honnêtes gens se mêlent. C'est un crime qu'ils ne sauroient me
pardonner; et ils se sont tous armés contre ma comédie avec une fureur
épouvantable. Ils n'ont eu garde de l'attaquer par le côté qui les a
blessés; ils sont trop politiques pour cela, et savent trop bien vivre
pour découvrir le fond de leur âme. Suivant leur louable coutume, ils
ont couvert leurs intérêts de la cause de Dieu; et le _Tartuffe_, dans
leur bouche, est une pièce qui offense la piété. Elle est, d'un bout à
l'autre, pleine d'abominations, et l'on n'y trouvera rien qui ne mérite
le feu. Toutes les syllabes en sont impies; les gestes mêmes y sont
criminels; et le moindre coup d'œil, le moindre branlement de tête,
le moindre pas à droite ou à gauche, y cachent des mystères qu'ils
trouvent moyen d'expliquer à mon désavantage.
[127] Cette préface a été mise par Molière en tête de la première
édition du _Tartuffe_, publiée en 1669, quelques mois après la
seconde représentation de cet ouvrage, et plus de deux ans après la
première.
J'ai eu beau la soumettre aux lumières de mes amis, et à la censure
de tout le monde: les corrections que j'y ai pu faire; le jugement du
roi et de la reine, qui l'ont vue; l'approbation des grands princes
et de messieurs les ministres, qui l'ont honorée publiquement de leur
présence; le témoignage des gens de bien, qui l'ont trouvée profitable,
tout cela n'a de rien servi. Ils n'en veulent point démordre; et, tous
les jours encore, ils font crier en public des zélés indiscrets, qui me
disent des injures pieusement, et me damnent par charité.
Je me soucierois fort peu de tout ce qu'ils peuvent dire, n'étoit
l'artifice qu'ils ont de me faire des ennemis que je respecte, et de
jeter dans leur parti de véritables gens de bien, dont ils préviennent
la bonne foi, et qui, par la chaleur qu'ils ont pour les intérêts du
ciel, sont faciles à recevoir les impressions qu'on veut leur donner.
Voilà ce qui m'oblige à me défendre. C'est aux vrais dévots que je veux
me justifier sur la conduite de ma comédie; et je les conjure de tout
mon cœur de ne point condamner les choses avant que de les voir, de se
défaire de toute prévention, et de ne point servir la passion de ceux
dont les grimaces les déshonorent.
Si l'on prend la peine d'examiner de bonne foi ma comédie, on verra
sans doute que mes intentions y sont partout innocentes, et qu'elle ne
tend nullement à jouer les choses que l'on doit révérer; que je l'ai
traitée avec toutes les précautions que me demandoit la délicatesse de
la matière; et que j'ai mis tout l'art et tous les soins qu'il m'a été
possible pour bien distinguer le personnage de l'hypocrite d'avec celui
du vrai dévot. J'ai employé pour cela deux actes entiers à préparer la
venue de mon scélérat. Il ne tient pas un seul moment l'auditeur en
balance; on le connoît d'abord aux marques que je lui donne; et, d'un
bout à l'autre, il ne dit pas un mot, il ne fait pas une action qui ne
peigne aux spectateurs le caractère d'un méchant homme, et ne fasse
éclater celui du véritable homme de bien que je lui oppose.
Je sais bien que pour réponse, ces messieurs tâchent d'insinuer que ce
n'est point au théâtre à parler de ces matières; mais je leur demande,
avec leur permission, sur quoi ils fondent cette belle maxime. C'est
une proposition qu'ils ne font que supposer, et qu'ils ne prouvent
en aucune façon; et, sans doute, il ne seroit pas difficile de leur
faire voir que la comédie, chez les anciens, a pris son origine de la
religion, et faisoit partie de leurs mystères; que les Espagnols, nos
voisins, ne célèbrent guère de fête où la comédie ne soit mêlée; et
que, même parmi nous, elle doit sa naissance aux soins d'une confrérie
à qui appartient encore aujourd'hui l'hôtel de Bourgogne; que c'est
un lieu qui fut donné pour y représenter les plus importans mystères
de notre foi; qu'on en voit encore des comédies imprimées en lettres
gothiques, sous le nom d'un docteur de Sorbonne; et, sans aller
chercher si loin, que l'on a joué, de notre temps, des pièces saintes
de M. Corneille[128], qui ont été l'admiration de toute la France.
[128] _Polyeucte_ et _Théodore_, vierge et martyre.
Si l'emploi de la comédie est de corriger les vices des hommes, je
ne vois pas par quelle raison il y en aura de privilégiés. Celui-ci
est, dans l'État, d'une conséquence bien plus dangereuse que tous les
autres; et nous avons vu que le théâtre a une grande vertu pour la
correction. Les plus beaux traits d'une sérieuse morale sont moins
puissans, le plus souvent, que ceux de la satire; et rien ne reprend
mieux la plupart des hommes que la peinture de leurs défauts. C'est une
grande atteinte aux vices, que de les exposer à la risée de tout le
monde. On souffre aisément des répréhensions; mais on ne souffre point
la raillerie. On veut bien être méchant; mais on ne veut point être
ridicule.
On me reproche d'avoir mis des termes de piété dans la bouche de
mon imposteur. Eh! pouvois-je m'en empêcher, pour bien représenter
le caractère d'un hypocrite? Il suffit, ce me semble, que je fasse
connoître les motifs criminels qui lui font dire les choses, et que
j'en aie retranché les termes consacrés, dont on auroit eu peine à lui
entendre faire un mauvais usage.--Mais il débite au quatrième acte une
morale pernicieuse.--Mais cette morale est-elle quelque chose dont
tout le monde n'eût les oreilles rebattues. Dit-elle rien de nouveau
dans ma comédie? Et peut-on craindre que des choses si généralement
détestées fassent quelque impression dans les esprits; que je les rende
dangereuses en les faisant monter sur le théâtre; qu'elles reçoivent
quelque autorité de la bouche d'un scélérat? Il n'y a nulle apparence
à cela; et l'on doit approuver la comédie du _Tartuffe_, ou condamner
généralement toutes les comédies.
C'est à quoi l'on s'attache furieusement depuis un temps; et jamais
on ne s'étoit si fort déchaîné contre le théâtre. Je ne puis pas nier
qu'il n'y ait eu des pères de l'Église qui ont condamné la comédie;
mais on ne peut pas me nier aussi qu'il n'y en ait eu quelques-uns qui
l'ont traitée un peu plus doucement. Ainsi l'autorité dont on prétend
appuyer la censure est détruite par ce partage; et toute la conséquence
qu'on peut tirer de cette diversité d'opinions en des esprits éclairés
des mêmes lumières, c'est qu'ils ont pris la comédie différemment,
et que les uns l'ont considérée dans sa pureté, lorsque les autres
l'ont regardée dans sa corruption, et confondue avec tous ces vilains
spectacles qu'on a eu raison de nommer des spectacles de turpitude.
Et, en effet, puisqu'on doit discourir des choses, et non pas des mots,
et que la plupart des contrariétés viennent de ne se pas entendre,
et d'envelopper dans un même mot des choses opposées, il ne faut
qu'ôter le voile de l'équivoque, et regarder ce qu'est la comédie
en soi, pour voir si elle est condamnable. On connoîtra sans doute
que, n'étant autre chose qu'un poëme ingénieux qui, par des leçons
agréables, reprend les défauts des hommes, on ne sauroit la censurer
sans injustice; et, si nous voulons ouïr là-dessus le témoignage de
l'antiquité, elle nous dira que ses plus célèbres philosophes ont
donné des louanges à la comédie, eux qui faisoient profession d'une
sagesse si austère, et qui crioient sans cesse après les vices de leur
siècle. Elle nous fera voir qu'Aristote a consacré des veilles au
théâtre, et s'est donné le soin de réduire en préceptes l'art de faire
des comédies. Elle nous apprendra que de ses plus grands hommes, et des
premiers en dignité, ont fait gloire d'en composer eux-mêmes; qu'il y
en a eu d'autres qui n'ont pas dédaigné de réciter en public celles
qu'ils avoient composées; que la Grèce a fait pour cet art éclater son
estime par les prix glorieux et par les superbes théâtres dont elle a
voulu l'honorer; et que, dans Rome enfin, ce même art a reçu aussi des
honneurs extraordinaires: je ne dis pas dans Rome débauchée, et sous la
licence des empereurs, mais dans Rome disciplinée, sous la sagesse des
consuls, et dans le temps de la vigueur de la vertu romaine.
J'avoue qu'il y a eu des temps où la comédie s'est corrompue. Et
qu'est-ce que dans le monde on ne corrompt point tous les jours? Il
n'y a chose si innocente où les hommes ne puissent porter du crime;
point d'art si salutaire dont ils ne soient capables de renverser les
intentions; rien de si bon en soi qu'ils ne puissent tourner à de
mauvais usages. La médecine est un art profitable, et chacun la révère
comme une des plus excellentes choses que nous ayons; et cependant il
y a eu des temps où elle s'est rendue odieuse, et souvent on en a fait
un art d'empoisonner les hommes. La philosophie est un présent du ciel:
elle nous a été donnée pour porter nos esprits à la connoissance d'un
Dieu, par la contemplation des merveilles de la nature; et pourtant on
n'ignore pas que souvent on l'a détournée de son emploi, et qu'on l'a
occupée publiquement à soutenir l'impiété. Les choses mêmes les plus
saintes ne sont point à couvert de la corruption des hommes; et nous
voyons des scélérats qui tous les jours abusent de la piété, et la
font servir méchamment aux crimes les plus grands. Mais on ne laisse
pas pour cela de faire les distinctions qu'il est besoin de faire:
on n'enveloppe point dans une fausse conséquence la bonté des choses
que l'on corrompt avec la malice des corrupteurs: on sépare toujours
le mauvais usage d'avec l'intention de l'art; et, comme on ne s'avise
point de défendre la médecine pour avoir été bannie de Rome, ni la
philosophie pour avoir été condamnée publiquement dans Athènes, on ne
doit point aussi vouloir interdire la comédie pour avoir été censurée
en de certains temps. Cette censure a eu ses raisons, qui ne subsistent
point ici. Elle s'est renfermée dans ce qu'elle a pu voir; et nous ne
devons point la tirer des bornes qu'elle s'est données, l'étendre plus
loin qu'il ne faut, et lui faire embrasser l'innocent avec le coupable.
La comédie qu'elle a eu dessein d'attaquer n'est point du tout la
comédie que nous voulons défendre. Il se faut bien garder de confondre
celle-là avec celle-ci. Ce sont deux personnes de qui les mœurs sont
tout à fait opposées. Elles n'ont aucun rapport l'une avec l'autre que
la ressemblance du nom; et ce seroit une injustice épouvantable que
de vouloir condamner Olympe, qui est femme de bien, parce qu'il y a
une Olympe qui a été une débauchée. De semblables arrêts, sans doute,
feroient un grand désordre dans le monde. Il n'y auroit rien par là
qui ne fût condamné; et, puisque l'on ne garde point cette rigueur à
tant de choses dont on abuse tous les jours, on doit bien faire la même
grâce à la comédie, et approuver les pièces de théâtre où l'on verra
régner l'instruction de l'honnêteté.
Je sais qu'il y a des esprits dont la délicatesse ne peut souffrir
aucune comédie; qui disent que les plus honnêtes sont les plus
dangereuses; que les passions que l'on y dépeint sont d'autant plus
touchantes qu'elles sont pleines de vertu, et que les âmes sont
attendries par ces sortes de représentations. Je ne vois pas quel grand
crime c'est que de s'attendrir à la vue d'une passion honnête; et c'est
un haut étage de vertu que cette pleine insensibilité où ils veulent
faire monter notre âme. Je doute qu'une si grande perfection soit dans
les forces de la nature humaine; et je ne sais s'il n'est pas mieux
de travailler à rectifier et adoucir les passions des hommes que de
vouloir les retrancher entièrement. J'avoue qu'il y a des lieux qu'il
vaut mieux fréquenter que le théâtre; et, si l'on veut blâmer toutes
les choses qui ne regardent pas directement Dieu et notre salut, il
est certain que la comédie en doit être, et je ne trouve point mauvais
qu'elle soit condamnée avec le reste; mais, supposé, comme il est
vrai, que les exercices de la piété souffrent des intervalles, et que
les hommes aient besoin de divertissement, je soutiens qu'on ne leur
en peut trouver un qui soit plus innocent que la comédie. Je me suis
étendu trop loin. Finissons par un mot d'un grand prince[129] sur la
comédie du _Tartuffe_.
[129] Le grand Condé.
Huit jours après qu'elle eut été défendue, on représenta devant la cour
une pièce intitulée _Scaramouche ermite_; et le roi, en sortant, dit au
grand prince que je veux dire: «Je voudrois bien savoir pourquoi les
gens qui se scandalisent si fort de la comédie de Molière ne disent
mot de celle de _Scaramouche_;» à quoi le prince répondit: «La raison
de cela, c'est que la comédie de _Scaramouche_ joue le ciel et la
religion, dont ces messieurs-là ne se soucient point; mais celle de
Molière les joue eux-mêmes; c'est ce qu'ils ne peuvent souffrir.»


PREMIER PLACET
PRÉSENTÉ AU ROI
Sur la comédie du _Tartuffe_, qui n'avoit pas encore été représentée
en public.
SIRE,
Le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les
divertissant, j'ai cru que, dans l'emploi où je me trouve[130],
je n'avois rien de mieux à faire que d'attaquer par des peintures
ridicules les vices de mon siècle; et, comme l'hypocrisie, sans doute,
en est un des plus en usage, des plus incommodes et des plus dangereux,
j'avois eu, SIRE, la pensée que je ne rendrois pas un petit service
à tous les honnêtes gens de votre royaume, si je faisois une comédie
qui décriât les hypocrites, et mît en vue, comme il faut, toutes
les grimaces étudiées de ces gens de bien à outrance, toutes les
friponneries couvertes de ces faux monnoyeurs en dévotion, qui veulent
attraper les hommes avec un zèle contrefait et une charité sophistique.
[130] Cet emploi est celui de chef de la troupe du roi.
Je l'ai faite, SIRE, cette comédie, avec tout le soin, comme je crois,
et toutes les circonspections que pouvoit demander la délicatesse de la
matière; et, pour mieux conserver l'estime et le respect qu'on doit aux
vrais dévots, j'en ai distingué le plus que j'ai pu le caractère que
j'avois à toucher. Je n'ai point laissé d'équivoque, j'ai ôté ce qui
pouvoit confondre le bien avec le mal, et ne me suis servi, dans cette
peinture, que des couleurs expresses et des traits essentiels qui font
reconnoître d'abord un véritable et franc hypocrite.
Cependant toutes mes précautions ont été inutiles. On a profité, SIRE,
de la délicatesse de votre âme sur les matières de religion, et l'on
a su vous prendre par l'endroit seul que vous êtes prenable, je veux
dire par le respect des choses saintes. Les tartuffes, sous main, ont
eu l'adresse de trouver grâce auprès de VOTRE MAJESTÉ; et les originaux
enfin ont fait supprimer la copie, quelque innocente qu'elle fût, et
quelque ressemblante qu'on la trouvât.
Bien que ce m'eût été un coup sensible que la suppression de cet
ouvrage, mon malheur pourtant étoit adouci par la manière dont VOTRE
MAJESTÉ s'étoit expliquée sur ce sujet; et j'ai cru, SIRE, qu'elle
m'ôtoit tout lieu de me plaindre, ayant eu la bonté de déclarer qu'elle
ne trouvoit rien à dire dans cette comédie, qu'elle me défendoit de
produire en public.
Mais, malgré cette glorieuse déclaration du plus grand roi du monde
et du plus éclairé, malgré l'approbation encore de monsieur le
légat, et de la plus grande partie de nos prélats, qui tous, dans
les lectures particulières que je leur ai faites de mon ouvrage, se
sont trouvés d'accord avec les sentiments de VOTRE MAJESTÉ; malgré
tout cela, dis-je, on voit un livre composé par le curé de..., qui
donne hautement un démenti à tous ces augustes témoignages. VOTRE
MAJESTÉ a beau dire, et monsieur le légat et messieurs les prélats
ont beau donner leur jugement, ma comédie, sans l'avoir vue[131],
est diabolique, et diabolique mon cerveau; je suis un démon vêtu de
chair et habillé en homme, un libertin, un impie digne d'un supplice
exemplaire. Ce n'est pas assez que le feu expie en public mon offense,
j'en serois quitte à trop bon marché; le zèle charitable de ce galant
homme de bien n'a garde de demeurer là; il ne veut point que j'aie de
miséricorde auprès de Dieu, il veut absolument que je sois damné; c'est
une affaire résolue.
[131] Pour: sans qu'elle ait été vue. Faute de français.
Ce livre, SIRE, a été présenté à VOTRE MAJESTÉ: et, sans doute, elle
juge bien elle-même combien il m'est fâcheux de me voir exposé tous
les jours aux insultes de ces messieurs; quel tort me feront dans le
monde de telles calomnies, s'il faut qu'elles soient tolérées; et quel
intérêt j'ai enfin à me purger de son imposture, et à faire voir au
public que ma comédie n'est rien moins que ce qu'on veut qu'elle soit.
Je ne dirai point, SIRE, ce que j'aurois à demander pour ma réputation,
et pour justifier à tout le monde l'innocence de mon ouvrage: les
rois éclairés comme vous n'ont pas besoin qu'on leur marque ce qu'on
souhaite; ils voient, comme Dieu, ce qu'il nous faut, et savent mieux
que nous ce qu'ils nous doivent accorder. Il me suffit de mettre mes
intérêts entre les mains de VOTRE MAJESTÉ; et j'attends d'elle, avec
respect, tout ce qu'il lui plaira d'ordonner là-dessus.


SECOND PLACET
PRÉSENTÉ AU ROI

Dans son camp devant la ville de Lille en Flandre, par les sieurs
LA THORILLIÈRE et LA GRANGE, comédiens de SA MAJESTÉ, et compagnons
du sieur MOLIÈRE sur la défense qui fut faite, le 6 août 1667, de
représenter le _Tartuffe_ jusques à nouvel ordre de SA MAJESTÉ.
SIRE,
C'est une chose bien téméraire à moi que de venir importuner un grand
monarque au milieu de ses glorieuses conquêtes; mais, dans l'état où
je me vois, où trouver, SIRE, une protection qu'au lieu où je la viens
chercher; et qui puis-je solliciter contre l'autorité de la puissance
qui m'accable, que la source de la puissance et de l'autorité, que le
juste dispensateur des ordres absolus, que le souverain juge et le
maître de toutes choses?
Ma comédie, SIRE, n'a pu jouir ici des bontés de VOTRE MAJESTÉ. En
vain je l'ai produite sous le titre de l'_Imposteur_, et déguisé le
personnage sous l'ajustement d'un homme du monde; j'ai eu beau lui
donner un petit chapeau, de grands cheveux, un grand collet, une épée,
et des dentelles sur tout l'habit, mettre en plusieurs endroits des
adoucissements, et retrancher avec soin tout ce que j'ai jugé capable
de fournir l'ombre d'un prétexte aux célèbres originaux du portrait
que je voulois faire, tout cela n'a de rien servi. La cabale s'est
réveillée aux simples conjectures qu'ils ont pu avoir de la chose.
Ils ont trouvé moyen de surprendre des esprits qui, dans toute autre
matière, font une haute profession de ne se point laisser surprendre.
Ma comédie n'a pas plutôt paru, qu'elle s'est vue foudroyée par le coup
d'un pouvoir qui doit imposer du respect; et tout ce que j'ai pu faire
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